La vitesse de la nouvelle administration américaine sur des dossiers particulièrement délicats — de l’économie à la géopolitique — a surpris de nombreux observateurs. Une avalanche de décrets, de licenciements, de nominations — souvent à la limite de la légalité, comme celle du podcasteur complotiste Dan Bongino au FBI — accompagnée d’une boulimie de communication sur les réseaux sociaux, a produit une sorte d’état d’ivresse collective qui a fini par se focaliser sur la dimension grotesque des modalités de communication plutôt que sur la substance profonde de ce processus.

Il est en effet difficile de rester insensible et parfaitement lucide lorsque, en quelques jours seulement, on assiste au discours de J. D. Vance à Munich, à la rupture du front international anti-russe par un revirement culminant dans le vote de la résolution sur le conflit en Ukraine à l’ONU, rapprochant ainsi les États-Unis de Trump de la Russie de Poutine. S’ajoute à cela une séquence étourdissante de nouvelles, de rumeurs et de publications sur X par Elon Musk et d’autres entrepreneurs du secteur technologique dont le magnat des cryptomonnaies et ami de longue date de Peter Thiel, David O. Sacks. Ce dernier, nommé par Trump « tsar de l’IA et des cryptomonnaies », dépeint régulièrement Zelensky en reprenant tous les stéréotypes de la propagande russe.

Mais si on détourne le regard du chaos international et du rapprochement paradoxal des États-Unis avec les pays des BRICS — du moins lors du vote à l’ONU — pour le tourner vers le cœur de l’organisation étatique et constitutionnelle américaine, le tableau se complique encore davantage.

Entre Musk et Trump, une tension compétitive semble s’être installée. Son intensité se mesure non seulement dans la communication, mais aussi et surtout dans la réorganisation des structures gouvernementales.

Le cowboy coding n’a pas de structures, pas de contrôles, pas de limites.

Andrea Venanzoni

Musk, dont la chronique quotidienne sur les réseaux sociaux des coupes budgétaires opérées par le D.O.G.E. rappelle les vidéos de l’eurodéputé chypriote et YouTuber Fidias — que le magnat ne manque pas de reposter et de louer — a d’abord liquidé des agences comme l’USAID — ciment du soft power américain mondial pendant des années. Il a ensuite entrepris une croisade contre les principales agences, parmi lesquelles se distingue l’IRS — l’agence fédérale chargée notamment de collecter l’impôt aux États-Unis, dont les données suscitent l’intérêt de l’administration Trump et de Musk lui-même.

Enfin, il s’en est directement pris aux fonctionnaires en leur demandant, comme il l’avait déjà fait avec l’ancien PDG de Twitter, Parag Agrawal — qu’il avait ensuite licencié — d’indiquer en cinq points les tâches qu’ils avaient accomplies dans la semaine.

Pirater l’État : un changement de régime avec des lignes de code

Le premier à avoir utilisé l’expression « cowboy coding » appliquée à la dynamique organisationnelle de cette nouvelle forme de gouvernement est Ryan Teague Beckwith dans un article du 7 février 2025 1.

Le cowboy coding n’a a priori rien à voir avec le droit constitutionnel et la science de l’administration. Il s’agit d’une technique de codage, assez populaire dans la Silicon Valley, et aux contours résolument « hétérarchiques ».

Il s’agit d’une méthode de programmation et de travail qui avance par objectifs, mais sans lignes hiérarchiques claires et donc sans véritable structuration organique en termes de gestion, de contrôles, de vérifications et, surtout, de limites.

Chaque individu accomplit une tâche précise, sans aucune coordination commandée par le haut avec les autres.

À l’ère Musk, le D.O.G.E. applique cette méthode à la lettre à la structure de l’administration américaine.

À chaque employé du D.O.G.E. correspond un dossier sur un département ou une agence — d’où il ressort clairement que les coupes opérationnelles ne peuvent être que draconiennes — faute d’une structure capable de procéder avec finesse et de produire des analyses d’ensemble raffinées, en particulier sur les effets que la réduction ou la fermeture subite d’une structure pourrait avoir en réaction sur la continuité de la machine administrative ou sur les services rendus aux citoyens. On pense par exemple au domaine de la santé ou à celui de l’éducation.

