Good-Bye to All That 1

La défaite de l’Union européenne à Turnberry cet été marque le nadir de son rôle et de sa puissance dans les relations économiques internationales. Dans l’un des rares domaines où ils pouvaient parler d’une seule et forte voix, les vingt-sept États membres ont préféré insister pour que la Commission cède en leur nom, acceptant de surcroît de violer le droit international, c’est-à-dire les règles de l’OMC.

L’Union a ainsi accepté de se laisser imposer des droits de douane élevés pour ses exportations vers les États-Unis, tout en ouvrant complètement son propre marché aux produits industriels américains ; elle s’est de surcroît engagée sur la législation interne européenne, pour prendre en compte les intérêts américains dans l’application de ses règlements.

Il n’est en rien certain que l’Union atteindra avec cet arrangement son but déclaré ex post facto — celui d’amarrer les États-Unis à l’Europe et à la défense de l’Ukraine. Rien dans cet accord n’engage les États-Unis en ce sens et même si c’était le cas, ce ne serait qu’encore un « chiffon de papier » à déchirer par le président Trump lorsque cela lui plaira.

L’accord ne pourra qu’empirer l’impuissance de l’Europe sur les plans politique et militaire — si tant est qu’il soit possible pour la situation d’empirer.

Plus généralement, la seconde présidence de Donald Trump ne fait que renforcer une évolution de long cours : la multiplication des violations impunies du droit international et un retour à la loi de la jungle. Rien ne sera plus comme avant, mais il est inutile de le regretter : il faudra y réagir.

L’Union sort de Turnberry humiliée et affaiblie. Avec cet accord commercial, la Commission européenne est devenue, comme à l’accoutumée, le bouc émissaire des faiblesses des vingt-sept gouvernements nationaux qui, pour la majorité, l’ont poussée et contrainte à céder rapidement, dans le vain espoir de retourner à une situation prévisible et stable. 

En cela, les États membres ont agi comme un homme qui préférerait se suicider plutôt que de risquer d’attraper une maladie. 

Pour remonter la pente, l’Union doit apprendre à confronter les nationalismes des grands pays de ce monde et leurs méthodes peu scrupuleuses — y compris celles de notre ancien « allié » outre-Atlantique.

Nous devons revoir notre « logiciel » multilatéraliste, quasi pacifiste et internationaliste ; nous devons reconnaître que nous ne sommes pas le nombril du monde, que nos « valeurs » ne sont pas nécessairement partagées par les autres ; tout cela sans nous renier.

Dans un monde désormais dominé par de grandes puissances nationalistes, États-Unis, Russie, Chine ou Inde, l’Union aura le choix : se rassembler ou périr.

Mogens Peter Carl

Faut-il continuer sur la pente glissante empruntée à Turnberry ou la remonter ? Voici la question principale. 

Nombreux seront ceux qui ne se poseront guère ces questions et qui accepteront, pour leur confort matériel ou autre, que l’Union européenne et ses États membres deviennent — ou demeurent, selon le point de vue — inféodés aux États-Unis.

Cet article s’adresse plutôt aux autres, à ceux qui peuvent encore agir pour arrêter cette dérive 2

Vers 1930, à un moment où l’Europe se dirigeait vers le désastre de la Seconde Guerre mondiale, Antonio Gramsci écrivait d’une prison de l’Italie fasciste : « Le vieux monde se meurt. Le nouveau tarde à apparaître. Et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »

Ce constat va comme un gant au monde de 2025, même si l’on ne qualifierait pas le président Trump de « monstre ».

Le but du présent texte est de décrire ce monde « qui se meurt », les raisons de son mal et, dans une moindre mesure, les directions qu’il peut emprunter.

Face aux explications trop psychologiques, voyant dans la personnalité du président américain les raisons du naufrage, un détour historique est nécessaire : les raisons de l’échec de Turnberry ne tiennent ni à un caprice américain, ni à une faiblesse de long cours de l’Europe.

En plusieurs décennies de construction, celle-ci a su faire face, à de nombreuses reprises, aux pressions américaines — l’échec de l’été 2025 révèle bien plutôt un essoufflement progressif de la force de frappe « fédéraliste » européenne. De même, le rejet par les États-Unis du droit commercial international est le dernier jalon d’une querelle de trente ans avec l’OMC, remontant au-delà des mandats de Trump et de Biden.

Nous essaierons de décrire où nous en sommes, les conséquences de la situation et d’anticiper ce qui pourrait arriver dans un contexte devenu en grande partie imprévisible : aujourd’hui une partie importante des règles du commerce international, règles écrites ou simplement de bonne conduite, ont été bafouées impunément par les États-Unis — en partie avec la complicité de l’Union. 

La victoire du non-droit commercial

L’interdépendance économique mondiale a atteint des niveaux jamais connus, en grande partie grâce à des règles clairement formulées par l’Organisation mondiale du commerce et grâce à la réduction progressive des obstacles au commerce. 

Parmi ces obstacles, les plus visibles sont les « droits de douane », une taxe appliquée à la frontière aux produits importés. Après avoir atteint des niveaux très élevés dans les années 1930, qui ont perduré jusqu’à 1960, ces « droits » ont été réduits au fil des années à des niveaux presque symboliques par les pays « développés » dans le secteur industriel, allant le plus souvent de zéro (par exemple dans l’aéronautique, les médicaments et l’informatique) à une moyenne dans les autres secteurs industriels de 2 % à 4 % suivant les pays 3.

La réduction progressive de ces droits a été pour beaucoup dans l’essor de la mondialisation.

L’introduction récente par les États-Unis de droits de douane très élevés sur presque tous les produits, allant de 10 % à 50 % suivant les pays, aura donc un impact économique important, risquant de créer une réaction en chaîne et une récession mondiale — comme cela fut le cas après le brusque relèvement de ces droits par un autre président américain en 1930.

Ce qui pourrait nous éviter une telle situation est le déclin économique (relatif) des États-Unis ; ceux-ci ne représentent plus que 13 % du commerce mondial. Surtout, nous pourrions compter sur le fait que d’autres pays, contrairement à ce qui s’est passé après 1930, n’ont pas encore relevé leurs droits sur les importations des États-Unis, ni sur les échanges commerciaux entre eux.

C’est ce dernier point qui est le plus important, plus encore que ce qui touche aux États-Unis : aujourd’hui, 87 % des échanges mondiaux échappent jusqu‘à nouvel ordre à l’impact direct des mesures américaines. 

Comment les règles de l’OMC sont devenues caduques

Avec Turnberry, les règles fondamentales de l’OMC ont maintenant été violées avec la connivence tacite des deux principaux membres de l’organisation.

Ces règles, sur lesquelles repose le système qui régit les échanges internationaux, prévoient en premier lieu que les droits de douane soient d’abord négociés, ensuite formellement fixés (« consolidés ») d’une façon quasi irrévocable par et entre les pays membres. Les résultats de la dernière grande négociation sur les droits de douane ont ainsi été entérinés en 1994 lors de la création de l’OMC ; toute modification est sujette à des règles de compensation très contraignantes.

Une autre règle de base est celle de la « nation la plus favorisée » : elle signifie que si le pays X accorde un traitement favorable au pays Y (par exemple en abaissant ses droits de douane), le pays X devra donner le même traitement à tous les autres membres de l’OMC. C’est là un système à maints égards assez ingénieux, donnant de la protection aux plus faibles contre les plus forts, et assurant à tous de pouvoir exporter leurs marchandises à des conditions prévisibles.

Les États membres de l’Union européenne ont créé une « union douanière », abolissant tout droit de douane ou autre obstacle au commerce entre eux, et mettant en place des droits de douane communs à la frontière extérieure de l’Union ; ce privilège est maintenant unilatéralement étendu aux États-Unis, sauf pour l’agriculture. 

