On associe volontiers la Russie de Vladimir Poutine à la déferlante nationaliste qui traverse le continent européen, comme en témoigne la victoire en Tchéquie du mouvement ANO, qui siège au Parlement européen dans le groupe des Patriots for Europe.

Pourtant, les relations entre le Kremlin et les mouvances nationalistes de la Russie contemporaine restent particulièrement conflictuelles. 

Depuis le début des années 1990, chaque grand tournant de la politique russe — crise constitutionnelle de 1993, élections de Vladimir Poutine, annexion de la Crimée, invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022 — a inauguré une nouvelle phase d’un affrontement complexe entre les nationalistes russes et un pouvoir qui s’efforce de s’approprier, en les tempérant, certains éléments de leur vision du monde.

Rodolphe Droalin, chercheur au Centre d’études russes, caucasiennes, est-européennes et centrasiatiques, est un spécialiste du nationalisme russe contemporain, auteur d’une thèse sur la répression des opposants nationalistes de 2010 à 2022, sur lesquels il a enquêté pendant quatre ans à Moscou, Vilnius et Riga. Nous revenons avec lui sur les moments essentiels de cette histoire complexe, mais absolument déterminante pour comprendre la nature du pouvoir russe contemporain. Pour lui, le principal danger pour le régime de Poutine actuellement vient « des blogueurs pro-guerre critiques à l’égard du pouvoir et des vétérans. Ils disposent de la légitimité, de l’audience et du savoir-faire en cas de crise violente en Russie. »

Il a existé par le passé des organisations russes ultra-nationalistes, voire fascisantes, notamment dans l’émigration blanche, mais des formations politiques de cette tendance auraient difficilement pu s’épanouir à l’époque soviétique. Pourriez-vous nous expliquer comment s’est constitué le nationalisme russe en tant que mouvement politique dans la Russie post-soviétique  ?

À la chute de l’URSS, ce qui rassemble les nationalistes russes, c’est le traumatisme de la perte de la puissance. La Russie traverse une crise économique et sociale sans précédent. Les frontières héritées de l’Empire soviétique éclatent, donnant naissance à de nouveaux États. Des millions de Russes vivant dans ces nouveaux États deviennent aussitôt des « Russes de l’étranger ». Alors que la Russie s’oriente vers un régime démocratique sous l’impulsion de Boris Eltsine, les nationalistes russes accusent les « valeurs libérales » venues d’Occident d’être à l’origine de la crise que connaissent les Russes. Des théories antisémites se répandent également. Les revendications des nationalistes russes se déclinent alors en deux grands volets  : la mise en place d’un État autoritaire et la restauration de l’empire et de la puissance. 

Au-delà de ce diagnostic commun, il faut souligner la diversité des nationalistes russes de cette époque, qui comprennent par exemple des monarchistes et des nationaux-bolcheviques dont les vues sont opposées. 

Parmi la multitude d’organisations nationalistes qui émergent à la suite de la chute de l’URSS, j’en retiendrai deux. Tout d’abord l’Unité nationale russe fondée par Alexandre Barkashov en 1990. Ouvertement néonazie, cette organisation prône la primauté des Russes ethniques et l’expulsion des immigrés, des Juifs et des Tziganes. Elle se montre également sensible à la cause des Russes de l’étranger. C’est une organisation paramilitaire dont les militants sont entraînés au combat. La deuxième organisation nationaliste notable dans les années 1990 est le Parti national-bolchevique, fondé en mai 1993 par Edouard Limonov et Alexandre Douguine. Inspirés par le fascisme et le stalinisme, antilibéraux et antiaméricains, les nationaux-bolcheviques appellent à la mise en place d’un pouvoir autoritaire et à l’instauration d’un empire eurasien. 

