En réduisant nettement le taux d’homicides au Salvador, Nayib Bukele a réussi là où tous ses prédécesseurs avaient échoué.
Le Salvador n’est plus le pays le plus dangereux du monde.
De nombreux pays cherchent même maintenant à imiter le modèle salvadorien — nous avions interrogé à ce sujet le vice-président Félix Ulloa.
Mais comment l’administration a-t-elle réussi à démanteler les gangs ?
Alors que plus de 80 000 personnes sont actuellement détenues dans les prisons salvadoriennes et que le pays bascule de plus en plus dans un régime autoritaire, les journalistes du média d’investigation El Faro sont catégoriques : Bukele a en réalité passé des accords avec les trois principaux gangs du pays.
L’un des principaux journalistes du Salvador, Carlos Martínez, enquête depuis 2018 sur les rapports entre Bukele et les maras. Le 1er mai dernier, il a publié dans El Faro un entretien avec un leader historique de Barrio 18 Revolucionarios, Charli, qui raconte pour la première fois publiquement, à visage découvert, les accords passés avec Bukele — qui l’a même libéré de prison.
Cette nouvelle révélation marque un tournant dans le Salvador de Bukele. Nous l’avons rencontré.
El Faro mène depuis plusieurs années un travail d’investigation remarquable au Salvador, auprès de tous les gouvernements — souvent contre vents et marées. Le 1er mai, le journal a publié de nouvelles révélations sur les accords entre les gangs et Bukele, avec les « confessions de Charli », un leader du Barrio 18. Pouvez-vous nous raconter comment vous en arrivez à publier cet entretien ?
Pour nous, ce fut une surprise.
Nous suivons les relations entre Nayib Bukele en tant qu’homme politique et les gangs depuis 2018, lorsque nous avons publié pour la première fois sur les rapprochements que Bukele en tant que maire à l’époque entretenait avec les gangs — grâce à des sources au sein de l’administration municipale.
En 2020, nous avons révélé qu’une fois président, Nayib Bukele avait conclu un pacte.
À ce moment-là, nous avons pu documenter, à l’aide de preuves officielles provenant des centres pénitentiaires et des services de renseignement, la relation qui existait entre Nayib Bukele et la Mara Salvatrucha. En creusant davantage, nous avons pris conscience qu’il s’agissait en réalité d’une relation avec les trois grandes organisations criminelles du pays : la Mara Salvatrucha, le Barrio 18 Revolucionarios et le Barrio 18.
Une fois le pacte avec les gangs rompu, nous avons obtenu des enregistrements audio du directeur de la Reconstruction du tissu social, Carlos Marroquín, parlant avec la Mara Salvatrucha et affirmant qu’il était derrière la libération d’un de ses leaders historiques, Elmer Canales, alias « Crook ». Nous avions également prouvé que le gouvernement avait tenté de mettre en place un stratagème criminel pour récupérer Crook au Mexique en demandant au cartel de Jalisco de le capturer en échange d’une grande somme d’argent.
C’était la dernière chose que nous avions révélée.
À notre grande surprise, cette nouvelle affaire a connu des débuts beaucoup moins romanesques que les autres. Nous avons simplement reçu un mail sur l’adresse de contact d’El Faro, mise à disposition au public pour contacter le journal.
Ce message indiquait que des personnes souhaitaient parler de ces sujets.
Par la suite, elles ont contacté l’un d’entre nous pour se présenter et nous faire part de leur intérêt pour une discussion.
À partir de là, comment s’organise la rencontre ? Pourquoi ce membre de gang décide-t-il de parler et de révéler tout ce qu’il révèle ?
Tout d’abord, nous avons vérifié l’identité des personnes qui nous contactaient afin de confirmer qu’elles étaient bien celles qu’elles prétendaient être.
Nous avons ensuite décidé de nous rendre là où elles se trouvaient afin de pouvoir discuter avec elles.
Il s’agit de deux leaders du Barrio 18 Revolucionarios qui, après la rupture des accords avec Bukele, se sentaient trahis. Ils étaient en colère parce que le gouvernement avait arrêté certains de leurs camarades et des membres de leur famille.
