Comprendre la politique européenne de Donald Trump : le plan Yarvin pour l’Ukraine

La politique de Donald Trump sur l'Ukraine paraît erratique, énigmatique.

En réalité, la Maison-Blanche pourrait suivre une stratégie très précise.

Formulée par Curtis Yarvin en janvier 2022, elle doit être étudiée de près aujourd'hui.

Nous la traduisons.

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Le Grand Continent
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© Peter Duke

Ce n’est pas lui qui le dit mais ses adeptes — les conseillers politiques et les oligarques qui le lisent quotidiennement et forment l’élite contre-révolutionnaire qui cherche à prendre l’État fédéral à Washington : Curtis Yarvin aurait des prémonitions troublantes. 

En 2022, un mois avant l’invasion de l’Ukraine, il écrit ceci : « Aujourd’hui, c’est le destin de la Russie de rétablir l’ordre en Europe. Mais comme l’Amérique est plus forte que la Russie, Trump doit réellement faire savoir à Poutine qu’il est acceptable de le faire. »

Du nouveau régime impérial à Washington au plan du président américain pour le futur de Gaza, il a semblé à plusieurs reprises anticiper les tendances les plus radicales et inattendues de la nouvelle administration américaine.

Pour comprendre comment Trump cherche à solder la guerre d’Ukraine et quelle politique les États-Unis entendent mener à l’égard de l’Europe, il faut lire l’un des textes clefs de Yarvin consacré à la politique étrangère : « Une nouvelle politique étrangère pour l’Europe : ‘laissez faire la Russie sur le continent’ (A new foreign policy for Europe : ‘Give Russia a free hand on the Continent‘) ».

Sa thèse est assez simple : les États-Unis devraient laisser la Russie prendre le contrôle de l’Europe. 

Plus subtilement, et de manière assez non-linéaire, son plan est le suivant : Washington profiterait de la guerre que déchaînerait Poutine contre l’Ukraine — le « Texas de la Russie » — pour se retirer du continent, laissant carte blanche à Moscou sur cette région du globe.

La Maison-Blanche porterait ainsi un « coup énorme à la fois au Département d’État et au Pentagone », le président pourrait consolider sa suprématie, en imposant un changement de régime interne.

L’Europe se transformerait alors en terrain fertile pour imposer la nouvelle hégémonie trumpiste : un « laboratoire de la réaction ».

« Une fois que Poutine aura carte blanche sur le continent, chaque vieille nation européenne trouvera une patte d’ours secourable pour restaurer sa culture traditionnelle et sa forme de gouvernement — plus elle sera autocratique et légitime, le mieux ce sera ».

Contrairement à d’autres voix inféodées au Kremlin, Yarvin ne se contente pas de reprendre mot pour mot la propagande de Moscou : il en fait sa matrice stratégique.

Comme Vladislav Sourkov, il détourne une vieille tradition des lettres européennes — la prophétie — pour imaginer un monde ordonné à la manière d’un wargame dans un futur où la guerre est la seule source du droit.

« Les chiens devraient être libres de courir et de jouer, écrit-il, — ils ne devraient pas être enchaînés toute la journée — le droit à faire la guerre est l’attribut le plus fondamental de la souveraineté nationale. Dans notre avenir néo-westphalien, il n’y aura pas d’États fantoches ni de faux pays ; chaque nation sera indépendante : elle existera par sa propre puissance. Si cette puissance échoue, elle disparaîtra tout simplement ».

Ce scénario écrit au futur en 2022 montre-t-il la clef de notre présent ?

Derrière l’apparence provocatrice, il faut l’étudier de près : nombre d’adeptes qui reçoivent les prophéties de Curtis Yarvin sur leurs boîtes mail depuis des années ont désormais les moyens de les réaliser.

Soit cet imbécile de Poutine est sur le point d’envahir l’Ukraine 1, soit il arrive très bien à nous le faire croire 2. Pour les clowns comme moi qui croient encore en l’histoire, c’est très encourageant : cela suggère que l’histoire, en cette tardive année 2022, pourrait ne pas être tout à fait terminée.

Certains Américains considèrent que c’est inacceptable — que, pour paraphraser FDR 3, la frontière de l’Amérique se trouve dans les Carpates. Pour ceux qui considèrent que l’Europe, même l’Europe de l’Est, c’est l’Amérique — pleine de proto-Américains qui n’auraient pas encore pris la peine de candidater pour le passeport bleu — il n’y a pas d’autre alternative que de se battre ! Défendre la nation souveraine ukrainienne (et ses importantes ressources énergétiques, etc.), ainsi que les principes fondamentaux du droit international.