Les audits, la suppression drastique d’agences ou de parties d’agences, les coupes budgétaires, les licenciements surprises qui créent souvent des vides non négligeables, les courts-circuits décisionnels au détriment parfois de certains dirigeants trumpistes de ces mêmes agences sont le fruit d’une anarchie organisée délibérément.

Les agents du D.O.G.E. sont issus de la culture informatique et ne parlent, en réalité, que le langage du code.

Ils ignorent tout des dynamiques organisationnelles, des principes constitutionnels et des équilibres.

Un seul aspect retient leur attention : les données.

Les données ne mentent pas — répètent-ils à l’envi avec Musk, feignant d’ignorer que, bien évidemment, si les données ne mentent pas, leurs interprétations peuvent très bien être faussées et manipulées selon les convenances.

X, où affluent désormais sans cesse les directs et les publications, s’est transformé en une sorte de portail de la transparence et de la simplification radicale au nom de l’efficacité performante. C’est l’engagement « participatif » — en réalité : purement algorithmique — sur cette plateforme qui est censé présider aux coups de hache du D.O.G.E. — sans se soucier de l’instabilité qui pourrait résulter de ces choix draconiens.

Les agents du D.O.G.E. sont issus de la culture informatique et ne parlent que le langage du code.

Andrea Venanzoni

Dans cette sorte de Chevauchée des Walkyries algorithmique, où les membres du D.O.G.E. prennent le contrôle des données — mais aussi et surtout des lignes de code — des diverses agences, de leurs logiciels et bases de données, tout frein potentiel est considéré comme un obstacle à une mission aux accents messianiques.

Et alors que Trump commence à parler de lui comme d’un « Roi » 2 — quelque part entre Kantorowicz et un meme — Musk continue de rendre compte des découvertes miraculeuses de fraudes, d’escroqueries et de gaspillages, que les hommes du D.O.G.E. auraient mises au jour.

Personne ne s’en serait jamais aperçu auparavant. Ni les présidences républicaines, ni les démocrates. Pourtant, laissent filtrer les partisans de Musk, tout était là, à portée de main, sous nos yeux.

Le mouvement MAGA à la sauce Musk rompt avec la tradition partisane et administrative établie jusqu’à présent et une forme d’hyper-verticalisation de la dynamique de gouvernance.

Plutôt que de s’inspirer de la science politique et de la pratique administrative, Musk et ses acolytes semblent puiser leur inspiration dans le numérique et les méthodes d’acquisition d’entreprises de la Silicon Valley.

Ce que D.O.G.E. réalise avec l’État fédéral est peu ou prou une réplique structurelle de ce qui s’est déjà produit après l’acquisition de Twitter — à la différence notable que le cœur administratif et constitutionnel des États-Unis n’est pas un réseau social coté en bourse.

Mais comprendre ce parallèle fournit une grille d’analyse pour expliciter les objectifs sous-jacents au cowboy coding appliqué à la forme de gouvernement américaine.

Tout d’abord, l’impact de la polarisation médiatique.

La dérégulation est toujours conçue pour rendre une machine administrative plus agile et efficace — mais aussi pour apparaître comme la punition d’une bureaucratie, honnie de tous.

L’électorat MAGA, dispersé dans cette Amérique profonde où la présence fédérale est parfois perçue comme une forme de colonisation, ne peut qu’approuver avec enthousiasme.

Mais la création de vides n’est pas conçue pour les laisser en l’état de manière structurelle et définitive. Le but ultime est toujours de les combler avec des acteurs différents des structures publiques. Les entreprises, sociétés, développeurs, les champions de la techno-droite qui ont soutenu Trump et peuvent se vanter de contrats à plusieurs centaines de millions avec le gouvernement américain, trépignent devant l’opération de démolition orchestrée par le D.O.G.E.

Que ce soit dans le domaine de la fiscalité, de la défense, de la sécurité ou de l’éducation, partout où les services publics seront interrompus par Musk, de grands acteurs privés pourront prendre le relais.

