Cet entretien a été réalisé à Varsovie le 30 septembre dans le cadre du partenariat de la revue avec le Warsaw Security Forum.
Dans le choix entre un ancrage européen solide et la sphère d’influence russe, les législatives moldaves ont été un test. La Géorgie a connu un processus similaire. Que pensez-vous du résultat des élections moldaves et en quoi cela fait-il écho à votre propre expérience ?
Le cas moldave permet une comparaison très directe car nous avons connu le même type d’élections il y a tout juste un an ; nous avions alors fait face aux mêmes ingérences et manipulations russes — aussi significatives qu’elles l’ont été en Moldavie. Malheureusement, nous n’avions pas les moyens de contrer cette ingérence ni le soutien dont a bénéficié la Moldavie : il est plus facile de contrecarrer cette influence aujourd’hui, car elle est bien mieux documentée.
Lors des élections géorgiennes, on m’a même demandé de prouver qu’il y avait eu ingérence russe — on en rirait presque si ce n’était si grave.
La Géorgie a été, ici comme en bien d’autres occasions, un laboratoire pour la Russie.
En 2008, nous subissions une agression militaire directe, dont la forme fut répliquée en Crimée et en Ukraine.
L’année dernière, la Russie a conduit chez nous une expérience pour savoir comment conquérir un pays non pas en prenant son territoire, mais en manipulant les élections et en installant un gouvernement fantoche qui fait exactement ce qu’elle veut.
Vous voulez dire que la Russie n’a pas eu besoin d’envahir la Géorgie pour en prendre le contrôle ?
La Russie occupe déjà 20 % de notre territoire avec des bases militaires. Mais il y a quelque chose de plus pervers dans la façon dont Moscou opère actuellement : l’objectif n’est pas de s’emparer du territoire de notre pays — mais de son État.
C’est ce que la Russie est en train de faire.
Nous continuons à résister et notre population est très résiliente. À l’instar des Ukrainiens, qui combattent et résistent militairement à l’agression dont ils sont victimes depuis trois ans et demi, la population géorgienne résiste à ce qu’on peut aussi appeler une agression — bien qu’elle soit non militaire, mais plutôt hybride.
La Russie de Poutine perfectionne contre nous un nouveau type de guerre — qu’elle a tenté de mener en Moldavie et en Roumanie et qu’elle tentera certainement ailleurs si nous la laissons faire.
La Géorgie a été un laboratoire pour la Russie.
Salomé Zourabichvili
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a fait écho à ces propos après le vote moldave, insistant sur le fait que les Européens ne devaient pas oublier la Géorgie ni le Belarus, car une victoire russe serait une défaite pour l’Europe. À un moment aussi crucial pour votre pays, avez-vous eu le sentiment que l’Europe vous abandonnait ?
Je n’utiliserais pas le mot « abandonner » — mais il est vrai que l’Occident en général n’a pas fait assez et n’a pas pris clairement la mesure de ce qui se passait.
C’est peut-être parce que nous sommes un petit pays et que nous sommes géographiquement plus éloignés que nous n’avons pas reçu le même type d’attention que d’autres. Si l’on a plus parlé de la Moldavie, c’est que l’on était bien plus sensible aux conséquences qu’aurait une victoire pro-russe dans ce pays que dans le nôtre.
Au moment de notre élection, l’Ukraine subissait une agression militaire directe, et l’accent était mis sur le soutien à l’Ukraine dans son combat existentiel plutôt que sur la Géorgie, qui ne semblait pas subir d’attaque aussi directe. Je peux le comprendre, mais je ne peux que regretter que nous n’ayons pas reçu plus d’attention et de soutien car, comme je l’ai dit, le Kremlin cherche désormais à prendre le contrôle d’États par d’autres moyens.
Puisque la Russie ne peut gagner militairement, elle fait peser une menace d’un autre type.
Cela étant dit, nous ne devons pas blâmer les autres, nous devons aussi nous remettre en question.
Que voulez-vous dire ?
L’opposition politique géorgienne, la population, la société civile et moi-même — en tant que représentante du peuple géorgien — n’avons pas fait preuve d’assez de prudence lors de ces élections.
Il y avait eu un précédent avec les « lois russes » qui avaient déclenché de grandes manifestations dans les rues de Tbilissi, repoussant avec succès une tentative de prise de pouvoir du législatif sur l’exécutif. Les gens descendaient dans la rue avec constance et force ; ce fut en grande partie un succès. Ces événements nous ont donné une confiance excessive dans notre capacité à remporter les élections.