Nous leur avons demandé directement pourquoi ils étaient assis devant nous et pourquoi ils avaient décidé de parler.
Et leur réponse a été la même.
Ils voulaient donner leur version des accords, car ils disaient que le gouvernement du président Bukele les avait trahis. Ils estiment avoir rempli leur part du contrat. C’est pourquoi ils ont décidé de se présenter devant une caméra et de nous dire tout ce qu’ils savaient.
D’autre part, il était également important pour eux de s’adresser à un média qui documente depuis longtemps les rapprochements entre le gouvernement Bukele et leurs structures.
Alors, quand ils ont décidé de révéler les dessous des accords, ils ont pensé à nous.
Bukele est le produit d’un marketing très efficace, capable d’imposer des phrases ou des idées dans l’esprit de la population.
Carlos Martínez
Qu’est-ce qui change à partir de ces révélations sur la relation entre Bukele et les gangs au Salvador ? Quels éléments peuvent être apportés sur la base de ce que vous aviez déjà révélé — et que nous avions traduit en français dans la revue en 2020 ?
Je pense que la nouveauté qui a tant marqué au Salvador tient au fait que deux personnes vous racontent de première main les coulisses de ces accords.
Ce sont deux personnes qui ont participé activement aux mécanismes de négociation. Ils ont admis avoir été ceux qui sont entrés cagoulés dans les prisons de haute sécurité pour rencontrer d’autres membres de gangs. Ils nous ont raconté ensuite une série de détails sur les négociations, qui incluaient même une manière dont le gouvernement salvadorien, au lieu de lutter contre certains comportements criminels tels que les assassinats et les extorsions, les a réglementés ou normalisés.
D’autre part, ces deux personnes sont la preuve vivante de l’accord, car elles affirment toutes deux avoir été libérées par le gouvernement Bukele. Dans le cas de Charli, nous avons des preuves documentées de son arrestation. Il existe des photos du moment où il a été capturé. Le syndicat des policiers avait alors dénoncé avoir subi des pressions pour le libérer. Charli nous a raconté en détail le moment de son arrestation et de sa libération.
Avez-vous senti un changement dans l’attitude de Bukele face à ces nouvelles révélations ?
Je pense que pour la première fois, cette publication a réussi pendant quelques jours à faire quelque chose de très difficile : déranger ou entraver une machine de propagande si bien huilée financièrement et si bien coordonnée logistiquement. C’est sur cela que repose le prestige et la réputation que le président Bukele s’est forgés dans le monde.
Bukele est le produit d’un marketing très efficace, capable d’imposer des phrases ou des idées dans l’esprit de la population.
J’ai l’impression que, pour la première fois, Bukele a perdu le contrôle du récit officiel et qu’il n’a pas réussi à détourner le sujet, comme il le fait habituellement. C’est l’un des aspects auxquels nous ne nous attendions pas.
Quelle a été la réaction du régime face à ces révélations ?
La première chose qui nous a surpris dans la réponse du régime à la publication, c’est le premier porte-parole qui s’est manifesté pour nous menacer.
Cette fois-ci, c’est le directeur de l’Agence nationale de renseignement, Peter Dumas, qui a été le premier fonctionnaire à s’exprimer publiquement sur Twitter. Il s’agit d’un fonctionnaire qui, de par sa fonction de directeur des renseignements, s’exprime généralement peu.
Sa réaction a été virulente : il nous a menacés publiquement quelques minutes après la publication de l’information. Il nous a accusés d’être une organisation qui commet toutes sortes de crimes : d’être des membres de gangs, des violeurs, des trafiquants d’êtres humains et de drogue, de tirer profit du sang, etc. Nous sommes habitués à cela : lorsque nous dénonçons les pactes du gouvernement avec les gangs, la réponse officielle est de dire que c’est nous qui sommes alliés avec eux…
Ce qui nous a un peu surpris, c’est la violence et la rapidité de la réaction de ce fonctionnaire en particulier, qui n’avait jamais participé au festival de menaces à notre encontre.
Le fait que ce soit ce fonctionnaire en particulier qui réponde le premier et de cette manière était-ce une façon de vous faire passer un message ?
