Économie

Le système Turnberry : doctrine de la nouvelle géopolitique commerciale américaine

Dans la politique commerciale brutale de Washington, un personnage discret est en train de définir les coordonnées d’une nouvelle ère.

Méconnu en Europe, nous traduisons et commentons ligne à ligne le texte clef du Représentant au Commerce des États-Unis, Jamieson Greer.

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Louis de Catheu
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© AP Photo/Mark Schiefelbein

Jamieson Greer est le représentant au Commerce des États-Unis. Cette position, créée en 1962, sous le nom de Représentant Spécial pour les négociations commerciales, visait à l’origine à conduire sous l’autorité du Président une politique d’ouverture aux marchés extérieurs. En théorie, le Représentant au Commerce doit ainsi négocier de nouveaux accords pour réduire les barrières douanières et non-douanières des partenaires des États-Unis en échange d’une réduction corrélative des protections offertes aux producteurs américains. Il doit également assurer le suivi du respect de leurs engagements par les partenaires des États-Unis, y compris par l’investigation et la proposition de mesures de sauvegarde — droits antidumping, etc. — en cas d’infraction.  

Ce paradigme, qui prévalait jusqu’ici, est révolu.

Si l’Administration Trump continue d’utiliser le vocabulaire de la réciprocité, il est clair que l’idéal poursuivi n’est plus celui d’un monde débarrassé des entraves au commerce. Les pays étrangers doivent toujours – et même plus qu’avant – réduire leurs droits de douane, leurs réglementations techniques et autres obstacles aux exportations américaines, mais cela sans contrepartie puisque les États-Unis s’autorisent à relever unilatéralement leurs barrières douanières. 

Pour justifier cette réorientation, Greer argue que depuis des décennies, les États-Unis auraient réduit massivement leurs protections douanières alors que leurs partenaires étrangers auraient conservé tout un arsenal de mesures protectionnistes. C’est le raisonnement qui sous-tend la terminologie des droits de douane « réciproques » utilisée depuis le 2 avril 2025. Les accords à sens unique seraient donc un moyen de rétablir l’équité. Mais plus que sur la négociation, l’administration Trump compte sur la nature hiérarchique du système international pour obtenir l’agrément de ses partenaires. Jamieson Greer reprend une antienne souvent répétée par les décideurs américains : les États-Unis ont un rôle prééminent en tant que premier marché de consommation du monde. Pour le Président Trump, pouvoir y vendre ses marchandises est « un privilège ». Comme souvent avec Trump, le sentiment qui justifie toute politique repose sur la conviction de « posséder toutes les cartes ». 

Selon Jamieson Greer, cette nouvelle orientation américaine signerait la fin du système commercial né après la Seconde Guerre mondiale, institutionnalisé par l’Accord général sur les droits de douane et le commerce (GATT) puis par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il est certain que l’abandon de tous les principes clefs du droit commercial — la clause de la nation la plus favorisée, le recours juridictionnel — et des pratiques — le multilatéralisme, les contreparties et un horizon de réduction des droits de douane — par la première économie mondiale porte un coup rude au système. 

Mais, de nombreux experts l’ont souligné, les États-Unis ne représentent qu’environ 25 % du PIB mondial (15 % en parité de pouvoir d’achat) et 13 % seulement des échanges commerciaux. La mise à l’encan du système commercial mondial ne pourrait donc être décidée unilatéralement par ces derniers : c’est la réaction des autres États et l’évolution de leurs relations réciproques qui déterminera l’avenir du système. 

Si les puissances, grandes et moyennes, décident d’élever de nouvelles barrières — notamment afin de se protéger des risques de redirection des flux de marchandises qui ne peuvent plus accéder au marché américain — ou de reproduire les accords Trump pour obtenir des concessions de la part de plus faibles qu’eux, alors Jamieson Greer aura eu raison. Mais si, au contraire, de nouvelles alliances se forment pour préserver un espace d’échange régulé par le droit, comme le laissent entrevoir les déclarations de la Présidente de la Commission et du Premier ministre néo-zélandais en faveur d’une plus grande coopération entre l’Union et les membres de l’Accord de partenariat transpacifique (CPTPP) 1, l’ordre commercial international pourrait survivre. 

Le Représentant spécial au Commerce américain n’envisage pas l’avenir de cette façon.