Pourtant, ce n’était que le début de l’assaut contre les principes démocratiques et les institutions indépendantes.
Nous n’étions pas préparés aux nouvelles technologies qui étaient alors déployées : centres d’appels, cybermanipulation et ingérences politiques en tous genres. Les ONG, qui jouent généralement un rôle de surveillance pendant les élections, étaient elles-mêmes soumises à la pression des « lois russes » ; elles faisaient face à des amendes et des restrictions.
Nous sommes la frontière, le front.
Salomé Zourabichvili
Ces lois ont été présentées comme visant à contrer l’ingérence étrangère, mais elles constituaient en réalité un moyen de réduire au silence l’opposition au parti dirigeant… C’est une stratégie soviétique.
Les garanties traditionnelles d’un processus démocratique ont été affaiblies par ces actions, plus fortement que nous ne l’avons d’abord compris : nous étions trop confiants et il est vrai que nous souffrions également d’un manque d’implication directe et d’attention de la part de nos partenaires.
La combinaison de ces facteurs explique le résultat : nous avons remporté les élections, mais nous n’avions pas les moyens — devant les tribunaux et par les instruments que nous donnait le système politique — de prouver cette victoire et de contester le résultat officiel.
Lorsque vous dites qu’il y aurait eu un manque d’implication directe de la part de vos partenaires, à qui et à quoi faites-vous précisément référence ?
Lorsque j’ai fait l’objet d’une procédure de destitution — qui n’a finalement pas abouti car le Rêve géorgien n’a pas obtenu la majorité au parlement — je ne peux pas dire que j’ai reçu le soutien que nos partenaires européens apportent habituellement dans de tels cas.
Je pense qu’ils n’ont pas su voir l’érosion de l’État de droit et des institutions indépendantes de notre pays — or cette érosion est celle de la démocratie elle-même.
Aujourd’hui, mon message à nos partenaires européens est le suivant : n’oubliez pas la Géorgie ; regardez ce qui s’y passe — car les événements qui s’y produisent détermineront l’avenir de nombreux autres pays, et en fin de compte, celui de l’Europe elle-même.
Nous sommes la frontière, le front.
Aujourd’hui, le front démocratique se trouve en Ukraine, où les Ukrainiens se battent ; il se trouve au Bélarus, en Moldavie et en Géorgie. Ce sont ces pays qui défendent la démocratie.
Vient ensuite la deuxième ligne de front — la Pologne et les États baltes — ces pays-là, plus que les États européens plus à l’ouest, comprennent notre situation, nous soutiennent et se battent avec nous.
Comment se défendre concrètement face aux ingérences électorales qui affectent de multiples processus démocratiques — de la Moldavie à la Roumanie ?
C’est là que se trouve le principal champ de bataille.
On ne reverra peut-être plus de guerres de conquête telles que nous les avons connues car la Russie a compris qu’elles sont extrêmement coûteuses et qu’elle ne peut pas les gagner.
Sachant cela, elle concentre ses efforts vers d’autres buts.
Pour la Russie, cette guerre psychologique est presque naturelle : elle était déjà pratiquée à l’époque soviétique, et Vladimir Poutine en est un expert. Il s’agit de semer le chaos, d’éroder la confiance, de répandre la paranoïa et de diminuer la foi en la démocratie, principalement par l’usage des réseaux sociaux et de la désinformation.
C’est un plan précis, bien rodé.
Je soutiens pleinement le réarmement et l’élaboration d’une politique de défense commune ; j’en comprends la nécessité. Toutefois, la sécurité de l’Europe de demain dépendra tout autant d’une politique commune visant à lutter contre les cyberattaques et à contrer la manipulation des élections en étant mieux renseigné sur leur déroulement.
C’est une tâche que l’Union devrait entreprendre collectivement, en étroite collaboration avec l’OTAN. Les cyberattaques constituent déjà une menace et un véritable problème. Nous en avons fait l’expérience en Géorgie, et la plupart des pays y ont été confrontés et le seront encore davantage. Qu’on parle de drones survolant la Pologne ou d’incidents navals en mer Baltique, tout cela relève de la guerre psychologique.
Je ne dis pas que, demain, les Russes bombarderont Varsovie, mais ils jouent avec les populations ; ils jouent avec nos cerveaux ; ils veulent nous perturber, exploiter nos peurs dans une campagne militaire menée directement sur Internet.
La Russie de Poutine perfectionne contre nous un nouveau type de guerre.