Oui, d’une certaine manière, Peter Dumas nous a rappelé que nous étions espionnés et qu’ils en savaient beaucoup sur notre vie privée. Nous n’en doutons pas.
Il y a quelques années, nous avons fait vérifier nos téléphones par le laboratoire d’analyse médico-légale Citizen Lab, qui a découvert que 22 membres d’El Faro avaient été infectés par Pegasus. Selon Citizen Lab, je détiens moi-même le triste record d’espionnage par Pegasus dont ils ont connaissance : le gouvernement de Bukele a passé 269 jours complets sur mon téléphone grâce à Pegasus. Même pour une opération d’espionnage, c’est beaucoup de temps.
En plus, l’espionnage à mon encontre a débuté au moment même où j’ai commencé à enquêter sur les liens entre le gouvernement Bukele et la Mara Salvatrucha.
Lorsque nous dénonçons les pactes du gouvernement avec les gangs, la réponse officielle est de dire que c’est nous qui sommes alliés avec eux…
Carlos Martínez
Aucun des membres de mon journal ni moi-même ne sommes étrangers aux risques que comporte le journalisme dans les circonstances actuelles au Salvador. Et pourtant, nous continuons. Nous avons choisi cette voie. C’est une décision qui ne sera pas remise en cause par les menaces de quiconque.
Nous continuerons à faire notre travail de journaliste. Nous pensons avoir tenu notre promesse envers la société que nous servons : les citoyens doivent connaître ces accords et être libres de décider en connaissance de cause.
Nous continuerons d’enquêter sur ces relations jusqu’au bout. Nous avons fourni suffisamment d’informations pour que les gens aient les outils nécessaires pour comprendre leur gouvernement et comment a été construit le soi-disant miracle auquel le président fait allusion en termes de réduction des homicides et de démantèlement des structures criminelles.
Il est vrai que Bukele parle de « miracles » pour expliquer la réussite de ses politiques en matière de sécurité. Comment lutter contre cela dans une société où la religion occupe une place centrale ?
Bien sûr, les gens sont libres de croire ce qu’ils veulent.
Notre responsabilité est de les informer de ce que fait leur gouvernement et d’interrompre le monologue du pouvoir composé de toute une série de mensonges.
Exploitant les particularités des Salvadoriens et leur caractère profondément religieux, Bukele a littéralement déclaré que le succès de la réduction de la violence au Salvador était dû à environ vingt miracles accomplis par Dieu à travers lui — qui est la main de Dieu.
Le travail des journalistes consiste à ajouter un « mais » à ces discours que le pouvoir voudrait graver dans le marbre.
Nous découvrons ainsi que les résultats de ce gouvernement en matière de violence ont probablement une explication un peu moins céleste qu’un miracle de Dieu et un peu plus terrestre — comme par exemple un accord avec les maras et de l’échange d’argent et de pouvoir aux maras.
C’est beaucoup moins magique et majestueux qu’un miracle accompli par Dieu, mais c’est la vérité.
Vous avez rendu publiques les informations d’une de vos sources vous indiquant que le parquet préparait un mandat d’arrêt contre certains journalistes d’El Faro. D’une certaine manière, vous êtes obligés de rendre cette menace publique. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a là une sorte de piège – comme Bukele en crée souvent ? Il va jouer avec cela, comme il l’a déjà fait par le passé, en disant que vous crier haut et fort que vous allez être arrêtés mais que vous êtes libres et que vous pouvez publier tout ce que vous voulez parce que le Salvador est une démocratie…
Nous avons obtenu des informations d’une très bonne source selon lesquelles des mandats d’arrêt avaient été préparés contre sept membres du journal pour apologie du crime et pour appartenance à des organisations criminelles — pour avoir interviewé des membres de gangs. En gros : on nous qualifie de membres de gangs.
Le journal a estimé qu’il était important de rendre cette information publique. Ce n’est pas la première fois que nous sommes menacés, accusés de crimes. Et chaque fois que cela s’est produit, nous avons pris des précautions, car lorsque l’on dépend de la volonté et de l’humeur d’un seul homme, penser aux structures juridiques d’un pays n’a plus aucun sens. En d’autres termes, on dépend entièrement du bon vouloir d’une seule personne. Lorsque l’État est une personne, il vaut mieux prendre ses distances et des précautions.
