Aujourd’hui s’ouvre à Tirana le sixième sommet de la Communauté politique européenne.
Lancée en 2022 par Emmanuel Macron à l’occasion de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, elle avait été pensée en réaction à l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine. Aujourd’hui, les Européens font face à une autre menace — la prise de pouvoir à Washington d’un groupe d’hommes qui veulent renverser la démocratie et prendre le contrôle de la mondialisation.
Pour accompagner cette séquence diplomatique intense, nous publierons aujourd’hui et dans les prochains jours un dossier sur le bilan de vingt années de politiques d’élargissement et de voisinage coordonné par René Leray et Stefano Manservisi. Au moment où le continent doit sortir de sa torpeur stratégique et réussir sa transition géopolitique, les onze textes qui le constituent sont une boussole essentielle.
Athènes, 16 avril 2003 : les chefs d’États et de gouvernements d’Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Slovénie ainsi que de Malte et de Chypre, signent le traité d’adhésion de leurs pays à l’Union européenne, dont ces derniers deviendront membres le 1er mai 2004.
Trois ans plus tard, la Bulgarie et la Roumanie suivront, faisant passer l’Union de 15 à 27 membres. Au double choc de la chute du Mur de Berlin en 1989 et de la dissolution de l’URSS en 1991 et à ses risques, l’Union a donc répondu avec succès par la plus grande intégration pacifique de l’histoire de pays pourtant à l’économie planifiée et au régime politique aux antipodes de ses valeurs et de ses principes.
Une marche irrépressible vers l’adhésion à l’Union
Cette perspective inquiétait pourtant en 1989, d’où l’idée alternative du président Mitterrand d’une Confédération européenne. Elle fut rejetée à la conférence de Prague en juin 1991 où le président tchèque Vaclav Havel, se faisant le porte-parole des pays d’Europe centrale et orientale (PECO), y vit plutôt un moyen de retarder leur adhésion à l’Union.
Ce projet avait ignoré deux sensibilités.
Le désir irrépressible du « retour à l’Europe » (Bronislaw Geremek) par une intégration rapide, d’autant plus fort après la réunification de l’Allemagne le 3 octobre 1990. Ils y voyaient aussi une « assurance sécurité » en complément de celle principale de l’OTAN qu’ils allaient intégrer entre 1999 et 2004. L’autre sensibilité était leur refus d’inclure la Russie dans la Confédération après 45 ans de son joug terrible, alors que les États-Unis en étaient exclus, au grand dam des PECO qui savaient bien que l’effondrement de leur « protecteur » de Moscou tenait à Washington plus qu’à l’Europe occidentale, qui les avait d’ailleurs abandonnés à Munich en 1938.
Leur adhésion à l’Union restait donc la seule option.
Elle allait prendre près de quinze ans.
La CEE d’alors signa d’abord des Accords de Coopération avec le trio avancé, Pologne, Hongrie et Tchéquie en 1989-90 : clause de la nation la plus favorisée et élimination des quotas d’importation de produits industriels. L’encre en était à peine sèche que des Accords d’Association (dits « Accords européens ») furent signés en 1991-92, puis avec les autres pays en 1995-96. Leur engagement européen était si affirmé que la simple « coopération » était dépassée. Ces accords établissaient une zone de libre échange, sous 10 ans en moyenne, afin de stimuler commerce et investissements. Ils instauraient aussi un dialogue politique et un suivi des réformes par une pyramide de comités sectoriels, coiffés par un comité d’association et un Conseil ministériel annuel. Ils se révéleront déterminants dans la transformation économique des PECO, mais avec des conséquences politiques à long terme. Malte avait déjà signé un accord d’association en 1970, ainsi que Chypre en 1972 conduisant vers une Union douanière.
La base juridique de l’adhésion est simple et immuable dans le Traité de l’Union depuis son origine.
Pierre Mirel
La signature du Pacte de Stabilité en Europe en mars 1995 à Paris avait facilité cette avancée vers l’Union.
Lancé par le premier ministre français Edouard Balladur en 1993, il entérinait une centaine d’accords bilatéraux reconnaissant les frontières entre les pays et les droits de leurs minorités, dont la supervision était transférée à l’OSCE. Deux des inquiétudes de l’Union étaient ainsi apaisées, alors que la Yougoslavie éclatait dans une guerre sanglante qui remettait précisément en cause les frontières de ses républiques et rejetait ses minorités. Jacques Delors, et Jacques Santer, Premier ministre du Luxembourg à cette période qui occupait alors la présidence tournant du Conseil de l’Union, avaient pourtant offert au leadership yougoslave en mai 1991 une adhésion à l’Union et l’équivalent de 5 milliards d’euros à condition que les républiques restent ensemble et que cessent les hostilités.