Selon lui, un nouveau système international serait en train de prendre forme. Mais la lecture de ce texte — publié début août dans les pages du New York Times —, dont le but est de rationaliser a posteriori la politique de l’administration américaine, ne permet pas de voir exactement quelle forme prendrait ce nouvel ordre ni, surtout, comment il pourrait recevoir l’assentiment nécessaire à sa stabilité. Greer pense-t-il par exemple que le Brésil — qui souffre d’un déficit des échanges avec les États-Unis — devrait lui aussi utiliser les deux briques de base de ce nouvel ordre qu’il se félicite de bâtir  : les droits de douane et les accords d’ouverture du marché ? Imagine-t-on l’administration Trump accepter d’ouvrir ses marchés agricoles en échange d’une augmentation modérée des droits de douane sur les exportations de General Motors et Ford vers le Brésil  ? À l’ère Trump, la politique américaine semble trop ad hoc pour fonder un « ordre ».

Surtout, le système imaginé à Washington, qui vise à extorquer des concessions en échange d’un accès privilégié au marché américain ne comprend pas les éléments permettant d’assurer la stabilité d’un système.

Pour cela il faudrait que les partenaires des États-Unis trouvent leur intérêt bien compris dans ce dernier. Or ce qu’on leur offre est une relation inégalitaire, instable, soumise aux décisions de la branche exécutive américaine — qui cherchera sûrement à utiliser tous les leviers en son pouvoir pour obtenir toujours plus de concessions.

Il doit y avoir une règle tacite selon laquelle les ordres économiques internationaux naissent toujours dans des hôtels luxueux. En 1944, alors que la Seconde Guerre mondiale faisait rage, les représentants des Alliés se sont réunis dans un pittoresque complexe hôtelier du New Hampshire, appelé Bretton Woods, afin de discuter de la mise en place d’un ordre économique d’après-guerre visant à rétablir le bon déroulement des échanges commerciaux dans un monde fracturé.

Bien que le système de Bretton Woods qui en a résulté ait pris fin en 1976, son héritage institutionnel perdure. Notre ordre mondial actuel ne porte pas de nom. Dominé par l’Organisation mondiale du commerce et théoriquement conçu pour rechercher l’efficacité économique et réglementer les politiques commerciales de ses 166 pays membres, il est intenable et non viable. Les États-Unis ont payé le prix de ce système par la perte d’emplois industriels et la précarité économique, d’autres pays n’ont pas été en mesure de mener les réformes nécessaires, et le grand gagnant a été la Chine — ses entreprises publiques et ses plans quinquennaux. Sans surprise, la dernière décennie a été marquée par une frustration internationale et bipartisane importante face à l’incapacité du système à s’adapter pour répondre aux intérêts essentiels des nations souveraines.

La critique du système économique international par Jamieson Greer reprend une antienne devenue fréquente aux États-Unis, chez les Républicains comme chez les Démocrates : l’ouverture commerciale aurait conduit à la désindustrialisation et à l’appauvrissement des États-Unis. 

Sous l’administration Biden, Jake Sullivan ou Katherine Tai avaient exprimé des idées similaires. Par exemple, en avril 2023, dans un discours à la Brookings Institution, le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden expliquait que « Personne — et certainement pas moi — ne remet en cause le pouvoir des marchés. Mais au nom de l’efficacité d’un marché simplifié à l’extrême, des chaînes d’approvisionnement entières de biens stratégiques, ainsi que les industries et les emplois tournés vers leur fabrication, ont été transférées à l’étranger. La promesse selon laquelle une libéralisation profonde du commerce aiderait l’Amérique à exporter des biens, et non des emplois et des capacités, a été faite mais non tenue. » 

La recherche économique démontre que la plus grande part de la désindustrialisation est due au différentiel de productivité entre les secteurs et à la réduction de la part des biens dans les dépenses des ménages. Toutefois, les travaux sur le « choc chinois » 2 ont permis de mesurer l’impact de l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale sur les marchés du travail américains. 

Aujourd’hui, une réforme de ce système est à portée de main. Dans son complexe hôtelier de Turnberry, sur la côte écossaise, le président Trump et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ont conclu un accord historique, équitable, équilibré et axé sur la défense d’intérêts nationaux concrets plutôt que sur les aspirations vagues d’institutions multilatérales. En combinant des droits de douane et des accords sur l’accès aux marchés étrangers et les investissements, les États-Unis ont jeté les bases d’un nouvel ordre commercial mondial.

Les qualificatifs appliqués à l’accord de Turnberry par Jamieson Greer peuvent légitimement surprendre. En matière d’accords commerciaux, les notions de « juste » et « d’équilibré » supposent habituellement une réduction bilatérale des protections douanières et non-douanières.

