Peter Thiel : « l’Antéchrist est un système » (deuxième partie)

« Le président des États-Unis est peut-être un katechon, peut-être une sorte d'Antéchrist. »

Après une première partie sur l’Armageddon, Peter Thiel développe sa théorie de la fin des temps en s’intéressant au problème selon lui le plus central et le plus tabou : la menace diffuse de l’Antéchrist.

Nous traduisons la deuxième partie de son entretien sur l’apocalypse.

Auteur
Le Grand Continent
Image
© Roger Askew/Shutterstock

Dans la deuxième partie de son entretien — vous pouvez lire la première à ce lien Peter Thiel adopte une posture plus ouvertement prophétique. 

Il prétend mettre en lumière le dilemme dans lequel serait bloquée l’humanité contemporaine : « un seul monde ou aucun ».

Selon Thiel, les humains font face à deux risques existentiels majeurs. 

D’un côté, l’Armageddon : la fin du monde provoquée par une libération incontrôlée des nouvelles technologies et de leurs risques (arme nucléaire, IA militarisée, pandémies, crise climatique…). Ces menaces sont déjà tangibles — il suffit de lire l’actualité pour être confronté à des récits à consonances apocalyptiques au quotidien.

De l’autre, une menace moins visible mais tout aussi réelle : l’Antéchrist. 

L’argument développé par de Thiel est assez simple : en jouant sur la crainte de l’apocalypse technologique, une élite politique pourrait chercher à imposer un gouvernement totalitaire mondial, au nom de la paix et la sécurité. Cet État mondial — l’Antéchrist — présenté comme la solution à tous les risques, ne serait qu’une autre manière d’asservir les humains à l’échelle globale.

Entre le monstre de  l’autogouvernance et celui de l’autodestruction, nous serions comme Ulysse entre Charybde et Scylla. Pour sortir de cette impasse, Peter Thiel propose de repartir du message biblique — pour prendre les habits d’un nouveau prophète.

Si je comprends bien votre point de vue, Peter Thiel, vous soutenez : 1°) que la prophétie d’un Antéchrist reste valable, ou du moins utile ; 2°) qu’il reste de notre « devoir » — selon le mot du cardinal Newman — d’être attentifs aux signes qui pourraient l’annoncer ; 3°) que ce devoir est aujourd’hui presque entièrement négligé et oublié. Est-ce exact ?

Oui. Il y a beaucoup de choses à dire au sujet de l’Antéchrist.

Je crois que c’est Ivan Illich qui a dit : avant Jésus-Christ, il y avait eu de nombreux précurseurs du Christ ; après Jésus-Christ, il y aura de nombreux précurseurs de l’Antéchrist. 

On peut dire que l’Antéchrist est un « type ». 

Néron était un type d’Antéchrist, Napoléon peut-être aussi. Il s’agit de quelqu’un qui aspire à la domination mondiale, dans le but de créer une sorte d’État mondial unique. Alexandre le Grand était un type d’Antéchrist pré-chrétien. Le parallèle avec le Christ est d’ailleurs très fort : ils sont tous deux morts à 33 ans ; Alexandre conquiert le monde, quand le Christ le sauve — il y a à la fois des éléments de comparaison et de contraste.

On peut considérer que l’Antéchrist, en tant qu’idée, apparaît réellement dans le monde après le Christ. Il y a beaucoup de choses mystérieuses à son sujet. L’Antéchrist copie le Christ, il prétend être plus grand que lui. Il est d’abord hyper-chrétien, et puis, en fin de compte, il est profondément anti-chrétien.

On peut aussi voir l’Antéchrist comme un système, ou une idéologie — un peu comme le communisme, comme un système mondial unique. On peut enfin penser, comme Newman, qu’il s’agit de l’ultime dictateur d’un État mondial unique, en mettant davantage l’accent sur la personnalité.

L’Antéchrist est donc un système ou une personne-type. 

C’est une possibilité qui émerge dans le monde post-chrétien, et qui reste liée au Christ d’une manière très complexe. Est-il possible d’être trop chrétien ? En théorie, non. Mais dans la pratique, si vous estimez être plus chrétien que le Christ, vous avez un problème.

L’Antéchrist est un système.

