Doctrines de la Russie de Poutine

La nouvelle guerre baltique : comment la Russie de Poutine prépare son prochain théâtre d’opérations

Dans les pages d’une influente revue, le ministère des Affaires étrangères russe appelle à « considérer la mer Baltique orientale comme un théâtre potentiel d’opérations militaires ».

Une même technique depuis la Géorgie en 2008 jusqu’à l’Ukraine en 2022 : présenter la guerre comme une issue irréversible — justifier la violence par anticipation.

Il est urgent de comprendre ce que prépare Poutine dans la Baltique.

Nous traduisons et commentons ce texte clef avec l’aide des chercheurs Katerina Kesa, Lukas Milevski, Teija Tiilikainen, spécialistes de la région.

Auteur
Katerina Kesa, Lukas Milevski, Teija Tiilikainen
Image
© ministère russe de la Défense

Le Grand Continent En 2024, le ministère russe de l’Enseignement supérieur lance un très officiel appel à contributions. Son thème est technique : il s’agit de proposer une « analyse systémique des risques et opportunités économiques et politiques de la macrorégion balto-scandinave ».

L’article que nous traduisons et que nous avons invité des chercheurs spécialistes de la région à commenter répond à cette commande. Il a été publié dans la principale revue russe de politique étrangère, International Affairs, rattachée directement au ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie.

Son auteur, par ailleurs membre du Club Valdaï, y soutient une thèse simple : les pays de la région baltique — les trois États baltes en plus de la Finlande et de la Suède — seraient en train de menacer directement la Russie, faisant peser un risque sécuritaire de grande ampleur.

Nikolay Mezhevich n’est pas Karaganov — ni Sourkov. Là où les chantres de la guerre et de l’impérialisme poutinien ne cachent pas leurs intentions — allant jusqu’à déclarer à la revue que « la guerre est dans les gènes des Russes » — l’auteur de ce papier a recours à une démonstration alambiquée, lestée de détours historiques et de sources présentées comme scientifiques — en réalité souvent caduques ou détournées de leur sens. Dans une mise en scène de l’expertise au service de la politique étrangère, sa fonction n’est pas d’écrire un manifeste mais plutôt d’apporter une contribution « académique » à une question d’intérêt stratégique.

À travers un retournement typique de la rhétorique guerrière dans la Russie de Poutine, il établit une chronologie déconnectée de toute réalité dans laquelle les pays bordant la mer Baltique se préparerait à affronter son voisin russe.

En détournant des concepts stratégiques occidentaux de leur sens, Mezhevich monte un dossier d’accusation : l’OTAN voudrait transformer cette région en « zone grise ».

Au terme d’une construction artificielle — dans laquelle « l’ennemi » est présenté comme menaçant tout en étant décrédibilisé comme faible — il aboutit à une conclusion maquillée sous des dehors impartiaux : la Russie n’aurait d’autre choix que de « considérer la partie orientale de la mer Baltique comme un théâtre d’opérations militaires potentiel, peut-être sous une forme classique, peut-être sous une forme ‘grise’. »

Alors que l’exercice Zapad-2025 se déploie ces jours-ci à la frontière bélarusse, il faut comprendre ce que cette subversion signifie : acclimater les élites stratégiques russes à la guerre baltique.

La Baltique : les garanties du danger

En 1962, les écrivains américains Eugène Burdick et Harvey Wheeler ont écrit un excellent roman intitulé Point limite sur une catastrophe technologique et militaire 1. Il a été publié en URSS en 1991. L’intrigue est la suivante : une panne accidentelle des technologies de communication les plus avancées conduit plusieurs bombardiers — chacun transportant deux bombes atomiques — à se diriger vers l’URSS. Les Américains comprennent leur erreur et son prix, et tentent de rattraper et d’abattre leurs bombardiers. L’URSS voit la menace et tente de la prévenir. La Troisième Guerre mondiale n’a pas éclaté, mais Moscou et New York n’existent plus dans le nouveau monde 2.

Lukas Milevski Dans les mots de Mezhevich, la Russie est un État dont l’image de soi est étonnamment contradictoire. 

D’une part, elle serait une grande puissance méritant sa propre sphère d’influence, au sein de laquelle elle règnerait en maître et dont elle pourrait exclure les autres. 

D’autre part, elle ne représenterait jamais un danger pour ses voisins, ne leur causerait jamais de préjudice et serait toujours la victime innocente des complots et des agressions des autres, y compris de la part des petits États. 

Il en résulte une vision déformée de l’histoire des relations internationales, dans laquelle la seule affirmation donnée comme valable serait le caractère de « grande puissance » de la Russie. C’est en vertu de cette conception que les ennemis de Moscou — en particulier ses voisins plus faibles — subissent les assauts de discours russes diffusés à l’échelle internationale qui délégitiment ces États. 

Ce processus a atteint son apogée avec l’Ukraine, mais les États baltes sont également soumis à de tels discours délégitimants : cet article en est un exemple clair et concret.

Un historique de la question

Dans les années 1990, l’auteur travaillait dans les organes du pouvoir public de Saint-Pétersbourg, dans la région de Léningrad, où il était responsable des relations extérieures et dirigeait le service des migrations de cette région. C’était une période de développement actif des relations bilatérales et des contacts interrégionaux, marquée par une certaine mythologie de la « fenêtre sur l’Europe » 3. Les relations avec la Finlande — et dans une moindre mesure avec la Suède — étaient particulièrement bonnes, contrairement à celles avec les pays baltes. Des deux côtés, européen et russe, une véritable dynamique s’est manifestée dans ce domaine, y compris au niveau régional, par exemple à Saint-Pétersbourg. Comme le soulignait un rapport de l’époque : « L’établissement de relations de partenariat entre la Russie et la Communauté européenne a été perçu dès le départ par l’ensemble des membres du Comité des relations extérieures comme un processus complexe, exigeant des approches et des solutions non conventionnelles. Des succès notables ont été obtenus précisément dans le domaine de la paradiplomatie, grâce à un intérêt mutuel pour un cadre de coopération suffisamment efficace au niveau régional, où les contraintes politiques ‘nationales’ sont inexistantes ou atténuées. » 4

Dans ce contexte, il convient de rappeler les propos de l’ancien ambassadeur de Russie en Finlande, l’éminent diplomate soviétique et russe Yuri Deryabin : « Dans le cadre européen, la région de l’Europe du Nord est, selon les critères de sécurité, sans doute la moins problématique et la plus stable, en tout cas par rapport à de nombreuses autres parties du continent. Le risque d’éclatement de conflits ouverts, et a fortiori de confrontation militaire, semble pour l’instant peu réaliste. » 5

Notons la prudence des formulations — et l’expression clef : « pour l’instant ».