Toute violation de ces règles — et de beaucoup d’autres qui font partie des nombreux accords adoptés sous l’égide de l’OMC — est sujette à être « jugée » par des procédures quasi judiciaires dites de « règlement des différends » adoptées par l’OMC en 1994, en grande partie sous l’impulsion des États-Unis 4

La mise au placard des règles contraignantes de l’OMC lors des mandats Trump I et II n’est que la manifestation très visible du déclin du multilatéralisme.

Mogens Peter Carl

Ce système « quasi judiciaire » repose pour sa mise en œuvre sur deux niveaux de « tribunaux ». Le premier niveau (un « panel »), correspondant à un tribunal de première instance, permet à un pays de porter plainte devant cet organe, alléguant une violation de ses droits par un autre membre. La décision du panel peut alors faire l’objet d’un appel à effet suspensif devant le tribunal de l’OMC (dans le jargon, « l’Organe d’appel ») qui a le dernier mot. Celui-ci peut ordonner au pays perdant de se mettre en conformité avec les obligations de l’OMC. Si ce pays refuse de le faire, le plaignant a le droit de demander et d’obtenir des droits de rétorsion commerciales ou d’autres compensations économiques. 

Le blocage américain

Ce système est bloqué depuis 2019 par le refus du président Trump, confirmé plus tard par le président Biden, de nommer un juge — américain — au tribunal suprême de l’OMC, « l’Organe d’appel », nomination qui demande l’unanimité des membres de l’OMC. Cette situation bloque ainsi son fonctionnement, sans recours possible.

En effet, si le nombre de « juges » n’est pas au complet, l’organe suprême ne peut pas fonctionner et « juger » si un pays viole ses obligations.

En d’autres termes, les obligations souscrites par les membres de l’OMC existent sur le papier mais elles sont devenues déclaratoires, sans moyen d’application contrainte : leur respect repose sur la confiance en la parole donnée, un engagement formel donné par les membres de l’Organisation. 

En vérité, la capitulation de l’Union européenne à Turnberry ne constitue pas une violation du droit de l’OMC par les États-Unis, ce qui est ironique : l’imposition d’un droit de douane de 15 % aux exportations européennes vers les États-Unis a été « librement » consentie par l’Union. « L’accord » entre les deux parties n’a finalement de valeur contraignante que pour l’Union européenne, et non les États-Unis — car l’Union européenne promet implicitement de ne pas porter plainte devant l’OMC, tandis que les États-Unis ne s’engagent à rien, sauf à ne pas augmenter leurs droits au-delà de 15 % pour l’instant. Dans une novlangue digne de La Ferme des animaux d’Orwell, ce montage est décrit comme un accord sur des « tarifs réciproques ». 

La même situation est observée dans les autres cas où le président Trump a obtenu le consentement d’un pays à accepter un relèvement des droits par les États-Unis. Or dès que les États-Unis accordent un traitement plus favorable à un pays, par exemple à l’Union plutôt qu’à l’Inde, (15 % de droits de douane contre 50 % pour les exportations indiennes), il y a violation du principe de base du traitement de la nation la plus favorisée 5.

Ironiquement, dans les cas de l’Union et du Vietnam qui ont accepté à la fois le relèvement des droits à l’entrée de leurs produits aux États-Unis et l’abaissement à zéro de leurs propres droits sur les produits américains importés, il n’y pas de violation des règles de l’OMC par les États-Unis mais par l’Union et le Vietnam, qui accordent un avantage aux États-Unis sans l’étendre aux autres membres de l’OMC — au titre du principe fondamental de la « nation la plus favorisée » évoqué plus haut). C’est donc l’Union et le Vietnam qui sont fautifs !

Il sera intéressant de voir comment l’Union, traditionnellement très soucieuse du respect du droit international, entend défendre cette violation élémentaire des règles de l’OMC 6. Cependant, il importe de souligner une conséquence essentielle de tout cela : sans ces règles, qui ont permis une expansion sans précédent des échanges internationaux, la loi de la jungle prévaudrait ; maintenant qu’elles sont contournées, nous sommes de retour dans cette jungle — sans boussole pour nous guider.

Quoi qu’il en soit, pour l’instant, aucun membre ne se plaint ou n’ose se plaindre à l’OMC, sauf peut-être l’Inde ou le Brésil sans qu’il y ait pour eux un espoir de voir leur plainte aboutir. Pour reprendre l’exemple d’un système judiciaire national, tout se passe comme si plusieurs personnes avaient fait l’objet d’une agression à main armée et que ces personnes renonçaient à porter plainte par peur des conséquences. Les principes du Parrain de Mario Puzo et Francis Ford Coppola ont remplacé les quelques centaines de pages des accords OMC : les États-Unis peuvent dire sans crainte : « I’ll make you an offer you cannot refuse ». 

Turnberry : un précédent pour le non-droit commercial

L’exemple donné par le gouvernement américain peut être imité par n’importe quel autre pays, sans qu’aucune sanction ne puisse être légalement adoptée et appliquée par l’OMC ; ne demeure que la parole ou plutôt la signature formelle donnée par tous les pays membres de l’OMC. 

Cette signature vaut-elle encore le papier sur lequel elle a été apposée ? Il n’est guère besoin d’insister sur les conséquences, imprévisibles dans tous les domaines, de ce mépris pour un traité international librement négocié et signé — comme s’il était un « Fetzen Papier » 7, expression de mauvaise mémoire utilisée par les agresseurs pour renier leurs engagements solennels, d’abord lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale, ensuite lors de la Seconde.

Ceci est l’une des raisons pour lesquelles la capitulation de l’Union européenne devant les pressions du président Trump, alors qu’elle n’offre qu’à grand-peine une résistance symbolique, confirme le mot de Gramsci que « le vieux monde se meurt ». En effet, cette même Union européenne a été l’un des deux moteurs indispensables avec les États-Unis, pour le fonctionnement des règles de commerce international. 

Si nous ne savons pas dire « non » au président Trump, représentant après tout un pays démocratique, comment avoir le courage de dire « non » à Xi Jinping ou Vladimir Poutine ? 

Mogens Peter Carl

Un grand vide se crée 8. Le mépris pour la parole donnée, l’abandon des règles de conduite écrites et non écrites depuis des lustres nous mène à une grande incertitude sur ce qui adviendra des relations économiques internationales.

Puisque les accords et principes ne sont que des « chiffons de papier », où s’arrêtera-t-on ? Beaucoup dépendra des réactions des pays autres que les États-Unis, sachant que, comme nous l’avons dit, ce pays ne représente plus que 13 % du commerce mondial : se laisseront-ils tenter de suivre l’exemple donné par le président Trump ?

Les causes du naufrage de l’OMC 

Il est utile d’essayer de comprendre pourquoi on en est arrivé à ce point. 

Il serait erroné d’attribuer la responsabilité de la situation au seul président Trump — et accessoirement au président Biden —, même si c’est lui qui a donné le coup de grâce : Trump ou Biden sont le symptôme ou l’aboutissement des tensions accumulées depuis trente ans, soit depuis la création de l’OMC. Loin de personnaliser l’explication de l’accord comme le font certains, c’est en inscrivant la séquence dans le temps long que l’on peut la rendre intelligible.

La raison principale du naufrage tient sans doute à ce que les États-Unis ont été « condamnés » nettement plus souvent à l’OMC que d’autres pays, ce qui passe mal dans un pays allergique à toute contrainte extérieure. 

