Mathias Enard est le romancier des limites, des « frontières enfouies » — spatiales mais aussi temporelles.
Il nous parle de son dernier roman, Mélancolie des confins, dont « Nord » est le premier volume d’une série en quatre saisons. Nous suivons les rêveries d’un promeneur solitaire qui déambule dans l’automne berlinois après avoir rendu visite à une amie victime d’un AVC. Les rues, bâtiments ou autres trébuchements urbains sont autant de confins rencontrés, la fin de quelque chose — mais aussi et surtout un point de départ.
Enard nous emmène également dans ses « lieux d’expression de la littérature », à Beyrouth, au Caire, à Téhéran, guidé par Boussole, prix Goncourt 2015, et son monologue du musicologue Franz Ritter qui se souvient de l’Orient, de ses voyages, de ses personnalités.
Dans cette promenade à rebours, nous parlons de Zone, publié en 2008, cette grande épopée qui prend la forme d’une seule et unique phrase qui se déploie sur 500 pages avant de trouver inexorablement son point final dans « la fin du monde. »
Entretien.
On connaît l’importance de l’espace, du rapport à l’espace qui est présent dans toute votre œuvre, notamment le rapport aux limites, aux frontières, aux confins. Votre dernier roman Mélancolie des confins n’y échappe donc pas. Sentez-vous que ces questionnements se résolvent ou au contraire, s’affinent, s’accentuent et se démultiplient au fur et à mesure de vos romans ?
Je pense qu’il y a deux aspects. D’abord, la multiplicité de ces espaces, c’est-à-dire les différents endroits géographiques qui sont rarement les mêmes. J’avance également dans l’exploration de ces questions, tentant d’esquisser non pas des définitions, mais peut-être des anti-définitions de ce que sont ces limites, ce qu’elles apportent.
Disons qu’elles ont des aspects extrêmement divers qui permettent justement des approches par la littérature très différentes, comme dans le cas du roman ou d’une espèce de récit sans fiction, de récit de voyage — comme l’est peut-être Mélancolie des confins.
Justement, plutôt que la frontière, qui est facilement franchie — puisque c’est le principe même de la frontière, les confins s’y opposent parce qu’on a l’impression qu’on peut y parvenir. C’est une limite qui est peut-être beaucoup moins définie, qui n’est pas nécessairement une ligne très claire à un moment donné. C’est pour cette raison que j’apprécie ce mot, justement parce qu’il est peut-être moins précis que celui de « frontière ».
Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’en français on l’emploie au pluriel — même si l’usage latin et italien actuel permet tout à fait le singulier. En français, les confins sont pluriels, deviennent multiples, beaucoup plus divers et moins géographiques que la frontière.
Dans les premières pages de Mélancolie des confins on peut lire : « toute la science médicale et architecturale allemande du début du XXe siècle nous y apparaissait comme dans un tableau de Schinkel, un paysage imaginaire tristement réel, d’une beauté romantique qui, étant donné la fonction originelle du complexe, accueillir les tubards, avait doublement l’aspect de la Mort. » Diriez-vous que le rapport aux limites, aux confins dans votre œuvre n’est pas que spatial, mais est aussi temporel avec la mort comme fil conducteur pour ainsi dire, dans une dimension eschatologique — cela peut être par la guerre, mais aussi la maladie ou l’accident ?
Oui, c’est un peu la dernière limite. C’est vrai que cette frontière infranchissable entre la vie et la mort est également présente dans cet ensemble à travers l’idée de la mélancolie.
La mélancolie a un rapport très clair avec le deuil — et donc avec la mort. C’est peut-être une façon de frôler ces confins, en tout cas de les envisager. Cette idée très mélancolique du deuil, d’un deuil impossible parce qu’on ne sait pas exactement ce dont il est question, me semble très vraie quand on s’approche de ces confins entre la vie et la mort.
Mais vous l’avez bien dit, il y a aussi une question de limites, de frontières entre soi et l’autre, entre le souvenir et l’oubli. Avec la question de la mémoire, qu’est-ce qui fait en nous que nous nous souvenons, que nous oublions, que nous rappelons à travers cet exemple assez fascinant de Gerlach et de son récit sur la bataille de Stalingrad ? Mais aussi à travers l’accident cérébral de E., cette amie qui se trouve à ce moment-là dans cette clinique à Beelitz, qui m’amène à me poser cette question : jusqu’où suis-je exactement quand je n’existe plus, où se trouve la frontière de mon identité avec celle de quelqu’un d’autre qui devient tout à coup différent ?