Peter Thiel

Revenons à notre époque. Vous attirez l’attention sur deux représentations fictives d’un Antéchrist, datant d’il y a un siècle environ : la nouvelle Une brève histoire de l’Antéchrist de Vladimir Soloviev — mystique russe du XIXe siècle — et le roman Le Seigneur du monde, écrit en 1905 par un prêtre catholique anglais, Robert Hugh Benson. Dans ces deux récits fictifs, l’Antéchrist apparaît comme un personnage charismatique, une sorte de surhomme. Soloviev écrit : « Il y avait un homme remarquable — beaucoup l’appelaient un surhomme. Il croyait en Dieu, mais au fond de son âme, il se préférait lui-même. » Chez Benson, l’Antéchrist est aussi dépeint comme un personnage charismatique : il devient président de l’Europe, puis, d’une manière mystérieuse, il est élu président du monde. Mais dans ces deux récits fictifs, l’intrigue présente une faille : on ne nous explique pas comment cette figure étrange et charismatique parvient à dominer le monde. Vous dites qu’aujourd’hui, un siècle après Soloviev et Benson, nous pourrions imaginer un mécanisme par lequel une telle figure pourrait émerger.

Précisons, au passage, que ce sont deux livres fantastiques. J’ai une préférence pour celui de Soloviev, mais les deux sont formidables et c’est extraordinaire de voir à quel point ils résonnent encore cent ans plus tard. Soloviev imagine les « États-Unis d’Europe » : c’est une sorte d’Union européenne, de super-État. Chez Benson, l’Antéchrist est un sénateur socialiste juif du Vermont — ce qui m’a rendu un peu nerveux à propos de Bernie Sanders.

Vous n’êtes pas le seul à avoir remarqué ces ouvrages. Benoît XVI a plusieurs fois mentionné qu’il approuvait le livre de Robert Hugh Benson, et le pape François y a fait référence à maintes reprises. Deux papes donc — et Peter Thiel.

Ces livres sont vraiment proches de ce qui fait la grande littérature. Mais il y a une faille dans l’intrigue, c’est vrai : comment ce genre de personnalité peut-elle réellement prendre le pouvoir ? 

Ce n’est pas vraiment un Deus Ex Machina, mais plutôt un Demonium Ex Machina. En gros, l’Antéchrist prononce simplement des discours hypnotiques, dont personne ne se souvient, puis il vole l’âme des gens qui se soumettent alors à cet État totalitaire.

Je pense que si nous voulions spéculer sur la manière de résoudre cette carence dans l’intrigue, nous trouverions une réponse dans le monde d’après-1945. Au début du XXe siècle, les gens n’avaient pas encore peur des armes apocalyptiques. Ils ne pouvaient pas imaginer l’ampleur que cela prendrait dans la seconde moitié du XXe siècle.

Je vais vous montrer quelque chose.

One World or None (Un seul monde ou aucun).

One World or None (1946) est un court documentaire, basé sur le livre du même nom, produit par le National Committee on Atomic Information quelques mois après les bombardements nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki. Il peut être considéré comme le premier film qui met en scène la « peur de la bombe ». Pendant l’interview, cet extrait sonore est passé : « Il n’y a pas de secret : lorsqu’un neutron frappe, l’atome se divise. Les neutrons libérés divisent d’autres atomes, ce qui produit de l’énergie atomique. Les peuples du monde utiliseront-ils cette énergie pour détruire ou pour améliorer l’humanité ? » 

Exactement. C’est une vidéo de 1946, dans laquelle tout — les images, la tension dans la voix du narrateur, la musique de fond — a pour but de faire peur. Le choix est simple : c’est ce monde terrifiant — ou un monde unique. Voici une citation datant d’il y a quelques années seulement, tirée de l’article « The Vulnerable World Hypothesis » de Nick Bostrom — un philosophe très en vogue : « Pour résoudre les problèmes qui impliquent des défis de coordination internationale » — tels que les armes nucléaires, les pandémies, les menaces technologiques — « nous avons besoin d’une gouvernance mondiale efficace ». Franklin D. Roosevelt a conçu les Nations unies pour qu’elles servent en tant que parlement mondial après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cela n’a pas fonctionné, mais peut-être que FDR était simplement en avance sur son temps ?

Nous avons d’un côté cette expression très laïque « un seul monde ou aucun », et de l’autre, cette question excessivement religieuse : « l’Antéchrist ou l’Armageddon ».