Pour faire court, les règles adoptées à l’OMC par presque tous les pays du monde en 1994 — sauf la Russie et la Chine qui n’étaient pas encore membres — ont été appliquées ; c’est la marche naturelle des choses, que l’on pourrait prévoir. Or cette mise en œuvre par des centaines de décisions des « tribunaux » de l’OMC n’a pas été du goût de tout le monde, en premier lieu de celui des États-Unis — et parfois de l’Union européenne.

Dans le domaine des décisions de l’OMC concernant l’action contre le dumping et les subventions — deux motifs de reproches contre la Chine — les États-Unis et l’Union ont ainsi connu de nombreux revers. Certains ont critiqué des décisions en jugeant qu’elles allaient au-delà de la lettre des obligations souscrites à l’OMC, appliquant à des situations concrètes des concepts juridiques parfois peu clairs, basés de surcroît sur une jurisprudence dépassant progressivement les règles primitivement adoptées 9.

Le déséquilibre chinois

Comme tout autre équilibre, celui-ci a été temporaire ; il fut rompu sous le poids d’une multiplicité de facteurs, en particulier l’accession de la Chine à l’OMC en 2001 10. À l’époque, celle-ci a surtout été vue comme un moyen d’ouvrir le marché chinois à nos exportations et, accessoirement, à encourager Pékin sur la voie de la démocratisation. 

En l’espace d’une vingtaine d’années, la Chine est devenue la plus grande puissance industrielle du monde, profitant de l’ouverture des marchés des autres pays et rendant son industrie très compétitive ; elle fut aidée au départ par une main-d’œuvre abondante et bon marché, bien que cela dura assez peu. Dès le début de cette ascension, et encore aujourd’hui, elle bénéficie de son système de capitalisme, privé ou d’État, planifié par le gouvernement et soutenu par des subventions publiques.

Cette trajectoire de la Chine a contribué à la désindustrialisation relative des États-Unis et de l’Union. Ce processus s’est poursuivi après l’augmentation spectaculaire des salaires des employés en Chine et le transfert de la production des produits plus basiques vers l’Indonésie, le Vietnam, etc. 

Le problème principal posé par la Chine ne touche plus aujourd’hui au niveau des produits bon marché, mais bien à l’intervention de son gouvernement, profondément nationaliste, dans tous les domaines porteurs d’une économie avancée. Curieusement, les menaces tous azimuts du président Trump ne s’appliquent à la Chine que de façon beaucoup plus limitée, sans doute en raison de la grande puissance de ce pays unitaire, nationaliste et à régime autoritaire. Une brute ne s’attaque que rarement à plus fort qu’elle… 

Le ressentiment américain contre l’OMC

On touche ainsi aux raisons de l’hostilité américaine à l’égard de l’OMC : les règles de cette organisation n’ont pas été faites pour encadrer le nouveau contexte créé par l’ascension chinoise.

Lorsqu’elles ont été adoptées en 1994, le commerce et les investissements internationaux étaient surtout le fait de trois grands pôles « à économie de marché », les États-Unis, l’Union européenne et le Japon, auxquels se sont joints un grand nombre de pays dits « en voie de développement » ; certes, ces derniers étaient moins prospères, mais tous avaient des régimes économiques compatibles avec l’ordre « libéral ». Les règles de l’OMC ont donc été conçues pour régler les échanges économiques entre des pays où l’État intervient peu, subventionne peu et ne fixe ni n’applique des objectifs secteur par secteur. 

Les critiques américaines de l’OMC sont ainsi devenues de plus en plus fortes ; elles concentraient un mélange de frustration devant le nombre important de cas « perdus » à l’OMC et, de façon plus générale, devant la réussite spectaculaire de la Chine menaçant la suprématie américaine, même dans les secteurs les plus avancés. Quel que soit le poids respectif de ces facteurs, ils ont culminé avec le blocage par le président Trump I du « tribunal » de l’OMC évoqué plus haut.

L’identité de l’Union est à l’opposé du mode de fonctionnement de ce nouveau monde nationaliste aux actions décomplexées.

Mogens Peter Carl

L’Union européenne, elle, est restée attachée à l’OMC en tant que seul système régissant le commerce international, en partie à cause de la dépendance de certains de ses États membres exportant vers la Chine, notamment l’Allemagne ; la Chine, enfin, n’avait bien entendu aucun intérêt à changer un système qui lui convenait, dont elle tirait tous les bénéfices tout en gardant la main sur l’accès à son marché des marchandises et investissements étrangers.

Quelques tentatives de réforme ont été entreprises, toutes sans lendemain. Pour être juste, ni les États-Unis, ni l’Union n’ont présenté de propositions de réforme claires ou utiles — dans le cas américain probablement en raison de leur désaffection pour le système multilatéral. À quoi bon réformer un système auquel on ne croit plus ou que l’on voudrait même couler ? 

Ce blocage de l’OMC depuis 2019 nous a conduits à la situation actuelle 11.

Le déclassement relatif ressenti par beaucoup d’Américains — d’eux-mêmes et de leur pays — forme en partie la base du mouvement MAGA. Dans ce contexte dominé par le populisme, le déséquilibre quasi permanent de la balance commerciale américaine a été présenté comme le résultat de mesures prises par les autres pays contre les exportations américaines. Il est vrai que ce déficit a été exacerbé dans certains contextes bilatéraux par des obstacles aux exportations américaines — ainsi la Chine — mais ce n’est pas une explication convaincante d’application générale. En effet, il est clair que ce déficit est causé en grande partie par une consommation plus grande que la production locale et un déficit de l’épargne ; il s’agit d’un problème structurel 12.

Ce à quoi on assiste depuis huit mois peut donc être vu comme une réaction fulgurante à une évolution du monde défavorable à la puissance américaine.

Elle est encore plus défavorable à l’Union européenne, mais celle-ci assiste aux événements sans agir.

Cette réaction « fulgurante » est aussi causée par le « populisme « des leaders américains qui, comme d’autres populistes, préfèrent trouver les causes des problèmes ailleurs qu’en leur pays. Comme beaucoup d’autres aspects de notre culture populaire, nous sommes en train d’importer chez nous ce trait américain, ultime ajout à la culture politique « occidentale ». 

Perspectives pour l’ordre économique international 

Le président Trump a donc tout fait pour casser l’OMC.

Il serait illusoire et naïf de croire que son successeur, voire ses successeurs — Républicains ou Démocrates — reviennent là-dessus : « l’économie réelle » et la politique intérieure s’y opposent, d’autant plus qu’un grand nombre de pays se sont soumis aux exigences américaines et qu’aucune initiative n’a encore été prise pour sauver les meubles de l’OMC.

Comme on l’a vu, les États-Unis ne représentent pourtant plus qu’un peu plus d’un dixième du commerce mondial : c’est assez pour semer le doute et le désordre, mais pas assez pour casser définitivement le système, à moins que les pays représentant les 87 % restant prennent eux aussi l’initiative de violer les règles.

On se trouve ainsi dans une situation de grande incertitude : les autres pays membres de l’OMC continueront-ils à respecter leurs engagements, ou suivront-ils l’exemple américain — maintenant que l’Union accepterait de réduire à zéro ses droits de douane sur les produits industriels américains sans étendre cet énorme avantage aux autres membres de l’OMC, comme le prévoit l’un des principes fondamentaux de cette organisation ?

La nature humaine étant ce qu’elle est, il serait surprenant que l’un ou l’autre de ces pays ne soit tenté de s’affranchir des règles. Or le pire n’est jamais sûr, et la plupart de nos partenaires commerciaux seront plus ou moins conscients des bienfaits du système de règles de l’OMC. On se trouvera donc pendant un certain temps dans une situation incertaine, qui peut basculer dans un sens ou dans l’autre.

Afin que la balance penche dans le « bon sens », il faudra pourtant que quelqu’un en prenne l’initiative. 