Le gouvernement de Bukele a passé 269 jours complets sur mon téléphone grâce à Pegasus. Même pour une opération d’espionnage, c’est beaucoup de temps.
Carlos Martínez
Bien sûr, Bukele a répété avec insistance devant les Nations unies, dans ses discours publics, qu’au Salvador, la presse n’était pas persécutée.
Je pense que ce serait une erreur pour un journaliste de planifier son travail et d’en mesurer les conséquences sur la base des prévisions du discours propagandiste de son dirigeant. Ce n’est pas la logique qui nous anime.
Nous avons pris des mesures de sécurité. Les reporters qui ont signé ces dernières révélations continueront à travailler depuis le Salvador pour essayer de faire ce qui nous incombe : notre travail consiste à essayer de comprendre le moment et la société dans lesquels nous vivons.
Il nous appartient de laisser un travail aussi détaillé que possible afin que les générations futures puissent répondre en détail à la question de savoir ce qui nous est arrivé. Les journalistes qui restent silencieux alors que leur pays sombre dans la dictature ne méritent pas ce nom.
Notre travail consiste à continuer à faire du journalisme dans des circonstances extrêmement difficiles, avec une épée de Damoclès constamment suspendue au-dessus de nos têtes et un dirigeant très puissant qui a exprimé sa volonté de détruire les médias indépendants.
Pensez-vous que la popularité de Bukele soit son principal atout ?
Absolument. Et comme c’est son principal atout, la population est prête à croire tout ce qu’il dit — qu’il s’agisse de miracles ou du mythe selon lequel George Soros passerait ses nuits à essayer de renverser son gouvernement. La popularité du président Bukele est si solide que son discours pourrait sembler sans faille.
Nous pensons que cet homme va devenir de plus en plus dangereux à mesure qu’il perdra le contrôle du récit. S’il ne peut plus gouverner à partir de l’amour des gens, alors cela se fera par la peur.
Maintenant que nous avons vu pour la première fois le président Bukele avoir beaucoup de mal à reprendre le contrôle du récit officiel, nous avons quelques exemples de ce que je viens de dire. Ne pouvant pas changer l’agenda médiatique sur les révélations de ces membres de gangs, il a préféré déclarer dans un tweet ex nihilo : « tel jour, tous les transports publics du pays devront être gratuits ». Au Salvador, les tweets du président ne sont pas encore officiellement considérés comme un ordre ou une loi. Mais le jour en question, lorsque certains chauffeurs de bus ont refusé de travailler gratuitement, ils ont été arrêtés.
L’un d’entre eux est d’ailleurs décédé quelques jours plus tard en prison. Il y a donc déjà un mort, victime de la volonté du président de reprendre le contrôle du discours.
Puis, lorsqu’un groupe de personnes très pauvres s’est réuni près du domicile du président pour lui demander de l’aide, l’armée — qui n’a pas de fonctions civiles — a encerclé, frappé et arrêté les leaders de cette communauté. Le président Bukele a accusé les ONG et a fait passer au Congrès une « loi sur les agents étrangers ».
Pensez-vous que cette séquence soit le signe d’un basculement du régime ?
Ces derniers jours, nous avons un petit aperçu de ce qu’est Bukele — un dirigeant habitué à être cru et à ce que ses stratagèmes de communication fonctionnent — lorsqu’il perd le contrôle du récit régnant.
Quand il échoue, nous voyons un homme qui donne des coups au hasard et qui est prêt à tout pour changer de sujet et détourner l’attention — quel qu’en soit le prix. Cela peut coûter la vie à des personnes comme les chauffeurs de bus arrêtés.
Nous pensons que les risques vis-à-vis de la presse et de la société civile en général vont augmenter à mesure qu’il sentira qu’il perd le contrôle.
Les gens commencent-ils à le sentir ?