Or dans cet accord, l’Union accepte de réduire certains droits de douane — déjà très faibles —, de prendre des engagements en matière d’investissement et d’achats de produits énergétiques, d’armes et de micro-processeurs IA. 

En échange, les États-Unis ne prennent pas de mesures d’ouverture commerciale et imposent au contraire des droits de douane de 15 %.

Concernant la « promotion d’intérêts souverains concrets », il s’est avant tout agi pour les États membres de l’Union européenne de limiter les dommages. Et l’on peut légitimement douter que l’intérêt national américain en soit plus avancé  : les consommateurs et les entreprises importatrices risquent en effet de supporter la plus grande part des droits de douane.

Plutôt que l’équité, c’est donc la vision hiérarchique des relations internationales de l’Administration Trump qui ressort dans ses accords. Les États-Unis, qui « détiennent les cartes » — en premier lieu le plus grand marché du monde — pourraient donc imposer leurs vues et obtenir des avantages sans contreparties. Et cela au bénéfice du camp Trump, qui insiste pour que le Président seul soit décisionnaire pour l’utilisation des fonds promis par le Japon, la Corée du Sud et l’Union. Cela ouvre la possibilité au président d’allouer des ressources considérables dans un but d’enrichissement et de gains politiques — une ère du patrimonialisme pourrait être en train de s’ouvrir.    

L’ancien système rejetait l’utilisation des droits de douane comme outil légitime de politique publique. Cela conduisait les États-Unis à sacrifier la protection tarifaire pour son industrie critique et d’autres secteurs. Au cours des trois dernières décennies, les États-Unis ont réduit considérablement les barrières à l’accès à leur marché, afin de permettre l’afflux massif de biens, de services, de main-d’œuvre et de capitaux étrangers. Dans le même temps, d’autres pays ont continué à maintenir leurs marchés fermés à nos produits et ont mis en place une série de mesures — telles que des subventions, la compression des salaires, des normes laxistes en matière de travail et d’environnement, des distorsions réglementaires et la manipulation monétaire — afin de stimuler artificiellement leurs exportations vers les États-Unis. Cette approche a fait des États-Unis et d’une poignée d’autres économies les consommateurs de dernier recours pour les pays menant des politiques économiques protectionnistes.

Dans son histoire de la politique commerciale américaine, Clashing Over Commerce, Douglas Irwin montre qu’à partir du New Deal débute une nouvelle ère 3

Après une période qui va de la Révolution à la Guerre de Sécession, au cours de laquelle les droits de douane servent principalement à financer le gouvernement fédéral, la protection des industries devient la motivation première de la politique commerciale jusqu’aux lois Hawley-Smoot. Ces dernières étant jugées responsables de la contraction du commerce mondial et de la poursuite de la dépression, le New Deal fait émerger une nouvelle approche, sous l’impulsion de Cordell Hull. Les États-Unis cherchent alors à obtenir l’ouverture des marchés et la réciprocité devient le principe directeur. La négociation d’accords bilatéraux et multilatéraux implique de donner plus de poids à l’exécutif en la matière — alors que les droits de douane avaient longtemps été une chasse gardée du Congrès sur laquelle l’influence du Président se limitait en pratique à l’émission d’encouragements à la réforme à l’occasion de son discours annuel sur l’état de l’Union — pour qu’il puisse négocier des accords à soumettre au Congrès.

Contrairement à ce qui est avancé par Jamieson Greer, les dernières décennies n’ont pas du tout été celles d’un désarmement douanier unilatéral.

La réciprocité a continué à guider la politique commerciale de Washington et les accords commerciaux ont réellement abaissé les barrières aux échanges  : ainsi, le taux moyen de l’Union européenne est passé de 8,1 % à 3,8 % entre 2002 et 2021. Des pouvoirs accrus ont été confiés à l’exécutif pour assurer cette réciprocité et mettre en place des garde-fous, dont Donald Trump peut aujourd’hui se saisir pour imposer des droits de douane — certains avec une légalité contestée — sans vote du Congrès. 