Salomé Zourabichvili
Au fond, vous affirmez que la Russie n’aurait plus besoin de conquérir un pays militairement, car elle s’appliquerait désormais à prendre le contrôle des États de l’intérieur. Comment exactement ?
En sapant les institutions étatiques, vous détruisez l’État lui-même.
En Géorgie aujourd’hui, l’État est érodé à la fois de l’intérieur et de l’extérieur.
Les institutions n’ont plus qu’une existence nominale ; elles ne sont plus indépendantes.
C’est un processus lent mais inexorable, qui dure depuis deux ou trois ans.
Nous n’avons plus de pouvoir judiciaire véritablement indépendant : nos tribunaux, y compris la Cour constitutionnelle, sont totalement dépendants.
Notre système judiciaire, qui était loin d’être parfait mais qui était en cours de réforme, s’est grippé.
Notre banque centrale n’est plus indépendante ; elle est entre les mains du parti au pouvoir.
La liste serait très longue…
Sur le papier, la Géorgie existe en tant qu’État indépendant. Mais tous les fondements qui constituent un État indépendant sont érodés par le parti au pouvoir, qui applique les méthodes russes.
Quelle est la prochaine étape pour la Géorgie ? Les dégâts que vous évoquez sont-ils irréparables ?
Ils peuvent être réparés tant que la société civile reste active et que les gens ne quittent pas le pays.
C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis restée en Géorgie et pour lesquelles j’y resterai. Il est très important que les jeunes, en particulier, n’abandonnent pas et ne décident pas de chercher leur avenir uniquement en Europe.
Certains pans de l’administration n’ont pas été complètement politisés ou purgés.
Avant le début de cette offensive, notre administration fonctionnait plutôt bien. Nous disposons encore de la plupart des capacités nécessaires pour revenir à la situation antérieure. Mais cela exige que nous résistions.
Nous constatons également des fissures au sein même du régime, où rien n’est aussi solide qu’il n’y paraît. C’est une faille constante : ces régimes ne sont jamais aussi stables qu’ils le prétendent.
Il y a un facteur important de mise en scène : la situation est toujours plus nuancée que ce qu’ils veulent bien prétendre.
En quel sens ?
Comme en Russie, le pouvoir s’appuie sur des criminels. Mais en Géorgie, ils sont moins solides et moins organisés qu’à Moscou : ils se déchirent dans des luttes intestines.
Les dirigeants du parti au pouvoir sont paranoïaques : qui résistera le plus longtemps et qui sera contraint de démissionner le premier ? Ils sont engagés dans une course contre la montre pour garder le pouvoir.
Pour l’instant, la société civile continue de résister ; elle montre qu’elle a des ressources et qu’elle ne cédera pas à la répression.
À l’agenda du sommet de la Communauté politique européenne qui se réunit aujourd’hui, jeudi 2 octobre, à Copenhague, on retrouve la question de l’élargissement de l’Union. La Géorgie était candidate — et c’était également votre aspiration personnelle. Dans le contexte politique actuel, cette trajectoire appartient-elle désormais au passé ?
Non, cette histoire n’est pas terminée.
Vous dire le contraire reviendrait à condamner une population tout entière qui continue de se battre. Ce serait une erreur. Tant que les gens continuent de résister et de manifester leur désir d’adhérer à l’Europe — et ils ont pris de nombreux risques pour le faire —, la porte doit rester ouverte.
Je fais une distinction très claire entre la population géorgienne et ses dirigeants illégitimes — ceux qui prennent actuellement les décisions.
Ces personnes n’ont pas été véritablement élues ; la plupart d’entre elles ont été nommées.
Sur le papier, la Géorgie existe en tant qu’État indépendant. Mais tous les fondements qui constituent un État indépendant sont érodés par le parti au pouvoir, qui applique les méthodes russes.
Salomé Zourabichvili
Elles devraient être totalement discréditées, et les élites européennes devraient leur dire ouvertement : « nous ne traitons pas avec vous » sans en craindre les conséquences. Elles disent bien de telles choses, mais le message n’est pas clair. La porte du dialogue devrait donc leur être fermée à double tour — bien plus qu’elle ne l’est actuellement — pour laisser au dehors de la discussion ceux qui sont responsables du déraillement du processus d’adhésion de la Géorgie à l’Union.
Vous attendez donc des dirigeants européens une condamnation plus claire ?