Quelle est la différence entre les deux ?

Ma thèse est la suivante : d’une certaine manière, c’est la même chose. 

Chez Benson, l’Antéchrist est un sénateur socialiste juif du Vermont — ce qui m’a rendu un peu nerveux à propos de Bernie Sanders.

Peter Thiel

Si je devais trouver une différence entre ces deux façons de poser la question, je dirais que l’Antéchrist ou l’Armageddon apparaissent comme deux options négatives. Cette façon de poser la question nous pousse à trouver une troisième voie, et à ne pas simplement passer de l’une à l’autre. 

Au contraire, la formulation « un seul monde ou aucun » donne l’impression que ce sont des possibilités exclusives, mais aussi exhaustives : puisque nous ne voulons pas qu’il n’y ait pas de monde, nous voudrions le monde unique.

Adrian Vermeule, professeur de droit constitutionnel à la Harvard Law School, est en faveur d’un gouvernement étendu, notamment à l’échelle continentale — ce qui constituerait un pas vers une gouvernance mondiale. Selon lui, si le gouvernement repose sur une certaine compréhension de l’éthique chrétienne et que l’on veille à ce qu’il suive le principe de subsidiarité — selon lequel les problèmes doivent être résolus par la plus petite unité possible — on peut parvenir à un gouvernement étendu et à une coordination internationale. Cela vous semble-t-il être une bonne chose ?

Je ne suis pas convaincu par ce discours. 

Je me situe plutôt dans le camp de Lord Acton, selon qui « le pouvoir absolu corrompt absolument ».

Ce gouvernement étendu serait un pouvoir sans contrôle, il n’y aurait plus d’opposition extérieure. 

Ce serait une immense foule, une immense bulle…

C’est probablement un point sur lequel la Bible diffère de la rationalité des Lumières : la rationalité des Lumières croit en la sagesse des foules ; la Bible croit en leur folie. 

Un État mondial serait comme une cohue globale, où l’humanité tout entière se refermerait sur elle-même. Ces intuitions sont proches des idées sur la nature déchue de l’homme et le péché originel. C’est ce qui m’inquiète dans l’idée d’un État mondial unique.

La subsidiarité est bonne en théorie. Mais en pratique, le diable est dans les détails. Si vous absolutisez des sujets comme le changement climatique ou le contrôle des armes nucléaires, tout cela sera contrôlé au sommet de la hiérarchie. Les décisions sur ces sujets ne seront jamais prises par la ville de Palo Alto, ou par un quelconque échelon subsidiaire.

La rationalité des Lumières croit en la sagesse des foules ; la Bible croit en leur folie. 

Peter Thiel

J’ai une interrogation plus prosaïque : quels seraient les taux d’imposition marginaux, dans un État mondial que les gens ne pourraient pas quitter ?

Je soupçonne qu’ils seraient assez élevés. Ce serait comme en Allemagne de l’Est — mais sans la possibilité de fuir à l’Ouest. 

Imaginons que vous puissiez vous déplacer. Vous pourriez déménager au Texas ou en Floride et bénéficier d’un taux d’imposition sur le revenu qui serait nul. Je pense alors que la Californie les augmenterait. Et les États-Unis aussi. Et le résultat de tout cela est assez terrible. 

Bien sûr, si vous suivez l’argumentation de Bostrom, que vous citiez, vous avez besoin d’un gouvernement mondial efficace et d’une police mondiale qui le soit encore plus. 

S’agissant de la technologie de l’IA, il faudrait simplement empêcher quiconque de programmer l’IA.

Il faudrait donc surveiller, n’importe où, n’importe quelle personne qui touche son clavier.

Il faudrait quelque chose d’assez puissant pour contrôler le monde entier.

Cela nous ramène à l’argument que vous avanciez dans la première partie de cette conversation, selon lequel, pour la première fois dans l’histoire, nous pouvons réellement imaginer que les êtres humains détruisent le monde. De plus, nous disposons désormais des mécanismes qui rendraient plausible la création d’un gigantesque État de surveillance mondial.

Cela semble en effet plausible. Pour en revenir à la faille dans les intrigues des œuvres Soloviev et de Benson, je pense que, pris isolément, les deux ne semblent pas très souhaitables. Pourquoi voudrait-on d’un État de surveillance complètement fou ? Pourquoi ferions-nous cela ? 