Lors de la crise constitutionnelle de 1993, les nationalistes russes manifestent leur opposition au nouveau régime démocratique. En septembre 1993, Boris Eltsine annonce la dissolution du Parlement dans le but de faire adopter une nouvelle constitution. Les parlementaires s’y opposent et des militants communistes et nationalistes armés, notamment issus d’Unité nationale russe et du Parti national-bolchevique, érigent des barricades autour du Parlement pour le protéger. Début octobre, Boris Eltsine ordonne le bombardement du Parlement. Selon les estimations officielles, les affrontements auraient fait 187 morts. À la suite de cette confrontation, le Parlement est effectivement dissous et une nouvelle constitution est adoptée. L’année suivante, les militants arrêtés bénéficient d’une amnistie et sont relâchés. Cette crise a été un moment charnière  : c’est à ce moment que se sont imposés le thème de la « menace rouge-brune » et la comparaison de la Russie des années 1990 à la République de Weimar. 

Le pouvoir de Boris Eltsine s’est toutefois maintenu malgré cette opposition. Certains nationalistes, comme ceux de l’Unité nationale russe, ont tenté de participer aux élections, mais l’enregistrement de leur parti a été refusé.

Au début des années 2000, ces organisations déclinent, laissant la place à de nouvelles structures nationalistes. Il s’agit notamment du Mouvement contre l’immigration illégale (Dviženie protiv nelegal’noj immigracii ou DPNI) créé en 2002 par deux frères, Alexandre Belov et Vladimir Basmanov. Actifs dans les années 1990, ils ont participé à la défense du Parlement en 1993, mais sans occuper de fonction de premier plan. Le DPNI signe le tournant résolument ethno-nationaliste du nationalisme russe. Les nationalistes des années 1990 s’opposaient en priorité au nouveau régime démocratique et au déclin de la puissance russe  ; désormais, ces questions sont reléguées au second plan par des critiques toujours plus virulentes de l’immigration, et plus généralement des minorités non-Russes, à commencer par celles du Caucase. Le Mouvement contre l’immigration illégale soutient que les Russes ethniques sont systématiquement désavantagés face aux minorités. 

Les positions nationalistes du pouvoir de Poutine restent largement instrumentales et ponctuelles.

Rodolphe Droalin

Les analystes de la politique russe contemporaine sondent continûment les déclarations de Vladimir Poutine en quête de références à des auteurs nationalistes, monarchistes ou contre-révolutionnaires du XXe siècle, de Nikolaï Berdiaïev à Alexandre Douguine. Diriez-vous qu’il a existé à un moment donné une possible plateforme idéologique commune entre les mouvements nationalistes radicaux et le régime de Vladimir Poutine  ? 

L’orientation nationaliste — ou patriotique — du gouvernement russe ne date pas de Vladimir Poutine.

Il faut plutôt remonter à la deuxième moitié des années 1990, sous Boris Eltsine. Dans le cadre de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) et de sa compétition avec le Parti communiste de Russie, premier parti au Parlement après les élections de décembre 1993, Eltsine multiplie les gestes en direction de l’opinion nationaliste — pensons au symbole fort qu’a été la reconstruction de la cathédrale du Christ-Sauveur de 1995 à 2000. Lors de l’élection présidentielle de 1996, en difficulté face au candidat communiste Leonid Ziouganov, Boris Eltsine obtient le soutien de personnalités du camp patriotique comme Sergueï Babourine ou le général Lebed. Il s’éloigne aussi de l’Occident, notamment sous l’impulsion d’Evgueni Primakov, ministre des Affaires étrangères de 1996 à 1998 qui réoriente la politique étrangère russe vers l’Asie et le Sud. Le gouvernement russe est déçu du manque de soutien de l’Occident pendant la guerre de Tchétchénie et s’oppose aux positions occidentales dans le cadre des guerres en ex-Yougoslavie.

Lorsque Vladimir Poutine est élu président en 2000, il se place donc davantage dans la continuité que dans la rupture. 

