Avec la guerre russe à grande échelle contre l’Ukraine et la confrontation américaine sur l’Alliance atlantique, la question de la dimension européenne de la dissuasion nucléaire est devenue un sujet d’actualité.
Les déclarations françaises sur ce sujet faites au fil des ans 1 sont passées aux yeux des partenaires de la France du registre abstrait au rang d’hypothèses à examiner au fond.
Comment répondre aux préoccupations et suggestions qu’ils pourront exprimer après que Paris a affirmé et répété qu’il était prêt à entrer en discussion ?
Nous aborderons ici successivement les objectifs visés, les options possibles, les conditions stratégiques, la nature et le contenu de la coopération potentielle entre la France et ses partenaires européens membres de l’OTAN, la question de la décision d’emploi et le rôle du Royaume-Uni.
1 — Quels objectifs ?
Le but serait de pouvoir assurer la dissuasion face à un adversaire nucléaire potentiel — en particulier la Russie — à une échelle embrassant l’ensemble des partenaires européens avec lesquels la France est liée par l’actuel article 5 du traité de Washington et l’article 42-7 de l’Union européenne. Cela implique que toute mise en cause de leurs intérêts vitaux soit considérée comme étant à l’égal des intérêts vitaux de la France. Cet objectif large peut, par définition, être assigné dans un cadre plus étroit, défini tant par la volonté de ces partenaires de partager cette solidarité de destin que par leur acceptation de la matérialiser. Tel est déjà le cas de façon explicite entre la France et le Royaume-Uni 2.
Dans la pratique, cela pourrait aussi se traduire par une coalition d’États volontaires.
À cela s’ajoute un objectif dérivé : celui de ne pas contribuer à accroître les risques de prolifération nucléaire évoqués plus bas.
2 — Quelles options ?
Trois options de base permettraient hypothétiquement de conduire à une dimension européenne de la dissuasion.
L’existant : la dissuasion en Europe par la présence américaine
La première, dont la force de frappe française n’est pas directement partie prenante, consiste à se reposer sur l’existant, à savoir le partage des missions nucléaires de l’OTAN, actuellement assurées par plusieurs dizaines de bombes planantes américaines B-61 dites non-stratégiques embarquées sur des avions de quelques pays européens (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas) 3, eux-mêmes opérant de conserve avec les moyens non-nucléaires des autres pays européens membres de l’OTAN. L’ensemble est adossé à l’ensemble des plus de 1500 armes nucléaires stratégiques américaines prêtes à l’emploi non stationnées en Europe.
C’est précisément cette option que déstabilise la nouvelle posture américaine, dont les premiers jalons ont été posés dès février 2024 par le candidat Trump lorsqu’il affirmait que la Russie pourrait faire ce qu’elle voudrait si l’argent européen n’était pas au rendez-vous 4. En Allemagne, ces propos avaient provoqué l’ouverture d’un débat politique et médiatique sur l’avenir de la dissuasion nucléaire.
Cette option adoptée par ses partenaires de l’OTAN ne pose pas de problèmes à Paris. Mais force est de constater qu’elle est devenue précaire et révocable : les États-Unis peuvent retirer leurs charges nucléaires d’Europe, unilatéralement ou dans le cadre par exemple d’un accord avec la Russie et la Chine prévoyant un retrait dans le cadre d’une conférence d’examen du Traité de Non-Prolifération des armes nucléaires (TNP).
Une prolifération de forces nationales en Europe
La mise sur pied d’une force nucléaire nationale souveraine est une voie qui a été empruntée par la France et le Royaume-Uni, cependant que la Suède a été proche de le faire jusqu’à la fin des années 1960, conservant jusqu’au début des années 1990 les éléments clefs du cycle du combustible. Si certains autres pays ont été tentés tels l’Allemagne, l’Italie et la Suisse 5 dans la seconde moitié des années 1950, depuis lors tous les États européens ont progressivement rallié le TNP — ouvert à la signature en 1968 6.
Aujourd’hui, seule la Pologne évoque publiquement l’hypothèse d’un programme national 7, choix qui contredirait les obligations de Varsovie au titre du TNP. Elle a aussi et plus spécifiquement émis le vœu de pouvoir participer aux missions nucléaires de l’OTAN avec des armes nucléaires américaines 8 — ce qui n’a pas été accepté par les autres alliés.