Si vous avez suffisamment peur de l’idée de la fin des temps, c’est l’arme idéale.

Ma thèse — spéculative — est que si l’Antéchrist venait à prendre le pouvoir, ce serait en parlant sans cesse de l’Armageddon.

Peter Thiel : « L’Antéchrist parlera tout le temps de l’Armageddon. Il effraiera les gens, puis leur proposera de les sauver. »

Oui, c’est un écho à la première épître aux Thessaloniciens 5:3 : la devise de l’Antéchrist est « paix et sécurité ».

Il n’y a rien de mal à vouloir la paix et la sécurité. 

Mais il faut imaginer que cela résonne très différemment dans un monde où les enjeux sont si extrêmes — où l’alternative à la paix et à la sécurité est l’Armageddon et la destruction de toute chose. C’est dans cette mesure que la paix et la sécurité ont beaucoup plus d’importance qu’en 1750.

Si l’Antéchrist venait à prendre le pouvoir, ce serait en parlant sans cesse de l’Armageddon.

Peter Thiel

René Girard, dans Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999) : « L’Antéchrist se vante d’apporter aux êtres humains la paix et la tolérance que le christianisme a promises mais n’a pas su offrir. »

Je pense en effet que beaucoup de ces éléments découlent du christianisme. On peut penser au Sermon sur la montagne : « les pauvres hériteront de la terre ». La théorie marxiste est aussi basée sur l’idée que nous allons devenir plus chrétiens, que nous allons accélérer et parvenir plus rapidement à cette situation.

L’Antéchrist se présente probablement comme un grand humanitaire. Il est redistributif. C’est un philanthrope extrêmement généreux, un partisan de l’effective altruism… Ses positions ne sont pas simplement anti-chrétiennes : c’est toujours lorsqu’elles sont trop associées au pouvoir de l’État qu’elles deviennent problématiques. 

Il existe pourtant des moyens par lesquels le Christ veut unifier le monde.

Il y a la parabole du bon Samaritain, selon laquelle il faut prendre soin des gens — et pas seulement de sa famille, de sa tribu ou de son pays

C’est bien d’agir comme le bon Samaritain, mais si vous obligez tout le monde à être un bon Samaritain et que vous imposez un monde sans frontières — vous êtes proche de l’idée de faire le bien, mais vous provoquez tout le contraire.

Vous faites parfois référence à l’histoire de Charybde et Scylla : Ulysse est sur le chemin du retour et doit naviguer entre deux monstres marins — Scylla est un monstre à six têtes qui dévore les marins, et Charybde est un tourbillon qui engloutit les navires tout entiers avant de les recracher. Ils représentent en quelque sorte les deux pans d’un dilemme. Je vous cite : « Tout le monde s’inquiète de la Scylla de l’Armageddon » — les armes nucléaires, les pandémies, l’IA. « Nous ne nous inquiétons pas assez de la Charybde d’un gouvernement mondial, l’Antéchrist. » Expliquez-nous.

Cela me semble assez évident.

Si vous réfléchissez aux mots que nous avons utilisés depuis le début de cette conversation, on voit bien que l’Armageddon n’est pas un sujet tabou. Vous pouvez en parler simplement en faisant référence aux journaux. 

Nous marchons les yeux fermés vers l’Armageddon — peut-être pas en Ukraine ou au Moyen-Orient, mais plutôt avec Taïwan et la Chine.

L’Antéchrist se présente probablement comme un grand humanitaire.

Peter Thiel

Tout le monde est conscient de cette menace.

Vous pouvez donc utiliser le mot « Armageddon ». L’emploi peut être littéral ou métaphorique, mais il est tout à fait acceptable. Cela vous montre que ce n’est pas un sujet tabou. 

En revanche, si vous mentionnez l’Antéchrist, les gens réagissent plutôt comme ça : « Mais de quelle planète venez-vous ? » 

J’en déduis que les risques existentiels sont très sélectifs, et que les craintes concernant un gouvernement mondial unique sont minimisées parce qu’il est présenté comme étant la solution aux autres risques. La prétendue solution à laquelle je fais référence est celle de l’auto-gouvernance — à savoir un monde d’humains politiquement athées qui se gouvernent eux-mêmes. 

