Grand Tour, notre historique série d’été, revient pour une nouvelle saison.

Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où ils ne sont pas nés ou qu’ils n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.

Une fois n’est pas coutume, c’est en Grèce que tout commence.

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Pour votre « Grand Tour » vous avez choisi de parler de Missolonghi. Comment définiriez-vous votre rapport à cette ville ?

Missolonghi est pour moi, au départ, une terre héritée par la généalogie — la terre de mes ancêtres. 

À chaque fois que j’arrive à Missolonghi, je me dis que c’est cela, la Grèce.

C’est l’histoire d’un voyage en voiture avec mon père.

C’est-à-dire ?

Je vais vous raconter une histoire un peu personnelle.

J’ai été opéré il y a 56 ans, 15 jours seulement après ma naissance. Je suis resté à l’hôpital pendant environ 4 mois. Cela a été une période très difficile, loin de ma mère et de mon père et même si on dit qu’un bébé ne garde pas de souvenirs, mon corps s’en souvient. Mon invisible s’en souvient.

L’arrivée en Grèce signifiait une promesse de guérison  : me présenter aux ancêtres et me baptiser pour me donner une protection. © Nikos Aliagas

Très vite, j’ai dû apprendre la survie. Par la suite, cela m’a poussé à entreprendre beaucoup de choses. Mon père a ce souvenir qu’il m’a raconté quand je suis sorti de l’hôpital. J’étais un bébé âgé de 4 mois, très maigre, avec une très grande cicatrice sur le ventre. 

Son premier réflexe est de m’embarquer dans la voiture et de prendre la direction de la Grèce. On traverse toute l’Italie, on descend à Brindisi pour prendre le bateau et arriver à Patras. Pour mes parents, m’emmener en Grèce, c’était une façon de me guérir. 

Dans l’inconscient collectif de ma famille, l’arrivée en Grèce signifiait une promesse de guérison : me présenter aux ancêtres et me baptiser pour me donner une protection. Ce que je découvrirai plus tard est qu’à Missolonghi, on ne guérit pas — on renaît.

À chaque fois que j’arrive à Missolonghi, je me dis que c’est cela, la Grèce. © Nikos Aliagas

C’est ainsi que vous arrivez à Missolonghi pour la première fois ?

Absolument. Tout cela, je l’ai bien entendu appris beaucoup plus tard. 

Mais je contemple encore avec les mêmes yeux l’étendue plate et miroitante de cette lagune où je vois mon âme se refléter. En réalité, il ne s’agit pas de regarder Missolonghi, mais de devenir un avec ce que l’on voit.

À Missolonghi, on ne guérit pas — on renaît.

Nikos Aliagas

Le miroir de la lagune ne reflète pas : il absorbe. 

Il prend tout ce qui existe en vous et le rend eau, vent et sel. J’y grandis, chaque année un peu plus, j’apprends à faire du vélo, à courir, j’apprends le patois local, je découvre la beauté de la pénombre dans les cryptes byzantines, je caresse les pierres millénaires des théâtres antiques. Pour moi, c’était d’abord cela, la Grèce, une étendue de lumière et de mer. Je me suis construit dans cet espace-temps, il y a certainement eu une forme de catharsis. Ce parcours initiatique m’a permis de trouver ma place dans le monde et, surtout, de garder cet univers en moi comme une boussole.

Comment décririez-vous cet ensemble qui est en vous ? 

Ce sont les montagnes de sel, le regard des pêcheurs à la peau brûlée, les mains, les filets, les oiseaux, les chardonnerets, la couleur de la montagne, la première lueur du jour… Le ciel bas, comme un songe, touche la terre comme une main sur un front fiévreux.

Missolonghi n’est pas seulement un lieu. C’est une pluie qui se retient, un nom que l’on prononce sans le dire, un pays qui vous reconnaît même si vous l’avez oublié. 

Tout cela est mon secret. 

C’est Missolonghi. 