En termes de politique de non-prolifération, il ne serait peut-être tactiquement pas inutile de soutenir la demande polonaise — du moins tant que les États-Unis maintiennent des armes nucléaires en Europe. Mieux vaut en effet une Pologne traitée au plan nucléaire comme l’Allemagne ou l’Italie, plutôt qu’une Pologne tentée par un cavalier seul nucléaire. La posture nucléaire de l’OTAN — tout comme, d’ailleurs, le stationnement d’armes nucléaires russes en Bélarus — n’est pas en violation du TNP.
Européaniser la dissuasion française
La troisième option qu’est la dimension européenne de la dissuasion présentée par le président Macron en février 2020 demeure théorique.
Notons cependant que la France contribue, aux côtés de ses alliés nucléaires américain et britannique à la dissuasion d’ensemble de l’Alliance Atlantique aux termes de la Déclaration signée en 1974 par les chefs d’État et de gouvernement de l’Alliance à Ottawa 9.
3 — Quelles conditions stratégiques ?
Pour qu’il puisse y avoir une dissuasion européenne, il faut convaincre trois catégories d’acteurs.
Tout d’abord, il faut que l’adversaire soit convaincue de sa consistance.
Même si Sergueï Lavrov a violemment dénoncé les ambitions françaises 10, il serait présomptueux de partir du principe que le Kremlin prendra au sérieux une dissuasion européenne qui se baserait sur l’actuelle force nucléaire française que Paris présente depuis des décennies comme étant au strict minimum nécessaire pour assurer la crédibilité dans ses missions traditionnelles.
Quantitativement et qualitativement, il faudra vraisemblablement changer de voilure même si cette force nucléaire se prête remarquablement à la coopération stratégique : les Rafale et leurs missiles de croisière nucléaires supersoniques ASMP-A ne sont pas cloués à l’Hexagone ni contraints à la discrétion propre aux sous-marins nucléaires lance-engins. Le fait que Paris ait entamé un troisième grand cycle de modernisation de sa force de dissuasion lui fournit l’occasion de tenir compte de la nouvelle donne stratégique en Europe.
Ensuite, il faut que la France soit prête à faire le nécessaire alors que la possibilité de l’élection d’un « Trump français » à la prochaine présidentielle est déjà posée — nous y reviendrons dans l’examen de la décision souveraine d’emploi.
Enfin, les pays avec lesquels la France partagerait son destin nucléaire doivent avoir discuté et fait connaître leurs avis tant sur ce qui pourrait convaincre l’acteur russe que sur ce qu’ils souhaiteraient ou non faire avec Paris. Ce débat paraît encore proche du degré zéro dans les cercles officiels et même dans les think-tanks avec lesquels des échanges ont lieu. Mais dans certains pays, à commencer par la Pologne, et peut être en Europe du Nord, cela pourrait venir assez vite — à telle enseigne que les stratèges français devraient réfléchir à la manière de réagir par rapport à leurs remarques et propositions.
4 — Quelle seraient la nature et le contenu de la coopération franco-européenne ?
Il ne s’agit pas ici d’entrer prématurément dans le détail des discussions mais seulement d’énumérer les catégories concernées.
D’abord, il y a le domaine déclaratoire : ce registre est fondamental à toute politique de dissuasion. Il passe par la définition des intérêts vitaux de la France à l’échelle de l’Europe.
Ensuite, la participation à d’éventuelles opérations, y compris en termes d’exercices nucléaires. Cela s’est déjà fait au moins une fois avec la participation d’un avion de ravitaillement en vol de l’armée de l’air italienne à l’un des exercices périodiques « Poker » mettant en œuvre les forces aériennes stratégiques de la France. Beaucoup plus peut être envisagé.
De même, les Rafales à capacité nucléaire peuvent se manifester hors de l’Hexagone, en temps de paix comme en cas de crise. Là aussi, il y a eu premier précédent dans une crise européenne dès 2014 avec l’envoi d’avions en Pologne lors de l’annexion de la Crimée. Cette opération était purement ad hoc. D’autres depuis, notamment dans les États Baltes, n’avaient pas forcément un but explicite de « signalement stratégique » pour reprendre une formule du vocabulaire de la dissuasion. Mais là aussi, il y aurait matière à systématisation.
