« La Russie affronte l’ensemble de l’Occident collectif à elle seule » : avant le défilé du 9 mai, le grand oral de Poutine
Aujourd’hui, sur la place Rouge, pour le traditionnel défilé du « Jour de la Victoire », Vladimir Poutine va se présenter comme le sauveur de la « majorité mondiale » à côté de Lula, Xi Jinping ou de son vassal Loukachenko.
Pour préparer les Russes à ce show, il a donné à la télévision un long entretien dans un pseudo-documentaire au style hollywoodien. Il y évoque sa biographie, son héritage et ses aspirations pour la Russie. Un dispositif huilé, à la Sourkov : une mise en scène à l’intérieur de la mise en scène.
Nous le traduisons.
- Auteur
- Guillaume Lancereau

En amont du défilé du 9 mai célébrant la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie dans la « Grande Guerre patriotique », la chaîne de télévision « Russie 1 » vient de diffuser un film au titre éloquent : Russie. Kremlin. Poutine. 25 ans.
Ce film relève, on l’aura compris, de la plus pure propagande politique. Il s’agit, tout d’abord, de célébrer le quart de siècle que Vladimir Poutine vient de passer à la tête du pays, en tant que président de la Fédération de Russie (2000-2008, puis depuis 2012) et président du gouvernement (2008-2012). Par la même occasion, le film propose une relecture d’ensemble de ce parcours et de la trajectoire politique du pays, à l’aune des événements récents.
Si l’essentiel du « documentaire » se compose d’images d’archives (discours de Vladimir Poutine, triomphe des pro-Russes en Crimée, offices religieux dans l’armée russe, discours de dirigeants occidentaux supposément hostiles à la Russie, etc.), un bon quart consiste en un long entretien mené au printemps 2025 avec le président russe par le journaliste Pavel Zarubin, dont nous avons déjà publié des extraits relatifs aux perspectives de paix en Ukraine et à la perception par Vladimir Poutine des élites politiques occidentales contemporaines.
Cet entretien est sans doute l’exposé le plus limpide de la manière dont le président russe interprète l’histoire de la Russie post-soviétique. En substance, il s’agit d’une histoire en trois temps : la Russie, sur le point de s’effondrer au sortir des années 1990, pour avoir cru aux fausses promesses de ses partenaires occidentaux, a consacré le dernier quart de siècle à relever la tête économiquement, culturellement et militairement, pour offrir aux citoyens russes un avenir radieux de stabilité et de prospérité. Poutine va même plus loin : il s’invente comme un président de l’unité, ayant réussi à empêcher les puissances hostiles de procéder au grand partage de la Russie « en quatre ou cinq parties ». Ce récit confirme surtout un point essentiel : pour rendre réel ce fantasme, Vladimir Poutine a eu besoin et aura toujours besoin de la guerre. De la Tchétchénie en Ukraine, la guerre est bien le liant qui donne du sens au récit présidentiel et l’ancre dans la réalité la plus concrète de la population.
« Dès le tout début des années 2000, il était clair que notre adversaire géopolitique se comportait de la manière la plus sournoise, disant une chose pour en faire une autre.
Moi-même, je ne l’ai pas compris immédiatement. À un moment, j’ai commencé à le faire remarquer à mes collègues [les chefs d’État des pays étrangers] : “Tenez, vous annoncez quelque chose, puis vous faites le contraire. Les gens que vous soutenez dans le Caucase sont des séparatistes, et même des fondamentalistes. Vous-mêmes les qualifiez de terroristes, mais, lorsqu’ils sont en Russie, vous encouragez, voire soutenez directement leurs activités.” Nous avions des preuves, nous les leur présentions et on nous répondait : « Oui, oui, nous allons remettre de l’ordre dans tout ça ». Mais rien ne changeait, bien au contraire ».
Vladimir Poutine fait ici référence aux tendances séparatistes qui ont éclaté dans la Russie des années 1990, notamment dans le Caucase, donnant lieu aux guerres de Tchétchénie ainsi qu’à une série d’attentats terroristes, dont la célèbre prise d’otages du théâtre de Moscou en 2002. Dans le même documentaire, le président russe rapporte aussi que cette prise d’otages a été la première occasion de sa vie de s’agenouiller pour prier Dieu.