En attendant que l’Union se réveille pour jouer ce rôle, on a l’impression que celle-ci est devenue « constitutionnellement » ou « psychologiquement » incapable de défendre ses intérêts. La violation des règles de base de l’OMC pour plaire aux États-Unis lui enlève la crédibilité qu’elle a mis des années à accumuler en tant que défenseur et moteur du droit international. 

On peut trouver un parallèle de la situation présente dans le refus en 1920 du Sénat américain de ratifier l’acte créant la Société des Nations — dont d’ailleurs ni l’Allemagne ni l’Union soviétique ne firent partie au départ. Par ce refus, le « multilatéralisme » de la SDN fut tout sauf multilatéral ; la guerre en sortit plus tard, encouragée aussi par l’isolationnisme américain.

L’Histoire se répète : de nouveau, les Européens critiquent les États-Unis pour leur isolationnisme (sauf le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte qui salue le retour du « gendarme du monde »). Les Européens semblent curieusement ignorer que leur propre retrait du monde risque d’avoir d’autres effets aussi graves ; pour reprendre la citation de Gramsci, c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres.

Pour le dire d’une manière différente : le fait d’avoir un cadre international, un traité admirable sur le papier, ne sert à rien s’il est rendu inopérant dans la réalité par la non-participation de pays importants. Ceci, bien entendu, ne suggère pas qu’une troisième guerre mondiale serait déclenchée par l’affaiblissement de l’OMC, comme cela le fut dans le cas de la Société des Nations par la non-participation des États-Unis, la sortie de l’Allemagne nazie et du Japon en 1933 et l’exclusion de l’URSS en 1939.

Les effets perturbateurs des événements récents, en faveur des plus forts et des moins scrupuleux, ne pourront que provoquer de nouveaux conflits, économiques ou autres. 

Le début de la fin de l’intégration européenne  ?

Les événements de ces dernières semaines démontrent que l’Union européenne est devenue ce que Metternich disait de l’Italie : une notion géographique et non politique. Après le sommet de l’OTAN et l’acceptation du diktat du président Trump sur le commerce, on ne peut qu’invoquer les mânes de Churchill, apostrophant Chamberlain au lendemain de Munich en 1938 : « Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre. » Dans le cas présent, c’est une guerre commerciale qu’il faut craindre.

Les principes du Parrain ont remplacé les quelques centaines de pages des accords OMC : les États-Unis peuvent dire sans crainte : « I’ll make you an offer you cannot refuse ». 

Mogens Peter Carl

Il serait absurde de comparer le président Trump, isolationniste, avec Hitler — ou les dirigeants européens actuels avec Chamberlain et Daladier, qui ont abandonné la Tchécoslovaquie à son funeste destin. Le parallèle ne concerne pas le contenu de la négociation, qui est très différent de celui de 1938 — ce n’est plus le sort d’un pays qui se joue, mais des droits de douane, d’une importance réelle mais bien moindre ; le rapprochement concerne plutôt la forme de l’échange : faut-il céder au chantage ou résister ?

Si vous êtes face à une brute ou un mafioso imprévisible, vous avez le choix : refuser de céder et vous armer — avec de réelles armes, ou en ne prenant le mot que métaphoriquement — ou accepter ses futurs chantages et ceux d’autres mafiosi.

Hitler a tiré ses conclusions à Munich devant la capitulation de deux grands pays dont le poids économique et militaire dépassait largement encore celui de l’Allemagne. Qui peut blâmer le président Trump de tirer des conclusions analogues de la réunion de l’OTAN à La Haye et lors de sa rencontre avec l’Europe à Turnberry ?

À La Haye, le maître chanteur avait devant lui presque tous les membres de l’Union européenne, dont la « force de frappe » économique est au moins égale sinon supérieure à celle des États-Unis. Comme Chamberlain et Daladier, ces pays ont cédé 13, sans avoir cette fois l’excuse des deux Premiers ministres anglais et français — celle de ne pas vouloir répéter les horreurs de la Première Guerre mondiale, alors encore présente dans tous les esprits.

Contrairement à Daladier et Chamberlain, nous jouissons depuis quatre-vingts ans de la paix la plus longue de notre histoire ; il ne s’agissait pas du reste de partir en guerre contre les États-Unis mais de commerce. Ni Munich, ni La Haye, ni Turnberry en Écosse n’étaient dictés par une fatalité quelconque. 

Si l’on considère les décennies passées sur le plan matériel, moral et social, l’Union a assez bien réussi. Les Européens habitent un continent où il fait bon vivre — « un petit coin de paradis », pour reprendre le titre d’un essai d’Alain Minc sur le sujet 14.

L’image que nous voyons aujourd’hui est pourtant celle d’une Europe désunie, politiquement affaiblie, une proie prête à subir des pressions extérieures. L’Union a-t-elle fait fausse route depuis 1958 ? Est-elle kaputt, pour citer le livre de Malaparte de 1944 15 ? 

Certains ont cru que l’élection de Donald Trump provoquerait chez les Européens un réveil brusque mais salutaire puisqu’ils se verraient placés entre l’enclume à l’Ouest et le marteau à l’Est. Ces optimistes se sont lourdement trompés : c’est le contraire qui est advenu.

S’il faut défendre ces optimistes, comment aurait-on pu anticiper la reddition en masse des dirigeants européens, d’abord à La Haye, ensuite à Turnberry — via une Commission contrainte à céder par la quasi-unanimité des États membres ?

Le spectacle des chefs d’État et de gouvernements européens réunis sous la férule du président américain au sommet de La Haye rappelle des images des livres d’histoire montrant la soumission des chefs gaulois à César ou des rois et autres princes des États allemands au nouvel empereur de l’Allemagne unifiée dans la galerie des Glaces à Versailles en 1871. Le message qui fut envoyé la veille au président Trump par le Secrétaire général de l’OTAN figurera longtemps comme une pièce d’anthologie de flagornerie, humiliante pour nous tous.

Comme le président Trump l’avait annoncé quelques semaines plus tôt, les Européens « font la queue pour [lui] cirer les pompes ». Vulgarité mise à part, il avait vu juste. Cette façon déplorable de se coucher à plat ventre devant la rhétorique de l’Empereur — même quand cette rhétorique est limitée par un vocabulaire de 500 mots — ne pourra que l’encourager à récidiver ; plus encore, elle encouragera d’autres à suivre son exemple. 

On a essayé de défendre cette reddition par des considérations « géopolitiques », le désir d’amarrer « l’allié » américain du côté de l’Union et de l’Ukraine ; cela revient à dire qu’il faut dorénavant que l’Europe paie pour ce que certains considèrent comme un parapluie américain, le prix étant fixé unilatéralement au jour le jour par le président américain. Au mieux, ceci relève d’une naïveté embarrassante : qui peut se fier à la parole des États-Unis ? Depuis quand faut-il payer pour garder un ami, et un si mauvais ami ?

En vérité, sur le plan international, l’Union européenne n’est pas seulement un nain politique mais un vide politique.

Or on le sait bien : la nature a horreur du vide.

Sommes-nous donc kaputt ? Si oui, est-ce important ? À qui la faute ? Est-il possible de remédier au mal — ou bien est-ce trop tard ?

Le vide « régalien » 

En dehors des considérations économiques, les États de l’Union se sont limités à une entente très imparfaite et partielle — balbutiante même — en ce qui concerne ce qu’on appelle en France les questions régaliennes. L’approche commune en matière de politique étrangère et de défense n’est qu’à peine esquissée. 

À qui la responsabilité ? Sans aucun doute aux États membres qui ont tous refusé d’aller au-delà d’une structure bancale de coordination de la politique extérieure, soumise au droit de veto de n’importe quel État membre. La situation renvoie au fonctionnement du Parlement polonais au XVIIIe siècle ; où régnait aussi la règle de l’unanimité. Les blocages incessants que ce système engendrait firent beaucoup pour son partage par les pays voisins ; il lui fallut un siècle et demi pour regagner sa souveraineté.

