Quelque chose est en train de changer au Royaume-Uni. Qu’est-ce que le Blue Labour ? Pourquoi Starmer a-t-il changé la politique du parti travailliste sur l’immigration ? Découvrez toutes nos offres pour nous soutenir et recevoir tous les jours les nouveaux articles du Grand Continent
Depuis son lit d’hôpital, dont beaucoup pensaient qu’il ne le quitterait jamais, le leader du Parti travailliste de 1932 à 1935 George Lansbury écrivait : « J’aime l’Angleterre plus que je ne peux le dire. Au fil des ans, mon amour ne fait que grandir. Je considère cette île comme un joyau serti dans la mer. »
De tels propos étaient autrefois monnaie courante. Ils faisaient partie d’une culture plus large, mais aussi — et peut-être surtout — d’une culture propre au Labour britannique.
Lors de la récente conférence du Parti travailliste, Keir Starmer a tenté de retrouver quelque chose de cette tradition.
Après un été marqué par une frustration croissante de la population et un ralliement sans précédent dans les sondages au parti populiste de droite Reform UK, dirigé par le tribun dégagiste Nigel Farage, Starmer a tenté de décrire son « amour et sa fierté » pour une Grande-Bretagne de moins en moins sûre d’elle-même.
Les atermoiements des travaillistes sur l’immigration
Cet « amour du pays » se veut une réponse à d’autres démonstrations de patriotisme, qui catalysent un rejet de l’immigration.
Cet été, les images quotidiennes de canots pneumatiques traversant la Manche et la présence en Grande-Bretagne d’un grand nombre de migrants sans papiers ont donné lieu à des manifestations et à des contre-manifestations devant les lieux d’accueil des demandeurs d’asile ; le malaise qui s’exprimait lors de ces événements a été amplifié le samedi 13 septembre 2025 par le rassemblement « Unite the Kingdom » 1, organisé par l’activiste Tommy Robinson.
Il s’agissait de l’une des plus grandes manifestations organisées par l’extrême droite dans l’histoire contemporaine du Royaume-Uni.
Cristallisant des décennies de tension alimentée par des niveaux sans précédent d’immigration légale et illégale, la désindustrialisation et l’austérité, cette colère a pris le gouvernement au dépourvu.
Après avoir remporté une victoire éclatante aux élections générales de l’année dernière, le Parti travailliste accuse aujourd’hui près de 10 points de retard sur Reform UK dans les sondages 2. Starmer lui-même est désormais plus impopulaire que n’importe quel autre Premier ministre depuis le début des sondages de popularité en 1977 — plus impopulaire même que Liz Truss, dont le mandat désastreux n’a duré que quelques semaines 3.
Après avoir promis que son gouvernement serait composé de techniciens compétents, le Parti travailliste est au pouvoir — mais sans pouvoir. Ce que Starmer pensait pouvoir régler par quelques ajustements techniques nécessite en réalité une rupture bien plus profonde.
Dans le nouvel ordre, l’attachement à un lieu ou un pays n’est au mieux qu’une faiblesse sentimentale — au pire, un atavisme dangereux.
Jack Jeffrey
Le consensus mou autour du patriotisme
Or sans vision politique claire, le parti n’est pas prêt à prendre ce tournant radical.
C’est dans cette situation d’anomie que Nigel Farage a pu réapparaître.
Libéré des compromis douloureux auxquels tout gouvernement est confronté, il a su tirer parti des passions morales longtemps endormies qui remodèlent aujourd’hui la politique britannique.
Cet été, dans presque toutes les villes de province et les banlieues métropolitaines, une campagne populaire baptisée « Operation Raise the Colours » 4 a décoré les lampadaires de drapeaux britanniques et anglais. La résurgence du sentiment patriotique est indéniable. Mais pour la gauche, elle reste une source d’inquiétude — acceptable uniquement avec des réserves et des faux-fuyants.