C’est un processus long, mais c’est inévitable avec un gouvernement qui a rendu le pays plus pauvre et plus inégalitaire. Ce sont des données officielles.
Le gouvernement n’a pas été capable de tenir la plupart de ses promesses. Bukele doit des millions de dollars à l’université du Salvador. Il a également promis un service de santé publique de premier ordre, mais il a fermé des centres de santé locaux et a privé le système de santé public de financement. Il a utilisé 80 % des retraites que les gens avaient économisées tout au long de leur vie active. La dernière fois que j’ai vérifié, plus d’une vingtaine d’écoles publiques avaient été fermées, certaines pour construire des parkings…
En d’autres termes, il est impossible de faire vivre un pays à coups de discours, surtout quand vous dites qu’il y aura du pain, un système d’éducation, une meilleure santé, des meilleures routes et qu’il n’y a rien de tout cela.
Les gens ressentent la réalité dans leur chair — et leur chair leur dit tout autre chose que le discours magique de ce dirigeant. Il est inévitable que le discours présidentiel et la façon dont les gens l’accueillent s’érodent.
Sait-on pourquoi le pacte entre Bukele et les gangs a été rompu en mars 2022 ?
Lorsque le pacte a été rompu en mars 2022, le président avait déjà entre ses mains le contrôle absolu de l’État — exécutif, législatif et judiciaire. Il avait remplacé les juges, le procureur général, etc. Il contrôlait l’armée et la police. Il avait déjà clairement fait savoir ce qu’il adviendrait des fonctionnaires qui ne lui obéiraient pas.
Lorsque l’accord a été rompu, Bukele n’avait plus besoin des gangs pour gagner les élections ni pour contrôler l’idée qu’il était l’architecte et le génie de son système de sécurité.
Ce que nous savons, c’est que le vendredi de ce week-end funeste, le 27 mars 2022, deux hauts dirigeants de la Mara Salvatrucha se trouvaient, pour une raison que nous ignorons encore, dans un véhicule officiel de la Direction générale des centres pénitentiaires, conduit par un individu qui se présentait comme le bras droit d’Osiris Luna, directeur général des centres pénitentiaires, et qui se faisait appeler Ostorga.
Nous ne savons pas où ils allaient, pourquoi ils se trouvaient dans ce véhicule ni pourquoi le bras droit d’Osiris Luna conduisait ce véhicule. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont été interceptés et arrêtés par la Police nationale civile.
Notre responsabilité est d’interrompre le monologue du pouvoir composé de toute une série de mensonges.
Carlos Martínez
La Mara Salvatrucha a donc considéré que ces arrestations violaient les accords conclus avec le gouvernement Bukele ?
Exactement, et elle a décidé de montrer sa force.
L’idée de la Mara Salvatrucha était de prouver que le nombre d’homicides augmentait ou diminuait selon leur volonté. Au cours de ce week-end, le massacre probablement le plus important de l’après-guerre au Salvador a eu lieu. En une seule journée, 67 personnes ont été assassinées au hasard.
Carlos Marroquín a tenté de manœuvrer pour rétablir l’accord, mais Bukele l’a considéré comme rompu.
Ce même week-end, il a ordonné l’instauration de l’état d’urgence, qui dure depuis plus de trois ans au Salvador.
Dans les enregistrements audio auxquels nous avons eu accès, Carlos Marroquín demande à la Mara Salvatrucha pourquoi ces personnes se trouvaient dans un véhicule commandé par Osiris Luna. Il leur rappelle qu’il était le seul canal officiel par lequel les négociations devaient passer ; ils agissaient dans son dos en concluant un accord avec Osiris Luna.
J’ai l’impression que ces deux membres de gangs se trouvaient dans ce véhicule parce qu’ils avaient agi par l’intermédiaire d’Osiris Luna. Ils étaient donc en dehors des accords officiels conclus avec le gouvernement par l’intermédiaire de Marroquín.
Bukele profite-t-il alors de ce moment pour rompre le pacte ?