Son discours et son style sont en revanche plus affirmés. Il reprend certaines idées défendues par les nationalistes dans les années 1990  : regret de l’éclatement de l’empire, remise en ordre du pays, restauration de la puissance russe. Il contribue ainsi au déclin de certaines organisations nationalistes des années 1990 comme Unité nationale russe dont les militants ne voient pas l’intérêt de lutter contre un gouvernement qui s’est approprié leurs idées. 

Au cours des décennies suivantes, le régime de Vladimir Poutine deviendra de plus en plus nationaliste : opposition à l’Occident et aux idées libérales, promotion des valeurs traditionnelles, annexion de la Crimée en 2014 au nom de la défense des Russes ethniques, invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022 justifiée de la même façon.

Cependant, les positions nationalistes du pouvoir russe restent largement instrumentales et ponctuelles et ne reprennent pas les idées maximalistes des militants nationalistes. Le régime de Vladimir Poutine se veut pragmatique et s’attache à conserver une certaine flexibilité. En cela, on ne peut pas parler de « plateforme idéologique commune » entre les radicaux nationalistes et le régime. Sur les questions ethniques et les enjeux d’immigration, le gouvernement russe a pu parfois exprimer des positions dures, mais, dans les faits, la Russie a massivement recours à la main-d’œuvre étrangère. De même, face aux radicaux ethno-nationalistes, le gouvernement promeut la multinationalité de la Russie et rejette l’idée d’une primauté des Russes ethniques. De leur côté, les radicaux impérialistes comme Alexandre Douguine expriment une certaine frustration face à la lenteur de la restauration de l’empire. Ils appelaient d’ailleurs à envahir l’ensemble de l’Ukraine dès 2014. 

Ainsi, même si le régime de Vladimir Poutine est d’une orientation clairement nationaliste, il ne reprend que ponctuellement et partiellement les idées des nationalistes radicaux. Le régime de Vladimir Poutine se montre autrement flexible et pragmatique, même si l’on assiste à sa progressive radicalisation.

Votre thèse de doctorat porte précisément sur la manière dont la répression étatique s’est abattue sur les nationalistes russes, avec une virulence croissante depuis les années 2010. Attribuez-vous cette répression à une divergence idéologique ou à un affrontement purement politique — à un moment où les autorités envisageaient de promouvoir leurs propres cercles nationalistes  ?

La répression de l’opposition nationaliste s’inscrit dans un contexte de violences racistes toujours plus radicales, commises en particulier par des groupes de skinheads, depuis la fin des années 1990. Dans un premier temps, les violences racistes sont minimisées par la justice et les services de sécurité. Cependant, elles deviennent de plus en plus massives avec l’émergence d’un terrorisme néonazi (attentat sur le marché de Cherkizovsky à Moscou en 2006). En même temps, ces violences se politisent, en particulier sous l’impulsion du Mouvement contre l’immigration illégale qui vient justifier les violences racistes. Sous son influence, ces violences s’élargissent et deviennent un défi politique pour les autorités russes. Ce mouvement a notamment participé aux émeutes de Kondopoga, une ville de Carélie, en 2006. Après une altercation dans un restaurant entre Russes et Caucasiens, des habitants de Kondopoga se sont attaqués aux habitants désignés comme originaires du Caucase, provoquant de telles émeutes que la police ne parvenait plus à rétablir l’ordre. Des militants du DPNI en ont profité pour apporter leur soutien et appeler le gouvernement à expulser les habitants originaires du Caucase, avant d’être finalement arrêtés.

Ces émeutes ont été la première confrontation directe entre le gouvernement de Vladimir Poutine et le DPNI. Le gouvernement russe a alors pris la mesure de la menace que représentaient les militants nationalistes. De leur côté, les militants nationalistes ont pris conscience d’être entrés en opposition politique avec le régime — même si les charges qui les visaient ont finalement été abandonnées. 

C’est à la suite de ces émeutes que le Mouvement contre l’immigration illégale a cherché à se constituer en un parti politique appelant à un véritable changement de régime. Le mouvement s’est même rapproché d’Alexeï Navalny pour atteindre ses fins. En réponse, le gouvernement russe a durci la répression, ouvrant notamment des enquêtes contre Alexandre Belov.