Mais le nationalisme exacerbé des leaders avait ignoré cette offre généreuse.
La crise yougoslave constituait donc un incitatif puissant à l’adhésion des PECO. La Hongrie dépose sa candidature le 31 mars 1994, suivie par la Pologne cinq jours plus tard et tous les autres en 1995-96. Le Conseil européen de Madrid (décembre 1995) ouvre la voie en demandant à la Commission de lui soumettre une évaluation des candidatures et une analyse des conséquences de cet élargissement. Celui de Essen (décembre 1994) avait déjà défini une stratégie de pré-adhésion avec l’adoption par la Commission d’un Partenariat pour l’Adhésion indiquant les priorités à court et à moyen termes pour la reprise de l’acquis communautaire pour chaque pays.
Critères, conditions et acteurs du processus d’adhésion
Le Conseil européen de Copenhague (juin 1993) a posé des conditions politiques et économiques.
On en comprend la nécessité s’agissant de pays issus de systèmes opposés à l’Union et, pour les États baltes, partie de l’Union soviétique jusqu’en 1991. Autre raison, le chômage élevé dans l’ex-RDA résultant de la réunification sans transition économique. Ces critères ont été intégrés au Traité de l’Union (article 2) et demeurent la base des adhésions futures. Ils requièrent aussi de tenir compte de la « capacité d’intégration de l’Union ». Gageons qu’elle posera cette question pour l’adhésion de l’Ukraine !
La base juridique de l’adhésion est simple et immuable dans le Traité de l’Union depuis son origine. C’est l’article 49 : « Tout État européen qui respecte les valeurs visées à l’article 2 et s’engage à les promouvoir peut demander à devenir membre. » Les conditions ? « Le Conseil se prononce à l’unanimité après avoir consulté la Commission et après approbation du Parlement européen qui se prononce à la majorité (…). » L’accord « est soumis à la ratification par tous les États contractants ». Ce sont les États qui négocient dans des conférences intergouvernementales.
Le terme de « négociations » est trompeur : le candidat doit de fait accepter et intégrer la législation européenne dans son ordre juridique national.
Pierre Mirel
Pour faciliter le processus, la Commission assiste les États membres et prépare leurs positions de négociation par chapitre/cluster.
Une conférence intergouvernementale décide de leur fermeture provisoire, où l’acceptation de périodes transitoires — exonérant le candidat d’appliquer l’acquis pour un temps — constitue un élément important. Deux périodes transitoires ont été emblématiques du cinquième élargissement et donné lieu à d’âpres négociations : l’impossibilité pour les travailleurs postés d’être employés dans les États membres qui ne le souhaitaient pas, pour une durée jusqu’à 7 ans, et l’interdiction d’achat de terres agricoles dans les PECO pour des durées variables. Les États membres ont par contre accepté facilement les nombreuses transitions dans l’environnement en raison du coût des mises aux normes de l’Union. L’ouverture et la clôture des négociations, ainsi que l’accord qui les encadre, sont soumis à l’unanimité des États membres conformément à l’article 49. Mais ces derniers l’ont appliquée aussi à chaque chapitre/cluster dans une interprétation abusive, ce qui a compliqué les négociations, d’autant que le veto d’un État membre n’avait parfois aucun lien avec les critères — leçon qui devrait être tirée alors que ces procédures s’appliquent encore aujourd’hui.
Le terme de « négociations » est trompeur : le candidat doit de fait accepter et intégrer la législation européenne dans son ordre juridique national. Les vraies négociations portent essentiellement sur les périodes transitoires, sur des produits agricoles dans le cadre de la PAC et sur les fonds post-adhésion. Le processus a donc été principalement un suivi des engagements pris, pour lesquels de multiples sources de vérification ont été sollicitées : accords d’association, missions d’experts, rapports des Délégation de l’Union et des États membres, du Conseil de l’Europe, évaluations par la société civile. Ces informations étaient d’autant plus précieuses que le Conseil européen de Madrid avait ajouté un critère essentiel à ceux de Copenhague : l’acquis doit non seulement être adopté mais surtout « mis en œuvre de façon efficace et effective », ce qui implique la création de structures adaptées et une administration publique modernisée.
De l’Agenda 2000 aux adhésions
En juillet 1997, selon les conclusions du Conseil européen de Madrid et conformément à l’article 49, la Commission a présenté ses Avis sur les demandes d’adhésion.