Ce sont les montagnes de sel, le regard des pêcheurs à la peau brûlée, les mains, les filets, les oiseaux, les chardonnerets, la couleur de la montagne, la première lueur du jour… Le ciel bas, comme un songe, touche la terre comme une main sur un front fiévreux. © Nikos Aliagas

Vous avez aussi un rapport singulier et très fort avec la musique à Missolonghi, n’est-ce pas ? 

Je devais avoir environ six ans quand une commémoration, une fête traditionnelle — celle de Sainte Agathe — passe devant la maison au son des cornemuses stridentes et des tambours. Je connais ou plutôt je reconnais cette musique, alors qu’à ce moment-là, je ne l’ai jamais entendue. Elle est en moi. 

Je m’éloigne subitement de mes parents et je cours rejoindre ce groupe de pèlerins sans trop savoir pourquoi.

Je ressens ce qu’ils chantent, ce qu’ils dansent : je suis l’un des leurs sans le savoir encore. Depuis, je ne l’ai jamais quitté.

L’année suivante, j’ai enfilé le costume traditionnel et depuis je le fais tous les ans. Je connais la plupart des chansons traditionnelles du XIXe siècle, celle de la guerre d’indépendance. Je me suis connecté à quelque chose de plus fort qui existait déjà en moi à mon insu. Comme un besoin de rester connecté à quelque chose de plus fort. Mon père n’était pas trop concerné par tout cela, mais chez moi c’était une évidence. Un besoin d’appartenir à une lignée historique, sans aucun enjeu nationaliste ou pseudo-patriotique.

En quel sens ? 

Tout cela dépasse le XIXe siècle, la Révolution, la présence de Lord Byron à Missolonghi.

Quand on regarde la civilisation antique qui existait autour de Missolonghi, il y avait déjà des villes entières autour des remparts dans la montagne avec des théâtres et des agoras, où les Grecs d’alors construisaient leur cité, honoraient d’autres dieux pour d’autres raisons mais dansaient avec les mêmes gestes et la même ferveur que nous.

Les dieux sont différents. Les lieux sont peut-être différents. La raison de cette nécessité, de cette anabase de l’âme est différente. Mais l’expression est la même. 

C’est cette continuité entre visible et invisible de l’histoire connue et inconnue qui fait qui je suis. Ce qui me constitue vient de loin, il y a dans chacun d’entre nous un écho lointain qui est toujours présent et qui régit notre vie. Je suis un Missolonghite dans ma façon de concevoir le monde et ses épreuves, dans la résistance, dans la gestion de ce qu’on appelle l’échec ou le succès. 

Libres et assiégés : Missolonghi, c’est l’ultime oxymore d’un idéal porté dans la chair jusqu’à la mort.

Nikos Aliagas

Je ne suis pas parfait, loin de là. Mais sans le savoir je transporte une âme de combattant. Je préfère perdre en restant digne plutôt que gagner comme un moins que rien. Je n’ai pas de mérite, j’ai hérité de cela.

C’est cette continuité entre visible et invisible de l’histoire connue et inconnue qui fait qui je suis. Ce qui me constitue vient de loin. © Nikos Aliagas

Vous faites référence à l’histoire de Missolonghi ? 

Les Missolonghites auraient pu dire sans aucun problème aux Turcs que cela faisait quatre siècles qu’ils étaient assujettis et qu’ils ne voulaient pas d’histoire.

Pourtant, quelque chose de plus fort qu’eux les a poussés à choisir la liberté.

Les Missolonghites n’ont pas collaboré. Il ne s’agissait pas que de paysans, il y avait aussi des personnes que l’on pourrait qualifier d’intellectuels, qui avaient un certain niveau de vie. Ils connaissaient donc les valeurs de la liberté et de la dignité si chères à la révolution française. Ils ont dit « non » à l’esclavage, non pas pour devenir des héros mais parce qu’ils en ont eu assez d’être des sujets de l’Empire Ottoman.