La solution à l’Armageddon est celle que propose Bostrom : un gouvernement mondial efficace, avec une police extrêmement efficace, pour empêcher le développement de technologies dangereuses et forcer les gens à ne pas avoir des opinions trop diverses — car c’est cette diversité qui pousserait certains scientifiques à pousser des technologies qu’ils ne devraient pas développer.

Nous sommes tellement habitués à la solution de l’Antéchrist que nous ne nous en inquiétons pas. L’Antéchrist se présente comme la solution à tous les autres problèmes. Je considère que nous devrions nous inquiéter des deux — l’Antéchrist et l’Armageddon. 

Mais si on devait établir un ordre de priorité, il faudrait se focaliser avant tout sur l’Antéchrist, car personne ne s’en préoccupe.

Je ne sais pas dans quelle mesure il faut les prendre au pied de la lettre, mais dans les récits bibliques, l’Antéchrist vient en premier — peut-être, c’est vrai, parce que les gens ont plus peur de l’Armageddon que de l’Antéchrist. Cet État mondial unique ne fonctionne pas et tout continue de dérailler. Un incroyable gouvernement communiste peut émerger, mais l’IA devient tout de même hors de contrôle et on aboutit alors vraiment à l’Armageddon — mais c’est bien l’Antéchrist qui vient en premier.

Nous sommes tellement habitués à la solution de l’Antéchrist que nous ne nous en inquiétons pas.

Peter Thiel

Vous estimez qu’il y a trois possibilités dans ce contexte : 1°) mettre fin à la mondialisation et au commerce mondial — mais cela entraînerait une baisse spectaculaire, voire inimaginable, du niveau de vie ; 2°) permettre à la mondialisation de se poursuivre sans entraves — mais cela conduirait probablement à un gouvernement mondial ; 3°) permettre à la mondialisation de se poursuivre — mais uniquement d’une manière acceptable, bénéfique et salutaire, en la limitant et en veillant à ce qu’elle ne supplante jamais les États-nations. Vous dites : « Notre seule chance de parvenir à une mondialisation positive est d’être critique à son égard, de reconnaître l’étroitesse de la voie à suivre. »

Il est difficile d’imaginer comment les choses pourraient fonctionner si nous menions une véritable démondialisation.

Si nous revenions à un monde complètement cloisonné, sans commerce, sans circulation des idées entre les différentes parties du globe.

Supprimez Internet et le transport maritime par conteneurs, et vous y êtes !

C’est plus facile à dire qu’à faire. C’est presque impossible de fait. C’est précisément parce que nous ne pouvons pas simplement revenir en arrière sur toute la mondialisation que nous nous retrouvons avec ce que j’appelle le syndrome de Stockholm.

La mondialisation est-elle plus bénéfique que néfaste ? S’agit-il simplement d’un système corrompu où la Corée du Nord exporte du plutonium et des faux billets de 100 dollars, et importe des prostituées suédoises et du whisky ?

Si vous pensez que la mondialisation est inévitable, vous avez une vision trop panglossienne de celle-ci. C’est d’ailleurs la critique que j’adresse à Fukuyama, Clinton, Bush ou l’OMC.

Il s’agit du nouvel ordre mondial et du libre-échange.

Cela a toujours été rendu abstrait : on disait « tout s’arrange tout seul » ou « tout finira par aller pour le mieux ».

Mais il faut au moins toujours garder à l’esprit qu’il existe de nombreuses formes négatives de mondialisation. Notre seule chance d’aboutir à une mondialisation positive est de prendre conscience d’à quel point elle est difficile à réaliser. 

Peut-être devrions-nous conclure des accords commerciaux. 

Mais dans ce cas, ces accords devraient toujours être négociés par des personnes qui ne croient pas au libre-échange. Quelqu’un qui croit au libre-échange pensera que nous n’avons pas besoin de prêter attention aux détails, que tout finira toujours par s’arranger pour le mieux. Pour bien négocier, il faudrait toujours avoir à ses côtés quelqu’un qui n’y croit pas profondément, et qui s’obstinerait à obtenir toutes sortes de conditions. C’est ainsi que nous pourrions nous en sortir.

Nous avons eu différentes versions de cette croyance. Il y a eu l’étrange « Chimerica », cette fusion mythique entre la Chine et les États-Unis, qui a duré environ 28 ans — de Bush à Obama, de 1988 à 2016. Nous ne voulons pas entrer en guerre nucléaire avec la Chine, mais la gestion de la relation est très compliquée. Les intuitions panglossiennes selon lesquelles tout va automatiquement s’arranger ne suffisent probablement pas.