Elle l’a fait dans l’Agenda 2000 « Pour une Union plus forte et plus large », incluant une analyse de l’impact de l’élargissement et une esquisse de ses politiques et du futur cadre financier après 2000. Complet, didactique et anticipatoire, l’Agenda 2000 fut très bien accueilli. Il reste un document de référence. Le Conseil européen de Luxembourg (décembre 1997) a suivi les Avis en décidant d’ouvrir les négociations à six pays : Estonie, Pologne, Tchéquie, Hongrie, Slovénie et Chypre. Avec les autres pays, les réformes ont été jugées insuffisantes. Les négociations avec le premier groupe seront lancées le 30 mars 1998 et les premières conférences intergouvernementales se tiendront en novembre 1999. Malte le rejoindra après avoir réactivé sa candidature en 1999.
La Commission a innové en adoptant ensuite un Rapport annuel sur les progrès des pays candidats — en négociation ou non. Résultant de multiples sources d’information, ils offraient une photographie des pays au regard des critères d’adhésion — quoique dans un langage par trop sibyllin. Leur impact médiatique et politique a été déterminant, et les réformes en furent accélérées. Ces rapports ont fondé la décision du Conseil européen d’Helsinki (décembre 1999) d’ouvrir les négociations aux autres six candidats, dont Malte. Il a aussi conféré le statut de « candidat » à la Turquie, dont la candidature en 1987 avait donné lieu à un Avis négatif de la Commission en 1989. Il n’a hélas pas conditionné l’ouverture des négociations à la réunification de Chypre divisée par l’intervention militaire turque au nord suite au coup fomenté par la junte des Colonels à Athènes pour intégrer Nicosie. Ce fut une lourde faute, dont l’Union paie toujours le prix, et un double paradoxe puisque la République de Chypre a refusé par référendum le Plan Annan de réunification le 27 avril 2004 alors que la partie nord l’acceptait.
Le Conseil européen de Berlin (mars 1999) décida de doubler l’aide pré-adhésion afin de faciliter la reprise de l’acquis et sa mise en œuvre par les candidats. Le programme PHARE apportait une assistance technique et financière plurisectorielle depuis fin 1989. Lui ont été adjoints le programme SAPARD pour le développement agricole et rural et le programme ISPA pour les infrastructures de transport et d’environnement. Des cofinancements majeurs seront engagés avec la BEI, la BERD, la Banque mondiale et d’autres Institutions financières internationales. Les jumelages entre administrations d’États membres et des candidats ont été une grande innovation. Lancés par la Commission en 1998 et gérés par elle, ce furent des outils clés pour transférer l’expérience sur l’acquis et sa mise en œuvre.
Le Conseil européen de Nice (décembre 2000) fixa une feuille de route pour hâter les négociations sur des thèmes sensibles.
Sur l’agriculture, c’est un accord entre le chancelier Schröder et le président Chirac qui ouvrit la voie, au grand dam des autres États, non consultés. Des questions sensibles, hautement politiques, créèrent de fortes turbulences. Les descendants d’Allemands expulsés de Tchécoslovaquie par les décrets Bénès en 1945 freinèrent l’adhésion de la Tchéquie. Les exigences de l’Union d’arrêter les centrales nucléaires du « type Tchernobyl » en Bulgarie et en Lituanie suscitèrent des oppositions.
C’est le Conseil européen de Copenhague (décembre 2002) qui conclut les négociations d’adhésion. Les référendums des candidats sur leur adhésion à l’Union, tous positifs, ont atteint des scores élevés : 67 % en Estonie et Lettonie, 77 % en Pologne et en Tchéquie, 84 % en Hongrie, 89 % et plus en Lituanie, Slovénie et Slovaquie. Les États membres de l’Union ayant aussi ratifié les traités, les dix pays intégreront l’Union le 1er mai 2004. Les référendums en Hongrie, en Slovaquie et en Pologne offrent cependant une image tronquée puisque la participation y est restée limitée, respectivement 45 %, 52 % et 59 %, sur une question pourtant existentielle. Réticences et oppositions qui s’exprimeront bien après l’adhésion et qui s’expliquent aussi par les limites du processus.
Limites et succès du cinquième élargissement
D’aucuns rendent aujourd’hui cet élargissement responsable de la désindustrialisation.
De nombreuses délocalisations d’entreprises ont effectivement eu lieu, mais l’immense majorité en Asie et non dans les PECO. La mondialisation a en fait été masquée par l’élargissement et conduit certains à en faire le bouc émissaire. Les salaires plus bas que dans l’Union à 15 ont évidemment attiré les investisseurs. Mais aussi la fiscalité attractive, ce qui a conduit à parler de dumping fiscal. Peut-on retenir cette critique alors que les 15 n’ont jamais harmonisé leur fiscalité et maintenu au contraire une concurrence entre eux ? En revanche, des périodes transitoires auraient dû être introduites, ou allongées comme celle sur le cabotage dans les transports routiers, trop courte, et qui a impacté nombre de PME. Ou bien, à l’inverse, pour éviter l’émigration des praticiens de santé qui a mis à mal la santé publique de certains PECO.
