Mario Draghi : l’Appel de Coimbra. Texte intégral

« Nous investirons de nouveau en Europe massivement.

Nous nous attaquerons aux droits acquis qui font obstacle à notre futur, en nous fondant sur l'innovation, contre les privilèges.

Et nous protégerons et préserverons notre liberté. »

Au Portugal, devant plusieurs chefs d’État européens, Mario Draghi a établi un nouveau diagnostic et fixé un cap.

Nous traduisons son appel de Coimbra.

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Le Grand Continent
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À Coimbra, l’une des plus anciennes villes universitaires du continent, dans le Couvent de Saint-François où se tenait aujourd’hui l’édition 2025 du Sommet COTEC 1, devant le roi d’Espagne et le président portugais Marcelo Rebelo de Sousa, l’ancien président du Conseil italien et de la Banque centrale européenne a prononcé un discours clef

Allant au-delà de son rapport et de celui d’Enrico Letta — qu’il cite conjointement à plusieurs reprises dans son intervention — Draghi a lancé un nouvel appel à l’action après son allocution devant le Parlement européen à Bruxelles.

Cet aggiornamento — commencé à Rome devant le Sénat italien lors d’une précédente intervention en février — prend ici une tournure encore plus radicale.

À côté des appels aux investissements massifs et à une dette commune, l’ancien banquier central plaide pour une accélération de la dérégulation, un choc qui devrait conduire à une abolition des privilèges et des rentes de position pour débloquer enfin la croissance européenne face à la menace russe et à la disruption trumpiste.

Cet appel commence par une mise en garde : si elle est forte et assise sur un puissant marché unique, l’Union est aussi l’un des acteurs les plus exposés à la guerre commerciale compte tenu de son ouverture au monde. Même si elle parvenait à s’entendre avec Trump, les chocs indirects des droits de douane à l’échelle mondiale la toucheraient violemment.

Comme dans son rapport, Mario Draghi passe également en revue les secteurs selon lui clefs pour lesquels des solutions à très court terme doivent être trouvées afin de retrouver une autonomie : l’énergie, les nouvelles technologies et la défense.

Ce n’est pas un hasard si Draghi s’était rendu à Coimbra dans le même avion officiel que le président de la République italienne Sergio Mattarella qui, il y a quelques semaines, dressait le programme d’une résistance contre la « vassalisation heureuse ».

Selon lui, au terme d’une « crise de vingt ans », les conditions sont aujourd’hui réunies pour le changement radical.

L’histoire de l’Europe peut-elle de nouveau s’énoncer au futur ? Avec son Appel de Coimbra, Mario Draghi semble en être convaincu.

English version available at this link

Je suis particulièrement honoré de cette invitation à réfléchir ensemble aux défis auxquels l’Europe est confrontée en cette période de profonds changements dans le commerce et les relations internationales.

Ces changements sont en gestation depuis plusieurs années : la situation avait commencé à se détériorer avant même les récentes mesures tarifaires. Jusqu’à présent, la fragmentation politique interne et la faiblesse de la croissance ont empêché l’Europe d’apporter une réponse efficace. 

Mais les événements récents marquent un tournant.

Le recours massif à des mesures unilatérales pour régler des différends commerciaux et la mise hors jeu définitive de l’OMC ont porté un coup presque irréversible à l’ordre multilatéral.

Pour une économie aussi vaste que l’Europe, l’Union est particulièrement ouverte au commerce.

Près d’un cinquième du total de notre valeur ajoutée provient des exportations — aux États-Unis, ce chiffre est deux fois moins important en valeur relative.

Plus de 30 millions d’emplois sont soutenus par les exportations, soit environ 15 % de la population active de l’Union.

Nous enregistrons également un excédent courant important, d’environ 3 % chaque année, ce qui signifie qu’en valeur nette, nous absorbons la demande du reste du monde.

Cette ouverture expose fortement notre croissance et nos emplois aux mesures prises par nos partenaires commerciaux et aux cycles politiques extérieurs à l’Europe. Et le risque auquel nous sommes le plus exposé vient des États-Unis.