L’Amérique doit se défendre elle-même. Cette agression ne sera pas tolérée. Le concept absolument réaliste d’une guerre de guérilla dans l’Europe du XXIe siècle 4 a même été directement abordé — par un ministère raisonnable et adulte disposant de 750 milliards de dollars par an pour défendre les États-Unis. Ça a tout d’une bonne idée, non ? 

Commençons par rappeler quelques faits géopolitiques.

Le contexte historique

L’Ukraine était le noyau de l’État russe originel 5 et — jusqu’à ce que New Order soit un groupe de rock et à peu près depuis que Jacques II était roi d’Amérique — elle a été une province de la Russie 6. L’Ukraine est à peine moins russe que le Texas n’est américain, et bien plus russe que l’Alsace n’est française. Il y a eu quelques siècles où elle était assiégée par les Turcs, ou quelque chose comme ça.

Ce type d’argument est toujours le point de départ de la propagande russe. Comme Bruno Tertrais le rappelait dans la revue à peu près au même moment que le texte de Curtis Yarvin : « Selon le récit du Kremlin, l’existence de l’Ukraine ne serait au fond qu’une sorte d’accident de l’Histoire, et la Crimée un injuste cadeau fait à Kiev à l’occasion du 300ème anniversaire du traité de Pereïasliv, lequel rattachait l’Ukraine à la Russie. En 2014, Poutine rappelait la décision heureuse, selon lui, de Catherine la Grande, qui avait annexé le sud de l’Ukraine actuelle. Et stigmatisait celle des bolcheviks (« que Dieu les juge ») qui avaient accepté que des terres russes fassent partie d’un État indépendant. À ses yeux, les frontières de ce pays sont « arbitraires ». Pas surprenant, dès lors, que les deux oblasts du Donbass aient été appelés « Nouvelle-Russie », région de l’empire des tsars entre 1721 et 1917, et désormais confédération sécessionniste proclamée en mai 2014. »

Tout Ukrainien civilisé parle parfaitement bien le russe — la « langue ukrainienne » est un dialecte paysan. Le président de l’Ukraine 7 ne parle même pas couramment cet argot « ukrainien », qui est à peine plus important dans la vie civilisée normale que le gallois au Pays de Galles.

Par cette série de termes dénigrants à l’égard de l’Ukraine, Yarvin applique ici ce qu’Anna Colin Lebedev avait appelé dans nos pages le « filtre russe » : « le regard russe est celui d’un centre sur sa périphérie  ; celui d’une puissance dominante sur ceux qu’elle a longtemps dominés. C’est un récit qui se donne le droit de définir la grande culture et les cultures périphériques, la langue de la civilisation et les langues subalternes, les événements majeurs et les histoires locales, les grands hommes et les grands traîtres. »

Comme le « Sud-Soudan », la « nation » moderne de l’« Ukraine » est une blague inventée par le département d’État — une coïncidence historique conçue dans la collusion entre Staline et Alger Hiss pour donner au premier un vote à l’ONU, dans la très importante Assemblée générale, pour chacune de ses provinces — puis née au cours d’une des cuites à la vodka de Boris Eltsine. Et Guillaume II est aussi dans le coup 8, d’une certaine manière. Ce fut une excellente façon de démanteler l’Union soviétique.

Dans tout cet article, Yarvin fait précéder le mot Ukraine de l’article « the » là où, en anglais, les noms de pays ne prennent pas d’article sauf exception. Il s’agit du genre de provocation qu’il goûte particulièrement : l’ajout d’un article est une manière discrète de faire comme si l’Ukraine était toujours une province soviétique.

La situation telle que je la vois

Fraîchement auréolé de ses lauriers pour sa promotion et couvert de confettis après la victoire en Afghanistan, le gouvernement américain tourne son regard vers une guerre terrestre en Europe — dans le but de sauver cette construction bureaucratique des années 1990 issue de Bill Clinton par le truchement d’Alger Hiss et de Boris Eltsine.