Peut-être devrions-nous conclure des accords commerciaux. Mais dans ce cas, ces accords devraient toujours être négociés par des personnes qui ne croient pas au libre-échange.

Peter Thiel

J’aime beaucoup citer le livre The Great Illusion (1910) de Norman Angell. La thèse est la suivante : alors que le monde est connecté par le commerce et la finance, il ne peut pas y avoir de guerre mondiale, car elle détruirait plus qu’elle ne créerait. Ce livre a été un immense best-seller à sa sortie en 1910 — Angell a d’ailleurs reçu le prix Nobel de la paix pour ce livre en 1933, alors même qu’il s’était si spectaculairement trompé. 

L’une des phrases du livre disait : « La guerre entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne a autant de sens que l’invasion du Hertfordshire, le comté voisin de Londres, par Londres. » La Bourse s’effondrerait, tout le monde y perdrait… Pourtant, c’est exactement ce qui s’est passé.

Une mondialisation superficielle et simpliste ne pourra pas fonctionner. Nous devons nous poser sans relâche des questions difficiles à son sujet. Nous devons trouver un moyen de parler des nouvelles technologies et de leurs dangers.

Mais en un sens, il serait encore plus dangereux de ne pas utiliser la technologie et de vivre dans une société dans laquelle la croissance serait nulle. Si nous suivions à la lettre le Club de Rome et ses limites à la croissance, nous nous retrouverions avec un programme totalement luddite qui, selon moi, se terminerait très mal sur le plan politique.

Ce serait une affreuse société malthusienne, où tout le monde serait perdant. Cela conduirait à une forme de gouvernance plus autocratique et totalitaire, parce que le gâteau ne grossirait pas et que les gens seraient beaucoup plus mauvais.

Il serait encore plus dangereux de ne pas utiliser la technologie et de vivre dans une société dans laquelle la croissance serait nulle.

Peter Thiel

Vous affirmez que nous devrions soutenir les candidats qui donnent la priorité à l’Amérique, ceux qui restent sceptiques face au libre-échange. Cela semble tendre vers un côté du spectre politique. Est-ce le cas ? Ou bien visez-vous spécifiquement les universités, en appelant à un débat renouvelé sur les dangers auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui et auxquels l’humanité n’a jamais été confrontée auparavant ?

Ma première réponse à ce type de questions est toujours la même : il faut avant tout réfléchir très sérieusement à ces sujets. 

Il faut poser les questions qui ne sont pas posées. 

Peut-être que ma façon de formuler ces questions est trop dramatique, mais si c’est ce qu’il faut pour que nous nous les posions, c’est mieux que de rester coincés dans un jeu étrange et ridicule à la « Un jour sans fin ».

Je considère que les questions politiques sont très importantes parce qu’il peut se passer beaucoup de choses folles. Il est difficile d’évaluer lequel des candidats est le meilleur — mais il ne s’agit pas seulement du prix des œufs, ou des taux d’inflation marginaux, ou d’autres choses de ce genre.

L’entretien a été réalisé juste avant l’élection de Donald Trump. S’il n’a pas affiché un soutien aussi explicite qu’en 2016 pour le candidat républicain, Thiel exerce une influence diffuse mais importante dans l’administration Trump.

Il s’agit de préserver la liberté aux États-Unis et de ne pas sombrer dans l’Armageddon.

J’ai une confession à vous faire. Lorsque vous avez commencé à parler de Charybde et Scylla, je me méprenais quant à votre démarche. Je me disais : Peter fait du Peter. Il adore construire des modèles intellectuels. Il a un esprit qui va dans cette direction — Hegel, Weber, Strauss. La réalité est secondaire, et ce qui importe vraiment ici, c’est le modèle intellectuel, parce que vous l’appréciez pour lui-même. Puis je suis tombé sur ce passage de notre vieil ami René Girard, en 2009 : « Plus l’apocalypse devient probable, moins on en parle. Nous devons donc réveiller nos consciences endormies. » Je me suis dit : ce n’est pas un jeu pour Peter Thiel : c’est du sérieux. Vous voyez des questions qui doivent être posées et qui ne le sont pas, et vous essayez de réveiller nos consciences endormies. Acceptez-vous ce compliment ? 