Ce sont des frontières que j’explore les unes après les autres dans ce cycle.
La littérature s’inscrit-elle dans cet espace, dans une sorte de no man’s land ou d’ornière entre la vie et la mort ? Toujours dans Mélancolie des confins, le narrateur dit précisément : « La mort est une semeuse, plus qu’une faucheuse. La frontière est féconde en disparitions ; fertile en violences ; la littérature pousse dans l’ornière mortelle, sort du charnier tel un coquelicot, un pavot du pauvre qui donnerait cette forme magnifique d’oubli, cette forme sublime d’oubli qu’est la mémoire, qu’est un livre. » (p. 34)
Bien sûr, la littérature naît là où tout s’achève.
La littérature a ce pouvoir. Le roman et la poésie sont en quelque sorte le seul moyen qu’on ait, avec peut-être l’art en général, de pénétrer et d’explorer ces confins. C’est vraiment le lieu de la littérature, de l’entre-deux.
Tous les grands romans essayent justement de franchir des limites et s’intéressent aux confins, pour aller jusqu’au bout de quelque chose — même s’il faut pour cela traverser d’énormes obstacles.
Il est question dans ces pages du rapport un peu particulier qui s’installe entre des artistes et les lieux dans lesquels ils travaillent. Dans un passage assez drôle, il est dit : « L’art des confins, des limites. Ils [les artistes en question] ne pouvaient, dans un tel endroit, que s’interroger sur leur propre effacement. Ou le contempler, s’y enfouir pour mieux le décrire ».
Absolument, dans ce cas c’est assez ironique. Ce complexe dont il est question a été transformé en grande partie en des demeures très bobos, extrêmement chères ; j’imagine, amusé, que tout d’un coup, on doit forcément réfléchir à l’endroit où on se trouve quand on écrit. Cet endroit est quand même un ancien sanatorium et hôpital militaire soviétique.
Si l’on croit en l’esprit du lieu, on ne doit pas faire n’importe quoi… J’imagine que cela doit induire des créations assez spéciales.
La littérature naît là où tout s’achève.
Mathias Énard
Dans votre cas, quel rapport entretenez-vous avec les lieux ? Dans vos textes, généralement une harmonie se crée entre les narrateurs et leur environnement, par des descriptions précises notamment.
Cela est particulièrement vrai dans cet ensemble de quatre livres dont Mélancolie des confins est le premier volume.
Mais c’est aussi quelque chose qui habite tous mes textes. Il s’agit d’un rapport situé à un lieu, un croisement entre un récit, une histoire et une géographie — et ce dès mes débuts, avec la ville de Beyrouth. Il y a des endroits qui, pour moi, sont le lieu d’expression de la littérature.
Je me rends compte que c’est peut-être parce que j’y ai vécu et que j’aime écrire sur les endroits que je connais. Scorsese disait toujours « filme ce que tu connais ». Peut-être faut-il aussi écrire ce que l’on connaît.
Je ne suis d’ailleurs pas à l’aise quand je parle d’un endroit que je ne connais pas, où je ne suis jamais allé. Je n’aime pas écrire sur des endroits auxquels je n’ai pas de rapport physique. Ou alors, je suis obligé de les décrire de manière totalement imaginaire — et on perd un peu cette relation à la réalité. Pour moi, le roman, en tout cas ma littérature telle que je la pratique, est très lié à des endroits précis.
Certaines descriptions notamment dans le premier chapitre de Mélancolie des confins m’ont fait penser au magnifique Austerlitz de Sebald dans les descriptions architecturales très minutieuses, très précises au niveau des structures…
Je suis moi-même un passionné de Sebald.
Je n’y pense pas quand je me mets à écrire, bien sûr, mais je l’ai beaucoup lu, il fait un peu partie de moi. Il est donc possible que ce soit là, sans même que je m’en rende compte.