Sommes-nous donc pris dans une « fatalité historique » ? Peut-être, mais il serait trop facile de se cacher derrière un cliché. Le problème présent touche plutôt à la capacité des « leaders » politiques nationaux de voir loin — ce bien qu’ils soient tous, même les plus « grands », sans grand poids dans les affaires du monde quand on les considère séparément.

Les perspectives de changement semblent minces : plutôt que les partis politiques nationaux « classiques », ce sont les « populistes » antieuropéens ou au mieux eurosceptiques qui ont le vent en poupe. La reddition de Turnberry ne pourra que les renforcer. 

Une politique de défense nébuleuse 

Depuis quelques siècles, l’Union a joué un rôle prépondérant dans les affaires du monde, parfois pour le bien et parfois pour le mal — voire le pire. Depuis 1914, elle a entraîné d’autres pays dans ses guerres civiles destructrices ; la dernière a failli mettre fin à notre civilisation.

Si vous êtes face à une brute ou un mafioso imprévisible, vous avez le choix : refuser de céder et vous armer — ou accepter ses futurs chantages. 

Mogens Peter Carl

Depuis 1945, la disparition progressive de ses États membres de la scène politique et militaire internationale — et sa propre inexistence sur ces plans — créent un vide que d’autres n’ont pas tardé à remplir. Si les 450 millions d’Européens de l’Union avaient eu une politique extérieure et une force armée intégrée, la Russie n’aurait sans doute pas pris le risque d’envahir l’Ukraine.

Sachant l’Union européenne désorganisée et les États-Unis loin de ce théâtre, Poutine a pris ce risque. Depuis lors, la « politique commune » européenne consiste à vouloir défendre l’Ukraine jusqu’au dernier des Ukrainiens, en leur fournissant de l’aide militaire, et en payant pour les envois d’armes par les États-Unis. À l’heure d’écrire ces lignes, l’Union européenne demande à « Daddy » — comme Mark Rutte a appelé Donald Trump — si elle peut être admise à la table des négociations entre Vladimir Poutine et le président américain, alors que tous deux semblent prêts à dépecer un pays européen.

De même, au Moyen-Orient, la confusion totale perdure, avec des interventions militaires des États-Unis — dont un désastre en Irak — d’autres de la Russie en Syrie, sans compter le financement par l’Iran de divers mouvements terroristes. Aux dernières nouvelles, l’Union serait exclue de l’organe qui gérerait Gaza 16, d’après le plan préparé par les États-Unis ; c’est comme si elle n’existait plus, alors que la France et le Royaume-Uni sont les anciennes puissances coloniales de la région et portent une responsabilité partielle pour ce qu’elles ont laissé derrière elles.

Le rôle de l’Union européenne consiste désormais à fabriquer des déclarations communes réduites au moindre dénominateur commun.

Il serait absurde de prétendre que « la civilisation européenne » serait supérieure à celle des autres mais elle a, au moins, une chose extrêmement utile à apporter aux affaires internationales : une connaissance intime de l’inutilité de la guerre comme moyen de régler les conflits et un savoir-faire éprouvé pour trouver des compromis et des solutions à des problèmes apparemment inextricables. L’Union a su, au fil d’innombrables discussions, surmonter des divisions entre vingt-sept États souverains jaloux de leurs prérogatives et de leur souveraineté dans la plupart des domaines économiques. 

Une « construction européenne » partielle et en régression 

Les divisions, les intérêts parfois divergents des États membres seraient de moindre importance si ce qui a été adopté au niveau de l’Union européenne comme mécanismes d’action et de défense continuait à fonctionner comme prévu.

Ces mécanismes ont été maintes fois testés ; aujourd’hui pourtant, ils ne sont souvent pas utilisés. Ce recul est inexplicable.

La « construction européenne » souvent évoquée procède, entre autres, de l’idée que la solidarité vient en vivant ensemble sur le plan économique. Les choses se passent comme pour un mariage de raison : les sentiments des époux ne comptent pas ou peu, mais le fondement assuré par contrat de leur union est jugé utile sur le plan économique et social ; dans les meilleurs des cas, les époux apprennent à s’estimer, voire à s’aimer. 

Du côté européen, les « époux » ne s’aiment guère plus aujourd’hui qu’en 1958. Ils ont fait beaucoup d’enfants, et d’autres se sont joints à cette famille élargie. Celle-ci n’est pas toujours joyeuse, mais tous ont pris l’habitude de faire le voyage à Bruxelles pour des réunions de famille aux invités innombrables, où se rencontrent des personnages politiques et des experts de tous horizons dans une bruyante cacophonie en vingt-trois langues. Rentrés chez eux, comme les membres de toute famille normale, ils critiquent les autres, responsables de ce qui ne leur convient pas dans la famille. À qui attribuer la faute ? À Bruxelles, bien entendu en premier lieu, ensuite aux autres États membres. 

Malgré tout, cela a fonctionné sur le plan économique, au grand profit de presque tout le monde. Jusqu’à présent, on a connu un seul cas de divorce — le Brexit — dont l’absurdité et le coût, économique et autre, sont reconnus par la majorité des Britanniques. Cette rupture n’a eu aucun impact négatif important sur l’Union. C’est même plutôt le contraire : on n’aurait sans doute pas pu adopter les mesures de « solidarité » post-Covid à cause du possible veto britannique 17.

La notion de « solidarité européenne » ressemble un peu à un animal mythique comme la licorne : seuls les fédéralistes européens en parlent, mais on ne la voit que peu ou jamais. Cette solidarité mythique est appliquée d’une façon parcimonieuse et sa nature, sa raison d’être ne sont le plus souvent vraiment acceptées et comprises que par les « professionnels de l’Union européenne », les « fonctionnaires de Bruxelles » tant décriés.

La « solidarité » demeure en grande partie une abstraction souvent incomprise, ridiculisée et en tout cas ignorée par les gouvernements des États membres qui ne poursuivent que leur propre intérêt national, si besoin aux dépens des autres. Le travail d’un fonctionnaire européen consiste donc dans l’idéal, face à ces demandes d’un ou plusieurs des pays de l’Union, à maximiser les avantages dérivés par le plus grand nombre et minimiser les inconvénients pour les autres États membres ; c’est une tâche passionnante et ingrate. 

On a souvent dit que l’existence de l’Union avait permis aux Européens de vivre ensemble en paix depuis de longues années. Maintenant, on peut se demander s’il ne faut pas inverser la causalité, pour dire que ce sont la paix, l’absence de bellicisme et le désir d’éviter une nouvelle autodestruction d’envergure continentale — la précédente étant encore dans tous les esprits — qui ont permis à l’Union européenne d’exister et de prospérer. 

La régression de l’approche communautaire  : misère des domaines non régaliens

L’impuissance européenne sur le plan extérieur, du point de vue politique et militaire, ne date pas d’hier.

Ce qui est le plus frappant aujourd’hui est la régression apparente dans les domaines « non régaliens » où l’Union européenne, par l’intermédiaire de la Commission, possède des moyens d’action dits « exclusifs » pour défendre ses intérêts économiques 18. Ce recul est d’autant plus frappant que tous les moyens existent pour cette défense — qu’il s’agisse des règles formelles, politiques ou procédures — ont été éprouvés depuis des années et se sont révélés efficaces. 

Sur le plan international, l’Union européenne n’est pas seulement un nain politique mais un vide politique.

Mogens Peter Carl

Pour utiliser de tels moyens — et en simplifiant le sujet — il n’est pourtant pas besoin de passer par l’unanimité : une simple majorité qualifiée suffit.