Nous sommes directement exposés car les États-Unis sont notre premier marché d’exportation — plus de 20 % de nos exportations de biens sont destinées à l’autre côté de l’Atlantique.

Et nous sommes indirectement exposés car les États-Unis sont la principale source de demande de nos partenaires commerciaux. Autrement dit : si la demande américaine faiblit, les importations de nos partenaires en provenance d’Europe faibliront également. L’analyse de la BCE montre qu’en cas de choc sur le PIB américain, ces effets indirects sur la zone euro sont même en réalité plus importants que les effets directs.

Les récentes mesures prises par l’administration américaine auront donc, quoi qu’il arrive, des répercussions sur l’économie européenne. Même si les tensions commerciales venaient à s’apaiser, l’incertitude devrait persister et freiner les investissements dans le secteur industriel de l’Union.

Pourquoi avons-nous fini par dépendre des consommateurs américains pour stimuler notre croissance ? Comment croître et générer de la richesse par nous-mêmes ?

À court terme, il ne serait pas réaliste de prétendre pouvoir diversifier notre économie hors des États-Unis. Si nous pouvons et devons chercher à ouvrir de nouvelles routes commerciales et à développer de nouveaux marchés, tout espoir que cette ouverture au monde puisse remplacer les États-Unis risque d’être déçu.

Les États-Unis représentent près des deux tiers du déficit commercial mondial des biens.

Les deux économies suivantes, la Chine et le Japon, affichent également des excédents courants persistants. Nous devrons donc conclure un accord avec les États-Unis qui nous permette de conserver notre accès au marché.

Mais à plus long terme, il est risqué de croire que nos relations commerciales avec les États-Unis reviendront à la normale après une rupture unilatérale aussi importante — ou que de nouveaux marchés se développeront suffisamment rapidement pour combler le vide laissé par les États-Unis.

Si l’Europe veut vraiment être moins dépendante de la croissance américaine, elle devra la produire elle-même.

La première mesure à prendre consiste donc à modifier le cadre de la politique macroéconomique que nous avons conçu après la grande crise financière et la crise de la dette souveraine.

Jusqu’alors, l’Union affichait une balance courante globalement équilibrée et une demande intérieure suffisante.

Mais face aux conséquences de ces crises — une reprise lente et un endettement public élevé — les gouvernements ont cherché à réorienter l’économie vers les marchés mondiaux et la demande extérieure.

Cette approche comportait trois éléments principaux.

Le premier était une politique budgétaire restrictive. De 2009 à 2019, la position budgétaire corrigée des variations conjoncturelles dans la zone euro s’est établie en moyenne à 0,3 %, contre -3,9 % aux États-Unis. Les investissements publics ont été les principales victimes de cette consolidation, leur part dans le PIB ayant chuté de près d’un point de pourcentage et n’ayant retrouvé leur niveau d’avant la crise qu’après la pandémie. 

Le deuxième était l’importance accordée à la compétitivité extérieure plutôt qu’à la productivité intérieure.

Depuis 2000, la croissance annuelle de la productivité du travail dans l’Union n’a atteint que la moitié de celle des États-Unis, entraînant un écart de productivité cumulé de 27 points de pourcentage sur l’ensemble de la période.

Pourtant, au lieu d’essayer d’inverser la tendance en matière de productivité, nous avons adapté nos politiques du travail en fonction de celle-ci.

Après les crises notamment, nous avons délibérément cherché à limiter la croissance des salaires afin d’accroître notre compétitivité extérieure. Nos salaires réels n’ont pas suivi le rythme, même modéré, de la productivité, tandis que les salaires réels aux États-Unis ont augmenté de 9 points de pourcentage de plus que les salaires dans la zone euro au cours de cette période.

Cette rétention salariale a freiné la consommation et renforcé l’impact de la politique budgétaire restrictive sur la demande intérieure. Avant 2008, la demande intérieure dans la zone euro progressait à peu près au même rythme qu’aux États-Unis. Depuis lors, la demande intérieure aux États-Unis a augmenté plus de deux fois plus vite.