« C’est la tâche principale de tout chef d’État : préserver l’intégrité territoriale de son pays. Nous savons très bien ce qui la menace, nous le savons depuis l’Antiquité : diviser pour mieux régner. Le meilleur exemple en la matière est l’Irak, un petit pays, qui pouvait à peine se défendre, mais qui possédait d’immenses réserves de pétrole. Diviser, puis régner. Cela signifie que ceux qui cherchent à diviser ont toujours l’intention de régner. Ce principe s’applique aussi bien aux relations entre États qu’à celles qui existent au sein d’un même État, le but étant alors de le détruire de l’intérieur. À cette époque, et sans doute aujourd’hui encore, mais avec un succès bien plus limité et beaucoup moins de chances de réussite — à cette époque, donc, c’est le plan ignoble que nos ennemis s’efforçaient de mettre à exécution. Et disons-le clairement : ils avaient alors toutes les chances de réussir ».
« Regardez ce qui s’est passé dans l’ex-Yougoslavie. De tels déferlements de cruauté dans le cadre d’un conflit interne étaient quelque chose d’inimaginable dans la civilisation moderne.
Je n’aime pas trop en parler, mais cela s’est bel et bien produit : des enfants cloués aux clôtures de leurs propres maisons, vous vous rendez-compte ? C’est une catastrophe, une véritable horreur. Et donc, est-ce vraiment ce à quoi nous voulions arriver ? Est-ce que nous pouvions laisser la Russie sombrer dans un tel cauchemar ? Pour cette raison, ma principale tâche, à cette époque, était de préserver l’intégrité de l’État russe, patiemment construite pendant un millénaire par nos ancêtres ».
On ne peut souhaiter à personne d’avoir à plonger dans la psychologie intime de Vladimir Poutine pour savoir si ce dernier a été véritablement traumatisé par les visions de la Yougoslavie ou s’il se sert de ces souvenirs horrifiques pour convaincre de la justesse de sa tâche historique. Dans un cas comme dans l’autre, la comparaison entre l’ex-Yougoslavie et la Fédération de Russie des années 1990 ou 2000 est totalement forcée.
« Ce monde civilisé s’était convaincu de la faiblesse de la Russie, de l’effondrement définitif de cette Russie historique que l’on connaissait sous le nom d’Union soviétique, et de la nécessité d’en finir avec les dernières fractions qui en restaient. Or la plus considérable d’entre elles était la Fédération de Russie, que l’on entendait donc diviser en quatre ou cinq parties. C’est sur moi que reposait toute la responsabilité de l’avenir du pays. Bien entendu, j’ai mis en œuvre tout ce qui était possible pour qu’un tel scénario ne se produise jamais.
Tel est bien l’origine des déclarations que j’ai faites à nos partenaires occidentaux, demandant de respecter les intérêts de la Russie. C’est dans ce contexte que j’ai prononcé le discours de 2007, qui disait : Les forces de première ligne de l’OTAN s’étendent jusqu’aux frontières de notre pays. En Bulgarie et en Roumanie, nous voyons apparaître des bases américaines avancées, dites ‘légères’, de 5 000 hommes chacune. Nous sommes pleinement dans notre droit lorsque nous demandons, en toute transparence, quel adversaire vise cet élargissement.
La Russie sera soit indépendante et souveraine, soit elle ne sera pas du tout. Voilà ce que je voulais faire comprendre à nos partenaires, à nos collègues [occidentaux], dans l’espoir qu’ils l’entendent et qu’ils corrigent le tir. Mais ils n’ont rien voulu entendre et n’ont pas réagi. C’est précisément ce qui a conduit, en fin de compte, aux tragiques événements actuellement en cours sur le front ukrainien ».
Le cœur de l’interview de Vladimir Poutine est bien constitué des parties où il répond, en divers points de l’entretien, à la question fondamentale : pourquoi ne pas avoir déclenché la guerre de 2022 dès 2014 ?