Oui, Bukele avait réussi à accumuler le pouvoir absolu, il contrôlait toute la structure de l’État et les accords avec ces organisations criminelles étaient désormais un boulet dont il voulait se débarrasser. Il n’avait plus besoin d’elles comme opérateurs sur le terrain pour gagner les élections. Il contrôlait déjà le Tribunal suprême électoral. Sa cote de popularité était très élevée grâce à l’accord de réduction de la violence conclu avec cette structure.
Il a alors trouvé l’excuse parfaite non seulement pour rompre l’accord, mais aussi pour capitaliser sur cette rupture en ordonnant au Congrès d’approuver un régime d’exception qui dure depuis plus de trois ans, alors même qu’il avait déjà déclaré les gangs vaincus. Ce régime d’exception lui permet désormais de posséder le dernier maillon qui lui manquait : la nécessité d’avoir l’apparence de la loi dans ce qu’il décide.
Sous le régime d’exception, les mandats d’arrêt ne sont pas nécessaires. Vous pouvez être arrêté pour n’importe quelle raison — on vous accusera ensuite éventuellement de quelque chose. Vous pouvez être arrêté et privé de la possibilité d’avoir accès à un avocat. La durée pendant laquelle une personne peut être emprisonnée sans être jugée a été prolongée indéfiniment. Tous les procès sont secrets. Vous pouvez être jugé en masse ; il y a des procès rassemblant jusqu’à 900 personnes… Comment un juge peut-il établir les responsabilités de chacune de ces personnes ?
Je pense que c’est un coup pervers mais très astucieux de la part d’un dirigeant qui veut le pouvoir absolu et qui voulait se préparer à un scénario dans lequel il perdrait le contrôle du discours — comme j’ai l’impression que c’est le cas actuellement.
Est-ce pour cette raison que le président salvadorien veut récupérer les membres de gangs détenus aux États-Unis, afin qu’ils ne parlent pas de ses accords ? Ces pactes font de Bukele un complice de terrorisme selon la qualification juridique américaine des gangs…
Bukele a eu une relation explicitement tendue avec l’administration Biden.
La chargée d’affaires de l’ambassade des États-Unis au Salvador de l’époque — car elle n’était pas officiellement nommée ambassadrice — Jean Manes a quitté le pays après avoir été insultée par le président Bukele. Elle a répondu en comparant Bukele à Hugo Chávez. C’est une chose grave dans la bouche des Américains.
Une fois l’administration Trump en place, Bukele tente de se glisser dans l’imaginaire des jouets du président américain. Il est par exemple allé parler à la Heritage Foundation aux côtés de Trump et Milei. Il a fait tout ce qu’il pouvait pour entrer dans le cercle du président américain.
Sous le régime d’exception, les mandats d’arrêt ne sont pas nécessaires. Vous pouvez être arrêté pour n’importe quelle raison — on vous accusera ensuite éventuellement de quelque chose.
Carlos Martínez
Et il a finalement trouvé un moyen d’y parvenir. Il a offert aux États-Unis une méga-prison qu’il avait construite au Salvador : le fameux CECOT (Centre de confinement du terrorisme).
L’idée était essentiellement d’en faire un trou noir de la légalité, à l’image de Guantanamo, où sont actuellement détenues des personnes qui n’ont pas été condamnées.
Quand il propose cela à Donald Trump, il ne demande aucune contrepartie pour les plus de 2 millions de migrants salvadoriens sans papiers qui se trouvent aux États-Unis. Or pour un pays de 6 millions d’habitants, 2 millions à l’étranger, c’est énorme. Ils sont en plus très importants pour l’économie salvadorienne et ont activement contribué à la victoire électorale de Bukele.
Mais il ne les a même pas mentionnés…
Non, il n’a rien demandé pour eux.
Il n’a pas échangé une prison au Salvador pour aider ses compatriotes qui risquent d’être expulsés. Il n’a pas non plus tenté, même de manière minimale, de négocier les droits de douane généraux que Trump a annoncés pour le monde entier.
La seule chose qu’il a demandée dans une lettre écrite par son frère — qui n’occupe aucune fonction publique et qui a été découverte par The New York Times — c’est que ces membres de gangs lui soient rendus. En échange, c’est cruel à dire, il a offert à Trump une réduction de prix pour pouvoir emprisonner qui il voulait au Salvador.