Dans ces conditions, pourquoi le fonctionnement connaît-il de tels ratés ? 

La « compétence exclusive » en matière de commerce international 

Pour expliquer cette défaillance, un détour par la longue durée est nécessaire.

Contre ceux qui verraient dans le conflit commercial présent un événement s’expliquant par le contexte le plus immédiat, il faut rappeler que les tensions avec les États-Unis ont commencé dès la création du « Marché commun ».

Jusqu’ici pourtant, l’Union avait toujours su les gérer. Les menaces américaines de rétorsions n’ont pas été inventées par le président Trump mais la rhétorique était alors moins violente, au moins en public.

La routine bien connue était la suivante : la Commission, « après consultation des États membres », adoptait une certaine position qu’elle présentait aux Américains.

La diplomatie américaine se mettait en route et contactait les capitales des États membres qui se disaient immanquablement innocentes des agissements de la Commission. 

Washington appelait alors la Commission et la confrontait au décalage entre sa position et celles, autrement plus accommodantes, de telle, telle et telle capitale.

La Commission répondait alors à l’interlocuteur américain que c’était un tour bien connu : les États membres racontaient toujours que c’était la faute de la Commission, se cachaient derrière elle ; sa position était celle de l’Union.

C’était un ballet, une routine éprouvée qui fonctionnait assez bien.

On objectera que les États membres et la Commission n’ont jamais été exposés au genre de menaces brandies par le président Trump.

Certes, on n’a guère connu de ces menaces en public, mais elles existèrent en privé. Du reste, la Commission n’avait jamais jusqu’à présent été forcée de négocier les mains liées derrière le dos par les vingt-sept États membres ; lors des négociations sur les droits de douane, tous ou presque tous lui ont intimé, souvent de façon publique par la presse, de se rendre rapidement.

Ce qui s’est vu avec l’accord commercial est un renversement total de la séquence décrite ci-dessus : cette fois, les États-Unis menacent, les États membres prennent peur et exigent (presque) tous de la Commission, dans un rare élan commun, qu’elle cède et trouve un compromis au plus vite. 

La Commission fait alors ce que l’on lui demande ; plus tard, les États membres la critiquent unanimement pour avoir fait ce qu’ils voulaient.

Ce dernier point, certes, relève encore de la routine décrite plus haut. La nouveauté, pour la première fois depuis soixante ans, a été l’intervention directe d’un État membre — au moins un, probablement plusieurs en secret — pour négocier seul avec les États-Unis. C’est ainsi qu’on a vu le ministre allemand de l’Économie partir à Washington quelques jours après Turnberry, critiquant l’accord qu’il jugeait mal négocié par la Commission — accord qui fut pourtant fait à l’instigation de son propre pays, parmi les plus pusillanimes. Il demande alors d’obtenir un traitement plus favorable pour les exportations allemandes.

C’est ainsi que meurent six décennies de politique commune.

On assiste simultanément à une reddition extérieure vis-à-vis des États-Unis et à une violation, par au moins un État membre puissant, d’une des règles les plus importantes du Traité sur le fonctionnement de l’Union, établissant une politique commerciale commune. 

Si le Parlement européen acceptait l’accord — c’est là le dernier rempart restant — l’Union européenne serait prête à céder et à conclure un accord « asymétrique » avec les États-Unis. Et encore, le mot « asymétrique » est une façon assez euphémistique de décrire une reddition en bonne et due forme.

D’un autre côté, le président Trump pourra nous sauver de nous-mêmes en reniant l’accord pour cause d’autres « méfaits » de la part de l’Union. La liste publiée par le gouvernement américain ne donne que l’embarras du choix. 

Certains en Europe avancent que cette reddition — dont on parle pourtant comme l’« accord du siècle » — était indispensable pour obtenir que le président Trump continue à s’impliquer dans la défense de l’Ukraine. C’est là une version surprenante de « l’Union géopolitique » promise il y a deux ans. De tels arguments sont pourtant risibles : qui peut avoir confiance dans un président qui change sa politique comme bon lui semble, au mépris total des engagements écrits ?

Le rôle de l’Union européenne consiste désormais à fabriquer des déclarations communes réduites au moindre dénominateur commun.

Mogens Peter Carl

Les conséquences économiques, même si elles seront importantes, ne sont pas le pire de cet accord : celui-ci est avant tout désastreux sur le plan politique, pour trois raisons.

Premièrement, avec cet accord, les règles de coexistence économique internationale sont bafouées avec notre connivence.

Deuxièmement, et même s’il était vrai que nous voulions et croyions « acheter » le soutien américain à l’Ukraine par cet accord, cet appui n’est nulle part confirmé ; il est possible qu’il soit renié par le président Trump d’un moment à l’autre. Il est évident que la politique américaine vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie est et restera dictée par des considérations autres que les droits de douane sur tel ou tel bien de peu d’importance. 

Troisièmement, l’accord établit un précédent. À l’avenir, le président Trump et ses semblables sauront qu’il suffit de nous menacer pour que nous cédions.

À Bruxelles, on prétend fièrement avoir refusé toute demande américaine de changer notre législation, entre autres celle régulant Internet. Cette affirmation semble pourtant contredite par la déclaration commune États-Unis–Union 19, où cette dernière s’engage à ne pas légiférer sur certaines questions et à gérer certaines règles européennes existantes en tenant compte des intérêts américains 20.

Après un tel accord, comment l’Union européenne pourra-t-elle survivre aux coups de boutoir, tant de l’extérieur que de l’intérieur ? De l’intérieur, car l’Union est menacée par les souverainistes et autres populistes et ses gouvernements vacillent ; de l’extérieur, car elle sera exposée si elle ne fait pas usage des moyens de défense que le système bruxellois prévoit. Pour citer Yeats : « Things fall apart ; the centre cannot hold. »

D’autres comme la Chine ont pourtant su résister aux pressions ; le président Trump n’a pas inventé la négociation sous menaces. Certes, ses agressions verbales sont portées par la vulgarité, le rejet sans complexe de tout frein, le manque de scrupules, mais cela s’est déjà vu dans notre histoire parfois tragique.

Si demain le président Trump menace de se retirer de l’OTAN, acceptera-t-on de lui faire de nouvelles concessions économiques pour le dissuader de le faire ? Comment réagir s’il occupe le Groenland ? Plus encore, si nous ne savons pas dire « non » à un tel personnage, représentant après tout un pays démocratique, comment avoir le courage de dire « non » à Xi Jinping ou Vladimir Poutine ? Devant une telle reddition, ces deux dirigeants, comme d’autres, auront appris comment il faut procéder avec nous.

La régression dans d’autres domaines de la « construction européenne » 

D’autres domaines « communautaires » connaissent une forme différente de régression. Ainsi, la libre circulation au sein de l’Europe basée sur l’accord de Schengen est de plus en plus restreinte, soumise à de nouveaux contrôles aux frontières — motivés, sinon justifiés, par l’absence d’un contrôle de l’immigration de masse à nos frontières extérieures.

Ailleurs, les fonds gigantesques prévus pour la Politique agricole commune et l’Aide régionale seraient en grande partie renationalisés, si les propositions actuellement sur la table sont adoptées ; elles seraient alors gérées par les États membres. Un peu partout, devant la montée du populisme, du patriotisme ou du nationalisme, fleurissent des slogans pour encourager les consommateurs à acheter « national » ; la dernière injonction dans ce sens provient du ministre français de l’Agriculture.