Les radicaux impérialistes comme Alexandre Douguine expriment une certaine frustration face à la lenteur de la restauration de l’empire.

Rodolphe Droalin

En 2010, à la suite du meurtre d’un supporteur de football par des jeunes originaires de Tchétchénie, de nouvelles émeutes racistes ont éclaté en plein cœur de Moscou. Le DPNI y était directement impliqué et les autorités, qui percevaient ces affrontements sous les murs du Kremlin comme une véritable humiliation, l’ont déclaré illégal. Une nouvelle vague de répression a eu lieu autour de 2014, lorsque certains leaders comme Alexandre Belov ou Dmitrii Dyomoushkine ont refusé de soutenir les séparatistes du Donbass. En somme, la répression des opposants nationalistes répond à la fois à un problème d’ordre public et à l’affirmation d’une opposition nationaliste, mêlant indissociablement enjeux politiques et préoccupations sécuritaires.

Au-delà de la répression, le gouvernement russe cherche aussi à concurrencer l’opposition nationaliste en créant ses propres organisations nationalistes dans le cadre d’une politique de « nationalisme administré ». En constatant le succès du Mouvement contre l’immigration illégale et du phénomène skinhead auprès des jeunes, le gouvernement russe a voulu éloigner cette jeunesse nationaliste de la violence et de l’opposition et l’orienter vers des organisations de jeunesse loyales comme Nashi (fondée en 2005) ou encore Russkii Obraz (fondée en 2008).

Le pouvoir russe dispose aujourd’hui d’un arsenal répressif particulièrement développé, qu’il exporte d’ailleurs dans certains pays — pensons aux lois ou projets de loi sur les « agents de l’étranger » en Géorgie, en Hongrie et au Kirghizstan. Quels instruments ont été mobilisés pour lutter contre l’opposition nationaliste  ? L’accent a-t-il été placé sur « l’extrémisme », sur le « terrorisme » ou sur d’autres qualifications juridiques  ? 

Pour répondre aux violences racistes — mais aussi aux mouvements islamistes, dans le contexte de la guerre en Tchétchénie et du terrorisme islamiste —, le gouvernement russe adopte une loi de lutte contre l’extrémisme en 2002. 

Les deux principaux articles sont le 280 qui punit l’incitation à commettre des « actes extrémistes » et le 282 visant « les appels à la haine contre tout groupe social ». Dans un premier temps, cette loi est peu appliquée. Les auteurs de crimes racistes bénéficient de l’indulgence de la police et de la justice. Bien souvent, ils ne sont poursuivis que pour « hooliganisme ». C’est seulement à partir de la deuxième moitié des années 2000 que cette loi entre vraiment en application, dans un contexte d’intensification des violences racistes — des émeutes au terrorisme néonazi. En 2008, les autorités russes se dotent de deux structures dédiées à la lutte contre l’extrémisme  : le Centre de lutte contre l’extrémisme, composé de policiers spécialisés, et Roskomnadzor, chargé de la régulation des contenus sur Internet. Les militants sont principalement poursuivis pour des propos tenus sur Internet ou lors de manifestations. Ils sont parfois condamnés à des peines de prison ferme  : cela a par exemple été le cas de Dmitrii Dyomoushkine, condamné en 2016 à deux ans et demi de prison pour le slogan « Un pouvoir russe pour la Russie ». 

Des militants nationalistes sont aussi poursuivis pour violences racistes dans le cadre d’affaires douteuses, voire fabriquées de toutes pièces. Par exemple, Daniil Konstantinov a été poursuivi en 2012 pour le meurtre de migrants alors qu’il se trouvait à une fête d’anniversaire. La société civile russe s’est mobilisée et a obtenu sa libération. 

Il existe enfin des cas de nationalistes condamnés pour terrorisme, mais ces affaires restent peu nombreuses. 