Ce que D.O.G.E. réalise avec l’État fédéral est peu ou prou une réplique structurelle de ce qui s’est déjà produit après l’acquisition de Twitter — à la différence notable que le cœur administratif et constitutionnel des États-Unis n’est pas un réseau social coté en bourse.

Andrea Venanzoni

Menée de manière aussi anarchique, la destructuration des services publics dissout par nature la part de responsabilité individuelle de ceux qui pourraient adopter des décisions excessives ou abusives. Cela permet de sacrifier au besoin un maillon décisionnel en particulier sans affecter en rien le sommet dans la chaîne de responsabilité.

Enfin, le cowboy coding est conçu, dans sa fonction même, pour être à la fois accélérateur et « ascendant ». Ses décisions deviennent de plus en plus pointues, drastiques, et visent haut — pour s’attaquer, ultimement, à la forme même de gouvernement.

L’entreprise enclenchée avec le D.O.G.E. s’apparente ainsi à une forme de hacking constitutionnel qui affecte la forme du gouvernement sans passer par le processus institutionnel prévu à cet effet, la façonne et la transforme de facto.

Un changement de régime, en somme — opéré avec des lignes de codes.

Un signe évident pointe dans ce sens. À la lumière de l’intolérance que le cowboy coding nourrit naturellement pour tout mécanisme de contre-pouvoir, une lutte à mort des hommes de Musk contre le pouvoir judiciaire se déploie sous nos yeux.

Musk en est venu à demander la destitution des juges (impeachment) qui, selon lui, saboteraient les décisions de Trump. Pour ce faire, il a fait cause commune sur X avec le Président du Salvador, Nayib Bukele.

Cette initiative a fait grimacer de nombreux commentateurs conservateurs, lesquels ont souligné que, avec tout le respect dû au pays d’Amérique centrale, l’ordre constitutionnel des États-Unis ne devrait pas chercher à s’inspirer de celui du Salvador.

Pourtant, il y a tout lieu de croire que cette ligne de faille sera poursuivie : à la réduction des structures publiques et à la privatisation tendancielle des fonctions essentielles s’ajoutera la dislocation du pouvoir judiciaire — tant par le discrédit individuel des juges que par le cowboy coding.

Dans cette dernière perspective, il est vraisemblable qu’une politique de destitutions ciblées sera adoptée. 

Même si elles échouent à court terme, elles établiront un précédent significatif.

Un premier exemple emblématique nous est fourni par le parlementaire républicain du Wisconsin, Derrick Van Orden 3, qui a entamé des démarches pour la destitution du juge fédéral Paul Engelmayer, lequel s’était opposé à certaines demandes du D.O.G.E. de Musk.

Les parlementaires Andrew Clyde, de Géorgie, et Eli Crane, d’Arizona, ont suivi dans son sillage.

C’est Musk lui-même qui avait d’abord demandé sa destitution sur X.

Ces actions sont enracinées dans une rhétorique populiste qui fait fi de l’État de droit : couronné par le peuple souverain, l’exécutif devrait être libre de décider sans les contraintes des contrepoids de l’État libéral fondé sur la séparation des pouvoirs.

Ces procédures de destitutions de magistrats, symboliques et sélectives, seront probablement menées par des parlementaires républicains sur la base de données extraites par le D.O.G.E. et à la demande de Musk lui-même. Elles viseront les juges individuellement ciblés, afin de démontrer — y compris devant le tribunal médiatique et des réseaux sociaux — leur collusion avec le Parti démocrate et un ancien ordre inévitablement corrompu.

Cette pente est glissante et dangereuse. Et elle pourrait d’ailleurs présenter une facture salée à ses propres promoteurs. Au sommet de la pyramide, la logique de la destruction s’applique aussi à la dyarchie : de Musk ou de Trump, l’un pourrait être tenté de licencier l’autre.

Car, après tout, pourquoi l’élagage drastique des structures publiques n’exposerait pas le sommet du corps exécutif aux intempéries représentées de ses propres fidèles.

Au sommet de la pyramide, la logique de la destruction s’applique aussi à la dyarchie : de Musk ou de Trump, l’un pourrait être tenté de licencier l’autre.