Lors du récent sommet Global Progress Action 5, l’un des thèmes majeurs était la force que pourrait conférer un patriotisme progressiste ; malheureusement, comme l’a dit l’historien James Stafford 6, ces tentatives pour façonner une forme de nationalisme plus acceptable tiennent du poncif. Ceux qui prétendent avoir découvert une nouvelle forme de patriotisme n’en font en fin de compte qu’une description maladroite et insipide ; ils ne laissent qu’une impression d’insincérité ou, plus souvent, de banalité.

Ces efforts ratés se traduisent par une politique qui hésite à reconnaître ce qui autrefois faisait consensus : pour les générations précédentes, aussi contestée que fût la signification du patriotisme, l’expression naturelle de l’appartenance à un pays et les obligations mutuelles qu’elle impliquait étaient considérées comme le ciment qui maintenait la cohésion des institutions, des communautés et de la vie publique.
Ce monde a disparu.
Sur ses ruines, des décennies de libéralisation économique et d’intégration supranationale ont remodelé notre politique autour d’autres loyautés.
Comme l’explique le penseur catholique R. R. Reno, nous avons remplacé les « dieux forts » — ces liens profonds de sacrifice, de foi et d’amour qui unissent les gens dans une vie commune — par les « dieux faibles » de la procédure, de la neutralité et de la gestion technocratique, ainsi que par des habitudes de consommateur.
Dans ce nouvel ordre, l’attachement à un lieu ou un pays n’est au mieux qu’une faiblesse sentimentale — au pire, un atavisme dangereux.
Un nouveau patriotisme face à la mondialisation
Il n’est peut-être pas surprenant que la promesse de cette nouvelle ère d’ouverture ne se soit pas accompagnée de la libération des traditions arbitraires mais plutôt la désorganisation.
Dans toutes les démocraties occidentales, les gens ont le sentiment d’avoir perdu le contrôle.
Il s’agit autant d’une réalité structurelle que d’un état d’esprit.
De plus en plus, les décisions qui façonnent la vie quotidienne sont prises par les marchés, les organismes internationaux, les technocrates et le capitalisme mondialisé — hors de la portée démocratique d’un État-nation vidé de sa substance par l’austérité.
Il en résulte une dilution de l’autorité. Les institutions ont du mal à susciter la loyauté ou à assumer leurs responsabilités, affaiblissant leur légitimité politique. Les citoyens se perçoivent de moins en moins comme des acteurs politiques et de plus en plus comme l’objet de forces impersonnelles. Un tel état de fait engendre une culture civique fragile, marquée par la colère et le ressentiment. Celle-ci a donné naissance à une droite populiste insurrectionnelle.
C’est dans cette atmosphère fébrile que Keir Starmer a prononcé son discours lors de la conférence de Liverpool.
Devant une foule agitant des drapeaux, il a commencé par une série d’images anodines : « Peindre une clôture ; organiser une tombola ; manger une orange à la mi-temps d’un match 7, ou même simplement frapper doucement à la porte pour vérifier que son voisin va bien : c’est ça, la vraie Grande-Bretagne. » Il a ensuite déclaré que « le patriotisme, c’est servir un intérêt qui vous dépasse ; le bien commun. »
Même si ces remarques sont les bienvenues, ce qui frappe, c’est la manière dont le discours évite soigneusement toutes les questions difficiles.
Le patriotisme est présenté comme un sentiment plutôt que comme un principe politique substantiel. Les gestes fades en faveur de l’unité laissent de côté les conditions politiques nécessaires pour régler les discordes et les divisions qui façonnent actuellement le paysage britannique. Cette manière de faire n’accouche en fait que d’un patriotisme impuissant.
Les remarques de la Secrétaire d’État à l’Intérieur Shabana Mahmood sont peut-être plus instructives et prometteuses.