Ils savaient qu’ils allaient mourir et pourtant, ils y sont tous allés. Cela me bouleverse. Rien qu’en en parlant maintenant, j’en ai la chair de poule. Il aurait été tellement facile de se rendre. Mais ils ont suivi le chemin du sacrifice. Les libres assiégés étaient bombardés de partout, mais ils ont tenu jusqu’à la mort pour un idéal de liberté. Comment rester insensible à leur destin  ? Sans parler des philhellènes venus les épauler dans leur quête d’indépendance…

Le courage de Missolonghi à l’époque était comme celui de Kiev aujourd’hui.

Je crois que l’histoire des philhellènes vous intéresse tout particulièrement dans cette séquence. Pourquoi ?

À un moment donné, apparaissent certaines figures philhellènes comme Johann Jakob Meyer, l’Helvète fou, qui va monter le premier hôpital alors qu’il n’est pas médecin, qui va créer le premier journal des chroniques libres en grec, en français, en italien, qu’il va envoyer partout en Europe.

S’il n’y avait pas eu « des illuminés » de la sorte qui avaient compris la raison d’être du peuple grec, des intellectuels comme Lord Byron qui a laissé son dernier souffle à Missolonghi deux ans avant le massacre de la ville, l’Histoire aurait peut-être pris une autre tournure. Ces gens-là ont trouvé des regards si empreints de braise et de vérité qu’ils vont épouser et épauler la lutte des Grecs.

Les libres assiégés étaient bombardés de partout, mais ils ont tenu jusqu’à la mort pour un idéal de liberté. © Nikos Aliagas

Comment expliquez-vous cet engagement de la part d’intellectuels qui n’hésitent pas à prendre dans certains cas les armes pour la Grèce ? 

Malraux, par exemple, l’a fait en 1936 lorsqu’il est allé en Espagne. Je crois qu’il y a toujours eu des intellectuels engagés qui prennent les armes.

Mais on peut se demander pourquoi la Grèce à ce moment-là : parce que la Grèce qu’ils connaissent n’existe pas. Depuis la chute de Constantinople, la Grèce n’existe plus en tant que territoire. C’est une province de l’Empire ottoman. J’ai lu récemment un volume fascinant, Lascaris de l’Académicien Villemain — deux petits tomes datant de 1826 qui parlent notamment de Missolonghi qui n’est pas encore tombé à l’époque mais qui souffre déjà. Il explique très bien ce qui s’est passé. J’ai été bouleversé. La Grèce revient comme un boomerang en Occident aux XVIIIe et XIXe siècles après plusieurs siècles d’hibernation forcée.

À la chute de Constantinople, les gens ont perdu la tête.

Les chrétiens se font massacrer après des années de discorde entre Rome et Byzance, ils n’arrivaient pas à s’entendre avec Rome et Byzance pour des raisons théologiques et commerciales, alors qu’avec un peu de distance les différences entre eux étaient minimes. 

Ils se détestaient entre eux plus qu’ils ne détestaient les Turcs. Le 29 mais 1453, après un siège de plusieurs semaines, les troupes ottomanes du sultan Mehmet II entrèrent dans la ville, malgré la résistance acharnée des défenseurs. L’empereur Constantin XI Paléologue, qui fut le dernier empereur byzantin, refusa de fuir. Il combattit jusqu’au bout dans les rues avec ses soldats. Avec lui s’éteignait mille ans d’Empire romain d’Orient et la civilisation grecque fut anéantie.

Et qu’en est-il de ceux qui arrivent à fuir ?

Ceux qui arrivent à partir emportent ce qu’ils peuvent mais gardent surtout précieusement l’héritage des manuscrits : les palimpsestes des copistes, les textes byzantins certes mais aussi ceux des philosophes et poètes de l’antiquité. 

Rappelons que nous sommes en 1453, à l’époque de l’arrivée de l’imprimerie, et ils emportent les textes de l’antiquité, Aristote, les pré-socratiques, la République de Platon, etc. Ils prennent tout ce qu’ils considéraient d’ailleurs comme païen puisque c’est une théocratie byzantine chrétienne. Mais ils savent que tous ces textes ont de la valeur et qu’ils constituent une partie de leur ADN. 