Vous avez parlé il y a un instant de Beyrouth et des « lieux d’expression de la littérature ». Vous connaissez très bien l’Asie intermédiaire qui est au cœur de l’actualité ces derniers jours. Certains endroits sont-ils plus des lieux d’expression de la littérature que d’autres ? Le rapport aux lieux est-il différent selon la région dans votre rapport à l’écriture ?
Je ne pense pas qu’il s’agisse de lieux différents. Ce qui est en jeu, c’est mon intérêt personnel. Certains auteurs ont des mondes très différents. En ce qui me concerne, le Moyen-Orient et les Balkans sont mon univers. Peut-être parce que c’est là-bas qu’il y a le plus de croisements, de confins, de frontières enfouies.
Lorsqu’on a une conversation à bâtons rompus, on se rend compte de tout ce qui nous sépare et de tout ce qui nous rapproche — que ce soit en termes de langue, de religion ou d’habitudes culturelles. Ces terres ont encore aujourd’hui une grande diversité, même si celle-ci est malheureusement en danger pour toutes les raisons qu’on sait.
Mais oui, je pense que c’est pour ces raisons que ce sont mes territoires. Ils sont fragmentés et marqués par la violence de la guerre ; cette diversité a malheureusement aussi de tristes conséquences.
Comment parvenir à rendre dans la littérature cette diversité, souvent synonyme de richesse mais aussi de complexité ?
C’est un peu le défi : s’intéresser à cette multiplicité, c’est-à-dire passer d’un sujet à l’autre, essayer d’être attentif à ces différences, à ce qui nous éloigne, s’intéresser aux langues, à la façon par laquelle on communique, aux traces du passé, à la vie d’aujourd’hui — dans sa diversité et sa profondeur historique.
On vient ainsi à la question : comment en est-on arrivé là ?
Finalement, parler de Beyrouth telle qu’on la connaît à l’intérieur de l’État libanais, c’est quelque chose de relativement récent, qui n’a même pas un siècle. Et c’est une histoire qui est traversée par d’autres récits, évidemment ottomans, mais aussi très liés à l’interventionnisme du Vatican et des catholiques à partir du XVIe siècle dans ces régions.
Énormément de récits s’imbriquent les uns aux autres et fabriquent toute une couche de populations différentes, de façons de parler différentes — le tout dans un espace extrêmement restreint. Il y a encore aujourd’hui, par exemple, des accents, des dialectes dans l’arabe libanais qui ne sont pas les mêmes selon qu’on soit un druze ou un maronite de la montagne, ou un sunnite de la côte : on ne parle pas du tout de la même façon.
Tout cela constitue des traces passionnantes pour l’écrivain ou le romancier, car elles sont autant de morceaux du quotidien du passé qu’il est possible de décrire, réécrire et s’approprier. J’adore ces endroits pour leur immense richesse et diversité.
Ce qui est intéressant c’est que vous ne limitez pas, cependant, à ces endroits. Votre dernier roman se déroule en Allemagne.
On retrouve, en effet, cette richesse à Berlin aussi.
Je pense que c’est vraiment une question de goût personnel. J’ai passé du temps à étudier l’histoire, je connais la langue. Si j’avais appris plutôt le chinois — ce qui me fascinerait — je me pencherais plutôt sur la différence entre les provinces de la Chine.
Mais on ne peut pas nier qu’il y ait une part de hasard là-dedans.
Est-ce vraiment le fruit du hasard ?
Oui, je pense qu’il y a une sorte de hasard. Néanmoins, on peut retrouver certaines causes à ce hasard. Évidemment, a posteriori, il est assez simple de retracer des éléments qui peuvent expliquer certaines décisions.
Qu’est-ce qui vous attire au départ au Moyen-Orient ?
J’avais envie de voyager, j’avais envie de partir. J’avais envie de quitter Niort et les Deux-Sèvres.
À l’époque, il y avait une carte universitaire qui disait que si j’étudiais les mathématiques, le français ou la philosophie, j’allais à l’université de Poitiers. Ce n’était pas vraiment un grand voyage, il n’y avait que 50 km depuis chez moi…
En revanche, il y avait une université qui me fascinait absolument : l’Inalco. Rien que sa brochure était un voyage incroyable avec des destinations aussi diverses que les langues de Yougoslavie, de l’Australie, du Pacifique ou encore les langues d’Amérique du Sud comme le quechua. J’ai tout de suite su que c’était pour moi. Et c’était accessible : il était possible de s’inscrire très facilement. Il suffisait d’y aller, de présenter son bac et une pièce d’identité pour être immédiatement inscrit. C’était assez génial. Voilà comment j’ai commencé.