Le troisième élément consistait essentiellement à renoncer à développer le marché intérieur comme source de croissance.

Les règles n’étaient pas appliquées — les procédures d’infraction ont d’ailleurs chuté de 75 % après 2011. Peu de progrès ont été réalisés dans la réduction des obstacles internes aux services. Il est remarquable que les obstacles externes aux services aient diminué plus rapidement que les obstacles internes — ce qui a contribué à réorienter la demande vers l’extérieur de l’Union. 

Dans ce contexte, les taux de rendement des investisseurs ont été déprimés et les capitaux ont été poussés hors de l’Union, à la recherche d’opportunités. Entre 2015 et 2022, les grandes entreprises publiques européennes ont ainsi enregistré un taux de rendement du capital investi inférieur d’environ 4 points de pourcentage à celui de leurs homologues américaines.

Les rapports récents commandés par la présidente de la Commission européenne et par le Conseil européen fournissent une feuille de route pour un nouveau cadre politique.

Entre autres recommandations, ils proposent d’augmenter les investissements et de supprimer les obstacles qui entravent le bon fonctionnement du marché intérieur.

Ces mesures se renforcent mutuellement.

Des investissements plus élevés peuvent générer une forte impulsion de la demande intérieure, compensant ainsi les effets négatifs d’un affaiblissement de la demande américaine. La réduction des obstacles internes augmentera l’élasticité de l’offre, contribuant ainsi à tempérer les pressions inflationnistes résultant de la hausse des investissements, en particulier si le commerce mondial se fragilise davantage.

Parallèlement, un marché unique fonctionnel stimulera la croissance de la productivité, augmentera les taux de rendement et attirera davantage d’investissements privés. 

Cela se traduira par une hausse des salaires et de la consommation, à la fois pour compenser la hausse de la productivité et parce qu’un marché intérieur fort permet de moins se concentrer sur la compétitivité extérieure.

Mais pour financer ces investissements supplémentaires, l’Europe compte principalement sur les budgets nationaux. 

L’Union a récemment réformé ses règles budgétaires afin de permettre des investissements plus élevés et a activé la « clause dérogatoire » pour faciliter l’augmentation des dépenses de défense. Mais jusqu’à présent, seuls cinq des dix-sept pays de la zone euro, représentant environ 50 % du PIB européen, ont opté pour une période d’ajustement prolongée dans le cadre des nouvelles règles. 

Plusieurs pays ont ainsi indiqué qu’ils ne recourraient pas à la clause dérogatoire nationale car il leur était trop difficile de fournir un effort budgétaire supplémentaire.

Cela montre bien que, lorsque la dette est déjà élevée, la stratégie qui consiste à exempter certaines catégories de dépenses publiques des règles budgétaires a ses limites.

Dans ce contexte, l’émission d’une dette commune de l’Union pour financer des dépenses communes doit être un élément clef de la feuille de route politique. 

Elle pourrait garantir que les dépenses globales ne seront pas insuffisantes. Elle pourrait également garantir, en particulier dans le domaine de la défense, que davantage de dépenses seront effectuées en Europe et qu’elles contribueront à l’efficacité opérationnelle et à une croissance économique plus forte.

L’émission d’une dette commune comblerait en outre le chaînon manquant qui empêche aujourd’hui d’unir des marchés de capitaux fragmentés en l’Europe : l’absence d’un actif commun sûr.

Cela contribuerait à approfondir et à rendre plus liquides les marchés de capitaux, créant ainsi un cercle vertueux entre des taux de rendement plus élevés et de meilleures possibilités de financement.

Dans l’ensemble, cette feuille de route permettrait à la fois d’accroître notre croissance et de montrer que nous sommes capables de produire de la richesse pour nos citoyens dans nos pays.

Nos résultats passés nous permettent-ils d’être crédibles dans la réalisation de cet objectif ?

On dit souvent, en paraphrasant Jean Monnet, que l’Europe n’avance que dans les crises.

Mais notre crise a commencé il y a près de vingt ans.