Nos partenaires commerciaux étaient passés maîtres dans ce jeu, et les élites de Wall Street et de Washington étaient ravies de tirer profit de l’arbitrage mondial en délocalisant la production à l’étranger. Résultat ? La majeure partie de la production mondiale s’est déplacée vers des pays comme la Chine, le Vietnam et le Mexique, où les entreprises pouvaient exploiter des travailleurs vulnérables ou bénéficier d’un soutien étatique important tandis que les États-Unis accumulaient ce qui est, en termes absolus, le plus important déficit commercial de l’histoire mondiale. Cela a entraîné des pertes considérables et bien documentées en termes de capacité industrielle et d’emploi aux États-Unis 4, ainsi qu’une dépendance vis-à-vis de nos adversaires pour des chaînes d’approvisionnement essentielles.

Entre 2000 et 2023, la part de la Chine dans la valeur ajoutée manufacturière mondiale est passée de 6 % à 32 %, tandis que celle des États-Unis passait de 25 % à 15 %.

Le tableau généralement dressé du poids économique de ces deux concurrents — qui montre deux puissances de taille comparable, avec une avance américaine — change donc fortement si l’on s’intéresse à leur capacité à produire des biens. La Chine est aujourd’hui un acteur plus important que les États-Unis dans le commerce international.

Les travaux qui visent à évaluer la puissance géoéconomique des pays soulignent ainsi que Pékin s’impose par son poids dans le commerce, tandis que la capacité d’influence et de coercition des États-Unis découle de sa centralité dans la finance mondiale 5.

Nous avons subordonné les impératifs économiques et sécuritaires de notre pays au plus petit dénominateur commun du consensus mondial. Cette approche a nui aux travailleurs américains, à leurs familles et à leurs communautés, en sapant un secteur manufacturier qui crée des emplois bien rémunérés, favorise l’innovation et stimule les investissements dans toute l’économie.

Ce qui avait commencé à Bretton Woods comme un effort nécessaire pour reconstruire un système commercial mondial brisé par la guerre est devenu, au cours des neuf cycles de négociations commerciales, une chose complètement méconnaissable. Les lignes directrices mesurées pour le commerce élaborées lors des cycles Kennedy et Tokyo ont cédé la place à notre récente expérience d’hyperintégration mondiale, incarnée par le cycle d’Uruguay, qui s’est conclu en 1994 et a établi l’OMC.

Nous assistons aujourd’hui au cycle Trump. Le 2 avril, le président Trump a annoncé des droits de douane pour faire face à l’urgence nationale que représente le déficit commercial. Les négociations bilatérales intenses qui ont suivi se sont déroulées dans divers endroits à travers le monde : Washington, Genève, l’île de Jeju, Paris, Londres, Stockholm et, bien sûr, Turnberry. Nos partenaires commerciaux n’avaient jamais manifesté auparavant un tel intérêt pour l’ouverture de leurs marchés aux États-Unis, l’alignement sur les questions d’économie et de sécurité nationale et le rééquilibrage des échanges commerciaux dans une direction plus durable. En quelques mois, les États-Unis ont obtenu un accès aux marchés étrangers plus important que ce qu’ils avaient obtenu en plusieurs années de négociations infructueuses à l’OMC.

Selon Jamieson Greer, le déficit commercial constituerait une « urgence nationale ». Pourtant, il n’est pas apparu récemment et ne s’est pas soudainement et massivement dégradé. L’urgence semble donc difficile à caractériser. Cet argument est en fait nécessaire pour avoir recours à l’International Economic Emergency Powers Act (IEEPA), qui constitue la base légale des droits de douane généralisés — les soi-disant droits « réciproques ». 

Mais ce sont d’autres motifs qui ont conduit la Cour du Commerce International — une juridiction américaine spécialisée, CIT dans son acronyme anglais — et le Tribunal fédéral du District de Columbia à conclure à l’illégalité des droits de douane « réciproques ». L’IEEPA ne prévoit pas explicitement que le Président puisse imposer des droits de douane mais seulement qu’il puisse « réguler le commerce ». La CIT a donc jugé que, si le Président peut imposer des droits de douane, l’IEEPA ne lui permet pas de mettre en place des droits généralisés. 

Le Tribunal du District de Columbia a quant à lui conclu que l’IEEPA ne permettait pas au Président d’introduire des droits de douane puisque la Constitution distingue ceux-ci de la régulation du commerce avec les nations étrangères. Une procédure d’appel est en cours — qui ne suspend pas toutefois l’exécution des mesures.

L’idée avancée par Greer dans ce texte selon laquelle on verrait aujourd’hui naître un nouvel ordre commercial international paraît donc a minima présomptueuse compte tenu de l’édifice juridique instable sur lequel reposent les droits de douane imposés par l’administration Trump.