Des lectures avaient-elles au préalable pu influencer cette envie de voyage ?
Très naïvement, je dois admettre que je ne connaissais absolument rien mais j’aimais bien l’image des Mille et Une Nuits que je trouvais passionnante. Mais pour moi, les Mille et Une Nuits c’était du persan — notamment parce que les noms des professeurs sont persans. Je n’ai jamais imaginé que tout cela aurait toujours été écrit en arabe.
J’ai donc choisi le persan et la personne responsable des inscriptions m’a dit que je ne maîtriserais jamais bien le persan si je ne savais pas aussi l’arabe. J’ai donc coché la case « arabe ». J’étais heureux de commencer un voyage par les langues.
Dans les dernières pages de Boussole, Sarah dit : « Don Quichotte est le premier roman arabe, tu sais. Le premier roman européen et le premier roman arabe, regarde, Cervantès l’attribue à Sayyid Hamid Ibn al-Ayyil, qu’il écrit Cide Hamete Benengeli. »
Voilà une histoire très mystérieuse.
Pourquoi Cervantes a-t-il eu besoin de cela ?
L’histoire de Cide Hamete Benengeli, qui serait l’auteur de Don Quichotte, arrive très tard dans le récit.
Il n’y a pas vraiment de raison objective qui expliquerait cela. Il n’en avait pas besoin, le roman faisait déjà 200 pages, il pouvait tout à fait continuer. Et puis, à un moment, il ajoute cela, un peu comme s’il n’avait pas encore décidé comment la narration allait se présenter. Je pense que ce sont des traces de différents états de son imaginaire qui lui ont servi à créer ce texte. Et l’idée qu’il soit écrit par un écrivain arabe qu’on trouve sur un marché était, me semble-t-il, l’une des possibilités de l’énonciation de ce texte, ce qui le liait également à une espèce d’anti-tradition mystérieuse des récits de chevalerie qui passerait par l’Andalousie musulmane — qui avait déjà complètement disparu à l’époque.
C’est assez fascinant — d’autant plus que Cervantes a été captif à Alger et qu’il connaît donc bien ces traces de l’Andalousie médiévale.
Mon premier rapport à Téhéran a été très décevant — parce qu’il n’y a même pas de pyramide.
Mathias Énard
Après l’Inalco auront lieu d’autres voyages — cette fois-ci pour de vrai. Comment se déroule la première découverte des pays dont vous appreniez la langue ?
Forcément, c’est un autre choc.
On se rend compte qu’on ne sait absolument rien. La langue dont on vous a fait croire qu’elle était la langue arabe n’est utilisée ni comprise par personne.
On comprend sur place la réalité de la diglossie que je n’avais pas bien perçue avant. Peut-être parce qu’à l’époque, sans Internet, il y avait beaucoup moins de rapports visuels et sonores avec le monde arabe. On n’avait pas facilement accès à la réalité quotidienne du monde arabe. Je voulais donc recommencer à zéro l’apprentissage de la langue. Et on se rend compte tous les jours qu’on ne sait pas grand-chose. C’est un peu le lot de ceux qui arrivent quelque part. Mais je pense que c’est extrêmement important de se confronter à ses rêves.
Quel a été le premier grand choc pour vous ?
Le Caire, sans doute. C’est certes une ville magnifique, mais c’est une ville de la fin du XXe siècle, avec des millions et des millions d’habitants, une ville qui ne dort jamais, très bruyante, extrêmement polluée et difficile à vivre. On est d’abord frappé de plein fouet par cette réalité urbaine.
L’étonnement se produit aussi par rapport à ce qu’on s’attendait à trouver, c’est-à-dire des felouques et des tombeaux mamelouks. Ils existent aussi, mais dans un environnement qui est bien sûr complètement différent. Et en même temps, si je n’avais vu que les felouques, les tombeaux mamelouks et trois palmiers, je me serais vite ennuyé.
