L’Europe après Donald Trump selon Friedrich Merz
Centralisation du pouvoir à l’intérieur. Néoconservatisme à l’extérieur.
Le favori pour la chancellerie a un plan : redresser le pays, faire la loi en Europe, promouvoir une mondialisation allemande. À travers un alignement sur les États-Unis de Trump, il propose une nouvelle doctrine pour faire sortir l'Allemagne de la crise.
Nous traduisons et commentons ligne à ligne son discours de la méthode prononcé hier à Berlin.
- Auteur
- Pierre Mennerat •
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- © Christoph Söder/DPA
Un mois exactement avant le scrutin du 23 février, le candidat de l’Union chrétienne démocrate (CDU) en tête des sondages pour les élections du Bundestag a tenu devant un parterre de journalistes et d’experts réunis ce jeudi par la Körber-Stiftung à Berlin un discours sur sa doctrine en matière de politique étrangère et de sécurité. S’il est élu, c’est le plan qu’il appliquera une fois à la chancellerie. En empruntant le concept de « rupture d’époque » (Epochenbruch), utilisé initialement par le président Steinmeier, le chef de la CDU veut redresser la politique étrangère de l’Allemagne dans le sens de la clarté et de la fermeté. Il revient pour partie à des fondamentaux de la politique étrangère de la CDU mais laisse aussi entrevoir une attitude conservatrice sans états d’âme de la part de la première puissance économique du continent.
Friedrich Merz, qui n’a jamais exercé le pouvoir exécutif, promet dans son discours un certain nombre de changements marquants par rapport aux trois ans du gouvernement de coalition du social-démocrate Olaf Scholz : retour de la discipline dans la parole gouvernementale, création d’un « conseil de sécurité nationale », instauration d’une vraie « culture stratégique » en Allemagne, dénonciation sans équivoque de « l’axe des autocraties », soutien militaire continu et accru à l’Ukraine, rétablissement du crédit perdu sous le gouvernement précédent auprès de ses partenaires, réinitialisation de la relation privilégiée avec la Pologne et la France pour une souveraineté européenne, définition d’un petit nombre de priorités en politique étrangère et refus de l’idéalisme, standardisation des matériels de défense européens, main tendue aux États Unis et enfin soutien aux accords de libre échange (TTIP, UE-Mercosur) sont autant de caractéristiques fortes du programme du candidat chrétien-démocrate.
Les références historiques et doctrinales revendiquées dans le discours sont nombreuses. La plus importante autorité est celle d’Helmut Kohl : Merz, qui a commencé sa carrière dans la CDU des années 1990, dominée par la figure tutélaire du chancelier de la réunification, lui attribue la paternité des aspects positifs de la politique étrangère allemande qu’il souhaite instaurer. Une absente de taille de ce discours est Angela Merkel. La chancelière aux 16 ans de règne n’est pas nommée une seule fois. Cela n’empêche pas Friedrich Merz de lancer à plusieurs reprises de piques indirectes à celle dont les Mémoires sont parus cette automne sous le titre de Liberté. En soulignant à plusieurs reprises que l’absence de réflexion stratégique, la concentration sur la politique intérieure au détriment de la politique étrangère, ou la dégradation de la relation avec la France ou la Pologne remontent à « plus de trois ans » où « avant 2021 », Merz, son successeur indirect à la CDU, souhaite évacuer l’héritage controversé de son ancienne collègue et rivale.
Aux détours du discours, on retrouve encore John F. Kennedy et Ronald Reagan. La rhétorique de fermeté et de condamnation envers l’axe des autocraties rappelle à certains égards la définition néo-conservatrice bien connue de l’URSS comme un « Empire du mal ».
Trois dirigeants étrangers actuels sont directement évoqués : Donald Trump, Emmanuel Macron et Donald Tusk. À propos du président français, le chef de la CDU évoque les deux ans restants du quinquennat comme la fenêtre d’opportunité pour « concrétiser [sa] vision d’une Europe souveraine ».