Je le prends.

Je vous cite : « Ce que j’espère retrouver, c’est le sens des enjeux — l’urgence de la question. Les enjeux sont vraiment très élevés. Il me semble très dangereux que nous en soyons arrivés à un point où si peu de gens se soucient de l’Antéchrist. »

Oui, et ce pour toutes les raisons que nous avons évoquées.

Je crois savoir que vous envisagez d’écrire un livre sur ce sujet mais que vous ne l’avez pas encore fait. Vous en êtes encore à discuter avec de petits groupes de personnes, et vous avez donné une série de conférences sur ce sujet. Quelles ont été les réactions ?

Les gens ont besoin d’un certain temps pour s’approprier le sujet. Mais lorsqu’ils comprennent, ils sont extrêmement intéressés. 

Il y a une certaine angoisse. Les gens voient bien que tout n’est pas tout à fait normal. Mais l’objectif n’est pas d’être défaitiste. Il s’agit simplement de se projeter dans l’avenir. Le but est de commencer à réfléchir à ce qui peut être fait, aux options possibles qui s’offrent à nous. 

« Antéchrist ou Armageddon » : dans ce cadre, nous pouvons envisager une troisième voie. « Un seul monde ou aucun » : il est assez difficile d’imaginer une troisième voie. 

C’est là que le langage biblique, qui semble plus fou, est en réalité davantage porteur d’espoir. 

« Un seul monde ou aucun » : voilà les deux options qui s’offrent à vous si vous êtes un athée politique. Nous avons le choix entre l’autogouvernance humaine et l’autodestruction humaine. C’est un choix entre deux maux incroyables.

Je ne suis pas calviniste.

Je ne pense pas que ces choses soient déterminées ou prédestinées. Je crois toujours qu’il y a une place pour l’action humaine afin de façonner l’histoire. La première étape consiste simplement à ne pas s’enfouir la tête dans le sable.

Les États-Unis sont le degré zéro de la mondialisation, et le degré zéro de la résistance à la mauvaise mondialisation.

Peter Thiel

Voici deux citations sur les États-Unis. La première est de Ronald Reagan : « J’ai toujours cru que, selon un plan divin, cette nation avait été placée entre deux océans afin d’être recherchée et trouvée par ceux qui possèdent un courage et un amour de la liberté particuliers. » Se pourrait-il que les États-Unis soient eux-mêmes un katechon, une force qui, par sa puissance économique et militaire, et l’exemple qu’elle donne au monde, retient le chaos ? J’aimerais le croire — vous et moi n’avons pas beaucoup d’âge de différence, nous avons tous deux grandi à l’époque où le pays fonctionnait encore sous Reagan. La deuxième est de Peter Thiel : « Les États-Unis sont un candidat évident pour l’Antéchrist. » Répondez-moi sans me briser le cœur, s’il vous plaît.

Je pense que les États-Unis sont un candidat idéal à la fois pour le katechon et pour l’Antéchrist. 

La démocratie chrétienne était katéchontique. Dans l’histoire de la guerre froide, de 1949 à 1989, je pense que l’anticommunisme était l’idéologie supranationale qui s’opposait à l’État mondial unique du communisme.

C’est très spéculatif, mais si vous pensez que l’État mondial unique est une puissance militaire, économique et financière, ainsi qu’idéologique, il existe toujours une voie naturelle — si les choses tournent mal aux États-Unis — qui conduirait à la réalisation de la vision de FDR où le monde est dirigé par les partisans du New Deal. Les États-Unis sont donc le degré zéro de la mondialisation, et le degré zéro de la résistance à la mauvaise mondialisation. Nous sommes les deux à la fois.

C’est pourquoi la politique américaine est si importante.

Le président des États-Unis est peut-être un katechon, peut-être une sorte d’Antéchrist — mais les élections présidentielles ont de l’importance dans tous les cas.

S’agissant du président de l’Europe, les élections n’ont pas d’importance. Je ne dis pas que ce sera toujours le cas, mais c’est certainement vrai pour la seconde moitié du XXe siècle et encore aujourd’hui.