Au début des années 1990, la région de la mer Baltique, et plus particulièrement sa partie orientale, est devenue l’une des régions les plus dynamiques du monde.

Capture d’écran vidéo diffusée par le ministère russe de la Défense  : dans un lieu non dévoilé en mer Baltique ou en mer de barents, un sous-marin croise pendant les exercices «  Zapad 2025  ».

Réunissant d’anciens adversaires de la guerre froide — des pays aux relations bilatérales très complexes — le processus de construction régionale dans cette zone a permis, en l’espace d’une décennie, de développer des relations à plusieurs niveaux dans les domaines économique et politique, d’établir des contacts solides dans le domaine de la sécurité et d’instaurer un climat de confiance 6.

KATERINA KESA Le début des années 1990 a surtout correspondu à la volonté des acteurs des différents pays riverains de la mer Baltique de faire de cette région un espace de prospérité, de coopération et de paix, avec le Conseil des pays de la mer Baltique, comme cadre institutionnel principal, créé en 1992. Ce dernier a notamment été pensé par les pays nordiques comme un moyen pour faire dialoguer les pays baltes ainsi que la Pologne avec la Russie, mais également, dès le milieu des années 1990, avec Bruxelles, afin de promouvoir l’élargissement de l’Union aux pays baltes. À cette période, les pays nordiques, mais aussi les Européens en général, nourrissaient l’espoir d’une transformation démocratique de la Russie et du début d’une nouvelle ère. 

Dans ce contexte, associer cette « nouvelle » Russie aux différents formats de coopération régionale dans la région baltique était perçu comme un moyen de garantir la stabilité de la région.

La Finlande et la Suède cherchaient alors à jouer le rôle de médiateurs entre la Russie et les autres pays de la région, tandis que les relations entre la Russie et les pays baltes étaient effectivement tendues au début des années 1990, notamment en raison des négociations très difficiles pour le départ des troupes russes restées sur le sol estonien, letton et lituanien après 1991. Le départ de ces troupes fut finalement effectif entre 1992 — en Lituanie — et 1994 — en Estonie et en Lettonie — grâce à l’aide et l’intervention politiques et financières des pays nordiques et des États-Unis.

Dans le cadre de ses fonctions, l’auteur s’est régulièrement rendu au ministère finlandais des Affaires étrangères.

Au début des années 1990, lors de discussions formelles et informelles, les diplomates finlandais manifestaient non seulement du scepticisme à l’égard de l’OTAN, mais aussi du pessimisme à l’égard de l’Union. L’argumentation avancée était pratiquement incontestable : « Nous avons atteint la stabilité et même la prospérité dans le cadre du modèle d’après-guerre, et nous n’avons aucune envie de renoncer à ces acquis. » Par ailleurs, lorsque des représentants russes faisaient remarquer que les pays baltes les considéraient comme des ennemis sans raison apparente, ces observations ne suscitaient guère de réaction de la part des Finlandais. Dès 1992, Andris Krastiņš, le vice-président du Conseil suprême de Lettonie, déclarait qu’il fallait faire de la Russie la cible principale des services de renseignement lettons car, selon lui, la Russie constituait le principal ennemi potentiel de la Lettonie et une menace pour son indépendance 7.

LUKAS MILEVSKI L’auteur reflète la conception manifestement déformée que les élites russes ont de l’histoire. Il décrit la prétendue hostilité des pays baltes « sans raison apparente » alors que ces derniers ont échappé à plus de quarante-cinq ans d’occupation répressive, brutale et illégale, par l’Union soviétique.

En 1992, ils étaient encore contraints d’accueillir des garnisons militaires russes, dont le Kremlin cherchait ouvertement à prolonger la présence. La Russie manipulait également activement le marché de l’énergie pour tenter de contraindre les pays baltes. Il est évident que les États baltes pouvaient considérer la Russie comme un acteur quelque peu hostile : elle l’était.

Par la suite, la Finlande a justifié son adhésion à l’Union en s’appuyant sur la décision de la Suède, tout en invoquant les traditions séculaires de neutralité de son voisin. À la fin des années 1990, un nouveau format a été proposé : « L’OTAN est une organisation universelle que nous, Finlandais, ne pouvons ignorer, mais nous n’avons pas l’intention d’y adhérer. » Cette approche s’est imposée pour au moins vingt ans au début du nouveau siècle.

KATERINA KESA L’auteur fait dans ce passage, de même que dans le reste du texte, des raccourcis qui déforment le contexte et la réalité.

Si le rapport de la Finlande à l’OTAN a été distancié dans les années 1990 et 2000, c’est notamment en raison de sa prudence et de sa recherche d’équilibre par rapport à la Russie voisine. Cette attitude s’explique par le positionnement d’Helsinki à l’égard de la Russie depuis son annexion à l’Empire tsariste en 1809, puis par une politique connue sous le nom de « finlandisation » pendant toute la période de la guerre froide.

Quant à l’adhésion de la Finlande à l’Union, réalisée en 1995 en même temps que celle de la Suède, elle était soutenue par une grande majorité de la population et de l’élite politique finlandaise. L’intégration européenne était perçue comme un moyen pour la Finlande d’exercer de l’influence sur la scène continentale, de renforcer le pôle nordique en Europe, mais aussi comme un atout sur les plans économique, politique et de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC).

Dans un entretien accordé au printemps 2010, Alexander Stubb, l’actuel président de la Finlande, a qualifié les relations entre la Finlande et l’OTAN de « mariage civil ». Interrogé sur la possibilité d’adhérer à l’OTAN, il avait déclaré que la Finlande abordait cette question de manière très pragmatique et qu’elle ne deviendrait probablement pas membre de l’alliance dans un avenir proche. « Nous [la Finlande et l’OTAN] sommes de très bons partenaires et, dans un certain sens, nous sommes plus un pays de l’OTAN que certains de ses membres. Nous ne fermons pas la porte à l’OTAN, mais nous ne l’ouvrons pas non plus pour l’instant », déclarait alors le chef du ministère finlandais des Affaires étrangères 8.

TEIJA TIILIKAINEN Le texte donne une image très trompeuse de l’approche de la Finlande à l’égard de l’Union et de l’OTAN dans les années 1990. La Finlande avait déjà déployé tous les efforts possibles pendant la guerre froide pour se rapprocher au maximum des institutions économiques et politiques occidentales. 