Dans la version originale, Clinton est appelé « Kaiser Bill ». Diplomate américain, Alger Hiss fut accusé d’avoir espionné les États-Unis pour le compte de l’URSS en 1948 et fit l’objet de différentes rumeurs qui pourraient faire de lui un agent soviétique — bien que cette hypothèse ne soit pas prouvée. Il est le genre de figures historiques qu’affectionne Yarvin car elles lui permettent aisément de conduire ce genre de raccourcis.

Américains, amis, compatriotes : si nous avons un chien dans ce combat, alors tous les chiens sont à nous. Je soutiens que tous les chiens ne sont pas à nous. S’il vous plaît, ne faites pas de moi un paria juste parce que je doute que tous les chiens soient à nous — ou même parce que j’estime qu’on ne devrait pas avoir de chiens du tout dans ce combat.

Je pense que si l’Amérique pouvait décider que nous n’avons de chien dans aucun combat à part le nôtre — et qui nous combattrait, si ce n’est pour combattre nos chiens ? — ce « monde sans alliés » s’avérerait meilleur non pas seulement pour tous les Américains, mais aussi pour tous les autres. Les chiens devraient être libres de courir et de jouer — ils ne devraient pas être enchaînés toute la journée. Le droit à faire la guerre 9 est l’attribut le plus fondamental de la souveraineté nationale. Dans notre avenir néo-westphalien 10, il n’y a pas d’États fantoches ni de faux pays ; chaque nation est indépendante : elle existe par sa propre puissance. Si cette puissance échoue, elle disparaît.

Un homme peut bien rêver. Mais cet isolationnisme de principe n’est qu’un moyen de repousser la question de ce qui devrait réellement se passer ici. Zoomons un peu et analysons la situation du point de vue des deux acteurs — car il y a peut-être un plan de coopération gagnant-gagnant.

La situation vue par Poutine

Si on regarde les choses à la manière d’un wargame où nous serions dans le camp de Poutine, l’Anschluss de l’Ukraine est une grande idée. Mais le problème avec Poutine, c’est que ses grandes idées ne sont grandes que dans l’abstrait ; d’une certaine manière, il n’arrive presque jamais à la grandeur dans le concret.

Par exemple : pourquoi la Crimée, l’un des joyaux mondiaux du secteur de l’immobilier, n’est-elle pas parsemée de charter cities pleines de travailleurs nomades globaux ? La Crimée pourrait être la Californie mais avec une vraie police. Au lieu de ça, pour autant que je sache, c’est un marécage à moitié ruiné, dirigé par un petit voyou local.

Il semble important de préciser que si le vrai Poutine envahit l’Ukraine, ça ne sera probablement pas une bonne chose pour l’Ukraine — ni à long terme, ni à court. Mais ça devrait l’être. Puisque cet essai porte sur la théorie de la politique étrangère et n’est pas un exercice verbal sponsorisé par Moscou, imaginons un Poutine abstrait, idéal. Envahir l’Ukraine sera probablement assez positif pour les deux Poutines — le réel et l’idéal.

Le Poutine réel renforcera son image de restaurateur de la Grande Russie et consolidera sa position de pouvoir en interne. Les sanctions contre la Russie ne feront pas de mal à son activité d’exportateur d’énergie en excédent commercial ; elles feront du mal à l’opposition occidentalisée de Poutine. (Et imaginez si la Russie demandait de l’or pour son gaz naturel).

Le Poutine idéal transformerait l’Ukraine en un joyau parfaitement gouverné de l’Europe centrale, nouvelle et revitalisée, post-américaine et post-libérale — avec des vêtements traditionnels, des moyens de transport modernes et un Internet optimisé à la fibre optique, mais sans le porno, la K-pop ou les gays. Bien qu’il semble que cela ne va malheureusement pas arriver, baladez-vous dans Moscou 11 — de préférence depuis votre domicile à San Francisco — et mesurez la distance avec l’idéal.

La situation vue par Trump

Mais au diable Poutine. Oubliez ces Slaves accroupis, ces singes des neiges en survêts. 

Qu’est-ce qu’il y a dans tout ça pour nous  ? Où est l’Amérique ? (On est tous de « bons Américains » ici, n’est-ce pas ?)

À l’évidence, ce blog n’a aucune influence sur l’administration Biden. Mais, à moins qu’un de ces deux lézards ne rende l’âme, on se dirige tout droit vers un Biden-Trump 2024. Un 2024 sauvage, un vrai duel de lancer d’assiettes dans le mariage brisé de l’Amérique. On sent tous la tension monter.