Des initiatives matérielles pourraient être proposées par les partenaires de la France en matière d’infrastructure de leurs bases aériennes.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, une organisation de consultation et coopération entre les pays d’une coalition des pays volontaires devrait être envisagée si les premières entrées en matière s’avèrent prometteuses.
5 — Qu’en serait-il de la décision d’emploi ?
La réaction négative du Rassemblement National à la dimension européenne de la dissuasion en témoigne : la question de la décision d’emploi fait partie du débat.
Le rappel par le président Macron qu’il n’était pas question d’un partage de la décision d’emploi a été entendu par les partenaires de la France mais cela ne suffit pas à évacuer le sujet : en effet, les membres de l’OTAN ont l’habitude des accords de double clef qui valent partage de la décision d’emploi s’agissant des missions nucléaires de l’OTAN.
Or ici, un rappel s’impose.
La logique de la dissuasion étendue (extended deterrence) est fort différente de ce qui peut être fait entre Européens.
Le partage nucléaire otanien avec les États-Unis passe moins par une double clef que par un double verrou — qui vaut double véto : chaque partenaire (Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Italie) peut interdire physiquement l’emploi puisque les armes américaines sont embarqués sur les avions de ces pays et les armes stockées dans des bunkers installés sur leur territoire ; les Américains de leur côté peuvent retenir à distance l’armement des bombes. Au plan politique, la mise en œuvre des missions nucléaires de l’OTAN suppose que le commandant en chef militaire de l’organisation en Europe (SACEUR) ait été autorisé à y procéder par les États-membres.
En d’autres termes : ce dispositif est essentiellement conçu pour empêcher l’emploi.
Si on ajoute à cela que la capacité opérationnelle de remplir les missions nucléaires de l’OTAN a par ailleurs été obérée par le choix d’utiliser des bombes — fussent-elles planantes — et non par des missiles tirés à distance de sécurité et l’on aura quelque raison de penser que le tout relève largement d’un théâtre d’ombres.
Pourtant, ce dispositif a rempli la fonction dissuasive espérée au fil des décennies.
Il y a à cela une raison simple qui ne s’applique pas à la France ou au Royaume-Uni : plus de 99 % des armes nucléaires américaines ne sont pas sous double clef. Si les forces américaines en Europe étaient attaquées, les États-Unis veilleraient à la riposte dont le volet nucléaire proprement otanien ne serait en fait qu’un élément périphérique.
C’est pourquoi les partenaires non-nucléaires de la France n’ont pas partagé pendant sept décennies le scepticisme du général de Gaulle quand celui-ci considérait que les États-Unis ne sacrifieraient pas Los Angeles si Stuttgart était vitrifiée 11. La cavalerie nucléaire américaine ne laisserait en effet pas impunie une attaque soviétique contre des centaines de milliers de soldats américains en Europe.
En attendant, le partage nucléaire dans l’OTAN marquait en temps de paix la solidarité de destin.
Évidemment, un retrait américain changerait les termes de cette équation contournée mais crédible.
Répliquer le double verrou du partage nucléaire (nuclear sharing) otanien à un accord franco-européen serait absurde. Un double véto n’ajouterait rien à la dissuasion en Europe : au contraire même, puisqu’elle retirerait à l’arsenal français — dont on connaît la relative modestie numérique des vecteurs qui ont quand même pour vocation de dissuader la super-puissance nucléaire russe… Aujourd’hui, les armes nucléaires françaises aéroportées se comptent en dizaines et non en centaines.
Mais l’argument de certains analystes notamment américains 12 selon lequel les forces nucléaires françaises et britanniques seraient insuffisantes pour dissuader la Russie se retourne comme un gant : Paris a les moyens de faire subir des dommages inacceptables aux œuvres vives de la Russie — mais à condition de ne pas être bridée par des vétos multiples. Le refus du partage n’est donc pas un syndrome propre aux Gaulois récalcitrants mais une donnée d’entrée.
Les partenaires de Paris ont à l’inverse toutes les raisons — et doivent avoir toutes les opportunités — de modeler avec la France la configuration de la dissuasion européenne.
6 — Quel serait le rôle du Royaume-Uni dans une européanisation de la dissuasion française ?
Depuis la fin des années 1940, à une époque pendant laquelle les États-Unis avaient suspendu (jusqu’en 1958) toute coopération nucléaire avec les Britanniques, les gouvernements britanniques ont constamment veillé à disposer d’une force nucléaire dont la décision d’emploi serait souveraine.