Elle était devenue membre associé de l’Association européenne de libre-échange (AELE) et bénéficiait d’un soutien public ferme en faveur de l’adhésion à l’Union dès la fin des années 1980. Contrairement à ce qui est indiqué dans l’article, l’adhésion à la Communauté puis à l’Union européenne n’a donc jamais été perçue comme un facteur d’instabilité. En 1991, tous les principaux partis politiques ont modifié leur ligne et la demande d’adhésion d’Helsinki a été déposée au début de l’année 1992. Plus tard, la Finlande est devenue le seul pays nordique à adhérer à tous les volets de l’intégration européenne — y compris l’union monétaire

La Finlande a entamé un mouvement similaire vers l’OTAN en adhérant au programme de Partenariat pour la paix (PPP) en 1994 et en participant à la première opération de gestion de crise menée par l’OTAN — l’IFOR en Bosnie — en 1996. Si l’opinion publique finlandaise a longtemps été divisée sur l’adhésion à l’OTAN, cette situation a changé du jour au lendemain le 24 février 2022.

Dans les années 2000, certains dans les cercles politiques finlandais ont avancé l’idée que la Russie pouvait être intégrée institutionnellement à l’Occident et que, de cette manière, la démocratisation de la Russie garantirait la sécurité de la Finlande. C’est dans ce contexte qu’est né le projet « Dimension septentrionale » (Северное измерение), ainsi que diverses organisations régionales aux objectifs et missions similaires.

À l’initiative du Premier ministre finlandais Paavo Lipponen, une proposition a été faite pour créer une « Dimension septentrionale » de l’Union européenne. L’histoire du projet remonte au siècle dernier et visait à l’origine à renforcer le rôle de la Finlande en Europe du Nord — un choix qui ne suscita pas de critiques de la Russie 9.

L’objectif de ce programme était de définir et de développer les intérêts de l’Union européenne dans la région — de l’Islande à la mer de Barents en passant par la mer Baltique.

Ce projet concernait principalement le nord-ouest de la Russie, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie et le nord-est de la Pologne. Outre la Finlande, les autres pays nordiques, à savoir la Suède, la Norvège, le Danemark et l’Islande, ont également participé à sa mise en œuvre. 

L’idée de la « Dimension septentrionale » était tout à fait rationnelle et aurait pu servir de base à une nouvelle architecture de sécurité.

Toutefois, à Helsinki, à Stockholm, mais surtout à Tallinn, à Riga et à Vilnius, c’est la voie de l’intégration dans l’OTAN qui a été privilégiée, d’abord lentement et avec prudence 10.

KATERINA KESA La Dimension septentrionale de l’Union, dont il est question dans le texte, était déjà née en 1999 à l’initiative de la Finlande, devenue membre de l’Union, avec l’objectif de créer un instrument et une politique commune pour la région baltique et le Nord en général, et d’élaborer un partenariat entre l’Union, la Russie, la Norvège et l’Islande.

Contrairement à ce que laisse entendre l’auteur du texte, il n’était toutefois pas question de créer une « architecture de sécurité » via cet instrument, mais plutôt de rapprocher l’espace baltique et nordique — et notamment les pays non membres de l’Union — et de favoriser l’intégration économique et la coopération sur les questions de développement durable. C’est toutefois dans la Stratégie européenne de sécurité de 2003 et dans une communication de la Commission européenne sur la politique européenne de voisinage (PEV) que la Russie a été présentée comme un partenaire clef par l’Union.

Le 5 septembre 2014, la Finlande et la Suède ont signé, lors du sommet de l’OTAN au pays de Galles, un Mémorandum d’accord sur le soutien de la nation hôte (Host Nation Support Memorandum of Understanding11, qui permet, avec l’accord de l’État hôte, de stationner des forces de l’OTAN en Suède et en Finlande, ainsi que de faire transiter des forces de l’OTAN par le territoire de ces États en temps de paix, en cas de crise ou en temps de guerre. En 2015, l’accord a été ratifié par le Parlement finlandais, puis par le Parlement suédois le 1er juin 2016 12. La Russie a fait preuve d’une grande retenue dans son évaluation de cette décision. L’évolution de la situation a conduit à l’adhésion de la Finlande à l’OTAN, le 4 avril 2023. La Suède a adhéré à l’OTAN le 7 mars 2024. Aujourd’hui, comme l’a déclaré le vice-ministre russe des Affaires étrangères Alexander Grouchko, « cette région est devenue une zone de rivalité militaire intense, ce qui est très dangereux. Pour notre part, nous prenons toutes les mesures nécessaires pour assurer notre sécurité et notre défense » 13.

KATERINA KESA Dans ce passage, la transition entre 2000 et 2014 est présentée de manière particulièrement étonnante. L’auteur ne mentionne ni la guerre entre la Russie et la Géorgie en 2008, ni le début de l’agression russe en Ukraine en 2014. On sait pourtant à quel point ces deux événements ont été déterminants dans la perception des pays de la région baltique qui considèrent désormais la Russie comme une menace et ressentent le besoin de renforcer leur sécurité, notamment par une intégration renforcée à l’OTAN. À titre d’exemple, l’île suédoise de Gotland, démilitarisée depuis la fin de la guerre froide, a de nouveau accueilli une présence militaire à partir de 2014-2016. C’est également après l’annexion de la Crimée en 2014 que les pays baltes ont exigé des garanties supplémentaires de la part de l’OTAN, qui a alors misé sur le renforcement de son flanc oriental. Cette période correspond donc à un retour de la méfiance et à des manœuvres militaires de part et d’autre de la mer Baltique.

C’est véritablement le déclenchement de la guerre en Ukraine en 2022 qui a sensiblement augmenté le niveau d’alerte dans les pays de la région face à la Russie, brisant ainsi l’équilibre des relations déjà très fragiles qui existait dans cette zone. La sortie de la Fédération de Russie du Conseil des États de la mer Baltique en mai 2022 et l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN, avec laquelle ces deux pays ont rompu leur statut de neutralité — ou de quasi-neutralité — en sont la preuve. 

TEIJA TIILIKAINEN La manière dont les protocoles d’accord conclus entre la Finlande, la Suède et l’OTAN concernant le soutien apporté par les pays hôtes sont présentés dans ce texte est également trompeuse. Ces deux pays ont progressivement enrichi leur coopération avec l’OTAN depuis le milieu des années 1990 et ont obtenu le statut de partenaires aux possibilités renforcées en 2014. Pendant des décennies, ils ont contribué aux opérations de gestion de crise de l’OTAN. Ils avaient trouvé leur modus operandi en coopérant avec l’Alliance atlantique sans en être membres à part entière et aucun changement n’était prévu à cet égard avant le début de l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022. 