Le Caire est une ville absolument fascinante avec tous ces aspects de l’urbanité et de la culture arabe depuis les années 1960, 1970 et 1980, qui était extrêmement importante. C’est aussi la ville d’Oum Kalthoum, de Nasser, etc. C’est la capitale du monde arabe après la Seconde Guerre mondiale.
J’arrivais ainsi au cœur de ces lieux symboliques que je venais découvrir.
Pourriez-vous raconter aussi votre arrivée à Téhéran ?
Mon premier rapport à Téhéran a été très décevant — parce qu’il n’y a même pas de pyramide. C’est une très grande ville, très différente du Caire.
J’y arrive pour être étudiant dans l’université Shahid Beheshti, qui se trouve au nord-ouest de la ville. Elle est très haut dans la montagne, tout près de la prison d’Evin. Depuis le dortoir de la cité universitaire, on avait une vue imprenable sur la prison. Cela rappelait aux étudiants leur possible destination en sortant de l’université.
C’était en 1993, j’avais environ 21 ans, et nous étions vraiment les premiers étudiants occidentaux à revenir à l’université. Jusque-là, seuls des Coréens et quelques Turcs étaient de retour en Iran pour leurs études. Pour les Iraniens, cela représentait donc quelque chose d’extrêmement inquiétant : nous étions en permanence surveillés et encadrés par au moins trois ou quatre volontaires — jeunes ou plus âgés que nous — mais qui étaient quand même des étudiants. Ils veillaient à ce que nous ne commettions pas d’impair dans ce monde aussi codifié.
On s’est très vite rendu compte que ces étudiants avaient leur pensée de derrière comme disait Pascal : ils n’étaient pas aussi endoctrinés qu’on pouvait le croire. Ils avaient tous été volontaires sur le front : ce sont des gens qui avaient fait la guerre, qui avaient été blessés, qui avaient obtenu leur place à l’université parce qu’ils avaient combattu — et ils avaient failli y rester pour beaucoup d’entre eux. Petit à petit, ils nous ont permis de comprendre cette grande complexité de l’Iran post-révolutionnaire : d’un côté, nous sommes bien sûr du côté de la révolution et du régime, mais de l’autre, nous trouvons des arrangements privés avec les consignes ou doctrines officielles du régime.
Diriez-vous que cela caractérise en partie la société iranienne ?
Absolument, vous trouvez, d’un côté, un espace public extrêmement contrôlé et régenté. D’ailleurs, c’est lorsque ce contrôle est moins strict que surgissent des tensions. L’affaire du voile de Mahsa Jina Amini, par exemple, est un de ces moments où les codes révolutionnaires ne sont plus respectés dans l’espace public.
Et puis, il y a des moments dans les espaces privés, qui sont beaucoup plus secrets, où l’on trouve une ville parallèle extrêmement libre, où les conversations le sont tout autant. Bien que cela puisse paraître un peu paradoxal vu depuis l’extérieur, la grande passion quotidienne des Iraniens, quels qu’ils soient, est de parler politique. Il est impossible de prendre un taxi et de rencontrer des gens sans parler politique immédiatement. Et ces discussions peuvent être extrêmement critiques vis-à-vis du régime.
Comment expliquez-vous cette situation double ?
Cela peut sembler choquant pour nous car nous avons l’impression que la dictature implique nécessairement une forme de censure de la parole publique et politique. Mais lorsqu’on est sur place, on découvre que l’Iran est fait d’énormément de contradictions qui nous apparaissent comme telles, mais qui n’en sont pas, car tout cela est justement le résultat d’équilibres extrêmement subtils entre ce qu’on peut dire, la façon de le dire, le moment choisi, ainsi qu’une forme de vie privée où l’État n’intervient pas — ou peu.
Tout cela est très variable selon les époques et les moments où, justement, l’État va essayer d’intervenir plus dans la société : il y aura alors plus de répression, surtout sur les jeunes, plus de contrôles et d’arrestations arbitraires. Tout cela va un peu refluer pendant quelques années, puis recommencer.