Il faudra du temps et des efforts coordonnés entre les secteurs public et privé pour inverser des décennies de politiques néfastes qui ont affaibli notre capacité de production et notre main-d’œuvre. Mais le statu quo ne ferait qu’accélérer la dangereuse trajectoire de la désindustrialisation. Nous avons besoin d’un projet générationnel pour réindustrialiser l’Amérique — et le temps presse.

Lorsque j’ai rejoint un groupe important de mes homologues ministres du Commerce en juin lors d’une réunion de l’OCDE à Paris, j’ai été frappé par le nombre de ceux qui ont exprimé de sérieuses préoccupations concernant le danger des déséquilibres macroéconomiques, la menace des pratiques non commerciales et l’état sclérosé du système commercial mondial — les mêmes questions que le président Trump soulève depuis des années et pour lesquelles il a désormais pris des mesures d’urgence. Ce qui avait longtemps été rejeté comme une hérésie par les fondamentalistes du libre-échange à Bruxelles, Genève et Washington devient aujourd’hui la doxa.

En annonçant l’accord entre les États-Unis et l’Union européenne, la présidente von der Leyen a repris notre appel à remodeler le commerce mondial pour l’adapter aux réalités économiques et politiques. Elle a expliqué aux journalistes que les relations économiques transatlantiques devaient être « rééquilibrées » afin d’être « plus durables ». Cette reconnaissance est renforcée par des accords supplémentaires avec le Royaume-Uni, le Cambodge, l’Indonésie, le Japon, la Malaisie, le Pakistan, les Philippines, la Corée du Sud, la Thaïlande et le Vietnam, qui représentent près de 40 % du commerce américain, selon les chiffres de mes services. Les autres pays qui enregistrent d’importants excédents commerciaux avec les États-Unis sont soumis à des droits de douane généralement plus élevés. Le nouvel ordre économique, scellé à Turnberry, est en train de voir le jour en temps réel.

Lors de la conférence de presse de Turnberry, Ursula von der Leyen a directement repris certains éléments de langage de Washington sur le commerce entre l’Union et les États-Unis. Alors que la Commission mettait en avant le caractère relativement équilibré des échanges — le Commissaire Maros Sefcovic déclarait ainsi en mars 2025 que « la relation commerciale Union-États-Unis est bien équilibrée et très profitable aux deux parties » — les dernières déclarations européennes avalisent l’idée que le commerce serait déséquilibré en enterrant la question des services. Ce revirement va de pair avec l’abandon de l’idée, soulevée en début d’année, d’utiliser le déficit européen dans les échanges de services comme levier de négociation via l’instrument anti-coercition. La déclaration conjointe du 21 août mentionne ainsi une « détermination commune à résoudre nos déséquilibres commerciaux ». 

De même, l’Union a d’abord réfuté l’idée que la relation commerciale bilatérale ne serait « pas soutenable ». Dans sa déclaration du 3 avril, la Présidente de la Commission soulignait les bénéfices générés par le commerce transatlantique en termes de création d’emplois et de réduction de prix et prévenait contre les impacts négatifs des droits de douane. Leur légitimité semble aujourd’hui pleinement acceptée par la Commission. 

Les résultats sont stupéfiants. Chaque année depuis 40 ans, le Bureau du Représentant américain au Commerce publie un rapport détaillé intitulé « National Trade Estimate » 6 qui recense les divers obstacles auxquels sont confrontées les entreprises américaines, notamment les droits de douane élevés, l’obligation de produire dans les pays où elles souhaitent exercer leurs activités et les restrictions sur les produits agricoles contraires au consensus scientifique. Dans le passé, le seul moyen significatif dont disposaient les États-Unis pour supprimer ces obstacles — si tant est qu’ils en disposaient — était de renoncer aux droits de douane qui protégeaient notre secteur manufacturier. Le Président Trump a renversé la tendance : aujourd’hui, nous éliminons systématiquement ces obstacles à l’étranger tout en garantissant une protection tarifaire suffisante chez nous.

L’Indonésie réduit de 99,3 % ses droits de douane sur les importations en provenance des États-Unis et supprime toute une série d’obstacles non tarifaires de longue date, tout en acceptant un droit de douane de 19 % sur ses exportations vers les États-Unis. La Corée du Sud accepte les normes automobiles américaines ainsi qu’un droit de douane de 15 %. Le Vietnam s’est quant à lui engagé à réduire tous ses droits de douane et obstacles en échange d’un taux de 20 %. La plupart des pays avec lesquels nous négocions ont également accepté de coopérer en matière de sécurité économique afin de garantir que nos chaînes d’approvisionnement essentielles sont sûres et fiables.