René Girard, toujours en 2009, écrivait : « Pour que l’apocalypse soit entièrement bonne et en rien menaçante, il suffit aux hommes d’adopter le comportement recommandé par le Christ. » René lui-même a fini sa vie en catholique très fervent. Cette analyse a-t-elle eu un effet sur votre propre vie religieuse ? Ou est-ce en quelque sorte une échappatoire que de dire : « tout ce que nous avons à faire, c’est de pratiquer la sainteté personnelle du mieux que nous pouvons » ?

Girard a toujours dit qu’il suffit d’aller à l’église — et j’essaie d’aller à l’église ! 

En même temps, je pense aussi qu’il y a une dimension politique ou sociale. C’est peut-être parce que je ne suis pas aussi saint que je le devrais, mais je continue à penser que je veux toujours essayer les deux : à la fois le personnel et le politique.

Je pense que Mère Teresa était une plus grande sainte que Constantin, mais une partie de moi préfère le christianisme de Constantin. 

Nous avons encore besoin de quelque chose comme ça aujourd’hui.

Je pense que les États-Unis sont un candidat idéal à la fois pour le katechon et pour l’Antéchrist. 

Peter Thiel

Le livre de l’Apocalypse est tout à fait effrayant — il y a des épidémies, des bêtes terribles, la fin du monde. Mais au tout début de la vision décrite par saint Jean, nous pouvons lire : « Je me retournai pour regarder quelle était cette voix qui me parlait. M’étant retourné, j’ai vu sept chandeliers d’or, et au milieu des chandeliers un être qui semblait un Fils d’homme, revêtu d’une longue tunique, une ceinture d’or à hauteur de poitrine ; sa tête et ses cheveux étaient blancs comme la laine blanche, comme la neige, et ses yeux comme une flamme ardente ; ses pieds semblaient d’un bronze précieux affiné au creuset, et sa voix était comme la voix des grandes eaux ; il avait dans la main droite sept étoiles ; de sa bouche sortait un glaive acéré à deux tranchants. Son visage brillait comme brille le soleil dans sa puissance. Quand je le vis, je tombai à ses pieds comme mort, mais il posa sur moi sa main droite, en disant : ‘Ne crains pas. Moi, je suis le Premier et le Dernier, le Vivant : j’étais mort, et me voilà vivant pour les siècles des siècles’ » Que devons-nous faire de cela ? « Ne crains pas » : vous avez mentionné ce concept à plusieurs reprises. C’est une injonction du Christ lui-même, que les chrétiens sont donc censés prendre très au sérieux, mais on pourrait facilement l’interpréter comme une sorte de « Tout ira bien. Nous n’avons rien à faire. Ce n’est pas entre nos mains. » C’est toujours le problème lorsqu’on essaie de comprendre l’histoire : quelle est véritable marge de manœuvre dont nous disposons ?

Cela commence à largement dépasser mes compétences théologiques. Mais je crois que cela a du sens. 

À la fin, Dieu arrangera tout, quelles que soient les mauvaises décisions que nous prenons. 

En même temps, je ne suis pas sûr que nous devrions toujours voir les choses du point de vue de Dieu. 

Du point de vue humain, l’action humaine a beaucoup d’importance.

Permettez-moi de vous citer une dernière fois : « Peut-être que les gens réfléchissent beaucoup plus à ces questions qu’ils ne le laissent paraître. » Que diriez-vous à un jeune brillant, d’une vingtaine d’années, qui réfléchit à ces questions ? Que devrait lire un jeune Américain ? Quels sont vos conseils pour mener une bonne vie alors que nous pensons être à la fin des temps ? 

Si aller à l’église est trop difficile, je dirais qu’il est important d’essayer de trouver un moyen d’intégrer sa vie dans un ensemble plus vaste.

Nous ne sommes que des fragments, et il s’agit de relier ce que nous pensons être en train de se passer dans notre vie à l’histoire, à notre société. Nous devons en quelque sorte nous débarrasser de cette incohérence postmoderne télévisuelle.

D’une certaine manière, poser ces questions est un moyen d’essayer d’obtenir plus d’intégration. Nous devons en quelque sorte rassembler les choses. C’est ce que l’univers attend de nous.

Après des années de déconstruction, vous appelez au fond à un acte de reconstruction.

Oui, cela n’arrivera peut-être pas — vu le culte progressiste qui est à l’œuvre dans les universités.

Mais c’est tout de même le bon moment pour la reconstruction.

Le Grand Continent logo