Voilà à quoi ressemblait la vie quotidienne des Iraniens depuis les années 1980 en sachant que les années 1980-88, marquées par la guerre entre l’Iran et l’Irak, ont permis au régime de se renforcer énormément grâce au nationalisme autour de la défense du territoire, mais aussi d’imposer un plus grand contrôle des mœurs à la population. Cela se fonde sur le culte des martyrs, ce grand sujet collectif iranien, les martyrs historiques chiites, mais aussi ceux de la guerre qui sont tous vénérés quotidiennement.
Comment la découverte de cette société a-t-elle influencé votre travail d’écriture ? Peut-on d’une certaine façon lire Zone (2008), ce monologue d’une seule phrase qui s’étend sur environ 500 pages, comme une réponse formelle à cette question ?
Oui, c’est-à-dire qu’il y a, bien sûr, une multiplicité de récits, des multiples façons de les voir, d’autant plus que je suis en dehors : forcément, mon regard est celui d’un Français blanc qui a appris ces choses de l’extérieur — même si j’ai pu les vivre un peu sur place. J’ai, par conséquent, une position de narrateur externe qui doit assumer cette position-là, je ne peux pas me faire passer pour.
L’aspect kaléidoscopique prend donc tout son sens : ce sont de petits fragments, un peu comme des tesselles, qui fabriqueraient une image nette à la fin — ou pas, mais qui est en tout cas une image extrêmement multiple, fabriquée à l’aide de petits morceaux de réalité mis bout à bout ou côte à côte.
D’ailleurs, dans Mélancolie des confins, vous parlez justement du « kaléidoscope des possibles » de la littérature.
C’est de cette façon que j’envisage une forme de vérité romanesque pour ainsi dire, mais qui n’est pas de l’ordre de la vérité tout court. C’est une image un peu pixelisée, déformée et qui se transforme au fur et à mesure de la lecture. C’est justement aussi la force du roman que d’arriver à quelque chose qui ne soit pas du tout figé.
L’espace romanesque permet de rejoindre différentes façons de voir un phénomène et de les juxtaposer.
Zone avec cette longue phrase qui déambule comme un train à toute allure, sans pause, pourrait-il symboliser l’histoire même du Moyen-Orient, d’une région qui s’embrase et qui flirte de temps à autre avec le point final et la destination de cette phrase unique du roman qui est : « la fin du monde. » ? On a l’impression, au fond, que seulement cela pouvait arrêter, mettre un terme à cette phrase, à cette histoire…
Oui, effectivement. En revanche, je n’aime pas trop l’idée du symbole : je pense que c’est plus réel qu’un symbole. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut uniquement lire sous cet angle-là. Cela a beaucoup d’autres sens.
Néanmoins, c’est le destin dont on sait qu’il arrivera un jour. On vous dira aussi que c’est très loin, parce que c’est quand le soleil s’éteindra. Il nous reste donc encore a priori quelques millions, voire milliards d’années. Mais cette fin peut avoir lieu avant, si ceci ou cela se produit…
Toujours est-il, on sait que c’est fini : nous sommes tous d’accord pour dire que ce monde aura une fin. Ce n’est donc pas aussi symbolique que cela. Il y a quand même une forme de réalité là-dedans. Après, qu’on veuille l’envisager ou pas, c’est autre chose. Cependant, ce train nous y amène. Il n’y a pas d’autre échappatoire possible : c’est vers l’infini que nous nous acheminons.
En parlant de destin, dans Zone, on trouve à un moment donné cette phrase au chapitre 5 : « les Israéliens savent que quelque chose va arriver un jour ou l’autre, le tout c’est de deviner où, qui, et quand, les Israéliens attendent la catastrophe et elle finit toujours par venir, un bus, un restaurant, un café ». Le fait de relire ces passages aujourd’hui donne une impression d’histoire cyclique…
Quelqu’un qui lit un peu ou qui connaît un peu l’histoire du Moyen-Orient ne peut s’empêcher de penser que c’est toujours la même chose qui se répète — et que cela démarre, bien souvent, de la même façon.
J’ai publié Zone en 2008 ; à partir de 2005, le Hamas et le Djihad islamique ont commencé à faire des attentats suicides très violents et meurtriers, dans les autobus notamment, en Israël même, qui vont déclencher une répression encore plus violente dans les territoires. Nous sommes dans un cycle, dans un enchaînement de la violence dont aucun des protagonistes ne sait comment sortir. Il faut que l’un ou l’autre renonce à la violence — mais aucun des deux n’est prêt à le faire.