À la chute de Constantinople, les gens ont perdu la tête.

Nikos Aliagas

Ils arrivent ainsi en Italie, en Sicile, à Florence, à Venise où on y retrouvera notamment des grands philhellènes. Ils n’ont plus de titre ou de pouvoir mais ils gardent leur héritage de pensée comme un fer de lance. Se forme alors un creuset de culture dans le monde occidental, les archétypes de l’héritage grec qui seront réutilisés notamment par François Ier dans sa cour, avec des peintures, la mythologie, la philosophie, etc.

Que se passe-t-il en Grèce pendant ce temps ? 

Parallèlement, la Grèce n’a plus rien de tout cela. Elle essaye de résister tant bien que mal, mais elle sombre à ce moment-là le chaos de la survie.

Du moins jusqu’au retour des Grecs de l’étranger.

La langue grecque est leur pensée. La langue grecque est un concept. Quatre siècles plus tard, quand ces Grecs sont de retour de l’Occident, la Grèce revient de l’étranger. © Nikos Aliagas

Comment cela se passe-t-il ? 

Dans leur exil, les Grecs vont devoir se délester de beaucoup de choses — mais ils n’oublieront jamais leur foi ni leur langue. La langue grecque est leur pensée. La langue grecque est un concept. Quatre siècles plus tard, quand ces Grecs sont de retour de l’Occident, la Grèce revient de l’étranger. 

Ils viennent retrouver Périclès, mais ne le reconnaissent pas : ils trouvent seulement un paysan courageux et digne qui creuse la terre. Et tout ne va pas bien se passer. Les Turcs ont réussi à faire en sorte à séparer les Grecs afin qu’ils s’entretuent. D’où notamment les nombreuses guerres civiles…

Comment créent-ils de la discorde entre les Grecs ?

Les Ottomans donnaient par exemple de l’argent à certains Grecs à condition qu’ils punissent leurs voisins. Ils allaient aussi dans les familles où il y avait plus de quatre enfants : ils prenaient le cinquième, ils en faisaient un soldat turc, un janissaire, ils l’emmenaient à la Porte Sublime, ils lui faisaient un lavage de cerveau et trente ans plus tard, ils le ramenaient dans le village pour tuer sa propre famille. Je ne suis pas historien, bien entendu et c’est important de le rappeler, mais ces histoires qu’on entend me semblent fondamentales comme représentations pour comprendre le chemin ardu de la reconstruction de la nation grecque. 

Il a fallu patience et sacrifice pour construire un État-nation.

Dans leur exil, les Grecs vont devoir se délester de beaucoup de choses — mais ils n’oublieront jamais leur foi ni leur langue. © Nikos Aliagas

Vous parliez il y a un instant de la langue grecque comme un concept, pourrait-on voir une importance des symboles en général dans la grande histoire que vous racontez ?

Oui, en vous parlant je pense notamment au grand chef de guerre Yánnis Makriyánnis.

Quand il voyait ses compatriotes vendre des bouts de statues aux Français et aux Italiens, il leur disait : « Tu ne connais pas la valeur de cette statue, moi non plus sur le plan commercial, mais je sais qu’elle est en moi. On se bat pour ces bouts de pierre et de marbre. Ne les donne jamais : c’est tout ce que nous avons. » 

Son but était qu’ego devienne un nous. Il pensait que ce n’est qu’à partir de là qu’il serait possible de gagner la révolution. En un mot, il a créé une conscience grecque, chez les Grecs eux-mêmes.

C’est la force et la magie de cette langue, qui est d’abord une idée. Ce n’est pas une histoire de nationalité, de religion, de Dieu, de l’Antiquité, etc. Être Grec, c’est avant tout une façon de penser. Une aspiration à la liberté qui met l’être humain face au miroir de sa conscience au centre de l’univers. Ils avaient beaucoup d’avance sur nous. 

Est-ce notamment cette façon de penser — et pour la défendre — que les Missilonghites résisteront ? 