Friedrich Merz semble animé par l’idée de rendre son image de sérieux à l’Allemagne, dont il veut faire une « puissance moyenne de premier plan ». Depuis trois ans, la coalition sortante a en effet su faire face au retour de la guerre en Europe et à la remise en cause des fondements de sa prospérité, mais elle s’est également consumée dans des querelles politiques sans fin. En opposition, il dessine l’image d’une Allemagne à mi chemin entre un retour aux fondamentaux de la CDU d’Adenauer et de Kohl — ancrage à l’Ouest, fort investissement européen en adoptant un rôle de porte-parole des petits pays, refus de « l’Europe des transferts » — et une vision néo-conservatrice des rivalités internationales — conflit entre puissances libérales à économies de marché et axe des autocraties, refus des emprunts communs dans l’Union, etc.
Cher M. Paulsen, chère Mme Müller, excellences, mesdames et messieurs. Merci à la Körber-Stiftung pour l’organisation de l’événement d’aujourd’hui.
Je vous suis particulièrement reconnaissant de m’avoir donné la possibilité de livrer quelques réflexions fondamentales sur la politique étrangère et de sécurité actuelle de mon pays. M. Paulsen, vous l’avez dit à l’instant, la date de notre rencontre n’est pas choisie au hasard. Depuis trois jours, Donald Trump a été investi à nouveau, cette fois comme 47e président des États-Unis, et dans 31 jours les citoyennes et citoyens de notre pays choisiront un nouveau Bundestag. Dans 32 jours, un jour plus tard, ce sera le troisième anniversaire du début de l’invasion russe en Ukraine. Rarement une campagne électorale pour le Bundestag n’a été à ce point marquée par la politique étrangère et de sécurité, et c’est pourquoi je suis reconnaissant de pouvoir justement aujourd’hui entrer dans un dialogue de fond sur les défis internationaux de notre temps auxquels notre pays fait face.
La Körber-Stiftung est une fondation allemande créée en 1959 par l’industriel Kurt A. Körber, dédiée notamment aux sciences humaines et sociales et à l’étude des relations internationales. Son président Thomas Paulsen est remercié et cité par Merz au début du discours.
Je voudrais particulièrement expliquer ce à quoi on pourra s’attendre de la part d’un gouvernement fédéral sous ma direction, si les citoyennes et citoyens donnent un mandat pour cela à mon parti et à moi-même le 23 février prochain.
Mesdames et messieurs, les grands défis auxquels nous faisons face nécessitent d’abord de dresser un état des lieux clair et c’est pourquoi je ne veux rien enjoliver en décrivant la situation de départ pour l’Allemagne et aussi pour l’Europe. L’architecture de sécurité européenne, telle qu’elle avait été ancrée depuis la chute du « rideau de fer », dans le traité « deux plus quatre » de Moscou, dans le mémorandum de Budapest, dans la charte de Paris et dans l’Acte fondateur Russie-OTAN — cette architecture de sécurité n’existe plus. Notre propre sécurité n’est pas menacée de manière abstraite, mais de manière aiguë par le plus grand pays du monde par sa géographie, la Russie. L’invasion russe de l’Ukraine n’est donc pas seulement un changement d’époque, comme l’a nommée le chancelier dans sa déclaration du 27 février 2022. Cette guerre est, comme le président fédéral l’a décrite, une rupture d’époque. L’une des principales tâches du prochain gouvernement allemand sera donc de faire en sorte que la communauté européenne ne survive pas seulement plus ou moins intacte à cette rupture d’époque — mais qu’elle en sorte plus forte et plus unie.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie avait été qualifiée de « rupture d’époque » (Epochenbruch) par le président fédéral Frank-Walter Steinmeier le 28 octobre 2022. Friedrich Merz énumère en outre les différents piliers de cette époque révolue d’une sécurité européenne post-Guerre froide garantie par des traités avec la Russie. Il reprend à son compte le constat d’un « changement d’époque » (Zeitenwende) dressé par le chancelier Scholz dès le 27 février 2022. La CDU, dont Merz venait alors de prendre la direction, avait alors voté pour l’instauration d’un fonds spécial destiné à la Bundeswehr et approuvé le soutien militaire à l’Ukraine.