Lorsque le texte fait référence aux « développements ayant conduit à leur adhésion à l’OTAN », il y a une part de vérité : ce sont bien les « développements » de la politique russe à l’égard de l’Ukraine et de l’ensemble de son voisinage qui ont provoqué un changement dans les politiques de sécurité de la Finlande et de la Suède et qui ont mené à leur adhésion à l’OTAN. Leur adhésion a été précédée d’un changement remarquable dans l’opinion publique : en Finlande, le soutien de la population à l’adhésion à l’OTAN est ainsi passé d’environ 25 % à plus de 50 % en 2021 et à plus de 80 % au moment de l’adhésion.

Examinons quelques points liés au théâtre potentiel d’opérations militaires qui pourrait émerger dans la région baltique.

La stratégie de nos adversaires consiste à transformer la région en une « zone grise ».

La « zone grise » est un phénomène lié aux conflits asymétriques, où l’une des parties est nettement inférieure en termes de quantité et de qualité des armements. Il n’est pas très pratique d’y mener des opérations militaires actives — les risques de destruction des grandes villes sont notamment élevés.

Dans cette capture d’écran vidéo diffusée par le ministère russe de la Défense, des militaires russes de l’unité anti-sabotage de la flotte de la Baltique tirent avec un lance-roquettes multiple BM-21 Grad lors du «  Zapad 2025  ».

Dans la « zone grise », des facteurs tels que la propagande, le renseignement actif avec passage à la terreur, les opérations psychologiques et l’utilisation d’installations civiles à des fins militaires sont particulièrement importants.

Tous ces éléments constituent des moyens d’obtenir un avantage concurrentiel dans cette « zone grise » 14.

LUKAS MILEVSKI La zone grise est un concept tactique américain dont l’auteur donne ici une description erronée.

Elle n’est en réalité pas du tout asymétrique dans la pensée occidentale et se produit essentiellement lorsque les deux parties sont en conflit mais qu’aucune d’entre elles ne souhaite une escalade vers la guerre — soit par crainte des conséquences, soit parce qu’elles pensent pouvoir obtenir ce qu’elles veulent sans avoir recours à la guerre. L’exemple typique de la zone grise est le conflit en mer de Chine méridionale — qui est de fait le principal cas d’étude à l’origine de l’émergence de ce concept.

Si l’on se limite aux actions hostiles non militaires, il est facile de dresser une très longue liste de celles menées par la Russie ou par des mandataires affiliés au Kremlin dans les États baltes et dans la région baltique. On peut citer les exemples — non exhaustifs — de la manipulation des prix du gaz pour contraindre les États baltes dans les années 1990 ; de la tentative de la mafia russe de subvertir les élections lituaniennes en 2003 ; de l’arrêt du transit du pétrole russe par la Lettonie en 2003 ; de la cyberattaque contre l’Estonie en 2006 ; de la perturbation de l’approvisionnement des raffineries de pétrole en Lituanie en 2006 ; des sabotages de câbles et de pipelines en mer Baltique en 2023-2024 ; de l’utilisation de l’immigration comme arme pour faire pression sur les frontières baltes ces dernières années ; et, plus largement, de la création et du soutien de partis politiques et de réseaux culturels pro-Kremlin, ainsi que de la rhétorique constante visant à délégitimer les États baltes. 

La « zone grise » est un espace à haut risque, non seulement pour les militaires, mais aussi pour les proxy wars

Les conflits qui s’y déroulent peuvent éclater de manière inopinée — mais ils s’appuient généralement sur des antécédents historiques.

Dans la « zone grise », la rivalité ne porte pas sur des objets isolés d’importance tactique ou opérationnelle, mais sur des avantages plus larges de nature informationnelle, ainsi que sur la poursuite d’objectifs économiques. La particularité des « zones grises » est l’absence de moyens juridiques permettant d’atteindre les objectifs fixés.

TEIJA TIILIKAINEN En faisant référence à un « conflit dans la zone grise » comme la « stratégie de l’adversaire », l’auteur utilise le procédé qui consiste à rejeter la responsabilité de ses propres actions sur l’Occident. Par « tactiques ou conflits dans la zone grise », les analystes occidentaux visent en fait la notion russe de « guerre politique ».

Celle-ci trouve son origine dans des documents politiques russes dans lesquels elle est présentée comme une approche globale dont la Russie aurait besoin pour pouvoir répondre à la prétendue hostilité occidentale.

Dans cette guerre politique, la Russie aurait besoin de toutes les armes possibles — des opérations d’information aux outils cybernétiques et aux outils de guerre asymétrique — pour se défendre. 

Le droit maritime international contemporain a probablement moins souffert des pratiques politiques des dernières décennies — par rapport, par exemple, au droit de la guerre et de la paix — et continue de fonctionner en grande partie. Cela s’explique par le fait que les puissances maritimes sont précisément intéressées par le droit de libre passage et de transit. Les initiatives de la Finlande, de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie pourraient toutefois créer un précédent permettant de restreindre la navigation britannique ou américaine, par exemple en mer de Chine méridionale.

De plus, « en 1996, en réponse à une demande de la Lituanie concernant les activités des forces navales russes dans sa zone économique exclusive (ZEE), le département d’État américain a confirmé que l’article 58 de la convention de 1982 permet à tous les États de jouir des libertés de navigation, de survol, de pose de câbles et de pipelines dans l’exercice de leurs activités dans une ZEE. Pour les navires et aéronefs militaires, ces droits incluent les manœuvres, les exercices militaires, la surveillance, la collecte de renseignements, les tirs et les essais d’armes » 15.

En 2024, les services de renseignement et les ministères des Affaires étrangères des pays d’Europe du Nord et des pays baltes ont organisé une série de réunions afin de recueillir l’avis d’experts sur la possibilité de bloquer légalement l’accès de la Russie au golfe de Finlande et d’imposer un blocus à Kaliningrad. Les conclusions furent les suivantes : en temps de paix, conformément aux normes du droit maritime international, une telle mesure est impossible. Autrement dit, elle ne pourrait être mise en œuvre qu’en cas de conflit armé pleinement reconnu sur le plan juridique. L’alternative serait donc de recourir à des actes de sabotage et à des actes terroristes. C’est précisément cette option qui a été choisie. De plus, elle a été rendue publique dans le but d’exercer une pression psychologique sur la Russie. La chasse aux pétroliers et aux cargos battant pavillon neutre a alors commencé. En revanche, ni en 2024 ni au cours du premier semestre 2025, les navires battant pavillon russe n’ont été la cible d’attaques, d’inspections illégales ou de refoulement vers les eaux territoriales.

LUKAS MILEVSKI Une fois de plus, l’argumentation vise à présenter la Russie en victime, passant sous silence le rôle présumé de sa flotte fantôme dans la destruction d’infrastructures de communication et d’énergie critiques dans les fonds marins de la mer Baltique en 2023-2024 16. Bien qu’il n’existe pour l’instant pratiquement aucune preuve tangible que ces actes aient été des sabotages délibérés menés sur ordre du Kremlin, le fait que ces navires étaient tous au service de la Russie est incontestable. Qualifier la réponse de la Baltique et de l’OTAN de terrorisme est absurde.