Oui. Leur message devrait être : si vous vous comportez de cette manière et nuisez à votre pays comme vous le faites, nous ne pouvons pas traiter avec vous. En revanche, il faut continuer à dialoguer avec la société civile et à la reconnaître comme légitime — même si les moyens concrets sont limités. Les dirigeants européens ne dialoguent pas avec le régime mais ils devraient acter cet état de fait et dire clairement : nous ne reconnaissons pas ce que vous faites.
En pratique, il est très difficile de séparer le peuple du gouvernement. Qu’est-ce qui vous rend confiante dans le fait que l’Union ne renoncera pas à intégrer la Géorgie alors que les négociations sont de facto suspendues ?
Heureusement, l’Union ne prend pas de telles décisions aussi rapidement. À cet égard, nous avons de la chance.
Encore une fois, nous ne devrions pas tirer de conclusions des actions d’un gouvernement illégitime qui n’est en place que depuis quelques années. La Géorgie s’efforce depuis trente ans de se conformer aux standards de l’Union pour la rejoindre, et a accompli d’énormes progrès. Nous avons été pionniers ; nous avons ouvert la voie pour la Moldavie et l’Ukraine.
J’ai moi-même invité ces deux pays en Géorgie en 2021, en compagnie du président du Conseil européen d’alors, Charles Michel.
À l’époque, la Géorgie était certaine d’être le premier des pays candidats à entrer dans l’Union, et notre objectif était d’embarquer l’Ukraine et la Moldavie avec nous dans ce processus. Il est clair que cela n’est plus possible aujourd’hui — mais rien n’est jamais définitif.
L’élargissement est un processus dans lequel la Géorgie et le peuple géorgien ont déjà fait d’énormes progrès — même s’il nous reste bien sûr des étapes importantes.
Ceux qui travaillent pour la Russie ne devraient pas être autorisés à bloquer l’avenir du peuple géorgien.
Ce serait une immense erreur pour l’Europe et une victoire pour la Russie.
Viktor Orbán affirme que les dirigeants du Rêve géorgien n’étaient pas des agents russes. Il les a félicités après les élections contestées et a même déclaré que la Géorgie avait évité de devenir une « deuxième Ukraine ». Considérez-vous cela comme une ingérence et avez-vous été surprise que ses propos n’aient pas suscité la condamnation du reste des dirigeants européens ?
Viktor Orbán a fait ce qu’il voulait faire. Et ce qu’il fait ou dit ne m’intéresse pas beaucoup.
L’Union aurait dû condamner plus fermement la manière dont ces élections ont été détournées et le pouvoir usurpé. Orbán n’est pas le seul à pouvoir s’exprimer et faire des déclarations : les autres dirigeants européens le peuvent aussi. Et elle aurait dû se montrer plus catégorique et plus ferme.
Imaginez si les résultats des élections en Moldavie avaient été différents : je suis sûr que l’Union aurait publié une déclaration forte affirmant qu’il s’agissait du résultat d’une ingérence directe de Moscou.
Nous aurions dû avoir la même déclaration après les élections géorgiennes. Cela n’a pas été le cas. Je ne voudrais pas m’attarder sur ce qui s’est passé. Ce qui est fait est fait.
Ce qui importe maintenant, c’est que nous restions concentrés, que nous continuions à prêter attention à la Géorgie et que nous nous préparions pour l’avenir. Mais nous devons en tirer les leçons.
Depuis le retour au pouvoir de Donald Trump, l’administration américaine a-t-elle manifesté un intérêt pour la discussion avec votre pays ? Voyez-vous encore une possibilité de dialoguer avec les États-Unis — ou les contacts ont-ils cessé ?
La Géorgie est clef pour les États-Unis.
Donald Trump a une définition très particulière de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas. Pour lui, tout se résume aux intérêts économiques et stratégiques concrets — c’est dans ces termes qu’il faut désormais engager un dialogue.
La Géorgie contrôle les routes vers l’Asie centrale, qui sont vitales pour l’économie américaine, et partage le contrôle des côtes de la mer Noire avec l’Ukraine, la Moldavie et la Roumanie.
Lorsque l’on examine la région d’un point de vue géographique, on comprend parfaitement pourquoi la Russie cherche à y maintenir et à y étendre son influence. Les investissements réalisés par les États-Unis en Géorgie au cours des trente dernières années n’ont pas été faits uniquement pour notre bien ou pour témoigner de bons sentiments ; ils ont été faits parce que la Géorgie est importante sur le plan stratégique ; ils reflétaient les intérêts des États-Unis, et ces intérêts n’ont pas disparu.
Donc, pour répondre à votre question, je considère tout à fait qu’il y a lieu d’ouvrir un dialogue avec l’administration américaine.