Tout en reprenant les mêmes thèmes familiers de communauté et de générosité dans son discours à la conférence, elle aurait récemment déclaré à un groupe de fonctionnaires, alors que le gouvernement souhaite empêcher l’afflux d’immigrants irréguliers, que « certaines personnes ont considéré cela comme un simple impératif politique. […] Mais c’est méconnaître qui je suis et ce en quoi je crois. Les pays souverains ont des frontières sûres. Cette affirmation est pour moi un article de foi. »
Ces propos expriment clairement ce que le Parti travailliste et la politique de gauche préfèrent éviter de voir : les limites sont une condition préalable à la réflexion sur les questions d’appartenance et de communauté.
Dans toutes les démocraties occidentales, les gens ont le sentiment d’avoir perdu le contrôle.
Jack Jeffrey
Ni chauvinisme, ni patriotisme sentimental : la troisième voie du Blue Labour
Dans tout cela, le Parti travailliste a pu se retrouver — parfois avec admiration, mais le plus souvent avec malaise — dans le courant qu’on nommé « Blue Labour ».
Fondé en 2009 par Jonathan Rutherford et Maurice Glasman, le Blue Labour insiste sur le fait que les thèmes du patriotisme, des frontières et du territoire ne sont pas le monopole de la droite ; ils touchent au contraire à des sources indispensables de solidarité dont dépend la social-démocratie. Sans rêver un passé perdu, le Blue Labour affirme que la démocratie ne peut survivre sans attaches profondes et solides.
Autrement dit, les frontières ne sont pas des barrières arbitraires et les traditions ne sont pas le poids mort du passé : elles sont une ressource essentielle.
Comme le décrit Alasdair MacIntyre 8, la tradition vit dans le présent comme un débat continu sur ce que devraient être une bonne culture, de bonnes institutions et de bons citoyens.
Pour le Blue Labour, il ne s’agit pas de se livrer à un chauvinisme creux ni de réduire la politique à une compétition pour savoir qui peut atteindre quelque chose d’authentique en répétant des platitudes banales. Au contraire, le patriotisme est important car il aborde des questions politiques parmi les plus fondamentales : où en sommes-nous, où allons-nous et à qui sommes-nous liés ?
Comme l’a fait valoir Wolfgang Streeck, l’État-nation reste peut-être la seule échelle à laquelle la démocratie a jamais véritablement fonctionné. C’est le seul espace dans lequel les gens peuvent agir ensemble, délibérer sur leur avenir commun et demander des comptes aux autorités. S’il est dépouillé de sa souveraineté, la promesse de la politique devient une illusion, ainsi que les fondements de la loyauté, du sacrifice et de la confiance.
Le spectre de l’hétéronomie
Le moment exige des choix collectifs qui ne peuvent être faits que par un peuple souverain.
Le Parti travailliste, comme une grande partie de la gauche européenne, s’est pourtant convaincu que la souveraineté n’est qu’un reliquat ou un obstacle, quelque chose à échanger contre l’accès aux marchés ou à subordonner aux idéaux cosmopolites.
La droite britannique a été plus attentive à cette question, expliquant de manière convaincante comment, depuis les années 1990, la souveraineté a été cédée à des tribunaux étrangers, à des organismes quasi gouvernementaux, au pouvoir judiciaire et à la bureaucratie permanente. La capacité d’action du Parlement et du gouvernement s’en est trouvée limitée — et ce n’est qu’une partie du tableau.
La souveraineté, en particulier en Grande-Bretagne, a également été érodée dans la sphère de la vie quotidienne, où le contrôle des services essentiels — eau, énergie, transports, logement — est tombé entre les mains de rentiers fortunés et d’actionnaires étrangers, pour la plupart américains.
D’autres pays se sont montrés moins complaisants.
La France et l’Allemagne, par exemple, ont longtemps maintenu des barrières réglementaires pour empêcher les entreprises jugées stratégiques d’être la propriété d’étrangers, qu’il s’agisse des réseaux énergétiques, des industries de défense ou des technologies de pointe. Le Royaume-Uni devrait faire de même, en introduisant des règles beaucoup plus strictes en matière de rachat d’actifs critiques 9.

Une telle politique devient de plus en plus urgente à mesure que Londres se vassalise à Washington.