Pas la peine de parler du Trump réel — à l’évidence je ne connais pas le Trump réel — mais que ferait le Trump idéal ?

Si un Trump triomphant retourne au pouvoir en 2024, son premier objectif ne doit pas être d’utiliser le pouvoir, mais de prendre le pouvoir — de faire grandir implacablement l’étendue de son pouvoir par des actes courageux et décisifs. Et l’arène appropriée pour ces actes est la politique étrangère.

Écrit il y a trois ans, les mots de Yarvin résonnent évidemment de manière assez prophétique. Ce n’est pas un hasard : dès 2016, le blogueur suivait la soirée électorale en compagnie de Peter Thiel — le premier magnat de la Silicon Valley à avoir parié sur Trump — ; on le sait proche de Marc Andreessen ; il échange avec le vice-président américain J. D. Vance. Surtout, de nombreux personnels qui forment la nouvelle élite contre-révolutionnaire au pouvoir à Washington sont des lecteurs assidus de son blog depuis ses débuts. Depuis l’investiture de Trump, les lecteurs de Yarvin avancent de plus en plus à visage découvert un agenda de subversion de la démocratie américaine, au point de normaliser la référence à Donald Trump comme un roi — le compte officiel de la Maison-Blanche relayait ainsi une image du président américain couronné avec la légende : « Long Live the King ».

L’objectif de Trump est d’étendre son pouvoir plutôt que d’obtenir des résultats, parce que les résultats sont des revenus et que le pouvoir est du capital. Plutôt que de pêcher à mains nues, il fabrique une canne à pêche. L’action forme le pouvoir parce que l’action crée un précédent.

Si Trump peut agir à une échelle à laquelle aucun président dont on se souvienne n’a osé agir, ses ennemis seront déconcertés et effrayés ; ses partisans seront exaltés et renforcés ; et il trouvera plus simple non seulement d’obtenir des résultats, mais aussi de prendre encore plus de pouvoir. La victoire engendre plus de victoire. Et l’excès de pouvoir n’existe pas.

Bien sûr, si ces actes sont bizarres, imprudents, ou nocifs pour les objectifs américains, ils deviendront plus contre-productifs que productifs. Trump n’a pas seulement besoin d’immenses actions, il a besoin d’immenses victoires — aussi vite que possible, aussi grandes que possible.

Et ces victoires doivent écraser les croyances et les présomptions les plus profondes de ses ennemis au sein de l’État administratif — puis faire leurs preuves par un succès tangible.

C’est beaucoup plus simple pour un nouveau Président d’affirmer son droit constitutionnel à contrôler la branche exécutive en contrôlant la politique étrangère — puisque la politique étrangère, par définition, ne suit pas entièrement des intérêts nationaux. Le droit du Président, en tant que chef exécutif de la branche exécutive d’imposer le budget, la politique et le personnel de cette branche, s’exprime le plus clairement dans la diplomatie et la défense à l’étranger.

Par conséquent, Trump a besoin d’une victoire spectaculaire en politique étrangère, qui sera bonne de manière tangible pour l’Amérique et pour le reste du monde, mais ne pourra être obtenue qu’en annihilant certains réseaux de pouvoir au sein de cette fameuse « branche exécutive ». Dans l’idéal, la victoire politique est si totale qu’aucune organisation ne peut subsister de manière plausible — le problème a tout simplement disparu.

Ce que décrit ici Yarvin ressemble à s’y méprendre à la technique qui consiste à « flood the zone » pour reprendre un terme de football américain : saturer l’espace médiatique et politique pour empêcher toute réponse possible. Ian Garner a signé dans ces pages un essai qui tente de systématiser sous ce prisme les premières semaines de Trump avec un concept : la destruction spectaculaire.

L’objectif de la politique étrangère américaine en Europe

Sous une administration Trump, l’objectif de la politique étrangère américaine en Europe est d’avoir un impact sur la politique intérieure américaine.

Il n’y a pas d’objectifs réalistes, au sens habituel de ce terme, pour la politique étrangère américaine en Europe. Les objectifs de politique étrangère réalistes sont soit militaires, soit économiques. Or l’Europe ne représente en aucune façon une menace militaire pour les États-Unis elle a un excédent commercial avec eux, ce qui signifie que l’arrêt des échanges avec l’Europe ferait par définition croître l’économie américaine.