Exciper du recul démocratique de la Hongrie pour qualifier son adhésion de prématurée comme d’aucuns le font aujourd’hui, c’est oublier que son basculement illibéral a eu lieu bien après son adhésion.
Pierre Mirel
Les 15 États membres — et tout particulièrement l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie et les Pays Bas — ont au contraire retiré de grands bénéfices de l’élargissement pour leurs entreprises et leurs banques dont l’expansion a étendu les marchés et renforcé la compétitivité, comme Dacia avec Renault ou Skoda avec Volkswagen. Ce fut une intégration dans les chaînes d’approvisionnement. Là réside d’ailleurs pour partie les réticences à l’adhésion en Hongrie et Pologne. « La Pologne n’est pas à vendre » comme le clamaient des opposants dans les années 1990, face au marché qui dictait sa loi en fermant des fleurons industriels, laissant sur la touche des milliers de travailleurs que privatisations et restructurations rendaient superflus. Pilule amère alors que les nouvelles élites — souvent issues des anciens partis communistes convertis en sociaux-démocrates — participaient avec avidité aux privatisations qu’elles lançaient. Les PECO ont subi un triple choc : libéralisation des échanges avec l’Union par les accords d’Association, inclusion dans la mondialisation et transformation économique et sociale rapide. Et dès les années 2000, des entreprises étrangères quittent déjà la Hongrie, aux salaires devenus trop élevés ! Y avait-il une alternative à la « thérapie de choc » ? A contrario, une transition lente entretient les difficultés et accroît la corruption. L’Ukraine et les Balkans occidentaux en apportent la preuve.
Dans le même temps, les campagnes ont été délaissées, notamment dans l’est des PECO, les investissements se concentrant à l’ouest et dans les grandes métropoles.
Or leur identité religieuse a conforté la méfiance des habitants envers cette Union dont les valeurs les surprenaient, puis les heurtaient à mesure qu’elle-même évoluait. Radio Marija en Pologne a lancé des campagnes contre l’Union alors que la Hongrie mettait en avant son ancienneté dans l’Europe chrétienne pour s’en faire le héraut. Cette opposition campagnes-villes s’est d’ailleurs concrétisée par l’association des villes libres en 2019 — Varsovie, Prague, Bratislava et Budapest — face aux gouvernements prônant un illibéralisme, à l’instar de Viktor Orban.
Une alliance objective entre exclus de l’industrie et abandonnés des campagnes explique en partie le soutien à ce dernier en Hongrie et au PiS en Pologne, outre leur fort nationalisme né des traumatismes de leur histoire. Cette conjonction des nouvelles élites libérales et des conservateurs a porté un discrédit à la démocratie libérale et à l’économie de marché, et partant à l’Union, alors que la crise financière de 2008 mettait à mal les croyances dans les vertus du capitalisme qui venait de s’imposer. La solidarité des années de révolte n’y a pas survécu et les mouvements conservateurs ont incarné une « réaction de la dignité ».
Ces chocs ont fortement contribué au souverainisme et au populisme antieuropéen apparus dans la plupart des PECO après leur adhésion et qui ont pris de l’ampleur depuis lors. Ces mouvements tiennent également beaucoup à la « fatigue » de devoir accepter de nouvelles politiques — après des années d’adoption sous contrôle de celles de l’Union 15 — dans des domaines sensibles et conflictuels, comme sur les migrations. D’autant que ces États membres ont souvent traité les nouveaux avec ignorance, condescendance et manque d’empathie (Lukas Macek). Autre phénomène sous-estimé : la crise des systèmes de santé alimentée par la migration de praticiens dans l’Union 15 qui a affecté les populations aux faibles revenus, alors que la nouvelle classe moyenne pouvait s’offrir des soins privés. Leur populisme anti-européen rejoint aujourd’hui celui de mouvements semblables dans l’Union à 15 : des députés des 15 et des 12 siègent dans des groupes extrémistes communs au sein du Parlement européen. Mais cette intégration par les extrêmes sape l’Union et interroge sur la capacité de celle-ci à y répondre.