La manière dont le régime russe réprime les opposants nationalistes diffère-t-elle juridiquement ou politiquement des pratiques visant l’opposition libérale  ? 

Il faut d’abord souligner que la conception de « l’extrémisme » dans la Russie actuelle concerne l’ensemble des acteurs susceptibles de menacer la stabilité politique. 

La législation anti-extrémiste, quant à elle, est vague et peut donc être appliquée à des acteurs éloignés des milieux radicaux. L’article 280 condamne « l’appel à commettre des actes extrémistes » sans définir ces actes eux-mêmes. Il peut donc s’agir de simples appels à manifester. C’est d’ailleurs pour ce motif — des appels à participer à des manifestations non autorisées — que l’organisation d’Alexeï Navalny a été déclarée extrémiste en 2021. 

L’article 282 condamne quant à lui « l’incitation à la haine contre tout groupe social ». Cette notion de « groupe social » est mal définie et peut potentiellement concerner de simples critiques contre les représentants de l’État, comme l’a montré l’exemple d’Irek Murtazin. Ce journaliste tenait un blog et a publié un livre dénonçant la corruption au Tatarstan, qui lui a valu en 2009 d’être condamné à un an et neuf mois de prison pour « incitation à la haine contre des représentants de l’État ».

Cependant, cette conception extensive de l’extrémisme n’a pas toujours une signification politique. Il peut s’agir d’agents du Centre de lutte contre l’extrémisme qui cherchent à améliorer leurs statistiques. Ils peuvent par exemple considérer une image en référence à l’Allemagne nazie postée sur Internet comme étant une réhabilitation du nazisme sans tenir compte du contexte de la publication (recherche historique, journalisme…). 

C’est d’ailleurs en réponse à ces excès que l’article 282 a été décriminalisé en 2019. Dès lors, les incitations à la haine ne sont plus condamnées qu’à des amendes. L’article 280 reste lui inchangé. 

On assiste depuis l’attentat du Crocus City Hall de 2024 à une vague de descentes de police dans les foyers d’immigrés et d’attaques racistes à l’encontre des populations venues, notamment, d’Asie centrale. Or ces agressions rappellent beaucoup — au moins dans leur forme et leurs cibles — celles des ultra-nationalistes des années 1990-2000. Peut-on dire que le pouvoir russe tolère plus qu’avant, voire encourage cette violence anti-immigrés qu’il prétendait jadis combattre  ?

Il est difficile de dire si le pouvoir russe encourage les violences anti-immigrés, mais il crée en tout cas un climat qui les justifie. Plusieurs travaux, comme ceux de Victor Schnirelmann, ont bien montré que le climat politique et médiatique de la fin des années 1990 et des années 2000 avait légitimé les violences racistes de cette période. Par exemple, le maire de Moscou de l’époque, Iouri Loujkov, appelait à limiter l’immigration dans la ville, ce qui a été interprété comme un appel à « nettoyer les rues des migrants ». 

Depuis l’attentat du Crocus City Hall, on observe en effet une augmentation de la violence contre les immigrés, notamment de la part de la police. Des pays comme le Tadjikistan ou l’Azerbaïdjan ont protesté publiquement contre les mauvais traitements subis par leurs ressortissants en Russie.

En février 2025, le gouvernement russe a adopté une loi sur l’immigration très restrictive  : expulsions sans décision de justice, mise en place d’un registre d’immigrés en situation irrégulière, limitation du recours à l’immigration dans certains secteurs…

Cependant, les acteurs à l’origine de ces violences racistes ne font souvent pas la différence entre des immigrés et des ressortissants issus de minorités de Russie comme les Tchétchènes. Ce genre de violences est une ligne rouge pour le pouvoir russe car elles peuvent déstabiliser la fédération.