C’est à cette époque que la construction géopolitique mise en place après la Seconde Guerre mondiale, qui a atteint son apogée avec la chute de l’Union soviétique, a commencé à s’effriter. 

C’est également à cette époque que notre position dans le domaine de l’innovation et de la technologie au niveau mondial a commencé à reculer. 

Or pendant une grande partie de ces vingt années, nous avons ignoré tous les signaux.

Prenons l’exemple de l’énergie. 

Nos importations de gaz russe ont continué d’augmenter même après l’invasion de la Crimée, et bien après que Poutine eut clairement affiché son hostilité envers l’Occident et l’Union européenne.

Nous avons payé le prix fort lorsque le gaz a été coupé, perdant plus d’un an de croissance économique. Et si nous tentons aujourd’hui d’accélérer la transition vers les énergies renouvelables afin de renforcer notre indépendance, cela nécessite une transformation fondamentale de notre système énergétique que nous n’avons pas été en mesure de réaliser jusqu’à présent. 

Nous sommes freinés par l’intermittence inhérente aux énergies renouvelables, par l’insuffisance de nos réseaux et par les longs délais administratifs pour les nouvelles installations. 

Nous assistons à de fréquentes flambées des prix lorsque les énergies renouvelables ne peuvent pas fonctionner et que des sources énergétiques de secours coûteuses doivent être mobilisées.

Les prix élevés de l’énergie et les lacunes du réseau constituent une menace pour la survie de notre industrie, un obstacle majeur à notre compétitivité et une charge insupportable pour nos ménages. 

Si nous ne faisons rien, ils représenteront aussi une menace majeure pour notre stratégie de décarbonation.

Trois mesures s’imposent. 

Premièrement, nous devons mettre en œuvre un vaste plan d’investissement à l’échelle européenne afin de construire les réseaux et les interconnexions nécessaires pour doter l’Europe d’un réseau basé sur les énergies renouvelables, adapté à la transition énergétique à laquelle nous aspirons.

Deuxièmement, il nous faut réformer le fonctionnement de notre marché de l’énergie en nous efforçant de dissocier les prix du gaz et ceux des énergies renouvelables. Il est décourageant de voir à quel point l’Europe est devenue l’otage d’intérêts particuliers bien établis. La Commission européenne, qui a déjà créé un groupe de travail sur la transparence, pourrait également lancer une enquête indépendante sur le fonctionnement global des marchés énergétiques de l’Union.

Et dans la mesure où, en Europe, le soleil et le vent ne suffisent à garantir la sécurité de l’approvisionnement dans aucun scénario, nous devons être prêts à utiliser toutes les sources d’énergie propres possibles et à rester neutres vis-à-vis des nouvelles solutions énergétiques.

Prenons un deuxième exemple : les nouvelles technologies.

L’Europe a été laissée pour compte dans la course au cloud computing et à l’intelligence artificielle. Nous avons persisté à créer un environnement qui freine l’innovation radicale.

La fragmentation de notre marché unique a empêché les start-ups des nouvelles technologies d’atteindre la taille critique nécessaire pour passer à l’échelle dans ce secteur. Nos politiques de concurrence n’ont pas su s’adapter à la nature de la transformation technologique qui se déroulait sous nos yeux. Entre autres bouleversements, l’innovation aurait dû jouer un rôle plus important dans les décisions en matière de concurrence. 

Et nous avons laissé la réglementation se développer parallèlement à l’expansion des services numériques.

Si cette évolution était motivée par un souci légitime de protection des consommateurs, elle n’a pas tenu compte de son incidence sur les petites entreprises européennes de la tech qui, contrairement à leurs colossales concurrentes américaines, n’avaient pas les capacités et les ressources nécessaires pour s’y conformer.

Dans une série de domaines clefs, nous sommes aujourd’hui confrontés à un cadre réglementaire excessif et — pire encore — fragmenté. À l’heure actuelle, plus de 270 régulateurs sont actifs dans le domaine des réseaux numériques dans l’ensemble des États membres.

On dit souvent que l’IA est une technologie « transformationnelle », à l’instar de l’électricité il y a 140 ans. 