La réussite économique spectaculaire des PECO est pourtant le plus grand succès de cet élargissement. Le revenu moyen par habitant y est passé de 59 % de l’Union des 27 en 2004 à 81 % en 2022. Le revenu par habitant s’est accru de 54 % en Hongrie, de 85 % en Estonie, de 94 % en Pologne et de 110 % en Lituanie. Les 355 milliards d’euros de fonds structurels alloués aux pays d’Europe centrale entre 2004 et 2024 ont bien sûr joué un grand rôle. Mais pour la BERD, l’essentiel de la croissance est dû à l’adhésion elle-même, en premier lieu à leur intégration au marché unique de l’Union. Sans cette aide, la Pologne aurait tout de même connu une croissance de 40 %. C’est cette élévation substantielle du niveau de vie qui a assuré leur stabilité face à leurs voisins à l’Est et au Sud, englués dans une transition chaotique toujours en cours. Grâce aux investissements européens, un remarquable « triangle de l’automobile » s’est ainsi constitué, en Tchéquie, Slovaquie, Hongrie et Pologne. Très positif jusqu’alors, il recèle pourtant les risques d’une trop grande spécialisation, préjudiciable à la pérennité de cette industrie.
Une faute a toutefois été commise avec la trop faible conditionnalité à l’intégration des populations Roms en Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Bulgarie et Roumanie. Marginalisés et discriminés, des millions de citoyens européens continuent à vivre dans des conditions dégradantes. Au-delà des considérations humaines, ils pourraient intégrer le marché du travail si les autorités en avaient la volonté, alors que des travailleurs asiatiques sont « importés ». C’est l’approche que le Roma Education Fund souhaite amplifier en 2025. Une forte conditionnalité n’aurait certes pas bouleversé la situation séculaire de ces oubliés, mais elle aurait engagé un changement, à condition d’être maintenue après les adhésions.
Les reculs judiciaires en Hongrie et en Pologne apparaissent également comme des limites, voire pour certains des échecs à leur adhésion.
Il est vrai que la Commission n’avait édicté que des règles limitées, alors que les compétences de l’Union étaient embryonnaires. Et qui aurait alors anticipé les retours en arrière des deux pays les plus déterminés à réussir rapidement leur ancrage démocratique ? Force est aussi de reconnaître avec l’OCDE — qui avait créé avec la Commission le programme SIGMA de réforme de l’administration publique — que cette dernière est restée superficielle. Réformer l’administration est autant une question de culture, lente à adopter par nature, que de règles à instaurer. On n’efface pas plus de quarante années d’une idéologie totalitaire qui soumet les esprits et les corps.
Une faute a toutefois été commise avec la trop faible conditionnalité à l’intégration des populations Roms en Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Bulgarie et Roumanie. Marginalisés et discriminés, des millions de citoyens européens continuent à vivre dans des conditions dégradantes.
Pierre Mirel
Exciper du recul démocratique de la Hongrie pour qualifier son adhésion de prématurée comme d’aucuns le font aujourd’hui, c’est oublier que son basculement illibéral a eu lieu bien après son adhésion. C’est méconnaître aussi que son histoire reste une lente et difficile réconciliation avec elle-même et avec ses voisins. Donald Tusk a d’ailleurs prouvé en Pologne que la démocratie peut surmonter ses dérives. Le cas hongrois pose toutefois une question existentielle à l’Union. Au-delà d’un recul sévère de l’État de droit, avec contrôle des contre pouvoirs par l’exécutif, le régime Orban s’oppose aujourd’hui aux valeurs mêmes de l’Union. Budapest en est devenu le centre de rébellion — comme un cancer dont les métastases irriguent les mouvements extrémistes européens et ceux du voisinage. Viktor Orban joue avec habileté de sa « victimisation » et pourfend l’Union tout en lui soutirant les bénéfices de l’adhésion. Il a profité longtemps de l’attitude laxiste du PPE et notamment de la chancelière Merkel. Position d’autant plus confortable que l’article 7 du Traité s’est révélé inopérant et qu’il est maintenant à la tête d’un mouvement de fond en Occident, avec les États-Unis de Trump 2. Si la Commission en a tiré des leçons, cette opposition aux valeurs de l’Union reste une question difficile qui sera au cœur des adhésions futures.
Leçons du cinquième élargissement
Elle a introduit des benchmarks détaillés pour les réformes, notamment dans le cluster des « fondamentaux », les chapitres 23 et 24 : appareil judiciaire et droits fondamentaux ; justice, liberté et sécurité. Et, changement majeur, l’Union a adopté en 2011 une « nouvelle approche » selon laquelle l’avancement des négociations d’ensemble dépendront des progrès dans ces deux chapitres. Décision qui place parfois l’Union face à un choix difficile entre le respect de ce principe ou la préférence donnée à la géopolitique, comme avec la Serbie aujourd’hui. Depuis cette réforme, les trois piliers de la pré-adhésion sont désormais l’État de droit, la gouvernance économique et l’administration publique. L’Union doit rester intraitable sur les « fondamentaux » pour éviter de nouveaux Orban en son sein.