Les pays s’engagent également à améliorer et à mieux appliquer leurs normes en matière de droit du travail, en s’attaquant aux arbitrages qui ont désavantagé les travailleurs et les producteurs américains. Plusieurs pays se joindront aux États-Unis — ainsi qu’à l’Union, au Mexique et au Canada — pour interdire l’importation de produits fabriqués par le travail forcé. L’élimination de l’esclavage dans le monde était un objectif de longue date des défenseurs et des décideurs politiques : c’est le levier des droits de douane du président Trump qui a finalement permis de réaliser des progrès significatifs.

De même, les pays s’engagent à améliorer le rendement des ressources et l’application des lois environnementales, y compris dans les secteurs les plus problématiques, tels que l’exploitation forestière illégale, la pêche illégale et le commerce illégal d’espèces sauvages. Le système commercial international ne devrait pas obliger les Américains à entrer en compétition avec ceux qui utilisent notre capitalisme responsable contre nous pour en tirer un avantage concurrentiel.

Il est étonnant de voir le Représentant spécial au Commerce se féliciter de la meilleure application des règlementations environnementales et se revendiquer d’un « capitalisme responsable » au moment où l’administration Trump mène une politique allant résolument à l’encontre des mesures environnementales. Fin juillet, l’Agence de protection de l’environnement (EPA) a dévoilé un rapport remettant en question l’impact du changement climatique. En revenant sur son évaluation de l’origine humaine du réchauffement et ses risques, elle supprimerait la base légale de nombreuses normes. L’administration Trump est également rentrée en lutte contre les énergies renouvelables en promouvant les intérêts de la coalition fossile autour du slogan « drill, baby, drill ».

Contrairement à ce que laisse entendre Jamieson Greer, cette orientation se reflète bien dans les accords commerciaux négociés par l’administration. Elle a ainsi obtenu que la Corée du Sud, l’Union européenne et l’Indonésie s’engagent à acheter des produits énergétiques américains, notamment du GNL, alors même que le recours à de telles sources d’énergie met directement en péril l’atteinte des objectifs climatiques par l’Union.

Bien conscient du levier que la guerre commerciale offre aux États-Unis et de l’hostilité du mouvement MAGA envers les réglementations environnementales, certains y voient une opportunité. Le directeur général d’Exxon suggérait ainsi d’utiliser ce levier pour obtenir la suppression de certains textes européens, notamment la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) 7.

Il est important de noter que ces engagements sont réalisables et que les États-Unis veilleront à leur respect. Plutôt que de privilégier les longs processus de règlement des différends chers à la vieille garde des bureaucrates du commerce, la nouvelle approche américaine consiste à surveiller de près la mise en œuvre des accords et, si nécessaire, à réimposer rapidement des droits de douane plus élevés en cas de non-respect. Le président Trump est le seul à avoir conscience que le privilège de vendre sur le marché de consommation le plus lucratif au monde est une carotte très efficace. Et les droits de douane sont un bâton redoutable.

Pour assurer le contrôle de la bonne mise en exécution des accords, Greer rejette tout mécanisme juridictionnel. Cette position marque une continuité avec le premier mandat Trump qui est à l’origine du blocage de la nomination de nouveaux membres de l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce.

C’est l’administration américaine qui jugera seule du respect ou non des accords. La sanction énoncée en cas d’infraction est simple  : des droits de douane plus élevés. Or les accords en question semblent pour la plupart incomplets et ouverts à interprétations contradictoires — c’est d’ailleurs déjà ce que l’on observe sur les accords préliminaires, notamment sur les promesses d’investissements aux États-Unis. Les accords définitifs ne devraient pas être exempts de tels problèmes  : selon le Secrétaire au Commerce, « il ne s’agira pas de textes de 250 pages ».

Il est donc fort probable que ces accords servent en fait de levier de pression de l’administration Trump pour demander toujours plus de concessions.

Cette dynamique est déjà à l’œuvre à l’intérieur des États-Unis : les universités et cabinets d’avocats ayant transigé avec l’administration Trump se retrouvent confrontés à une escalade des demandes. 