Le gouvernement russe cherche aussi à concurrencer l’opposition nationaliste en créant ses propres organisations nationalistes dans le cadre d’une politique de « nationalisme administré »

Rodolphe Droalin

Le 30 août 2025, Andriy Paroubiy mourait dans une rue de Lviv après avoir reçu huit coups de feu. Il avait fondé en 1991 le Parti social-national d’Ukraine, une formation néofasciste, ultra-nationaliste, directement inspirée par le Parti national-socialiste allemand. Existait-il dans les années 1990-2000 des similitudes entre les ultra-nationalistes russes et ukrainiens — au niveau idéologique ou stratégique par exemple ? Y a-t-il eu des circulations ou des conflits ouverts entre ces groupes  ? 

Les contacts entre nationalistes russes et nationalistes ukrainiens ont principalement eu lieu au sein de la sous-culture néonazie.

Les rencontres se faisaient dans le cadre de matchs de football, de concerts de black metal ou de combats de MMA.

Il y avait également quelques contacts intellectuels. À ce titre, on peut notamment citer le cas d’Olena Semeniaka, liée au mouvement Azov, qui se trouvait aussi en contact avec Alexandre Douguine.

Comment les nationalistes russes réprimés par le pouvoir poutinien ont-ils réagi au déclenchement de la guerre en Ukraine censée « dénazifier » le pays voisin  ? Se sont-ils reconvertis en combattants ou en propagandistes  ? Combien ont été prêts, au contraire, à combattre aux côtés des Forces armées ukrainiennes pour lutter contre le pouvoir en place en Russie, à l’instar du « Corps des volontaires russes »  ?

Pour comprendre le positionnement des opposants nationalistes sur la question ukrainienne, il faut remonter à l’annexion de la Crimée et au conflit dans le Donbass en 2014.

À ce moment, la question divise profondément l’opposition nationaliste russe. Il y a d’un côté ceux qui s’y opposent et voient Maïdan comme un modèle à suivre en Russie. D’autres se réjouissent au contraire de l’annexion de la Crimée et soutiennent les séparatistes à travers des missions humanitaires. Ils n’en restent pas moins critiques du régime et estiment que le gouvernement russe n’a pas assez soutenu les séparatistes du Donbass et qu’il aurait fallu pousser plus avant en Ukraine, jusqu’à Kharkiv ou Odessa. 

Certains nationalistes russes vont jusqu’à combattre dans l’un des deux camps. Cela est particulièrement visible chez certains néonazis russes qui rejoignent les rangs de Kiev à partir 2014. L’ONG Sova dénombre une centaine de militants nationalistes qui ont rejoint le côté ukrainien en 2014-2015. Il s’agit surtout de militants fuyant des poursuites judiciaires en Russie. Parmi eux se trouve notamment Alexeï Liovkine, leader de l’organisation Wotan Jugend. Il rejoint l’Ukraine en 2014 avec des camarades après avoir été accusé d’un triple meurtre raciste. Ils se rallient au régiment Azov et combattent les séparatistes du Donbass, justifiant leur combat par l’anticommunisme. Ils estiment que le régime russe est l’héritier de l’URSS — de fait, les séparatistes du Donbass se montraient en effet très nostalgiques de l’URSS. Ils prennent pour modèle Andreï Vlassov 1, général soviétique qui a collaboré avec les nazis pour s’opposer à Staline.

Pour autant, leurs relations avec les autorités ukrainiennes sont parfois tendues, notamment autour de leur statut migratoire. 

Des nationalistes russes rejoignent aussi les séparatistes du Donbass. Il s’agit par exemple d’Ian Petrovsky, membre du Mouvement impérial russe, qui se rend dans le Donbass en 2014 et fonde l’unité paramilitaire Roussitch. Plus généralement, certains de mes contacts ont indiqué que les services spéciaux russes approchaient des militants nationalistes, y compris en prison, pour combattre dans le Donbass, bien avant l’invasion à grande échelle de 2022.

Un volontaire que j’ai rencontré a souligné certaines tensions autour de l’engagement de ces nationalistes russes dans le Donbass  : méfiance réciproque entre ces militants et les autorités séparatistes, plutôt nostalgiques du communisme ; manque de soutien et de reconnaissance de l’État russe, par exemple en cas de décès ou de blessure.