L’IA repose en réalité sur la combinaison d’au moins quatre autres technologies infrastructurelles : le cloud, et sa capacité à stocker de grandes quantités de données ; le supercalcul, et sa capacité à effectuer rapidement un nombre considérable d’opérations par unité de temps ; la cybersécurité, qui protège les données dans des secteurs hautement sensibles, tels que la science, la défense, la santé et la finance ; et les réseaux transmettant les données tels que la 5G et la 6G, la fibre optique et les satellites.

Or nous avons perdu du terrain non seulement dans le domaine de l’IA mais aussi dans ces quatre autres technologies. Et nous devons travailler chacun de ces domaines si nous voulons rattraper notre retard.

Là encore, il ne serait pas réaliste de penser que nous pourrons combler cet écart à court terme, mais ce que nous pouvons et devons faire, c’est nous concentrer sur des secteurs spécifiques qui sont essentiels pour la croissance, le bien-être et la sécurité de nos citoyens.

Par exemple, nous devrions créer un cloud stratégique européen qui nous garantisse la souveraineté des données dans des domaines critiques tels que la défense et la sécurité.

Nous devons investir davantage pour développer notre infrastructure commune de supercalcul, le réseau Euro-HPC. Et nous devons développer une capacité européenne en matière de cybersécurité, car nous perdons en compétitivité dans le domaine de la 5G et sommes faibles dans celui des communications par satellite.

Aujourd’hui, il existe un risque réel que nous finissions par dépendre des technologies américaines et chinoises pour le composant le plus sensible : la transmission sécurisée de nos données.

Tout cela nécessitera une stratégie industrielle majeure en Europe.

Et ce n’est qu’en mettant en commun nos ressources et nos capacités que nous pourrons atteindre l’échelle requise pour ces technologies.

Prenons un autre exemple encore : la défense.

Les menaces croissantes à notre frontière orientale sont évidentes depuis au moins une décennie. La Russie ne cache pas qu’elle nous considère comme un ennemi à affaiblir par le biais d’une guerre hybride. 

Il y a dix ans, elle a envahi la Crimée. Il y a trois ans, elle a tenté de prendre le contrôle de la totalité de l’Ukraine. 

Pourtant, alors que cette menace s’est accrue, nous n’avons pas fait grand-chose pour renforcer notre défense commune. Aujourd’hui, l’Europe compte 1,4 million de militaires, ce qui en fait l’une des plus grandes forces armées au monde. Mais elle est divisée en 27 armées, sans chaîne de commandement commune, avec une fragmentation technologique et un manque de stratégies communes, ce qui nous rend insignifiants d’un point de vue militaire.

Alors que le parapluie sécuritaire américain se retire, nous prenons conscience de notre propre faiblesse. Mais la seule chose qui devrait nous surprendre, c’est la rapidité de ce changement. La stratégie de la Russie a été annoncée il y a des années.

Il est peut-être trop tard pour influencer les événements à court terme. Même si nous avons fourni environ la moitié de l’aide militaire à l’Ukraine, nous serons probablement spectateurs dans une négociation de paix qui engage notre avenir et nos valeurs.

Mais il n’est pas trop tard pour changer la donne d’ici cinq à dix ans si nous prenons dès aujourd’hui les mesures qui s’imposent pour développer nos capacités industrielles et stratégiques dans le domaine de la défense. 

Nous devons réduire la fragmentation de notre industrie de défense et encourager la consolidation autour de quelques grands acteurs. 

Nous devons élaborer un plan européen de défense fondé sur l’interopérabilité de tous les équipements militaires que nous produisons, qu’ils soient terrestres, maritimes, aériens ou spatiaux. 

Nous devons créer un cyberespace européen sûr grâce à une coordination accrue et à des investissements dans les technologies numériques communes.

Dire que tout cela est utopique et impossible à réaliser revient à accepter que, sur le plan militaire, nous ne signifierions rien. 

Dans le domaine spatial, nous devons réformer en profondeur la coopération entre les agences européennes et nationales, et impliquer davantage le secteur privé.