Si Farage a toujours su bien sentir la demande de l’électeur médian, sa complaisance envers Trump et le parti républicain est sans doute son plus grand point faible : tous deux sont profondément impopulaires en Grande-Bretagne.
L’alignement de Farage révèle ainsi une profonde contradiction : malgré tous ses discours patriotiques, il confond la mise en œuvre au Royaume-Uni du programme MAGA avec l’affirmation d’une voix nationale britannique. En se liant si étroitement à Trump, il reproduit le modèle même de dépendance qu’il prétendait combattre à Bruxelles et à Strasbourg.
En croyant hisser le Royaume-Uni au rang des nations indépendantes, Farage et son parti risquent plutôt de le réduire à un État vassalisé, toujours plus empêtré dans les guerres culturelles et l’orbite économique des États-Unis, et toujours moins libre de tracer sa propre voie.
Le vrai patriotisme, c’est la souveraineté
C’est parce qu’ils conduisent à de telles antinomies que les gestes patriotiques semblent souvent creux — tant à gauche qu’à droite. Si le patriotisme ne doit pas être qu’une simple rhétorique, il doit se concrétiser dans la politique. Il doit être le rétablissement du principe selon lequel un peuple souverain a le droit et le devoir de gérer ses propres affaires.
La première tâche d’un véritable patriotisme est donc un programme de reconstruction. Ce programme exige de relancer l’industrie nationale, de reconstruire les infrastructures et l’indépendance énergétique, de rapatrier les chaînes d’approvisionnement critiques, de renforcer les capacités militaires et d’investir dans la recherche et les capacités technologiques.
Ce n’est que sur une telle base que le patriotisme peut devenir concret.
En se liant si étroitement à Trump, Farage reproduit le modèle même de dépendance qu’il prétendait combattre à Bruxelles et à Strasbourg.
Jack Jeffrey
Le vrai patriotisme n’est pas un retour en arrière vers le tribalisme, mais une affirmation de notre destin commun. Il s’agit de reconnaître que nous appartenons les uns aux autres et que la politique n’est rien d’autre que l’organisation de cette appartenance en institutions capables de commander et de prendre soin des citoyens.
Les intuitions de Starmer sont peut-être de cet ordre, mais il n’a pas encore trouvé les mots ni le courage pour persuader le Labour — et encore moins ses détracteurs — que son patriotisme est autre chose qu’un mot d’ordre sans force.
S’il ne parvient pas à restaurer un pays défiguré par une mondialisation arrogante, ses jours comme Premier ministre sont comptés.
Alors qu’un avenir sinistre se profile, la gauche sociale-démocrate doit arrêter de parler de patriotisme en termes abstraits — elle doit commencer à le mettre en pratique.
La vague qui la percute est globale : spectatrice inerte, elle n’en a compris ni la nature, ni la portée.
Pour ne pas mourir engloutie, elle doit commencer par briser le tabou du patriotisme.
Sources
- « Unir le Royaume ».
- Voting intentions, YouGov, dernière mise à jour le 13 octobre 2025.
- Kevin Schofield, « Keir Starmer Is The Most Unpopular PM On Record — Yes, Even Including Liz Truss », HuffPost, 28 septembre 2025.
- Opération « Hisser les couleurs ».
- Auquel participa Keir Starmer et la Chancelière de l’Échiquier britannique Rachel Reeves, le Premier ministre canadien Mark Carney, son homologue espagnol Pedro Sanchez, les ex-Premiers ministres australien et néozélandaise Anthony Albanese et Jacinda Ardern, ainsi que l’ex-secrétaire d’État aux Transports américain Pete Buttigieg.
- James Stafford, « The idea that Labour lacks patriotism is nearly as old as the party itself », The Guardian, 4 mai 2021.
- Au Royaume-Uni, lors de matchs juniors, il est de tradition pour les joueurs de manger une orange à la mi-temps.
- Alasdair MacIntyre, Après la vertu, Paris, PUF, 2013.
- Angus Hanton, Vassal State. How America Runs Britain, Swift Press, 2024.