Andrea Venanzoni

Dans l’Empire romain — que Musk prétend tant admirer — ce sont les prétoriens qui constituaient le principal facteur — violent, en l’occurrence — d’un risque de changement de l’ordre établi et de destitution des empereurs — ou de ceux qui s’autoproclament roi.

La diplomatie des cowboys codeurs

Si le cowboy coding peut disrupter les États-Unis à l’intérieur, ses effets sur les relations internationales risquent d’être encore plus dévastateurs pour ceux qui le voudraient le prôner comme un outil de simplification de la complexité inhérente à l’organisation de l’espace terrestre.

Car pour les hommes de la Maison-Blanche, le raccourci est tentant.

Il apparaît naturellement comme une voie privilégiée pour capitaliser le consensus ; il semble permettre, en apparence, de mettre fin à des guerres meurtrières qui traînent depuis des années en se concentrant sur des zones d’influence segmentées pour échapper à la compétition directe avec des géants internationaux comme la Chine, et faciliter les relations avec des États jusqu’alors décrits et perçus comme des États voyous — comme la Russie.

Là aussi, la méthode est draconienne, brutale, efficace ; on agit, on coupe, on sacrifie.

On le voit en Ukraine. On l’expérimente en Europe.

Dans le contexte européen, le soutien à des partis d’extrême droite s’inscrit dans cette stratégie de fragmentation et de simplification des relations. Une Union affaiblie serait un interlocuteur bien plus facile à contrôler, éliminant par ailleurs le poids de la régulation, comme le demandent nombre des grandes entreprises technologiques qui soutiennent Trump.

Cette approche, tout comme celle, cynique, réservée à l’Ukraine, ne sous-tend cependant pas une vision isolationniste.

Le pont jeté avec la Russie semble en réalité servir deux objectifs.

L’un est réputationnel, à usage interne, auprès de son propre électorat. Il pourrait servir à consolider l’image d’un Trump « Président de la paix ». L’autre est externe, et lié à la tentative de désarticuler le rapprochement de la Russie avec la Chine — d’aucun ont pu parler à ce sujet de « Kissinger inversé » en référence au rapprochement sino-américain de 1973.

Pour les entreprises les plus influentes qui ont fait du soutien à Trump une mission quasi existentielle, l’isolationnisme a peu d’attrait.

Fondée par Peter Thiel, Palantir Technologies, après une capitalisation record début février, s’est effondrée en Bourse à la fin du même mois, lorsque les nuages sombres de l’isolationnisme commençaient à s’amonceler sur le secteur de la Défense : cette ligne politique implique en effet moins de financements, moins de contrats et des budgets réduits à peau de chagrin.

Anduril Industries, l’entreprise de Palmer Luckey, a quant à elle commercialisé en série ses drones de combat après les avoir vendus à l’Ukraine, qui continue d’être un terrain d’expérimentation et de test grandeur nature pour l’industrie de défense.

Dans cette perspective, une approche isolationniste sur la guerre d’Ukraine signifierait la fin de toute cette vaste partie du secteur technologique qui combine ses expérimentations et innovations avec des armements pour lesquels un laboratoire opérationnel est nécessaire.

Pour les entreprises les plus influentes qui ont fait du soutien à Trump une mission quasi existentielle, l’isolationnisme a peu d’attrait.

Andrea Venanzoni

Elles commencent d’ailleurs déjà à ressentir les externalités négatives des coupes drastiques et des changements significatifs de politique avec les pays étrangers.

Les associations américaines du tourisme ont elles aussi exprimé leur préoccupation. Elles soulignent que les tensions avec des pays alliés et amis, du Canada à l’Europe, ainsi que les restrictions sur l’immigration — dont dépendent de nombreux travailleurs de l’hôtellerie — et surtout les droits de douane menacent significativement leur secteur.

De vives critiques sont également venues du secteur sidérurgique, notamment en raison des tarifs douaniers imposés au Canada.

De nombreuses autres entreprises évaluent la situation plus discrètement pour éviter un affrontement direct avec Trump. Mais l’inquiétude grandit. Et chacun espère que ces mesures ne sont qu’un bluff temporaire et non un projet voué à perdurer.  