Tel est toujours le cas malgré de fortes dépendances matérielles notamment en ce qui concerne les missiles et l’interface entre les missiles et leur charges nucléaires, et opérationnelles par rapport aux États-Unis et cela dans la durée. La force nucléaire britannique est entièrement sous-marine, le nombre de têtes étant par ailleurs en cours d’augmentation. Les missiles Trident II D-5 doivent pouvoir remplir des missions dites pré-stratégiques et de seconde frappe stratégique. Jusqu’au milieu des années 1990, le Royaume-Uni participait aux missions nucléaires de l’OTAN avec leurs avions Harrier basés en Allemagne, embarquant des armes nucléaires à gravité britanniques.
L’ensemble des missiles à bord des SNLE est actuellement alloué à l’OTAN, mais sans passer par la chaîne de commandement de son chef pour l’Europe (SACEUR).
Outre le partenariat nucléaire franco-britannique dans le cadre des traités de Lancaster House, qui concernent spécialement le maintien en condition des charges nucléaires, il y a a priori deux voies d’approche d’une contribution britannique à la dimension européenne de la dissuasion.
D’une part, ils pourraient pousser pour l’adoption d’un langage commun en matière de définition des intérêts vitaux à l’échelle européenne. Le pas serait d’autant plus logique que la France et le Royaume-Uni ont déjà une lecture commune pour ce qui les concerne réciproquement.
D’autre part, les Britanniques pourraient se doter à nouveau d’armes nucléaires aéroportées. Sous réserve de validation technique et opérationnelle, peut-être serait-il possible d’intégrer des missiles français actuels (ASMP-A+) ou futurs (AS4NG) sur des avions Typhoon, de génération comparable aux Rafales de génération actuelle ?
Conclusion
Dans une Europe menacée par la Russie et en l’absence d’une garantie américaine crédible, il n’y aura pas de sécurité sans dissuasion.
Les moyens techniques, opérationnels, financiers et juridiques pour ce faire existent.
La volonté politique sera peut-être au rendez-vous.
Mais la dissuasion nucléaire n’existe pas dans le vide. Sa crédibilité est toujours fonction, aussi, d’une défense conventionnelle adéquate — en France et en Europe, elle doit être renforcée en parallèle pour permettre d’échapper au piège du tout ou rien.
Sources
- Spécialement le discours du président Macron à l’École Militaire le 7 février 2020.
- Dans les deux traités dits de Lancaster House du 2 novembre 2010 les deux pays affirment que l’on ne peut concevoir de situation dans laquelle les intérêts de l’un sans que ceux de l’autre le soient aussi.
- Des armes nucléaires américaines destinées à des missions de l’OTAN sont également basées à Incirlik en Turquie.
- « I would encourage Russian to do whatever the hell they want [to any NATO country that doesn’t meet spending guidelines] », Conway South Dakota, 11 février 2024.
- Accords secrets signés par les ministres de la défense français (Chaban-Delmas), allemand (Strauss), et italien (Taviani) les 25 novembre 1957 et 8 avril 1958.
- L’Allemagne et l’Italie avaient assorti leur signature du TNP de déclarations selon lesquelles l’existence d’une union politique européenne viderait de sens leur engagement.
- « La Pologne doit aussi rechercher les capacités les plus modernes aussi en relation avec les armes nucléaires », discours du premier ministre Tusk au Sejm le 7 mars 2025. Par la même occasion, il ouvrait aussi la porte à la coopération sur un parapluie nucléaire avec la France.
- Discours du président Duda le 6 mars 2025.
- Les forces nucléaires de la France et du Royaume-Uni jouent « un rôle dissuasif propre contribuant au renforcement global de dissuasion de l’Alliance » aux termes de la Déclaration d’Ottawa du 19 juin 1974 sur les relations atlantiques signée par les chefs de gouvernement de l’OTAN.
- « Les projets du président Macron d’utiliser la capacité nucléaire française pour assurer la sécurité européenne représentent une menace pour la Russie. » (Sergueï Lavrov, Moscou, 6 mars 2025)
- Conférence de presse du général de Gaulle, 15 mai 1962.
- Vipin Narang et Pranay Vaddi, « Building a European Deterrent. Easier Said Than Done », Strategic Simplicity, 14 mars 2025.