Ces tendances continuent aujourd’hui, mais on observe un changement d’acteurs. Un certain nombre d’entre eux, actifs pendant le conflit dans le Donbass, ne le sont plus aujourd’hui. Certains sont en prison comme Ian Petrovsky, détenu en Finlande pour crimes de guerre, tout comme Igor Guirkine, condamné à quatre ans de prison en 2024 pour « appels à commettre des actes extrémistes » après avoir critiqué Vladimir Poutine et l’armée, alors qu’il était l’un des principaux leaders des volontaires dans le Donbass. J’ai également constaté que des militants nationalistes qui avaient soutenu l’annexion de la Crimée et les séparatistes du Donbass se sont prononcés contre la guerre, y voyant un conflit fratricide entre Slaves. Ils se sont ensuite retirés de la vie publique. Il faut bien sûr évoquer la mort d’Evgueni Prigojine et la dissolution de Wagner. 

Ce qu’il est intéressant de constater, surtout du côté russe, c’est la répression et la disparition d’acteurs majeurs. Lorsqu’ils sont trop gênants ou deviennent inutiles, on se « débarrasse » d’eux, purement et simplement.

Les acteurs nationalistes russes aujourd’hui au premier plan de la guerre proviennent de milieux différents. Les blogueurs pro-guerre russes sont souvent issus des milieux médiatiques ou militaires. Par exemple, Semyon Pegov (WarGonzo) a été reporter de guerre dans divers conflits post-soviétiques. Du côté des nationalistes russes combattant avec l’Ukraine, on cite en effet beaucoup le Corps des volontaires russes. Son fondateur, Denis Kapoustine, est un Russe qui a vécu en Allemagne et s’est installé en Ukraine en 2017. Avant cela, il était essentiellement connu dans le monde du MMA et pour sa marque de vêtements WhiteRex.

Il est difficile de dire si le pouvoir russe encourage les violences anti-immigrés, mais il crée en tout cas un climat qui les justifie.

Rodolphe Droalin

Dans la Russie d’après Poutine, les ultra-nationalistes auraient-ils une chance de peser dans les affrontements politiques qui pourraient s’ensuivre  ? Existe-t-il dans leurs rangs des milices susceptibles de jouer un rôle si ces affrontements dégénéraient en une véritable guerre civile ou un conflit ouvert de divers groupes avec l’État russe  ? 

Au cours de mon enquête de terrain, j’ai rencontré des militants néonazis qui affirmaient s’entraîner au combat dans la perspective d’une crise grave en Russie.

J’ai pu les voir partager sur Telegram des actions commises par leurs  camarades. Mais ces actions restent limitées — elles peuvent par exemple consister à mettre le feu à une voiture portant le sigle pro-guerre « Z ».

En 2023, la police russe a annoncé avoir démantelé des cellules néonazies russes qui préparaient des actes violents contre l’État.

Cette annonce s’inscrit indéniablement dans les opérations de propagande des autorités russes, mais des arrestations ont été confirmées par certains de leurs camarades sur Telegram.

Ces groupes, même s’ils sont entraînés et déterminés, restent peu nombreux et leur influence politique est très faible — de manière générale, il n’y a quasiment plus de leader actif qui pourrait diriger l’opposition nationaliste sur le sol russe.

À mon sens, le danger pour le régime viendrait plutôt des blogueurs pro-guerre critiques à l’égard du pouvoir et des vétérans. Si une crise violente se déclarait demain en Russie, ce sont eux qui disposent de la légitimité, de l’audience et du savoir-faire pour tenter de s’emparer du pouvoir.

Sources
  1. Le récent « Rapport Karaganov » désignait les « vlassoviens » de la Seconde Guerre mondiale et « leurs successeurs actuels » comme « la lie et la honte du peuple », indignes d’être considérés comme des Russes.