TEIJA TIILIKAINEN Les experts nordiques et baltes mentionnés n’ont évidemment pas envisagé de bloquer l’accès de la Russie au golfe de Finlande mais ont discuté de mesures juridiques pour réagir aux actes de sabotage contre les infrastructures sous-marines critiques qui se sont multipliés en mer Baltique. Or comme la convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS) n’accorde pas aux États côtiers pleine juridiction pour arraisonner les navires soupçonnés de telles activités et ouvrir des enquêtes que dans leurs eaux territoriales, les incidents survenant au-delà de cette zone constituent un défi pour la sécurité de l’État et créent des vulnérabilités exploitables à des fins malveillantes.

Le calcul était que la Russie ne défendrait pas par la force militaire les navires battant pavillon neutre et n’assurerait pas leur escorte.

Dans cette capture d’écran vidéo diffusée par le ministère russe de la Défense, un bombardier stratégique Tupolev Tu-22M3 s’entraîne à larguer des bombes sur «  l’ennemi  » lors des exercices militaires «  Zapad 2025  ».

Les événements du 13 mai 2025, au cours desquels une tentative de capture directe d’un pétrolier a été menée dans les eaux neutres, ont conduit à l’apparition d’un chasseur Su-35, qui a empêché l’aviation de l’OTAN et les forces navales estoniennes de capturer le pétrolier « JAGUAR » dans les eaux neutres de la mer Baltique. Il est important de noter que les dirigeants politiques estoniens n’avaient pas été informés des plans de l’armée, qui semblait suivre la maxime « on ne juge pas les vainqueurs » — mais ils n’ont pas gagné.

LUKAS MILEVSKI L’auteur dépeint ici le gouvernement estonien comme dépourvu d’agency et n’étant pas pleinement aux commandes mais confronté à de puissants éléments rebelles agissant indépendamment de lui.

Il s’agit d’une tentative de délégitimer à la fois le gouvernement de l’Estonie et les mesures qu’il a prises pour assurer sa propre sécurité en réponse aux violations de ses eaux territoriales par la Russie.

Dans les capitales des pays baltes et nordiques, les conclusions suivantes ont été tirées : 1. Il est nécessaire d’accélérer la préparation des « gouvernements en exil ». 2. Il est nécessaire de passer des provocations sous son propre drapeau à des actes terroristes directs et à des « diversions anonymes ».

LUKAS MILEVSKI L’auteur prétend ici citer des sources mais ne fournit aucune référence. Si les gouvernements baltes réfléchissent aux pratiques et aux problèmes des gouvernements en exil, c’est évidemment en réponse à une invasion russe hypothétique, ce que l’auteur refuse ou néglige de reconnaître. Les allégations concernant le terrorisme sont clairement fausses et ne sont que le reflet des actions réelles de la Russie ces dernières années.

En outre, les dirigeants politiques non seulement des pays baltes, mais aussi de la Finlande, ont commencé à approfondir leurs contacts avec les pays ayant une expérience historique d’ingérence dans les affaires intérieures de cette région 17. « La situation générale dans les provinces baltes est critique, notamment sur le plan militaire. Des mesures immédiates doivent être prises par les gouvernements alliés et associés. L’importance des provinces baltes et de la Lituanie est sans commune mesure avec leur superficie et leur population » 18. Ces mots ont été écrits il y a 100 ans.

KATERINA KESA Dans ces paragraphes, l’auteur opère un renversement pour montrer que la menace viendrait des autres pays de la Baltique. Il passe ainsi sous silence toute une série d’actions de déstabilisation, d’intimidation et de pression menées par la Russie contre les territoires des pays voisins et dans la mer Baltique : en plus de celles mentionnées précédemment, citons le brouillage des signaux GPS au-dessus de la mer Baltique gênant le trafic aérien, la disparition des bouées de navigation dans la Narva servant à marquer le début de la frontière entre l’Estonie et la Russie, ou encore, plus récemment, la présence d’un pétrolier de la flotte fantôme russe dans les eaux économiques estoniennes — et non dans des « eaux neutres » comme le mentionne l’auteur de ce texte.

S’il est vrai que les ministres des Affaires étrangères des pays baltes, des pays nordiques et de la Pologne, notamment dans le cadre d’un format de coopération informel — NB8, Baltic-Nordic 8, créé en 1992 et auquel on associe de plus en plus la Pologne, l’Allemagne et la Grand-Bretagne — ont multiplié les réunions ces dernières années, il s’agit d’une tentative de coordination des moyens et des actions permettant de faire face à ces menaces hybrides.

Aujourd’hui, les pays baltes et les pays d’Europe du Nord développent activement leur coopération en matière de sécurité et de défense avec le Royaume-Uni et l’Allemagne, renouant ainsi avec l’expérience historique de la région depuis des siècles. Cette coopération poursuit l’objectif stratégique de créer une menace militaire, politique et économique à l’encontre de la Russie et du Bélarus. La logique est claire : cela a fonctionné une fois, cela fonctionnera une deuxième fois, mais les conditions de la paire logique ne sont pas respectées. La Russie de 1919, tout comme celle de 1991, présente des paramètres différents de ceux de la Russie de 2025.

Néanmoins, la situation dans la mer Baltique est complexe pour la Russie. 

« Ouvrir la voie » vers la mer du Nord par exemple est militairement très difficile. Il existe quelque part, recouverts de poussière, des plans de déploiement opérationnel de la flotte baltique soviétique élaborés à une époque où la Finlande et la Suède étaient neutres et où les flottes de la RDA et de la Pologne populaire participaient. Mais même dans ce cas, il n’y avait pas lieu d’être particulièrement optimiste. Dans les conditions actuelles, l’accès à la mer du Nord n’offre de toute façon aucun avantage.

Certes, Pierre le Grand a finalement choisi la mer Baltique comme axe stratégique de développement de la Russie, mais auparavant, il avait « lorgné » vers les mers du Nord, la mer Noire et la mer d’Azov. La mer Baltique et le bassin de la mer Noire sont soumis à des régimes économiques particuliers, même en temps de paix. En temps de guerre, le blocus économique y devient légal et peut être appliqué instantanément. Saint-Pétersbourg, qui peut facilement être isolée, se retrouve paralysée, contrairement au port de Mourmansk, relié par le chemin de fer et situé à proximité du canal de la mer Blanche. Quant au théâtre nordique, il offre la possibilité d’engager un dialogue avec l’Europe selon nos propres conditions.