Une autre grande leçon réside dans l’absence d’une conditionnalité post-adhésion dans le Traité, qui réduirait les risques d’entorses aux valeurs et principes de l’Union, sans devoir recourir à l’article 7 dont l’application nécessite une volonté politique difficile à trouver, comme l’ont prouvé les cas hongrois et polonais. Seules des rétorsions budgétaires sur les fonds post-adhésion sont vraiment en mesure de redresser le cours des réformes. C’est ce qui a été fait avec succès après l’adoption du règlement 2020/2092 pour renforcer la conditionnalité sur la règle de droit afin de protéger le budget de l’Union, confirmé par la Cour de Justice après le recours de la Hongrie et de la Pologne. De telles mesures devraient être étendues pour l’intégration des populations Roms. Mais aussi pour éviter que des engagements à régler des conflits bilatéraux ne soient remis en cause après l’adhésion, comme la Croatie qui ne respecte pas sa promesse de se conformer à la décision du tribunal arbitral dans son litige avec la Slovénie sur la baie de Piran.
On a beaucoup écrit sur l’attrait de l’adhésion et le rôle du soft power de l’Union. Il aurait été vain sans la volonté et la détermination politiques fortes des candidats, largement soutenus par la population, « quel qu’en soit le coût politique » (Radoslaw Sikorski). Car la conditionnalité n’est rien sans la volonté politique de l’utiliser pleinement pour atteindre le but recherché. C’est a contrario ce que démontrent aujourd’hui les Balkans occidentaux. La Bulgarie et la Roumanie en ont aussi apporté la preuve, ainsi qu’une autre leçon : la conditionnalité post-adhésion n’a pas la force de la pré-adhésion. Le mécanisme de vérification post-adhésion imposé aux deux pays a certes été utile, mais il a montré les limites des réformes une fois le traité signé. On sait bien que leur adhésion fut stratégique. Mais, trop hâtive, elle a nui à la crédibilité de l’Union, et est aujourd’hui utilisée dans les Balkans pour justifier des « adhésions politiques ». Il eut fallu innover par une intégration graduelle, comme envisagé aujourd’hui par la Commission et le Conseil avec les pays candidats.
L’aide financière pré-adhésion de l’Union a été importante dans le cinquième élargissement. Mais bien trop limitée par rapport aux besoins, alors que les fonds européens post adhésion allaient les inonder de milliards d’euros souvent difficiles à investir rapidement et source de corruption. Leçon à tirer : mettre un terme à cette situation binaire faite de trop peu d’aide avant l’adhésion et de bien trop après. Pour lui préférer une aide beaucoup plus substantielle pendant le pré adhésion en fonction des réformes, dans un processus d’intégration graduelle à l’Union.
Une leçon avancée par la société civile est le rôle que ses organisations doivent jouer pour éviter que le processus ne demeure un exercice élitiste, nuisant au soutien des opinions publiques. Il serait souhaitable d’en faire le quatrième pilier des négociations. Quant aux milieux d’affaires, ils ont puissamment poussé aux adhésions, en donnant toutefois l’impression que cet élargissement était d’abord destiné aux grandes entreprises. De plus, les raisons et bénéfices du processus ont été peu expliqués dans de nombreux États membres. Le Conseil a d’ailleurs fait de la « communication » l’une des trois règles du « nouveau consensus » sur l’élargissement en 2006 avec l’engagement des parties et la conditionnalité.
La conditionnalité post-adhésion n’a pas la force de la pré-adhésion. Le mécanisme de vérification post-adhésion imposé aux deux pays a certes été utile, mais il a montré les limites des réformes une fois le traité signé.
Pierre Mirel
Un pays divisé peut-il devenir membre de l’Union ?
Non, a répondu indirectement le Conseil en ajoutant deux critères pour les Balkans occidentaux : « coopération régionale et relations de bon voisinage » — et en exigeant que la Serbie et le Kosovo normalisent leurs relations au préalable. L’erreur commise avec Chypre ne devrait donc pas se répéter. Cela va assurément poser un cruel dilemme avec la Moldavie et l’Ukraine. Il serait d’ailleurs judicieux d’intégrer ces deux critères à l’article 2 du Traité.
Le rôle des grands acteurs extérieurs est également souvent sous-estimé.