C’est certain. 

Les Missolonghites disent non à l’invasion parce qu’ils ont compris que c’est là où réside la liberté, celle de la pensée et de sa valeur. 

Ils comprennent à ce moment-là que la dignité humaine n’est pas cela. 

Être Grec, c’est avant tout une façon de penser. Une aspiration à la liberté qui met l’être humain face au miroir de sa conscience au centre de l’univers. © Nikos Aliagas

Le poète Solomos a entendu leur voix depuis l’île de Zante, quand ces âmes esseulées furent encerclées par le cynisme d’un empire à l’agonie. Il transforma leur supplice en poème, en litanie mystique, une blessure offerte au ciel, un cri devenu rédemption. Libres et assiégés : l’ultime oxymore d’un idéal porté dans la chair jusqu’à la mort. La liberté ou le trépas, à Missolonghi, il n’y a pas d’autre issue. Même l’enfant qui fait voler son cerf-volant face aux salines, le sait. Il élève son être au-dessus du fracas. 

On peut toujours trouver des petits arrangements avec notre conscience. Mais il est ensuite plus difficile de se regarder dans le miroir de cette dernière, d’autant plus que Missolonghi est un miroir… 

Est-ce ainsi que vous comprenez le fait que même quand il a fallu se rendre, les Missilonghites ont préféré mourir ? 

Il faut bien comprendre que Missolonghi est une terre de sang. Le 10 avril 1826, dimanche des Rameaux, les Ottomans entrent dans Missolonghi et massacrent tout le monde. Les derniers survivants décident de se suicider : ils se regroupent dans les églises, ils appellent les Turcs et dès qu’ils sont assez nombreux, ils font tout exploser. 

Il n’y avait pas d’autres choix. Les survivants qui se trouvaient en bonne santé sont faits esclaves ; ceux qui sont blessés ont été crucifiés.

Dans cette ville de deuil et de vie, les mots n’osent pas parler trop fort. Le silence des pêcheurs, les cristaux de sel dans leurs rides, en disent davantage. Leur regard garde l’essentiel. Ceux-là savent ce que c’est : résister sans fanfare, plier sans rompre, sacrifier sans renier.

Missolonghi est un miroir.

Nikos Aliagas

Trouve-t-on encore des descendants de survivants à Missolonghi ? 

Il y a un homme très vieux, âgé de 90 ans, que j’ai filmé parce que j’ai envie de faire un documentaire là-bas l’année prochaine. Il porte les mêmes vêtements traditionnels du XIXe siècle lors des cérémonies depuis qu’il est enfant et il est tout le temps ému. Il a toujours les larmes aux yeux : il connaît le prix de l’idéal de liberté.

Son arrière-grand-mère avait été vendue et elle était revenue.

La liberté ou le trépas, à Missolonghi, il n’y a pas d’autre issue. Même l’enfant qui fait voler son cerf-volant face aux salines, le sait. Il élève son être au-dessus du fracas. © Nikos Aliagas

En avril 2026 La Grèce sur les ruines de Missolonghi de Delacroix sera exposée au musée archéologique de la ville.

Quand le tableau arrivera à Missolonghi, je veux que ce monsieur soit la première personne à le voir. 

Filmerez-vous cette scène ? 

Je l’espère ! Je l’ai filmé alors qu’il mettait ses vêtements chez lui pour se rendre à la parade funèbre qui se tient à Missolonghi, dont le pas rythmé est spécifique. Des milliers de personnes viennent de toute la Grèce pour y participer en portant des vêtements traditionnels. 

Comment décririez-vous cette parade ? 

Les soirs de printemps, la procession funèbre vous garde éveillé. Son rythme hypnotique et répétitif n’appartient à aucun genre connu, parce qu’il est, en soi, un genre à part entière. Ce n’est pas un ensemble musical folklorique qui déambule : c’est l’âme d’une épitaphe collective qui circule à ciel ouvert dans les ruelles aux maisons de pêcheurs.