À l’Organisation mondiale du commerce, l’adoption de réformes commerciales nécessite un consensus total entre les nations. En réalité, la dernière tentative sérieuse de réforme — connue sous le nom de « cycle de Doha » — a échoué parce que les pays protectionnistes ont refusé de lever leurs barrières commerciales vis-à-vis des États-Unis. Par ailleurs, nos adversaires prennent un malin plaisir à bloquer toute réforme. Ils préfèrent le statu quo qui alimente l’explosion du déficit commercial américain et sape la puissance industrielle — qui a fait et fait encore aujourd’hui des États-Unis une superpuissance.

Mais les règles du commerce international ne peuvent pas être un pacte suicidaire. En imposant des droits de douane pour rééquilibrer le déficit commercial et en négociant des réformes importantes qui constituent la base d’un nouveau système international, les États-Unis ont fait preuve d’un leadership audacieux pour s’attaquer à des problèmes que les décideurs politiques considéraient depuis longtemps comme insolubles.

Bon nombre de ces accords s’accompagnent également d’engagements d’investissement importants dans la capacité de production américaine, tels que 600 milliards de dollars dans le cas de l’Union européenne et 350 milliards de dollars dans celui de la Corée du Sud. Ces investissements, dix fois supérieurs à la valeur ajustée en fonction de l’inflation du Plan Marshall qui a permis de reconstruire l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, accéléreront la réindustrialisation des États-Unis. La Corée du Sud contribuera à redynamiser l’industrie navale américaine, qui s’est atrophiée face à une concurrence non commerciale. Ces différents investissements s’ajoutent à des engagements d’achat qui représentent au total près de 1 000 milliards de dollars dans les secteurs américain de l’énergie, de l’agriculture, de la défense et des produits industriels. Cette demande de produits américains et cet accès facile au capital permettront à l’industrie manufacturière américaine de réaffirmer son leadership dans les secteurs stratégiques où nous avons pris du retard.

Les promesses d’investissements aux États-Unis constituent sans doute la partie la plus étonnante et la plus dangereuse — en raison de la grande incertitude qu’elle fait peser — des accords bilatéraux entre les États-Unis, le Japon, l’Union européenne et la Corée du Sud. 

Le Japon s’est ainsi engagé sur la somme de 550 milliards de dollars. Il semblerait que le mécanisme envisagé repose sur la Japan Bank of International Cooperation (JBIC) et Nippon Export and Investment Insurance (NEXI) qui pourraient accorder des garanties, des prêts, et — pour une faible partie — réaliser des apports en capitaux propres pour des projets de sociétés japonaises aux États-Unis. Selon Donald Trump et Howard Lutnick, les investissements seraient décidés directement par Washington et les bénéfices iraient à 90 % à la partie américaine. Si les officiels japonais ne s’aventurent pas à contredire ouvertement la partie américaine, ces orientations n’ont pas été confirmées. Et il paraît difficile qu’elles le soient véritablement.

L’Union s’est quant à elle montrée plus prudente en soulignant à plusieurs reprises qu’elle ne disposait d’aucun instrument pour mettre en œuvre des promesses d’investissements. Le communiqué conjoint du 21 août se contente de signaler qu’« il est attendu que les sociétés européennes investissent 600 milliards de dollars additionnels dans des secteurs stratégiques d’ici à 2028 ». 

Le cas coréen est sans doute le plus intéressant. L’accord bilatéral mentionne 350 milliards de dollars d’investissements, dont 100 milliards pour le plan « Make American Shipping Great Again ». Au-delà du marketing bien conçu pour séduire les décideurs américains, un véritable intérêt du côté des industriels pour investir le marché américain semble exister. Selon la presse coréenne, les géants de la construction navale HD Hyundai et Hanwha Ocean lorgnent le marché de l’US Navy et veulent profiter du portage politique pour obtenir des contrats ; ils seraient prêts à investir aux États-Unis pour cela 8

Les sceptiques soulignent que les droits de douane — qui ont pourtant jadis fait partie intégrante de la politique économique américaine — n’ont pas été utilisés de manière aussi intensive depuis plusieurs générations. Mais nous disposons désormais de données montrant que le fait de ne pas avoir recours aux droits de douane ou à des mesures de protection similaires a créé une économie lourde en frais financiers et de conseil, et pauvre en richesse durable et en sécurité — fruit de la production. Même parmi ceux qui partagent ce diagnostic, certains estiment que la solution proposée par le Président est trop radicale ou a été mise en œuvre trop précipitamment, ou encore que les droits de douane auront des effets trop perturbateurs à court terme. Ce n’est pas le moment de débattre de détails insignifiants. Il s’agit d’une situation d’urgence. Nous connaissons le problème et nous savons comment le résoudre. Il n’y a pas de temps à perdre.