D’autres problèmes surgissent encore. Comment atteindre la « souveraineté stratégique » et financer les achats d’armements européens par le programme de fonds commun ? Que faire avec l’objectif du tout électrique pour les voitures en 2035 si la Chine ne nous livre pas les matières premières nécessaires ? L’alternative de plus en plus inévitable pour l’automobile est de suivre le même chemin que celui des panneaux solaires : les importer presque tous de Chine.

La liste des difficultés pourrait être allongée. Quelles sont les causes de cette marée montante de problèmes ? 

À qui la faute ? 

Dans le domaine de la politique commerciale commune, la responsabilité de cette débandade doit largement être attribuée aux États membres.

Les conséquences de cette « régression » sont immenses : les demandes adressées à la Commission par les États membres de conclure rapidement un accord, même au prix d’importants dégâts pour l’économie européenne, ont été véhiculées par la presse à l’initiative de ces mêmes gouvernements, sans doute pour plaire à divers groupes de pression.

Une telle manœuvre ne passa pas inaperçue aux États-Unis : elle rendit la position de négociation de la Commission plus difficile encore. Dans de telles conditions, même les meilleurs négociateurs du monde auraient eu du mal à faire mieux, sans provoquer une crise politique majeure au sein de l’Union. Or, ils auraient pu le faire, et beaucoup considèrent qu’ils auraient dû le faire, ne fût-ce que pour ne pas donner l’impression d’avoir accepté une défaite et les conséquences désastreuses de cette défaite sans se battre.

Une telle crise aurait-elle été préférable ? La réponse dépend des préférences que l’on peut en avoir, notamment en termes de souveraineté européenne. Pour simplifier, le débat est celui-ci : « pour ou contre la féodalisation progressive ? ». 

La capitulation de l’Union européenne devant les pressions du président Trump confirme le mot de Gramsci que « le vieux monde se meurt ».

Mogens Peter Carl

Face à l’accord commercial, il est aussi important de se demander si celui-ci est un événement unique ou un jalon vers la renationalisation de la politique commerciale commune.

A-t-on atteint les limites de l’intégration européenne ? 

Il importe de se demander si l’on a atteint ou dépassé le niveau maximal d’intégration européenne et si nous ne sommes pas en présence d’une régression inévitable en l’absence de changements politiques radicaux.

De telles perspectives seraient évidemment encore pires après une éventuelle victoire des partis eurosceptiques. 

Même le fédéraliste européen que je suis doit le reconnaître : nous avons atteint une limite créée par les imperfections des traités et les désaccords profonds entre États membres. 

Le mélange assez astucieux de fédéralisme, de confédéralisme et d’action purement nationale — une combinaison qui à l’origine de l’Union fonctionnait bien — n’est pas seulement brouillé, mais il commence à fonctionner de façon bancale voire contre-productive.

Nous devons reconnaître l’absence d’engouement pour l’approche communautaire parmi nos gouvernements nationaux qui, déjà depuis de longues années, ne donnent plus les moyens à Bruxelles pour gérer les politiques communes d’une façon véritablement fédérale.

Un seul exemple suffit : l’Union possède une seule politique commerciale commune, mais les États membres gardent jalousement le contrôle de leurs services douaniers ; le résultat est que la mise en œuvre de certains contrôles des importations depuis les pays tiers — par exemple, les contrôles phytosanitaires — se fait de façon tout du moins très variable.

Le déclin européen n’est pas inéluctable

Ce que l’on appelle dans le jargon « l’acquis communautaire » ne se défera pas du jour au lendemain : les intérêts économiques sont tellement imbriqués qu’une régression majeure et rapide semble, pour l’instant, peu probable. 

Pour sortir de l’ornière et repartir, il faut cependant accepter de se remettre en cause, de repenser les objectifs à atteindre à la lumière des défis qui se posent et des menaces sur la capacité de l’Union européenne de résister au bulldozer chinois et à la piraterie américaine.

Il ne s’agit plus de prétendre vouloir sauver la planète : ce serait arrogant de le dire.

Il s’agit plutôt de sauver ce qui reste comme moyens de rétablir une Europe forte, capable de résister aux pressions économiques et politiques extérieures. 

Les générations précédentes — celles qui ont disparu ou sont à la retraite — ont passé leur vie professionnelle à essayer de le faire. Elles ont manifestement échoué, en partie sur l’écueil des nationalismes persistants et de l’incompétence des gouvernements nationaux à regarder au-delà de la prochaine échéance électorale.

Les résultats du travail de ces générations commencent aujourd’hui à être sapés. 

Le pire n’est cependant jamais sûr.

On peut et l’on doit espérer que cette débâcle servira à réveiller les États membres pour qu’ils comprennent qu’ils ont commis une erreur collective de très grande ampleur.

Au lieu de renationaliser la politique commerciale commune, il faudrait réduire le rôle des États membres pour accroître celui du Parlement européen et de la Commission. À son tour, ceci demanderait un renforcement conséquent de la capacité de la Commission à agir aux niveaux humains et matériels.

Une telle éventualité semble sans doute bien peu probable : elle aurait cependant l’avantage pour les États membres de parfaire la routine évoquée plus haut : lorsque Trump, ses successeurs ou Poutine convoqueront de nouveau l’Union, il leur sera maintenant toujours possible de se cacher derrière l’« Europe ».

Pour ceux qui préfèrent une vie tranquille, au moins dans le court terme, il existe toujours d’autres options qu’une confrontation avec notre grand « allié ». La principale qui se présente est celle d’une vassalisation heureuse progressive de l’Union.

Si nos gouvernements le préfèrent, nous pourrions vivre sous la houlette du grand frère, ne décidant pour nous-mêmes, en toute souveraineté, que de sujets sur lesquels les Américains n’ont pas encore présenté de demandes.

Cette option serait-elle valable pour le long terme ?

On peut en douter.

Pour y échapper, il est nécessaire que les gouvernements européens fassent un choix.

La fin du multilatéralisme, le règne de la force

Le multilatéralisme a atteint son point de développement maximal entre 2000 et 2015 ; la confrontation Est-Ouest avait alors cessé en apparence. Aussi incroyable que cela puisse apparaître aujourd’hui, il était alors question — au moins sur un plan théorique — d’admettre la Russie dans l’OTAN.

En ce temps-là, l’Union européenne avait réussi à mettre en mouvement un plan ambitieux pour étendre les règles de l’OMC au-delà du strictement commercial, pour les faire toucher à l’environnement, à la concurrence et au social — mais ce plan était trop en avance sur son temps.

Par ce qui ressemble maintenant à une sorte de miracle politique, le multilatéralisme a atteint son point culminant en 2015 avec l’Accord de Paris sur l’action contre le changement climatique.  L’Union n’avait alors pas encore compris que le monde était en train de changer, et qu’elle était presque seule à souhaiter de tels changements. La Chine « émergeait » et n’avait pas encore révélé sa future direction, résolument ultra-nationaliste et, d’un point de vue politique, quasi dictatoriale. 

À Turnberry, les États membres ont agi comme un homme qui préférerait se suicider plutôt que de risquer d’attraper une maladie. 

Mogens Peter Carl

La mise au placard des règles contraignantes de l’OMC lors des mandats Trump I et II (et Biden) n’est que la manifestation très visible du déclin du multilatéralisme. Même si les mesures commerciales du président Trump étaient invalidées par la justice aux États-Unis, le dommage infligé à l’Organisation ne serait pas réparé.

Ce retrait du multilatéralisme prend aussi d’autres formes. 

Ainsi, les États-Unis ont décidé pour la deuxième fois de se retirer de l’Accord de Paris sur le climat et de réduire, sinon abolir, les quelques actions nationales adoptées pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Hormis l’Union européenne, aucune autre grande économie ne fait plus d’efforts importants dans ce domaine. 