Bukele voulait acheter l’impunité.
De quoi Bukele a-t-il peur concrètement ?
Tous les présidents d’Amérique centrale se sont vus dans la fin du président du Honduras Juan Orlando Hernández.
Les États-Unis l’avaient déclaré leur allié et avaient même soutenu sa réélection inconstitutionnelle au Honduras.
Mais peu de temps après avoir quitté le pouvoir, il est monté dans un avion du FBI escorté par des agents fédéraux américains et a ensuite été condamné à la prison à vie aux États-Unis pour trafic de drogue.
Si les membres des gangs confirment les accords qu’ils avaient conclus avec Nayib Bukele, la justice américaine considérera le président salvadorien comme un allié d’une organisation qu’elle qualifie de terroriste. Bukele risque donc de monter un jour, lui aussi, à bord d’un avion escorté par le FBI.
En livrant ainsi son pays comme une prison continentale, en offrant à Donald Trump cet espace pour faire ce qu’il veut, en se moquant dans le bureau ovale d’un compatriote salvadorien expulsé et envoyé par erreur au CECOT, en le traitant de terroriste, tout ce qu’il cherchait à acheter, c’était sa propre impunité.
Pour en revenir à la situation interne au Salvador, si le taux d’homicides a baissé dans le pays, peut-on se fier entièrement aux données publiées par le gouvernement sur ces questions ?
Il faut croire aveuglément les données du gouvernement du président Bukele, car il n’existe aucun organisme de vérification. Ce ne sont pas des données qui sont mélangées ou discutées autour d’une table technique comme c’était le cas auparavant entre le parquet, la police et la médecine légale.
Il est indéniable que le Salvador a dépassé la dynamique meurtrière qui a trop longtemps prévalu, avec les gangs comme principal moteur.
Mais tant que je ne peux pas les vérifier et que je n’ai pas connaissance de la procédure technique utilisée pour les traiter, je continue de mettre en doute les chiffres publiés sur les assassinats. Par exemple, les victimes tuées par la police et les cadavres découverts dans des fosses clandestines ne sont pas comptabilisés, alors que selon les protocoles internationaux, ils devraient l’être le jour de leur découverte.
D’autre part, toutes les données relatives aux disparus et aux fosses clandestines sont secrètes…
Auprès de Trump, Bukele voulait acheter sa propre impunité.
Carlos Martínez
Peut-on dire que le problème de la violence au Salvador a été effectivement résolu ?
La violence au Salvador est un phénomène multifactoriel et extrêmement complexe qui ne dépend pas de l’existence de structures criminelles solides et puissantes contrôlant le territoire.
Les spécialistes de la violence mêlent toujours différents éléments liés à l’inaction de l’État, en particulier dans les endroits où l’opulence côtoie généralement la misère extrême. En d’autres termes, le continent le plus violent du monde est le continent le plus inégalitaire : c’est le sous-continent latino-américain.
Le Salvador continue sans aucun doute de réunir tous les éléments sociaux qui ont créé un terrain fertile pour la croissance et la prospérité des organisations criminelles qui ont fini par devenir des gangs.
Les citoyens ne trouvent toujours pas dans l’État la réponse à leurs problèmes les plus pressants. Selon les spécialistes, la présence de l’État devrait se faire sentir au mètre carré : j’ouvre le robinet et l’eau coule, j’appuie sur l’interrupteur, la lumière s’allume, je sors dans la rue et les ordures sont ramassées, il y a un hôpital, il y a une école pour permettre la mobilité sociale, etc.
Je ne suis pas prophète et je ne prétends pas, en tant que journaliste, voir l’avenir, mais si l’on ajoute la même dose du même ingrédient, on obtient généralement le même résultat. En attendant, le recours à la violence ou à l’organisation criminelle restera un moyen de subsistance, un moyen de combler le vide laissé par l’État.
La violence ne s’épuise pas avec la propagande, ni avec la violence elle-même. Cela n’a jamais fonctionné.
Pour répondre à votre question : à l’heure actuelle, je n’ai aucune raison de croire que la violence appartient au passé au Salvador.