Sous une administration Trump, l’objectif de la politique étrangère américaine en Europe est plutôt d’avoir un impact sur la puissance intérieure américaine. Par exemple, la chute de l’Afghanistan a liquidé les structures organisationnelles au sein des ministères des Affaires étrangères et de la Défense qui soutenaient cet État fantoche chaotique. Ces structures sont solides, mais elles ne peuvent pas survivre à la disparition de leur but.

La liquidation de l’« Ukraine », des Présidents-comédiens, des magnats de la pétrochimie et d’autres, portera un coup énorme à la fois au Département d’État et au Pentagone. Elle suggérera à tous les autres États-clients du Département d’État que Washington ne peut plus garantir leur « souveraineté », que ce soit par la diplomatie ou par la force.

Donner à la Russie carte blanche sur le continent

Mais penser les choses uniquement en termes de « Texas de la Russie », c’est encore penser beaucoup trop petit. 

Trump devrait plutôt donner carte blanche à la Russie non seulement dans les territoires russophones, mais carrément jusqu’à la Manche.

L’objectif d’une politique étrangère trumpiste en Europe est de retirer totalement l’influence américaine du continent.

Cela garantira la défaite du libéralisme là bas tandis qu’ici, en Amérique, cela montrera aux libéraux et aux conservateurs que le libéralisme est mortel — avec des effets considérables sur la morale des uns et des autres. Or comme le disait Clausewitz, tous les conflits sont surtout une question de morale.

Les idées libérales ne sont pas originaires de cette région. Ce sont des idées anglo-américaines. Elles ont été apportées par une marée d’argent, de mode et de bombes. Et quelle nation a fait le plus et le mieux possible, ces deux derniers siècles, pour vaincre le libéralisme en Europe ? Les Allemands du XXe siècle avaient peut-être essayé — mais les Russes du XIXe siècle ont réussi.

La Russie a vaincu le dictateur révolutionnaire Bonaparte. Les sabots des chevaux cosaques ont résonné sur les pavés de Paris. La Russie a fondé la Sainte-Alliance et a ancré la Ligue des Trois Empereurs, vouée à la réaction européenne la plus sombre. Les troupes russes ont réprimé la révolution de 1848 et ont libéré la Hongrie de la tyrannie libérale. En récompense, la Russie a subi l’agression franco-britannique insensée de la guerre de Crimée, une incarnation précoce et détraquée de l’impérialisme libéral du XXe siècle.

Aujourd’hui, c’est le destin de la Russie de rétablir l’ordre en Europe. Mais comme l’Amérique est plus forte que la Russie, Trump doit réellement faire savoir à Poutine qu’il est acceptable de le faire.

Et il n’y a qu’une seule façon de faire passer ce message sans équivoque : se retirer de l’Europe.

La politique d’un Trump idéal

Trump ordonnera le retrait de toutes les forces américaines et de tous les diplomates, de toutes les bases, ambassades et consulats, du continent européen. Toutes les conversations diplomatiques, si certaines sont encore nécessaires, peuvent être traitées par email ou par Zoom. (La diplomatie publique — les « accords ouverts, conclus ouvertement » de Woodrow Wilson — est toujours la meilleure).

Si ces moyens n’existaient pas, personne ne les inventerait. Dans leur objectif nominal — la communication d’égal à égal entre gouvernements souverains — ils sont anachroniques. Dans leur objectif réel — la supervision client-serveur de gouvernements satellites — ils sont détestables. En retirant tout le personnel américain stationné en Europe, Trump n’abandonne pas l’Europe, il la libère. Tout comme Gorbatchev a libéré le Pacte de Varsovie.

La nouvelle condition de l’Europe est qu’elle n’a pas besoin de répondre à l’Amérique pour sa forme de gouvernement. N’importe qui dirige la France est le gouvernement de la France — le gouvernement de jure est le gouvernement de facto. Comme l’a dit le président Monroe il y a 200 ans 12 :

Notre politique à l’égard de l’Europe consiste à ne pas nous immiscer dans les affaires intérieures de l’une ou l’autre de ses puissances ; à considérer le gouvernement de facto comme le gouvernement légitime pour nous ; à cultiver des relations amicales avec lui et à préserver ces relations par une politique franche, ferme et virile, en répondant dans tous les cas aux justes revendications de chaque puissance et en ne se soumettant à aucun préjudice de leur part.

C’est incroyablement fondé.

La France n’a pas intérêt à se frotter à nous. 