Le rôle potentiel des Nations unies pour la résolution des conflits qui secouent le Moyen-Orient, pour ne pas parler de la guerre d’attrition en Ukraine, est systématiquement négligé. L’avenir politique de cette institution mondiale cruciale est en jeu, comme sa crédibilité.

Les États-Unis menacent aussi de sanctionner les magistrats de la Cour pénale internationale et les fonctionnaires de pays qui mettraient en œuvre des mesures dommageables pour les GAFA, en violation flagrante des principes de conduite les plus basiques du vivre-ensemble.

Quelle réaction de tels actes susciteraient-ils s’ils venaient de Vladimir Poutine ou Xi Jinping ?

Dans cette tourmente, la seule institution multilatérale qui ait été renforcée et se porte bien semble être l’OTAN, la machine de guerre des États-Unis.

Certains se passeraient volontiers d’un tel succès. Comme dans d’autres cas, ce genre de « réussite » — pour moitié sous la contrainte des États-Unis, pour moitié par crainte de la Russie — risque d’avoir des conséquences très différentes de celles envisagées par ceux qui y ont contribué. 

On ne peut en tout cas ignorer que le nationalisme revient partout en force ; il n’est pas encore pleinement présent en Europe : la « construction » de celle-ci, voire sa nature même, est basée sur les notions de coexistence pacifique, de négociation et de respect des lois et des traités.

Paradoxalement, l’humiliation de l’Union européenne, à l’instigation de ses États membres et du président Trump, de même que les coups portés à la crédibilité et à l’économie des États-Unis, ne pourront que réduire notre poids combiné dans le monde — comme deux nageurs qui, s’agrippant l’un à l’autre dans la mer, risquent de se noyer ensemble. 

S’unir ou périr

Le travail de destruction auquel nous avons assisté de façon accélérée depuis neuf mois laisse des aspects importants de la coopération internationale « multilatérale » en ruines. 

La confiance en la parole donnée et dans le traité signé est ébranlée, au moins en ce qui concerne le gouvernement du pays possédant la plus grande économie et les plus grandes forces armées du monde.

Un optimiste dirait que l’Union européenne devrait prendre l’initiative de combler cette lacune avec le concours d’autres pays.

Un réaliste aurait des doutes sur la volonté et la capacité de l’Union à mener à bien un tel projet ; il douterait aussi du désir qu’auraient les autres pays à la suivre.

L’identité de l’Union est à l’opposé du mode de fonctionnement de ce nouveau monde nationaliste aux actions décomplexées.

Il ne s’agit pas là d’un jugement moral, ni de prétendre que l’Union européenne serait supérieure aux autres pays du monde. Le problème pour elle — qui n’en est pas un pour les autres — vient plutôt de sa différence : son histoire violente l’a persuadée de chercher d’autres moyens de vivre ensemble, pour éviter de mourir ensemble.

L’Union voudra-t-elle et pourra-t-elle adopter de nouvelles approches, basées sur ses intérêts — voire une version plus intelligente des slogans américains, une forme de « Make Europe Great Again » ? 

Verra-t-on naître un europatriotisme ?

Si c’est là le but fixé, force est de constater qu’on s’y prend mal. 

Dans un monde désormais dominé par de grandes puissances nationalistes, États-Unis, Russie, Chine ou Inde, l’Union aura le choix : se rassembler ou périr.

Pour ce faire, elle aura besoin de se repenser ; s’accrocher aux chimères, aux formules et structures bien usées ne pourra que la mener dans le mur. 

À l’intention de ceux qui sont toujours en poste, dans nos gouvernements et dans les institutions européennes, nous pouvons dire : souvenez-vous que nous vivons en démocratie.

En démocratie, on a toujours le droit — et parfois le devoir — de dire « non » à la dérive.

Sources
  1. Du titre de l’excellent roman de Robert Graves de 1929, relatant ses propres regrets des conséquences des bouleversements 1914-1929.
  2. Il ne s’agit pas d’une lamentation sur la disparition d’un monde idéalisé post factum, mais d’une tentative de décrire la chute vertigineuse du monde que nous avons connu depuis 1945 — un monde qui s’est effondré comme un château de cartes en l’espace de quelques mois. Ce n’est pas non plus une énième attaque moralisante ad personam contre Donald Trump.  Les actes et les faiblesses des parties prenantes parlent pour eux-mêmes, et chacun portera son propre jugement sur la responsabilité des uns et des autres. Le présent texte, bien que rédigé d’un point de vue ouvertement « européen », est donc clinique, et non cynique, (assez) objectif, pas (trop) moralisant.
  3. Les échanges de produits agricoles demeurent pourtant sujets à des droits souvent bien plus élevés.
  4. C’est là une ironie qui s’en double d’une autre : les pays en développement, qui faisaient jusque-là les frais de pressions et de mesures unilatérales de la part des États-Unis, ont accepté d’adopter ce nouveau système censé les protéger contre « l’unilatéralisme » américain. Les États-Unis y trouvaient leur compte car les nouvelles règles de l’OMC, apparemment très en faveur d’un système économique « libéral », leur convenaient : ces règles pouvaient maintenant faire l’objet d’une application sous forte pression économique (enforcement), ce qui leur semblait une grande avancée. Comme on le verra plus loin, ce système s’est néanmoins retourné contre eux à de nombreuses reprises.
  5. Encore faudrait-il que l’Inde se plaigne à l’OMC, bien que sa plainte serait automatiquement bloquée par l’absence de tribunal suprême ; elle aurait du moins la satisfaction morale de gagner, avec quasi-certitude, au niveau de la première instance.
  6. Tout ceci semble sans doute très technique et sans grand intérêt intrinsèque : en somme, une matière pour « experts ». C’est peut-être là l’un des problèmes : que les arcanes de ces règles ne sont connus que par quelques centaines d’« experts ».
  7. En allemand : « un chiffon de papier ».
  8. On pourrait d’ailleurs dire que ce vide s’étend aux domaines du transport maritime, des (crypto)monnaies et de la lutte contre le changement climatique.
  9. D’autres décisions, notamment dans le domaine de l’environnement, ont au contraire permis d’ajuster le droit de l’OMC à l’évolution de nouvelles sensibilités sociales et politiques. On peut donc juger que l’on pourrait aussi adapter l’OMC aux changements du monde, sans renoncer à l’Organisation — en particulier dans les domaines principalement concernés par l’expansion des exportations chinoises. Le débat est ouvert…
  10. L’accession de la Russie en 2012 a eu peu d’impact car ce pays n’était plus une puissance compétitive sur le plan industriel, étant devenu à maints égards un pays en développement possédant d’énormes ressources d’hydrocarbures.
  11. Il est utile de rappeler que le blocage n’a pas été levé sous l’administration de Joe Biden.
  12. En vérité, ce déficit a été « couvert » depuis des décennies par une croissance énorme de l’endettement du gouvernement fédéral, via des « bons du Trésor » vendus à des investisseurs étrangers.
  13. À l’exception de l’Espagne.
  14. Alain Minc, Un petit coin de paradis, Paris, Grasset, 2011.
  15. Curzio Malaparte, Kaputt, trad. Julien Bertrand, Paris, Denoël, 1946 [1944].
  16. Ou « non invitée » à participer à cet organe, selon les euphémismes qui ont été utilisés.
  17. Ces mesures sont d’ailleurs l’un des trop rares cas de véritable « solidarité » à grande échelle.
  18. Ces moyens sont dits « exclusifs » parce que l’action, c’est-à-dire la politique commerciale commune, est en grande partie entre les mains de la Commission, pas entre celles des États membres.
  19. Joint Statement on a United States-European Union framework on an agreement on reciprocal, fair and balanced trade, Commission européenne, 21 août 2025.
  20. Ainsi, par exemple, des règles européennes en matière de taxation du carbone.