Ses réponses confirment que la guerre en cours est bel et bien la même que celle du Donbass, qu’elle est bien la poursuite de l’annexion de Crimée, là où les observateurs occidentaux ont voulu y voir deux séquences incommensurables. Pour Vladimir Poutine, la guerre en Ukraine a commencé en 2014 — si on ne craignait pas de surinterpréter son discours, on pourrait aller jusqu’à dire qu’elle a commencé, dans son esprit, en 2013, avec les premiers événements d’Euromaïdan, qui laissaient craindre aux élites russes une nouvelle « révolution de couleur » aux portes du pays.
« Vous comprenez, en 2014, nous n’avons pas eu d’autre choix que de soutenir les habitants de la Crimée et de Sébastopol. Toute autre décision aurait signifié que nous les abandonnions à leur sort face aux massacres qui s’annonçaient.
En 2014, je n’ignorais pas que ce choix allait s’accompagner de difficultés sérieuses. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit : des sanctions ont aussitôt été prises. Mais je ne doute pas que nous ayons eu raison d’agir comme nous l’avons fait ».
« À cette date, il y avait encore certaines choses que nous ne comprenions pas tout à fait. Et puis nous conservions encore une certaine confiance, une confiance prudente, mais une confiance tout de même, vis-à-vis des accords passés avec nos partenaires occidentaux. En signant les accords de Minsk, nous avions bon espoir qu’ils soient respectés par la suite. Comme l’avenir allait le confirmer, nous avons été dupés. Il s’agissait tout simplement, sous prétexte de respecter les accords de Minsk, d’observer une pause pour mieux réarmer l’Ukraine et la préparer à une guerre contre la Russie.
N’importe qui peut se laisser tromper, et, en l’occurrence, nous n’avions qu’une seule envie, celle d’y croire, parce que… Parce que dans l’état dans lequel se trouvait la Russie à l’époque, nous ne pouvions pas nous permettre de ne pas y croire, nous ne pouvions pas nous permettre d’entreprendre des actions trop brusques sans avoir entrepris une préparation de longue haleine sur le plan de la sécurité, du renforcement des forces armées, de l’économie et des finances.
Nous ne nous y préparions pas : nous cherchions en toute sincérité à résoudre la question du Donbass par des moyens pacifiques, mais il s’est avéré que le camp d’en face ne pensait et n’agissait pas comme nous ».
« Dans la pratique, en 2014, cela [le lancement d’une invasion de l’Ukraine à grande échelle] aurait été irréaliste. Le pays n’était pas préparé à un affrontement direct avec l’ensemble des forces de l’Occident collectif.
Et aujourd’hui, qu’est-ce qui se passe ? Tout le monde le reconnaît, en Occident, on le dit ouvertement dans les États-Unis d’aujourd’hui : nous nous trouvons en état de guerre nationale contre la Russie. Autrement dit, la Russie affronte bel et bien l’ensemble de l’Occident collectif à elle seule. Cela exigeait de se préparer sérieusement à une telle éventualité ».
« Nous devions choisir le bon moment pour agir, et non pas attendre celui où il aurait été trop tard pour faire quoi que ce soit. Il y a deux manières de commettre un crime : en agissant ou en n’agissant pas. Si nous avions décidé de ne pas agir, nous aurions commis un véritable crime contre les intérêts de la Russie et de son peuple ».
On retrouve ici la tension perpétuelle du discours de Vladimir Poutine, lorsqu’il a trait au déroulement de l’histoire.
D’un côté, la Russie est toujours présentée comme « obligée » d’agir, « contrainte » par des pressions extérieures, par son devoir moral ou par les nécessités supérieures de l’histoire.
De l’autre, chacune des étapes de cette histoire récente se présente comme une « décision », visionnaire et quasi-héroïque, d’un seul homme capable d’en endosser toute la responsabilité. La volonté politique d’un seul vient ainsi au secours de la providence qui s’impose à tous. Dans cette perspective, le président russe peut toutefois se targuer d’un allié de taille : la population russe, « l’Homme russe » éternel, dont présenté ici uniquement comme un soldat, mais un soldat aux valeurs spirituelles élevées — en somme, un soldat de Dieu.
« Bien sûr, il était tout à fait possible que les événements prennent un autre cours et que la population ne réagisse pas comme elle l’a fait [au déclenchement de la guerre en Ukraine]. Le risque était considérable. Et j’espérais, j’espérais de tout mon cœur que la réaction de la société soit précisément celle qu’elle a été.