Mais que le régime français soit fasciste, communiste, monarchiste, raciste ou anarchiste, on leur achètera leur vin et on leur vendra nos produits Disney. On se fiche même de savoir si la France est toujours la France — elle pourrait se diviser en petites baronnies, ou elle pourrait être une province de la Russie. Le terroir restera inchangé.

La politique d’un Poutine idéal

Ayant carte blanche en Europe, Poutine n’aura même pas besoin de s’en servir.

Il n’y aura pas d’armées de tanks traversant la trouée de Fulda, comme dans un wargame des années 1970. Même une coupure de gaz en hiver serait inutilement maladroite. Est-ce que les États-Unis ont envahi les pays du Pacte de Varsovie en 1989 ? Ils n’en ont pas eu besoin — ils étaient déjà de manière évidente le centre de gravité. La Russie doit simplement apporter du renfort et du soutien aux régimes contre-américains qui émergeront naturellement quand l’influence américaine se retirera.

Les militaires français, qui fantasment déjà sur un coup d’État 13, se rendront vite compte que rien n’empêche ce coup d’État — ni même exige que la junte qui en résulte soit temporaire. En fait, rien n’empêche un coup d’État de restaurer Louis XX 14 — à ne pas confondre avec Louis X 15.

Un tel régime pourrait se justifier par le simple rétablissement de la sécurité publique urbaine — des rues sûres et propres, sans zones de non-droit. Personne qui a vécu dans la période démocratique tardive n’oublierait la différence, ou la folie de considérer l’ancien monde comme acquis. Imaginez que la misère urbaine style 2022 soit considérée comme « normale ».

De nombreuses actions de Poutine semblent viser à renforcer son autorité nationale. Elle est très faible au regard des standards historiques puisque Poutine n’est de fait pas un tsar — il est contraint de prétendre être un homme politique élu et démocratique, soumis à l’État de droit.

Cette concession est sa propre reddition, et celle de son pays, à l’ordre mondial de la démocratie, qui est — ou était — l’ordre mondial anglo-américain. Mais ça, c’était avant, et nous sommes aujourd’hui — l’Amérique s’est retirée de l’Europe (à l’exception de la Grande-Bretagne).

Il s’ensuit que, de même que l’ancienne Europe d’après-guerre était un laboratoire de la démocratie, de même la nouvelle Europe post-Trump doit devenir un laboratoire de la réaction. 

Une fois que Poutine aura carte blanche sur le continent, chaque vieille nation européenne trouvera une patte d’ours secourable pour restaurer sa culture traditionnelle et sa forme de gouvernement — plus elle sera autocratique et légitime, le mieux ce sera.

Le problème fondamental du régime de Poutine est de savoir comment étendre son pouvoir personnel à la fois dans l’étendue et dans le temps. Dans l’étendue, il doit être plus autocratique, plus à même de commander personnellement n’importe quoi n’importe où. Dans le temps, son régime doit durer non seulement toute sa vie, mais bien au-delà de sa vie.

L’illégitimité des dictatures du XXe siècle est une tache noire sur l’autocratie, parce qu’elle contredit l’autocratie. Une autocratie temporaire est instable. Étant donné que le dictateur d’une autre fausse nation post-soviétique, Loukachenko 16, doit prétendre être un politicien élu, personne ne peut être sûr de ce qui se passera à la mort de Loukachenko. Voilà la faiblesse dans le plus fort des régimes, sous le plus fort des hommes forts.

Par conséquent, l’intérêt pour Poutine d’occuper l’Europe est de tester sur le terrain l’avenir de la Russie en tant qu’autocratie légitime — en d’autres termes, une monarchie absolue de style tsariste. Étant donné que chaque pays européen a un jour été une monarchie, et que le concept de violence collective, de guerre-guérilla, etc. dans l’Europe moderne, est cocasse, alors encourager un ensemble d’expériences en matière de réaction, de monarchie et d’autocratie — expériences dont les résultats pourront être appliqués en Russie elle-même — semble être la démarche la plus évidente.

Il y a un certain danger pour la Russie à restaurer la vitalité de la vieille Europe. La Russie a rarement été en mesure de rivaliser toutes catégories confondues avec la France ou l’Allemagne. Mais compte tenu de l’état de ces nations aujourd’hui, il faudra de nombreuses années avant que cela ne devienne pour elle une préoccupation sérieuse.

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