Dans l’Empire russe, la question « balte » a été à plusieurs reprises d’une actualité brûlante. Les fonctionnaires, les militaires et les hommes politiques soulignaient que jusqu’à Königsberg et Stockholm, la mer était bien sûr la nôtre, mais qu’au-delà, il s’agissait des eaux allemandes.

Cela signifiait qu’en cas de conflit, Saint-Pétersbourg, Helsingfors — l’ancien nom de Helsinki —, Reval, Riga et Libava ne constituaient en aucun cas une « fenêtre sur l’Europe ».

En 1895, le conseil municipal de Saint-Pétersbourg a créé une commission chargée des voies ferrées et fluviales du Nord, qui a travaillé en étroite collaboration avec les ministères gouvernementaux. Même si les décisions relatives à la construction des chemins de fer relevaient des plus hautes autorités, parfois même du sommet de l’État, la commission n’hésitait pas à défendre son point de vue lorsque les intérêts de Saint-Pétersbourg étaient menacés.

En 1895, elle a ainsi présenté un rapport sur la nécessité de construire la ligne ferroviaire Saint-Pétersbourg–Viatka. Cette initiative faisait suite à la prise de connaissance par la Douma de projets gouvernementaux visant à créer des voies ferrées entre Viatka et Kotlas, ainsi qu’entre Nijni Novgorod et Viatka. La mise en œuvre de ces projets risquait de détourner les flux d’exportation vers le port d’Arkhangelsk. 

« Arkhangelsk ou Saint-Pétersbourg doit-elle être le principal point de départ du chemin de fer sibérien ? » — telle était la question posée par la commission. 

Elle a alors répondu de la manière suivante : « Saint-Pétersbourg doit être, conformément au testament de Pierre le Grand, le principal port de l’Empire, et c’est pourquoi, dans l’état actuel des choses, la Viatka devrait être reliée non pas à Kotlas, mais à Vologda, puis à Saint-Pétersbourg. Dans ce cas, le tronçon initial de la ligne Saint-Pétersbourg–Viatka doit faire partie intégrante des futures lignes Saint-Pétersbourg–Oural et Saint-Pétersbourg–Mourmansk. » 19

Après de multiples requêtes, rapports et explications de la Douma, le tsar donna, le 6 mai 1901, l’ordre suprême de construire la ligne Saint-Pétersbourg–Viatka.

En 1899, la commission rédigea un rapport intitulé « L’importance de Saint-Pétersbourg dans le commerce extérieur de la Russie ». Selon les conclusions de la commission, Saint-Pétersbourg devait conserver son statut de principal port de l’empire. Le document proposait un ensemble de mesures concrètes visant à garantir le statut particulier de ce port, mais un examen attentif révélait une certaine inquiétude quant à la fermeture éventuelle de la Baltique.

Il existait alors de réels espoirs d’une délimitation efficace des zones d’influence avec l’Allemagne. « En raison du désir de S.M. l’Empereur de toutes les Russies, S.M. l’Empereur de l’Allemagne, le roi de Prusse, S.M. le roi du Danemark et S.M. le roi de Suède de renforcer les liens de bon voisinage et d’amitié qui unissent leurs États et de contribuer ainsi au maintien de la paix universelle […]. Au cas où des événements viendraient à menacer l’ordre territorial actuel dans les pays de la mer Baltique, les quatre gouvernements signataires de la présente déclaration entreront en consultation afin de convenir des mesures qu’ils jugeraient utiles dans l’intérêt du maintien de cet ordre. » 20

La Première Guerre mondiale mit rapidement fin au commerce maritime dans la Baltique, mais la marine allemande, malgré son avantage évident, ne parvint toutefois pas à vaincre la forteresse maritime de Pierre le Grand.

L’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN est encore aujourd’hui considérée par la presse scandinave comme un succès diplomatique remarquable. L’argument clef : « nous avons créé pour la Russie un problème sécuritaire le long de 1 300 kilomètres de frontière, nous avons remilitarisé Gotland, nous renforçons la pression sur Kaliningrad ». Or plusieurs éléments importants sont ignorés par ce discours.

TEIJA TIILIKAINEN L’adhésion de la Finlande à l’OTAN n’a évidemment pas pour but de militariser la frontière, mais de lui permettre de rejoindre et de contribuer à la défense collective de l’OTAN.

Premièrement, en URSS et en Russie, la frontière avec la Finlande est déjà équipée de systèmes de surveillance et de patrouille continus — en réalité, « déjà » signifie depuis le début des années 1950. Du côté finlandais, la frontière est gardée par des patrouilles, ce qui est nettement moins coûteux, mais certes, moins efficace.

Deuxièmement. Gotland était initialement considérée comme un territoire rapidement militarisable. L’hypothèse des Suédois selon laquelle nous ne tirerions pas d’enseignement de notre propre expérience avec « l’île des Serpent » est pour le moins étrange. Quant à la région de Kaliningrad, le débat sur les moyens de s’en emparer fait rage dans la presse scandinave depuis plus de 15 ans. On ne peut plus parler de surprise.

Troisièmement. Les plans finlandais, estonien et letton visant à miner la frontière sont extrêmement intéressants. Personne ne sait comment miner du granit nu, des marécages ou des lacs. Les méthodes qui conviennent aux steppes de Kherson ne fonctionnent pas dans la région considérée. Cela permet une fois de plus de supposer que la campagne déployée dans les médias finlandais et baltes a pour objectif fondamental d’exercer une influence informationnelle sur la Fédération de Russie et repose sur la reconnaissance de sa faiblesse militaire.

Des militaires russes de l’unité anti-sabotage de la flotte de la Baltique tirent au lance-roquettes BM-21 Grad lors du «  Zapad 2025  » dans un lieu non dévoilé.

Quatrièmement. Penchons-nous sur les questions financières. Le minage continu et la construction d’une « clôture » devraient être évalués à environ 3 % du PIB du pays, en plus de toutes les autres dépenses militaires. Il s’agit de projets totalement irréalistes, ce dont les ministères de l’Économie des gouvernements estonien et finlandais sont parfaitement conscients.

Cinquièmement. Soulignons que l’effectif total des gardes-frontières finlandais est d’environ 4 000 personnes. Il y a probablement environ 3 400 personnes à la frontière russe. Compte tenu du rapport entre les unités de terrain et les quartiers généraux, pas plus de 2 000 personnes peuvent être affectées à la protection directe de la frontière. Or, la frontière entre la Finlande et la Russie s’étend sur environ 1 300 km. Même pour un régime de simple patrouille, c’est un effectif absolument dérisoire, qu’on qualifierait en mathématiques « d’imaginaire ».