Quand un simple citoyen, une personne ordinaire, commence à prendre conscience du fait qu’il fait partie de l’État, que le présent et l’avenir dépendent de lui, que ses enfants, sa famille, sa patrie, son pays dépendent de lui, alors il comprend que, « l’État profond », c’est lui. Il est le dernier rempart, le dernier recours.
C’est comme à la guerre, vous vous souvenez, comme dans le slogan de la Grande Guerre patriotique : La Russie est immense, mais il n’y a nulle part où reculer : derrière nous, c’est Moscou ! ».
« Vous vous souvenez de la Tchétchénie, de ces jeunes gens de vingt ans qui combattaient dans la 6e compagnie [les 90 parachutistes du 104e régiment de la division aéroportée de Pskov se sont retrouvés encerclés sur une colline le 29 février 2000 ; seuls six d’entre eux ont survécu]. Ils venaient tout juste de quitter les jupons de leurs mères. Quelques mois plus tôt, ils faisaient encore la tournée des discothèques. Et tout d’un coup, ils se sont retrouvés dans cette situation… Et ils se sont battus jusqu’au bout. Jusqu’au bout. Le combat est allé plusieurs fois jusqu’au corps à corps, ils se battaient à la pelle, le commandant du bataillon [Mark Evtjukhin] avait reçu une blessure extrêmement grave, il avait pratiquement perdu les deux jambes, mais il a continué le combat, avant d’appeler des tirs d’artillerie sur sa propre position. Nous assistons à une foule d’épisodes similaires aujourd’hui, lorsque les combats prennent cette tournure ».
« Vous venez d’évoquer ma rencontre avec les familles des participants de l’opération militaire spéciale. Les femmes parlaient de leurs maris, de leurs fils : l’une d’elle a raconté l’histoire de son fils, la façon dont il a perdu la vie, dont il est mort au champ d’honneur [il s’agit d’un soldat russe de 21 ans, désormais reconnu «Héros de la Russie», qui s’est fait exploser avec deux grenades au milieu de ses ennemis pour sauver ses camarades]. En quoi cet acte de bravoure est-il différent de l’exploit d’Alexandre Matrosov [soldat soviétique de la Seconde Guerre mondiale qui s’est jeté dans l’embrasure d’un bunker ennemi pour sauver ses compagnons d’armes] ? En rien, absolument en rien.
C’est sur cela que je me fonde pour affirmer que le pilier de notre conscience de soi n’est pas le bien-être matériel, mais la base des valeurs morales, celle qui est aussi le pilier de la famille, de l’État et de l’avenir de la Russie ».
« L’homme russe, le citoyen russe présente certains traits caractéristiques par rapport au corps social occidental. Nous méditons davantage sur ce qui est éternel, infini, supérieur. Même les athées le confessent, du moins il me semble. C’est pourquoi une personne qui porte un tel regard sur le monde, de telles convictions, de telles valeurs morales, ressent périodiquement le besoin de se tourner vers le Très-Haut et de se signer. C’est une exigence intérieure que je ressens aussi ».
Touché par la grâce, Vladimir Poutine se veut ici rassembleur et rassurant. L’entretien présenté dans ce documentaire de propagande n’a pas vocation à s’adresser à l’étranger, aux adversaires ou aux soutiens de la Russie, mais à cette partie de la population russe qui ne s’est pas encore lassée de l’écouter. Loin de ses menaces habituelles de guerre nucléaire, il souligne au contraire qu’il n’y a eu, pour l’heure, aucun besoin d’avoir recours à une telle arme, et qu’il espère ne jamais avoir à y recourir, malgré toutes les provocations des adversaires de la Russie, la poussant à commettre cette erreur.
Le documentaire se conclut sur une déclaration presque obscène d’optimisme quant à la réconciliation future des Ukrainiens avec la Russie, qui témoigne en même temps de l’ampleur des illusions que nourrit Vladimir Poutine.
« À mon sens, cette réconciliation est inévitable, malgré toute la tragédie que nous traversons en ce moment… C’est une simple question de temps ».