La campagne électorale de J. D. Vance n’avait en effet pas été soutenue uniquement par cette frange de la Silicon Valley nous avons proposé d’appeler la « technodroite », mais aussi par des magnats du fer et de la manufacture.  

Tous ces secteurs, sur le long terme, ne sortiront pas indemnes de la politique des droits de douane.

Kansas City Shuffle : le coup de bluff des shérifs européens

À l’accélération de l’administration américaine a répondu une réaction tout aussi rapide de la part des pays européens.

En enclenchant le réarmement de l’Europe, la Commission a commencé à remettre en question de manière significative les politiques réglementaires qu’elle avait elle-même mises en place jusqu’à présent. Il ne fait aucun doute que face au cowboy coding chaotique des États-Unis, la surréglementation ne saurait constituer une réponse adéquate.  

Sur le plan politique, on tente de s’organiser.

En France et en Italie — deux pays dont c’est peu dire que les dirigeants ne partagent pas une grande affinité — émerge, paradoxalement , une alliance réaliste susceptible de sortir l’Europe de l’impasse et de la dépendance aux États-Unis.

L’activisme français dans l’organisation de sommets, de conférences et de réunions s’accompagne d’un pragmatisme décisionnel qui est aussi, et surtout, armé.

Le seul langage fédérateur qui semble réellement utile dans ce contexte pour dialoguer avec les États-Unis est celui qui peut servir d’élément d’attraction en vue de la construction d’une défense européenne et d’une autonomie stratégique du Vieux Continent.  

De son côté, le canal privilégié de Giorgia Meloni avec les États-Unis pourrait devenir un élément central, non pas pour bâtir un mouvement MEGA en Europe — qui ne serait qu’un vassal des structures trumpiennes, voire pire, de celles de Poutine — mais plutôt pour constituer une interface diplomatique capable de modérer et d’équilibrer les tendances et tentations de confrontation entre les deux rives de l’Atlantique.

Que Meloni puisse jouer ce rôle, Washington semble l’avoir compris avec une certaine inquiétude.

Les proches d’Elon Musk commencent ainsi à soutenir de manière implicite la Ligue et à encourager le retour de Matteo Salvini au ministère de l’Intérieur. Or un tel scénario risquerait de provoquer des turbulences au sein du gouvernement italien et des frictions avec le Quirinal.

Naturellement, l’Europe ne peut pas se permettre d’attendre passivement l’effondrement de Trump et de Musk sous le chaos qu’ils sont eux-mêmes en train de coder ou sous le poids de leurs egos respectifs.

La cohabitation entre eux ne sera sans doute pas idyllique, mais Trump ne peut pas écarter Musk comme il l’avait fait avec Bannon lorsqu’il était devenu trop encombrant. Et le moment d’une reddition des comptes entre les deux pourrait se faire attendre — au risque de causer des dommages excessifs à l’ordre international.

L’Europe devrait tenter d’embrouiller Trump par une sorte de « Kansas City Shuffle » sur le plan géopolitique et diplomatique.

Ceux qui connaissent le film Slevin savent de quoi il s’agit : une arnaque visant à détourner l’attention de la victime jusqu’à la convaincre qu’elle est en train de traiter avec un escroc — la poussant ainsi à sa propre perte.

L’Europe ne peut pas se permettre d’attendre passivement l’effondrement de Trump et de Musk sous le chaos qu’ils sont eux-mêmes en train de coder.

Andrea Venanzoni

C’est la transposition cinématographique et criminelle d’un principe formulé par Sun Tzu : traverser la mer sans que le ciel le sache. Autrement dit : une diversion stratégique pour éloigner l’adversaire du véritable centre de gravité du conflit.

En d’autres termes : si tout le monde regarde dans une direction, c’est que l’essentiel se passe en fait de l’autre côté.

L’Europe devrait détourner l’appétit des États-Unis sur le continent en se tournant vers la Chine et en laissant entendre que les véritables événements se déroulent sous ces latitudes tant redoutées par les Américains. 

D’ailleurs, les tentatives de la Maison-Blanche de rompre le lien entre la Russie et la Chine, l’une des priorités de l’agenda Trump, ne semblent pas exactement aboutir.