Sixièmement. Toutes les villes de l’est de la Finlande connaissent une baisse constante de leur population, un processus qui dure depuis plus de 100 ans, à l’exception partielle de la période 2005-2013. Hamina, Lappeenranta, Imatra et Savonlinna sont des villes qui ont perdu environ un quart de leur population depuis 1975, la plus forte baisse étant enregistrée pour 2022-2024.

Dans le même temps, rien qu’en 2024, la population d’Espoo a augmenté de 6 700 personnes, celle de Turku de 4 200 personnes, celle de Vantaa de 3 826 personnes, celle de Tampere de 5 100 personnes, celle d’Oulu de 1 519 personnes et celle de Helsinki de 9 600 personnes. Ainsi, la population finlandaise continue de se déplacer du nord vers le sud et de l’est vers l’ouest.

TEIJA TIILIKAINEN L’évolution démographique en Finlande n’a rien à voir avec l’obligation de l’État de contrôler et de défendre ses frontières. Au cours des années 1990, une coopération transfrontalière active et fructueuse s’est mise en place avec la Russie, notamment dans les domaines du commerce, du tourisme et de la coopération universitaire. Tout cela a pris fin en raison de l’annexion illégale de la Crimée par la Russie en 2014 et de la guerre totale qui a suivi.

La situation est similaire en Estonie, où les régions orientales se dépeuplent rapidement. La population de Narva a pratiquement diminué de moitié en 35 ans. Le nord-est se vide rapidement, ce qui n’est pas nouveau, mais la même chose se produit dans le sud-est de l’Estonie, tandis que le Grand Tallinn avec le comté de Harju ne cesse de croître. La Latgale (sud-est de la Lettonie) compte moins d’habitants qu’au XVIIIe siècle. Dans ce contexte, soulignons une fois de plus qu’il est possible de construire des bunkers en béton, des barrières et des clôtures, de miner des milliers de kilomètres, mais qu’il faudra ensuite entretenir en permanence les infrastructures érigées. Il existe une règle connue de tout élève de deuxième année en école d’ingénierie militaire : plus la construction est coûteuse, plus l’entretien est coûteux.

KATERINA KESA Dans les passages qui suivent, l’auteur cherche à disqualifier les pays baltes en mettant l’accent sur les difficultés que ces voisins rencontreraient dans leur capacité à renforcer la frontière qu’ils partagent avec la Russie. Cependant, la baisse démographique est un phénomène commun, que l’on observe non seulement dans les zones frontalières de la Finlande, de l’Estonie et de la Lettonie, mais également dans les régions frontalières du côté russe. La faible densité de population dans ces régions est un phénomène ancien, car la population est largement concentrée autour des capitales.

LUKAS MILEVSKI Il y a une autre contradiction dans l’analyse implicite de l’auteur. Les États qui perdent de la population dans leurs territoires orientaux ne devraient pas défendre leurs frontières, car ils sont trop faibles en raison de leurs défis démographiques, en particulier dans leurs zones frontalières. Pourtant, ils constitueraient toujours une menace offensive pour la Russie et la sécurité russe. Cela fait écho à un lieu commun de la rhétorique fasciste : l’ennemi est à la fois faible et fort.

La conscience de leurs limites pousse les pays de la région baltique à promouvoir le concept de « zones grises ». Cependant, nos adversaires partent du principe que les conflits dans les « zones grises » peuvent être déclenchés et arrêtés relativement facilement 21.

LUKAS MILEVSKI Il s’agit encore d’une nouvelle allégation absurde, fondée sur une compréhension erronée de ce qu’est la zone grise et qui ignore manifestement la longue histoire de la Russie en matière d’activités de ce type.

Une superficie et une zone maritime relativement petites s’accompagnent d’un niveau élevé de menaces en cas de capture de ces territoires stratégiques éloignés. La formule « Hogland est la clef de Kotlin, Kotlin est la clef de Léningrad » symbolise cette approche. Pour la première fois depuis 1941, l’ennemi nous menace dans la Baltique d’un blocus militaire et non plus seulement économique. « L’île de Hogland est contrainte de retrouver son statut d’installation militaire, ce qui n’était plus le cas depuis la démilitarisation des installations militaires dans le golfe de Finlande sous Khrouchtchev » 22

LUKAS MILEVSKI Pour la première fois de ce texte, l’auteur assimile explicitement l’OTAN à « l’ennemi » — en l’occurrence celui de 1941 : l’Allemagne nazie.

Les événements de la Grande Guerre patriotique doivent être pris en compte dans l’analyse des problèmes des « zones grises » dans la Baltique. Rappelons quelques points importants. Les barrages de mines posés entre 1941 et 1943 par les Allemands, et en partie par les Finlandais, ont été très problématiques pour l’URSS. En réalité, ils n’ont jamais été franchis, mais seulement contournés par les eaux bordant la Finlande après la sortie de celle-ci de la guerre. La flotte soviétique de la Baltique est nettement plus puissante que la marine finlandaise. Par conséquent, les navires de soutien allemands n’ont pas pu tirer parti de leur avantage. Or au 22 juin 1941, la flotte finlandaise jouait le rôle de proxy pour les Allemands, effectuant des opérations de minage sans déclarer la guerre.

La question des îles de la mer des Finlande mérite une attention particulière. En effet, à l’exception de l’île de Kotlin, elles appartenaient toutes à la Finlande jusqu’en 1940, ce qui lui assurait le contrôle d’un vaste espace maritime. Cependant, depuis 1940, la situation a changé et aujourd’hui, les îles de Hogland, Moshchny, Tytärsaari et Malyy Tyuters, situées loin à l’ouest dans la mer Baltique, appartiennent à la Russie. Le rôle stratégique de ces îles est évident, elles séparent en effet les flancs sud et nord de la zone de conflit potentiel.

Le golfe de Finlande conserve ses contours géographiques d’origine et peut être traversé du nord au sud en quelques heures, mais en cas de conflit armé, cette route ne peut être considérée comme sûre : ni pour le trafic entre Saint-Pétersbourg et Kaliningrad — comme on l’entend souvent dans les pays baltes — ni pour la circulation des avions et des hélicoptères entre Helsinki et Tallinn.

Contrairement à la situation politique de 1939, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et, avec quelques réserves, la Finlande déclarent ouvertement — et parfois de manière ostentatoire — être en état de guerre avec la Russie. Certes, on y ajoute souvent le mot « proxy », dont le sens n’est pas tout à fait clair. Une série de mesures concrètes dans les domaines économique, militaire et politique, ainsi que la nature de la propagande, confirment que ces pays mènent leur planification économique et politique actuelle en fonction de leur état militaire.  Toute perspective de “démilitariser” les mentalités ou les pratiques économiques et politiques dans les pays baltes est exclue. La ligne adoptée suppose soit la « victoire » (sans toutefois que ce concept soit véritablement défini), soit la capitulation.  Quant à l’idée selon laquelle « les Russes nous conquerrons, mais finiront ensuite par perdre », elle n’est pas discutée dans la presse, mais au sein des organes du pouvoir, où elle est considérée comme une forme de « meilleure pratique ».