Le cinquième élargissement a bénéficié d’un soutien puissant des États-Unis et de la discrétion de la Russie. Depuis 2004, celle-ci est géographiquement dans l’Union par l’enclave de Kaliningrad en Lituanie, où elle bénéficie d’un régime de transit spécifique, mais qui est devenu un abcès inquiétant à la lumière de l’évolution à Moscou. L’Agenda 2000 avait d’ailleurs mis en garde contre la « menace potentielle pour la sécurité de l’Union des conflits opposant les candidats à leurs voisins de l’Est ». Et suggéré de « conduire les relations ‘avec prudence’ après l’élargissement ». La Charte de Paris pour une Nouvelle Europe en 1990 et un Accord de Partenariat en 1997 avaient bien été signés à cette fin avec Moscou. Mais avec l’adhésion des PECO à l’Union et surtout à l’OTAN, « l’aire d’influence occidentale s’est étendue sans architecture de sécurité continentale » (Michel Foucher), au grand dam de la Russie comme exprimé avec véhémence par Vladimir Poutine à la conférence de Munich sur la sécurité en 2007. Dans ce contexte, l’Accord d’Association avec l’Ukraine en 2014 répondait-il à la « prudence » recommandée ? L’intégration brutale de la Crimée dans la Fédération de Russie et l’intervention militaire de Moscou au Donbass qui s’ensuivirent ont montré que non. L’Union a pêché par naïveté et par défaut. On ne peut lancer une politique audacieuse si l’on n’a pas les moyens de la faire respecter.
Des tensions sur la PESC
Dans ce contexte, le cinquième élargissement a conféré un rôle déterminant à la Pologne, et plus encore après le 24 février 2022.
Sa géographie, sa taille, son histoire et sa spectaculaire croissance économique la placent aujourd’hui parmi les pays clefs de l’Union. Il en ira de même de la Roumanie une fois sa transition politique apaisée, alors qu’elle joue déjà un rôle apprécié sur la Mer Noire face au conflit. C’est cette guerre qui a promu la Pologne et les États baltes dans le premier cercle des opposants à Moscou, pour influencer fortement la politique extérieure de l’Union. D’aucuns estiment que cet antagonisme historique avec la Russie a engendré des positions excessives, comme l’accord d’Association avec l’Ukraine. Il est vrai que leur histoire dramatique génère plus de passion que de raison, même si la Hongrie — et la Slovaquie récemment — divergent sur l’aide à Kiev et les relations avec Moscou.
C’est au sein du Groupe de Visegrad que les divergences sont apparues.
Créé en février 1991 par la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie pour « s’engager ensemble dans le système politique et économique européen, ainsi que dans le système de sécurité », sa cohésion s’est maintenue jusqu’à la crise migratoire de 2015 où Varsovie et Budapest se sont opposées à Bruxelles. Mais Viktor Orban a échoué à en faire une alternative contre les principes d’Etat de droit de l’Union. Le trentième anniversaire du Groupe à Cracovie en 2021 n’a offert qu’une unité de façade. Elle a éclaté en 2022 face à l’agression de la Russie en Ukraine. Dès lors, à l’exception de la Hongrie, et maintenant aussi de la Slovaquie, les PECO ont soutenu Kiev et poussé l’Union et les Etats Unis à une aide sans restriction. Ils ont pourtant tenté de s’émanciper quelque peu de Washington par une coopération avec la Chine.
Lancée à Budapest en 2012, cette coopération visait à développer les infrastructures, le commerce et les investissements de Pékin avec un groupe de 16 pays (les 10 PECO et les 6 Balkans occidentaux) dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie. Groupe devenu 17 + 1 après l’adhésion de la Grèce. Mais les déconvenues sont bientôt apparues, notamment à la suite de pressions politiques de la Chine. Certains ont aussi craint que ces relations n’affectent leurs rapports avec les États-Unis, surtout après la première élection de Donald Trump. Lors du dixième anniversaire du groupe en 2023, les États baltes, la Bulgarie, la Roumanie et la Slovénie n’étaient pas représentés à haut niveau. Seule la Hongrie poursuit une politique active avec la Chine à laquelle elle accorde des privilèges pour une université et pour des investissements. Position qui met Budapest en porte à faux à Bruxelles et qui ne manquera pas de susciter des tensions avec la nouvelle administration Trump.
En 2014, l’Atlantic Council publie Completing Europe, rapport dans lequel il plaide pour développer les infrastructures critiques (énergie, transports, numérique) entre les PECO selon un axe Nord Sud. Un an plus tard, l’Initiative des Trois Mers est lancée entre les 10 PECO, l’Autriche, la Croatie, et la Grèce qui s’y joindra en 2023. Se défendant d’en faire un groupe concurrent au sein de l’Union, les PECO ont été puissamment soutenus par l’administration Trump I dans cette initiative. Il est vrai qu’ils ont toujours privilégié leur attachement à Washington dans les défis internationaux, comme en 2003 en suivant aveuglément les Etats Unis dans leur invasion de l’Irak.