Parallèlement à ces relations mûrement réfléchies avec la Chine, qui ne devraient certainement pas se montrer perméables au soft power chinois et ne pas prendre la forme d’une alliance stratégique, pour éviter l’écueil qui consisterait à passer d’une zone d’influence à une autre, les relations avec le Canada, l’Inde et les différents États américains devraient être renforcées, car leurs économies et leur tissu social finiraient par subir des impacts drastiques et dramatiques des mesures tarifaires et douanières annoncées par Washington.

Cela générerait une tension interne aux États-Unis, sur le plan politico-économique, entre le niveau fédéral et le niveau des États, qui finirait par exacerber et accélérer les tensions non négligeables entre les organismes publics et les différents acteurs du réseau trumpien — ainsi qu’entre les caractères complexes de Musk et de Trump.

Dans ce contexte, et précisément en utilisant comme levier les relations avec la Chine, il serait également souhaitable de cultiver des relations avec les réalités techno-industrielles qui soutiennent pour l’instant Trump et qui s’intéressent aux marchés européens, qui risqueraient d’être exclus précisément par les mesures de leur président, comme un outil de persuasion morale pour le retour à des relations de collaboration. 

Aucune de ces réalités ne peut porter des perspectives de croissance et de richesse en cas de fermeture du marché européen et de rationalisation concomitante des dépenses de défense américaines, conséquences inévitables à une politique d’isolationnisme.

Évidemment, ces lignes d’action devraient s’accompagner en Europe de mesures drastiques et efficaces de simplification réglementaire, par le développement de politiques favorisant une véritable innovation et par une révision générale européenne des modèles nationaux et finalement intégrés de défense, notamment parce que personne ne peut vraiment avoir une idée de l’ampleur du chaos que l’opération de Musk et de Trump provoquera et surtout de ce qu’une éventuelle détérioration des relations entre les deux pourrait entraîner.

Sources
  1. R. Teague Beckwith, « Elon Musk is ‘cowboy coding’ the Constitution », MSNBC, 7 février 2025.
  2. Il l’a notamment fait à l’occasion de la suppression du congestion pricing à Manhattan, une sorte de zone à trafic limité conçue pour fluidifier la circulation, en particulier en cas d’urgence. «  Le congestion pricing est mort. Manhattan et tout New York sont sauvés. Longue vie au Roi ! » avait déclaré Trump dans un post sur la page institutionnelle de la Maison-Blanche, orné d’un mème avec Trump couronné.
  3. Voir : N. Raymond, Republican lawmaker seeks US judge’s impeachment over ruling against Trump, Reuters, 19 février 2025. L’impeachment des juges fédéraux est un outil tellement limité qu’il n’a été utilisé par la Chambre des représentants américaine que dans 15 cas depuis 1803. Ceux-ci étaient fondés soit sur des infractions commises par les juges, soit sur leur instabilité mentale, soit sur de très graves abus survenus au cours de l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles. Mais même dans ces cas, de nombreuses procédures se sont conclues par l’acquittement du juge. Sur les aspects procéduraux et les implications constitutionnelles, voir : J. E. Pfander, Removing Federal Judges, in University of Chicago Law Review, 74, 2007, pp. 1227 et ss, E. B. Bazan, A. C. Henning, Impeachment : An Overview of Constitutional Provisions, Procedure, and Practice, Washington, Congressional Research Service, 2010.
Crédits
« La Sentinelle » est un projet de broderie initié en 2022. La série, constituée de 14 tableaux au format 55×46 cm, a été achevée en février 2024. Chaque broderie représente une scène particulière du jeu vidéo « The Sentinel » (1986) conçu par Geoff Crammond — initialement pour le BBC micro. Chaque scène est illuminée par un duo de couleurs unique parmi les huit nuances de la palette du jeu, ici dans la version ZX Spectrum — portée par Mike Follin. Le report exact des pixels des écrans du jeu sur la grille de la toile à broder combinée à la matière aérée de la laine produit un effet lumineux dont la précision et le chatoiement rappellent l’écran cathodique. Voir plus sur le site de l'artiste Marine Beaufils.