En 2025, la situation dans les pays baltes, en Allemagne, en Pologne et dans les pays d’Europe du Nord est devenue irréversible.

La politique étrangère des pays de la région baltique a cessé de dépendre des partis politiques officiellement arrivés au pouvoir. 

De plus, seuls les partis qui, avant les élections, soutiennent l’agression contre la Russie peuvent désormais accéder au pouvoir. Il ne s’agit pas simplement d’une question clef, mais pratiquement de la seule condition requise pour un politicien au pouvoir dans les pays de la région baltique. D’autres questions, telles que l’avortement en Pologne, les moteurs diesel en Allemagne, l’impôt foncier en Suède ou la politique agricole en Lettonie, feront l’objet de débats houleux qui détourneront l’attention du public de la question essentielle.

La situation géographique et l’ensemble des récits historiques nous obligent, ainsi que nos adversaires, à considérer la partie orientale de la mer Baltique comme un théâtre d’opérations militaires potentiel, peut-être sous une forme classique, peut-être sous une forme « grise ».

KATERINA KESA Dans un paragraphe conclusif, l’auteur cherche encore visiblement à montrer que la menace viendrait des pays de la région baltique qui « soutiennent l’agression contre la Russie » et que de ce fait, la partie orientale de la mer Baltique — les pays baltes — pourrait être un théâtre d’opérations militaires potentiel.

À l’exception probablement de l’Allemagne où l’opinion publique est plus divisée sur la guerre en Ukraine — l’AfD y est pour beaucoup — et de l’Estonie où le parti d’extrême droite estonienne (EKRE) cherche également à contrer le soutien des élites et société estonienne à l’égard de l’Ukraine, observe dans la région un très grand consensus politique et sociétal pour soutenir l’Ukraine et condamner la Russie dans cette guerre.

Sources
  1. Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une mission publique confiée par le ministère des Sciences et de l’Enseignement supérieur de la Fédération de Russie (thème de recherche n° FMZS-2024-0013 « Analyse systémique des risques et opportunités économiques et politiques de la macrorégion balto-scandinave »).
  2. Eugène Burdick et Harvey Wheeler, Гарантия безопасности, Книжный дом, 1991.
  3. Ватаняр Саидович Ягья, Рассвет над Петербургом : Санкт-Петербург в мировом сообществе, Европейский Дом, 2005.
  4. Nikolay Mezhevich, « Владимир Чуров : память в контексте дипломатии и парадипломатии тридцатилетия », Международная жизнь, №4, 2023.
  5. Yuri Deryabin, « Все ли так спокойно на севере Европы ? (Некоторые проблемы военно-политической безопасности в регионе) », Современная Европа, №4, 2003, p. 68.
  6. Fabrizio Tassinari, Leena-Kaarina Williams, Soft security in the Baltic Sea region : environmental cooperation as a pilot project for regional integration in the Baltic Sea Area, Humboldt University, 2003.
  7. Sergueï Ponomarev, « Переговоры Козырева с прибалтами : не спешите, мужики, погодите », Коммерсантъ Власть, №132, 10 août 1992.
  8. « Стубб : Финляндия и НАТО состоят в гражданском браке », Delfi, 23 avril 2010.
  9. D. A. Lanko, « The Northern Dimension as a Promising Model of Interaction between the European Union and Great Powers in Times of Aggravation of Disintegration Processes in the European Space », Administrative Consulting, 2021, pp. 17-28.
  10. Anastasia Sologoub, Роль проектной деятельности в общественно-политическом конструировании региона Балтийского моря. Диссертация на соискание ученой степени кандидата политических наук по специальности 23.00.04, Université d’État de Saint-Pétersbourg, 2015.
  11. « Finland and Sweden sign Memorandum of Understanding with NATO », Supreme Headquarters Allied Powers Europe (SHAPE), 5 septembre 2014.
  12. « Relations with Finland », NATO, dernière consultation le 24 juillet 2016 ; « Relations with Sweden », NATO, dernière consultation le 24 juillet 2016.
  13. « Замглавы МИД РФ Грушко : РФ принимает все меры для безопасности и обороны Балтики », Vesti.ru, 2 juillet 2025.
  14. Lyle J. Morris, Michael J. Mazarr, Jeffrey W. Hornung, Stephanie Pezard, Anika Binnendijk, Marta Kepe, « Gaining Competitive Advantage in the Gray Zone », RAND, 27 juin 2019.
  15. Pavel Goudev, « Свобода судоходства на Балтике (Риски и вызовы для Российской Федерации) », Современная Европа, 2023, №7, pp. 103-104.
  16. « Has Russia’s shadow fleet added sabotage to its list ? », The New York Times, 28 décembre 2024.
  17. Evgeny Makarov et Nikolay Mezhevich, « Британская внешняя политика в Восточной части Балтийского региона как угроза для России : некоторые исторические предпосылки и современное состояние », Метаморфозы истории, 2024.
  18. Boris Shtein, « Русский вопрос » на парижской мирной конференции (1919-1920), Gospolitizdat, 1949. [La question russe à la Conférence de paix de Paris (1919–1920)] Diplomate et historien soviétique, Boris Shtein analysait dans cet ouvrage la perception stratégique des provinces baltes par les Alliés après 1918. La citation est utilisée ici pour illustrer une continuité de l’intérêt occidental pour la région, réactivée aujourd’hui par les accusations russes de menaces sur leur sécurité en Baltique.
  19. « Значение Санкт-Петербурга в внешней торговле России. Историко-статистическое исследование Комиссии по железным и водным дорогам севера », Известия Санкт-Петербургской городской думы, 1898, n° 23, p. 367-380.
  20. « Декларация и меморандум России, Германии, Дании и Швеции по Балтийскому вопросу. Санкт-Петербург, 10-23 апр. 1908 г. », Сборник договоров России с другими государствами 1856-1917, 1952, p. 400.
  21. Nathan Freier, « Confronting Conflict In The ‘Gray Zone’ », Breaking Defense, 23 juin 2016.
  22. Andrey Khlutkov et Nikolay Mezhevich, « ”Новая география” российского Северо-Запада — внешние вызовы для управленческих практик », Управленческое консультирование, 2024, № 6, p. 13.
Le Grand Continent logo