Le temps où les observateurs croyaient identifier une évolution géo-historique linéaire dans l’essor des systèmes de gouvernements démocratiques est sans aucun doute également révolu. Nous sommes dans l’ère d’un nouveau conflit systémique entre les démocraties libérales et les autocraties antilibérales, dans laquelle notre modèle libéral et démocratique doit à nouveau faire ses preuves dans une compétition mondiale. Au sommet de cette époque du conflit systémique il y a la Russie et la Chine. Elles se montrent offensives contre l’ordre multilatéral, cet ordre qui a façonné la cohabitation des peuples depuis la fondation des Nations Unies et des institutions de Bretton Woods. Elles font reposer leur prétention à des sphères d’influences sur les prémisses d’une politique de puissance que nous pensions en Europe avoir laissé loin derrière nous dans l’histoire. Elles n’appliquent les règles, normes et principes internationaux — comme l’interdiction de la guerre d’agression — que lorsque cela bénéficie à leur propre quête de pouvoir. Nous sommes donc les témoins d’une érosion des principes de l’ordre international libéral et fondé sur des règles. Aucun événement n’exprime si fortement ce développement que l’agression russe contre l’Ukraine qui dure depuis presque 11 ans et qui a escaladé depuis le 24 février 2022 en une guerre d’agression complète.
Je veux le dire ici sans détour : nous admirons la volonté de liberté du peuple ukrainien, qui se défend contre le néo-impérialisme de son plus grand voisin. Et du côté russe, malgré d’énormes pertes humaines et matérielles, aucun changement d’attitude n’est perceptible à ce jour. Poutine a converti son pays en économie de guerre et continue à s’équiper massivement bien au-delà des besoins de sa défense nationale. Ses prétentions ne se limitent donc pas à l’Ukraine mais s’étendent à tout le territoire de l’ancienne Union soviétique. Certains experts nous donnent seulement quelques années avant que la Russie ne puisse défier l’OTAN sur le plan conventionnel.
À côté de la Russie, la Chine, sûre d’elle-même et ambitieuse, change les rapports de force — dans l’Indo-Pacifique en particulier, mais aussi bien au-delà. Dans cette nouvelle ère du conflit systémique, Pékin veut démontrer que l’autocratie et le dirigisme d’État sont supérieurs au modèle occidental de démocratie et d’économie de marché. Le pouvoir chinois travaille avec détermination à la construction d’une hégémonie régionale qui mettrait fin à l’influence américaine dans le Pacifique. Et enfin : le but chinois d’une soi-disant réunification avec Taïwan est l’une des menaces les plus dangereuses aujourd’hui pour le monde et la stabilité internationale.
Pékin est ici décrit exclusivement comme un « rival systémique » ; la dimension de la Chine comme partenaire est complètement absente, sans qu’on puisse pour autant en conclure qu’un chancelier Merz serait partisan d’un découplage complet. On retrouve cependant un point de convergence avec Die Grünen qui ont adopté, du fait de leur engagement pour les droits humains et des minorités, une attitude moins complaisante face à Pékin que le SPD d’Olaf Scholz qui a ménagé le régime chinois.
La Chine, la Russie, mais aussi l’Iran, la Corée du Nord et d’autres ne sont pas isolés les uns des autres. Au contraire. Au cours de la décennie passée, un axe des autocraties s’est construit, qui a une influence déstabilisatrice dans toutes les régions du monde, qui repousse l’Occident sur la défensive, et qui tire profit du développement des crises. Nous sommes confrontés ni plus ni moins à un axe d’États antilibéraux revanchards qui cherchent ouvertement à entrer en concurrence systémique avec les démocraties libérales. Cet axe des autocraties, mesdames et messieurs, se soutient mutuellement de diverses façons. L’Iran fournit à la Russie des drones, la Chine des semi-conducteurs et la Corée du Nord des troupes et des munitions. En contrepartie, la Russie coopère avec l’Iran — jusqu’à récemment — en Syrie, forme des combattants du Hamas et livre du pétrole et du gaz bon marché à la Chine. La Corée du Nord est soutenue par la Russie et la Chine pour sa survie économique et sa montée en puissance militaire. Nous ne parlons pas ici de petites mesures de soutien mais d’équilibre stratégique. Bientôt, des missiles intercontinentaux nord-coréens équipés de têtes nucléaires pourraient atteindre le continent américain.
Mesdames et messieurs, nous ne pourrons relever aucun de ces défis avec la boîte à outils actuelle de notre politique étrangère et de sécurité. Nous avons besoin d’un changement de politique, y compris en matière de politique étrangère et de sécurité, afin de préserver nos intérêts et nos valeurs en cette période de rupture d’époque. Un gouvernement sous ma direction accomplira ce changement de politique en trois phases.