Le décalage entre le discours industrialiste de l’administration Trump et la réalité de son économie politique est ici particulièrement frappant. Les principaux décideurs et les groupes les plus influents aujourd’hui à Washington sont très éloignés du secteur industriel. Trump lui-même est spécialisé dans l’immobilier et l’exploitation de la rente liée à son nom — incluant la création d’un certain nombre d’activités à la limite de l’arnaque, de l’université Trump à son meme coin. Le secrétaire au Trésor et le secrétaire au Commerce, Scott Bessent et Howard Lutnick sont des dirigeants de hedge fund — ce dernier est par ailleurs fortement impliqué dans les cryptomonnaies et les dirigeants de ce secteur sont des soutiens clefs, notamment sur le plan financier, du parti républicain. Le secteur de la Tech s’est également rapproché de Trump. Or Alphabet, Meta, Oracle et les autres ne sont pas directement investis dans l’économie manufacturière américaine. Seul Elon Musk — désormais ancien membre de la coalition Trump — est directement impliqué dans le secteur industriel américain.

Au contraire, les grands groupes industriels — les constructeurs automobiles, Boeing, General Electric — n’apparaissent pas au premier rang des soutiens de cette administration. Certains souffrent directement de la guerre commerciale  : General Motors et Ford estiment que les droits de douane leur coûteront respectivement 5 et 3 milliards de dollars en 2025. Leur représentant, la National Association of Manufacturers se montre très critique de la politique menée, soulignant notamment l’impact sur le prix des intrants dans l’industrie et donc les marges et la compétitivité 9. Mais ces derniers n’ont pas la puissance financière des services financiers et de la Tech. 

Au-delà de la position des dirigeants de l’industrie, les premiers signaux tendent vers un tassement de l’activité manufacturière. Pour expliquer ce paradoxe — une administration qui porte un discours industrialiste mais dont les soutiens proviennent d’autres secteurs et qui met en œuvre des mesures décriées par le secteur manufacturier — il faut faire un détour par le champ culturel et le rôle symbolique toujours très fort que joue l’industrie pour le camp MAGA.

Le président Trump a déjà démontré qu’il était capable de mettre en place des droits de douane ainsi que d’autres instruments économiques pour remodeler les chaînes d’approvisionnement et redynamiser l’industrie manufacturière. Lorsqu’il a imposé des droits de douane généralisés au cours de son premier mandat, non seulement le ciel ne s’est pas effondré comme l’avaient prédit les experts, mais l’inflation a même baissé. Et aujourd’hui, alors qu’il impose des droits de douane à une échelle encore plus large, l’inflation reste sous contrôle. Un problème à long terme ne peut être résolu du jour au lendemain — et ce processus ne sera pas toujours facile — mais la situation exige des mesures fortes et résolues pour renforcer la base industrielle américaine.

Il a fallu plus de cinquante ans entre la première réunion à Bretton Woods et la création de l’OMC. Depuis, trente ans se sont écoulés. À moins de 130 jours du début du cycle Trump, le système Turnberry est loin d’être achevé — mais sa construction est bien avancée.

Sources
  1. « Joint read-out from the meeting between President von der Leyen and Prime Minister Luxon », Commission européenne, 23 juin 2025.
  2. David H. Autor, David Dorn et Gordon H. Hanson, « The China Shock : Learning from Labor Market Adjustment to Large Changes in Trade », Annual Review of Economics, vol 8(1), 2016.
  3. Douglas A. Irvin, Clashing over Commerce. A History of US Trade Policy, The University of Chicago Press, 2017
  4. Ambassador Jamieson Greer Remarks at the Reindustrialize Summit in Detroit, Michigan, United States Trade Representative.
  5. Edward Hunter Christie, Mikael Wigell et Tomi Krister, « Measuring geoeconomic power. An index for 41 major economies », FIIA, février 2025.
  6. « 2025 National Trade Estimate Report on FOREIGN TRADE BARRIERS of the President of the United States on the Trade Agreements Program », United States Trade Representative.
  7. Jamie Smyth et Alice Hancock, « Exxon chief urges Donald Trump to use trade talks to fight ‘bone-crushing’ EU regulation », The Financial Times, 1er août 2025.
  8. Nam Hyun-woo, « How ‘MASGA’ could reshape shipbuilding ties between Korea, US », The Korea Times, 21 août 2025.
  9. « How Tariffs Are Hurting Manufacturers », NAM, 20 mai 2025.
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