Or le retournement spectaculaire de Trump II face à la Russie et à l’Ukraine crée aujourd’hui un choc historique profond dont l’onde ébranle l’atlantisme des États baltes et de la Pologne. Au-delà de cet « abandon », la pilule risque d’être d’autant plus amère que Donald Trump fera pression pour qu’ils adoptent au Conseil des positions conciliantes sur le commerce, l’achat d’armements et la réglementation numérique de l’Union, comme il le fera avec les autres États membres. Seules la Hongrie et la Slovaquie se plaisent à trouver dans la nouvelle administration américaine l’illibéralisme et le rapprochement avec Moscou qu’elles prêchent. Mais la souveraineté sur laquelle Bratislava et Budapest sont si sourcilleuses dans l’Union sera aussi affectée par ces pressions ! Nul doute que de fortes tensions éclateront entre solidarité européenne ou allégeance à Washington. Ce qui va poser à nouveau la question de l’unanimité dans les relations extérieures de l’Union, handicap évident à son affirmation.
Faudrait-il pour autant abolir le droit de veto ? Les « petits » États membres le considèrent comme leur garantie face à la politique des « grands ». Et une orientation de politique étrangère est bien autre chose qu’une directive du marché intérieur. Une utilisation optimale du Traité pourrait toutefois faciliter davantage encore les accords par « l’abstention constructive » de celui ou de ceux qui s’opposent à un projet de décision. Et par la « clause passerelle générale » qui permet au Conseil européen d’autoriser le Conseil à adopter une décision à la majorité qualifiée, à l’exception de la défense. Bien des idées ont été émises pour circonscrire le veto. Par exemple, ne l’accepter que si trois États s’opposent au projet de décision plutôt qu’un seul, notamment quant à l’ouverture des négociations d’adhésion lorsqu’un État membre la refuse pour des raisons hors des critères. Et dans ce cas, demander à la Cour de Justice de dire le droit. Ou bien ouvrir une majorité renforcée des quatre cinquièmes. À tout le moins, l’interprétation abusive de l’article 49 pour l’ouverture et la fermeture des chapitres/clusters dans les négociations devrait être remplacée par la majorité qualifiée.
Le Pacte de Stabilité européen et les relations apaisées entre les PECO offrent aujourd’hui aux candidats une leçon : faire face au passé pour pouvoir tourner la page.
Ce que les Balkans occidentaux n’ont toujours pas réussi à faire.
N’est ce pas là l’objectif même de l’Union que de réconcilier les peuples avec leur histoire pour garantir la stabilité et la paix ? C’est sans conteste ce à quoi le cinquième élargissement a puissamment contribué, avec l’aide de leur développement économique spectaculaire. Et l’Union, grisée par son succès, et confiante dans son soft power décida en 2003-2004 d’ouvrir les négociations d’adhésion à la Croatie et à la Turquie — qui auront lieu en 2005 — d’offrir une « perspective européenne » aux Balkans occidentaux et de lancer une politique de voisinage avec ses nouveaux voisins de l’Est et ceux du Sud.
Le cinquième élargissement a bénéficié d’un soutien puissant des États-Unis et de la discrétion de la Russie. Depuis 2004, celle-ci est en effet géographiquement dans l’Union par l’enclave de Kaliningrad en Lituanie, où elle bénéficie d’un régime de transit spécifique, mais qui est devenu un abcès inquiétant à la lumière de l’évolution à Moscou.
Pierre Mirel
Depuis lors, les 27 ont certes adopté de nouvelles politiques, parfois même audacieuses.
Mais ils n’ont pas eu la volonté de transformer l’essai de 2004 pour promouvoir l’autonomie stratégique de l’Union dont l’absence se fait cruellement sentir aujourd’hui, dans les nouvelles technologies comme dans la défense.
Le cinquième élargissement en a freiné l’émergence mais il n’en est pas la cause.
L’Union s’est bercée d’illusions dans cet âge d’or où l’optimisme était de mise, porté par la conviction que la démocratie libérale et l’économie de marché allaient se répandre sur le continent dans un mouvement irrépressible marquant la « fin de l’Histoire ».
Mais celle-ci avait-elle jamais quitté ces « terres de sang » (Timothy Snyder) ?
Elle n’allait pas tarder à faire son grand retour, en Ukraine comme au Proche Orient.
Et l’Union se retrouve seule et faible face aux nouveaux impérialismes qui de Washington à Moscou et Pékin remettent en cause l’ordre international libéral né depuis 1945.
La cohésion de l’Union en sera ébranlée alors même qu’elle fait face à « un défi existentiel » (Mario Draghi), entre ceux qui accepteront peut-être leur « vassalisation heureuse » aux États-Unis (Sergio Mattarella) et ceux qui défendront l’autonomie stratégique.