Au son des tambours et des pipizes, ces petites cornemuses stridentes, vous êtes porté par une pulsion dionysiaque, une joie farouche, un deuil qui devient vie. L’imposante statue de Markos Botsaris n’est pas celle d’un commandeur. C’est l’ombre d’un héros qui ne vous juge pas. 

Dans le jardin des Héros, les racines d’un olivier se mêlent aux battements de cœur de Byron. Parce qu’ici, les poètes se battent jusqu’au dernier souffle. Leurs mots pansent les maux — mais jamais ne répètent « jamais ». Comme le flux incessant de la mer, qui transforme le sable noir en glaise de la création originelle. Les icônes aux visages lacérés par la haine de la barbarie me regardent sans trembler, elles portent les stigmates de ce que nous sommes. Victimes ou bourreaux, des mortels perdus dans nos méandres éphémères.

Ici, les poètes se battent jusqu’au dernier souffle.

Nikos Aliagas

Pourrait-on dire que c’est le rendez-vous annuel d’une nation qui s’y retrouve ? 

Oui, mais sans être nationaliste ; je parlerais plutôt de patriotisme. On a déjà vu, bien entendu, des individus qui essayent de récupérer politiquement cette parade — en vain. À Missolonghi, on aime les âmes libres paix les opportunistes. 

On y interdit aux politiques de s’approprier quoi que ce soit. Parce que c’est un tombeau à ciel ouvert. C’est une ville martyre.

C’est la seule ville sacrée dans la constitution grecque. C’est un cimetière absolu. Tout le monde se rend, par exemple, au parc des héros. C’est le lieu de pèlerinage par excellence.

Les icônes aux visages lacérés par la haine de la barbarie me regardent sans trembler, elles portent les stigmates de ce que nous sommes. Victimes ou bourreaux, des mortels perdus dans nos méandres éphémères. © Nikos Aliagas

Comment expliquez-vous que tant de personnes viennent chaque année ?

Il s’agit de ne pas oublier ce qui s’est passé. On ne veut pas que l’oubli emporte ces personnes courageuses qui ont lutté et ont ensuite préféré mourir plutôt que de vivre comme des esclaves plutôt que de se compromettre.

Au fond, c’est un hommage rendu à la vraie histoire. Parce que c’est cela, la vraie histoire. C’est une histoire d’éthique et non une histoire d’héroïsme. Quand vous êtes là-bas, un vent tiède vous frôle, chargé d’embruns. Ce n’est pas une odeur, c’est un souvenir : il traverse les générations sans faire de bruit. Quelque chose d’amniotique, une moiteur primitive qui vous fait croire que vous êtes né ici, ou que vous y avez aimé avant même de naître.

Je reviens sur la terre de mes ancêtres pour écouter leurs murmures, un soir de jeudi saint pétri dans la cire et la complainte.

Nikos Aliagas

Et vous particulièrement, pourquoi y retournez-vous chaque année ? 

Je porte en moi chaque parcelle de larmes et de joie de cette terre oubliée de la mer Ionienne.

Sur les pavés de la ville, les pas des assiégés n’ont jamais cessé. Ils sont là, toujours, vêtus de leur costume d’ombre et de lumière : un gilet noir brodé de patience, une φουστανέλα blanche comme la dernière prière, et cette ceinture tissée de jasmins et de serments, serrée comme une promesse faite aux morts.

Missolonghi ne promet rien, elle nous regarde pour ce que nous sommes depuis le premier jour  : de fragiles figurines d’un théâtre d’ombres. © Nikos Aliagas

Je reviens toujours à Missolonghi comme un funambule en quête de lumière, pour retenir ce qui reste encore debout dans les décombres de mes certitudes. 

Je reviens sur la terre de mes ancêtres pour écouter leurs murmures, un soir de jeudi saint pétri dans la cire et la complainte.

Missolonghi ne promet rien, elle nous regarde pour ce que nous sommes depuis le premier jour : de fragiles figurines d’un théâtre d’ombres.