Aux États-Unis, par exemple, 50 % des investissements dans le domaine spatial sont financés par le secteur privé — contre 80 % en Europe. Cela entraîne des inefficacités majeures, telles que le « principe du retour géographique », qui fragmente le secteur spatial européen et qui, parce qu’il freine les progrès depuis des décennies, devrait être abandonné.

Le principle of geographic return est une politique clef de l’Agence spatiale européenne (ESA) ayant pour vocation à garantir une répartition équitable des contrats industriels entre les États membres dans le domaine spatial à proportion de leur contribution financière. Concrètement, lorsqu’un État membre membre finance un programme de l’ESA, l’agence s’engage à attribuer des contrats à des entreprises de ce pays à proportion de sa contribution.

Pour autant, nous ne devons pas oublier que les pères fondateurs nous ont légué une Europe dont nous pouvons être fiers. 

Tout en dressant le bilan des faiblesses de l’Europe d’aujourd’hui, nous devons sans cesse chercher des raisons d’espérer en son avenir.

Lorsque, par le passé, l’Union a fait un bond en avant vers une plus grande intégration, ce fut généralement sous l’effet de trois facteurs.

Premièrement, une crise de manière indubitable que le statu quo est devenu insoutenable.

Deuxièmement, un choc politique majeur qui bouleverse l’ordre institutionnel. 

Troisièmement, un plan d’action déjà existant auquel toutes les parties peuvent adhérer.

Prenons l’exemple de la création de l’euro.

Cette idée était sur la table depuis les années 1960, mais elle était toujours considérée comme hors de portée. 

Puis, en peu de temps, les trois facteurs se sont réunis.

Les années 1980 furent marquées par une série de crises monétaires qui ont introduit une volatilité inacceptable dans l’économie et incité les citoyens à envisager la monnaie unique comme une alternative. La réunification allemande a ensuite nécessité un nouvel accord afin de renforcer les liens entre l’Allemagne et l’Europe. Le rapport Delors, publié en 1989, a enfin fourni un plan d’action pour tirer parti de cette conjoncture politique.

Aujourd’hui, pour la première fois depuis peut-être 30 ans, ces trois facteurs sont à nouveau réunis.

Depuis 2020, nous avons perdu notre modèle de croissance, notre modèle énergétique et notre modèle de défense.

Les Européens ressentent profondément ce sentiment de crise.

La croissance, l’énergie et la défense sont les domaines fondamentaux dans lesquels les gouvernements doivent subvenir aux besoins de leurs citoyens. Or dans chacun d’entre eux, nous nous sommes retrouvés à la merci du hasard et exposés aux décisions imprévisibles des autres.

En conséquence, les perceptions du monde de l’industrie, des travailleurs, des responsables politiques et des marchés sont passées de la complaisance à l’inquiétude. 

Les risques concrets qui pèsent sur notre croissance, nos valeurs sociales et notre identité influencent toutes nos décisions.

Nous assistons à des ruptures institutionnelles majeures. 

Le choc politique venu des États-Unis est massif. Il s’accompagne d’un changement de cap radical dans des pays comme l’Allemagne et d’une nouvelle détermination de la Commission à s’attaquer aux obstacles internes et à la bureaucratie.

Nous disposons désormais d’un début de plan d’action, présenté dans les rapports à la Commission et au Conseil en 2024. 

Les recommandations politiques qu’ils contiennent sont aujourd’hui plus urgentes que jamais à mettre en œuvre.

Nous investirons de nouveau en Europe massivement.

Nous nous attaquerons aux droits acquis qui font obstacle à notre futur, en nous fondant sur l’innovation, contre les privilèges.

Et nous protégerons et préserverons notre liberté.

Sources
  1. COTEC Europe est un Sommet annuel associant les chefs d’État du Portugal, d’Espagne et d’Italie avec des dirigeants d’entreprises, des universitaires et des décideurs politiques pour promouvoir la coopération en matière d’innovation, de compétitivité et de développement technologique entre ces trois pays.
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