Le narrateur de Zone dit au début du chapitre XX (p. 439) : « Parfois les armes se retournent contre soi. » Ces mots semblent bien synthétiser ce que vous êtes en train de dire.
Oui — mais de façon très triste. Au bout d’un moment, la violence finit par avoir un impact même sur celui qui la cause : celui qui tire subit lui aussi un choc en retour de cette violence.
Si on regarde sur le long terme, bien que dans le cas du conflit israélo-palestinien, la durée n’est pas si longue, on voit que le processus de la violence engendre exclusivement de la violence et ne permet jamais d’aboutir à la paix — ni pour l’un ni pour l’autre.
Les Palestiniens diront qu’ils sont les plus victimes, qu’ils ont perdu leurs terres et qu’ils ont vu des dizaines de milliers de Palestiniens mourir, ce qui est objectivement vrai. Mais de l’autre côté, Israël n’a jamais connu la paix. Ce sont des cycles de très grande violence dont on se demande comment et quand ils pourront s’achever.
Dans Boussole est citée la première phrase de La Chouette aveugle de Sâdeq Hedâyat : « Dans la vie il y a des blessures qui, comme une lèpre, rongent l’âme dans la solitude ». Pourrions-nous appliquer cette phrase à l’échelle non plus d’un individu mais de toute une région ?
J’aime beaucoup cette première phrase de La Chouette Aveugle — qui est un roman vraiment incroyable.
Pour répondre à votre question : bien sûr, c’est un peu l’usage que j’en fais. Malheureusement, il semblerait que ce soit la réalité. On aimerait pouvoir penser qu’on peut trouver des solutions à tout. Finalement, la réalité nous détrompe dans tous les cas.
La lecture de Zone donne l’impression qu’il y a par moments une volonté de désacraliser le front, la guerre, de montrer ce qu’elle est réellement, dans sa dimension très triviale, concrète. Un peu dans le style de l’excellent Hommage à la Catalogne d’Orwell.
Oui, la guerre est un processus si multiple, le temps y est tellement dilué que beaucoup de positions sont possibles, à l’intérieur même de la guerre. C’est ce que montre très bien aussi le passage fameux de Fabrice à Waterloo : cette impossibilité de trouver la bataille quand on la cherche.
Sauf quand elle est sur vous. C’est une expérience extrêmement violente et confuse. Et ensuite, tout se redilue à nouveau — avant que cette violence réapparaisse soudainement, là où on l’attendait le moins.
C’est ainsi du moins que les combattants décrivent l’expérience de la guerre — expérience que je n’ai pas.
On ne s’intéresse pas à tout ce qui paraît lointain.
Mathias Énard
Diriez-vous, comme le narrateur de Boussole, que « l’existence est un reflet douloureux, un rêve d’opiomane, un poème de Rumi chanté par Shahram Nazeri » ?
Pourquoi pas ! En tout cas, c’est vrai : les poèmes de Rumi sont tellement beaux. Le son est assez magique. Il y a quelque chose d’envoûtant, une espèce de boucle qui fait penser, naturellement, à la danse des derviches tourneurs — parce qu’ils utilisaient les poèmes de Rumi.
Il y a donc dans ces poèmes quelque chose d’incantatoire qui est fait pour rendre extatique. L’extase est sans doute une possibilité du paradis sur terre.
Manque-t-on aujourd’hui précisément d’une boussole pour comprendre ce qui se passe dans la région ? Ou la boussole est-elle cassée ?
On manque surtout d’intérêt. Notre intérêt est très lié à des moments spectaculaires comme les bombardements, les tirs de missiles, la guerre et la mort.
Pendant qu’Israël bombardait Téhéran, on ne parlait plus du tout de Gaza. Une chose chasse l’autre. Cet intérêt est donc vraiment très fluctuant, selon les épisodes les plus violents ou spectaculaires. On ne s’intéresse pas à tout ce qui paraît lointain.
Il ne resterait plus qu’à se raccrocher au dernier mot de Boussole, « au tiède soleil de l’espérance. »
Ce ne serait pas mal, en effet. L’espoir reste toujours permis, bien sûr.
C’est le principe espérance, comme dirait Bloch.