Premièrement nous allons rétablir la complète capacité d’agir de l’Allemagne en matière de politique étrangère et de sécurité et de politique européenne.
Deuxièmement, nous voulons regagner la confiance de nos partenaires et alliés dans le monde.
Et enfin troisièmement, nous allons décider de priorités stratégiques et les appliquer avec cohérence.
Permettez moi de commencer avec le rétablissement de notre propre capacité d’agir.
Elle commence par l’arrêt des querelles publiques permanentes au sein du gouvernement fédéral. C’est la tâche du chancelier de s’assurer que les différences d’opinion sont exprimées à l’intérieur de son cabinet, et que les décisions sont ensuite portées ensemble à l’extérieur. Les querelles publiques de ces dernières années ont eu pour conséquence que ni nos partenaires ni nos adversaires ne savaient où se situait l’Allemagne sur les grandes questions de politique internationale. Ce manque de clarté dans nos positions ne se reproduira pas sous ma direction. La clarté de nos positions n’est pas seulement une question de défense de nos propres intérêts, elle fait aussi partie de notre responsabilité en tant qu’économie la plus forte d’Europe et en tant que plus grand pays membre de l’Union européenne.
Merz fait allusion à l’incapacité de l’Allemagne à parler d’une seule voix et s’inscrit bien sûr dans la campagne électorale contre la coalition sortante. La fin fracassante de cette dernière début novembre 2024 sur le sujet de la compatibilité de l’aide à l’Ukraine et du « frein à la dette » a été l’ultime illustration de la fragilité d’une coalition à trois partenaires. Le plus petit des trois, le parti libéral-démocrate (FDP) est menacé de disparition politique, ce qui ne clarifiera pas forcément pour autant les majorités au Bundestag si l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW) y entre à sa place. La volonté de Merz d’une voix unique dépendra sans doute moins de sa personnalité de dirigeant que du nombre et des positions des partis qui accepteront de former avec lui un gouvernement.
Si les relations et le style au sein du cabinet sont décisifs pour mettre fin aux querelles publiques, les mécanismes et les structures efficaces au sein desquels l’Allemagne cherche, trouve et met en œuvre des positions de politique étrangère ne sont pas moins importants. Je voudrais vous rappeler que le dernier changement fondamental de nos structures décisionnelles a été la création du ministère fédéral de la coopération économique en 1961 et la transformation du ministère fédéral pour les affaires du conseil fédéral de défense en un comité interministériel en 1969 — la dernière adaptation substantielle de l’architecture de notre politique étrangère et de sécurité remonte donc à 55 ans. Nous devons le reconnaître : ces structures datant des années 1960 ne sont plus assez performantes pour répondre aux exigences complexes de notre époque. La complexité et l’interdépendance des défis pour la sécurité intérieure et extérieure de la République fédérale d’Allemagne sont aujourd’hui totalement différentes de ce qu’elles étaient il y a cinq décennies. Les crises se produisent aujourd’hui avec une fréquence et une rapidité énormes. La crise est devenue un élément normal de notre politique étrangère quotidienne. Enfin, la situation internationale exige de nous une toute autre disposition à assumer davantage de responsabilités dans le monde.
Pour toutes ces raisons, nous allons mettre en place un Conseil de sécurité nationale au sein de la Chancellerie fédérale. Ce conseil sera composé des ministres du gouvernement fédéral chargés de la sécurité intérieure et extérieure, de représentants des Länder et des principales autorités de sécurité fédérales. Le Conseil national de sécurité sera le pivot de la prise de décision politique collective du gouvernement fédéral sur toutes les questions essentielles de politique étrangère, de politique de sécurité, de politique de développement et de politique européenne. Sur chaque question fondamentale, le gouvernement fédéral trouvera une ligne commune et la défendra ensuite ensemble. En tout cas, l’époque où les partenaires européens recevaient de Berlin des réponses différentes et contradictoires, selon que vous appeliez la Chancellerie, le ministère des Affaires étrangères ou l’un des ministères — cette époque appartiendra au passé. En outre, le Conseil de sécurité nationale sera le lieu de développement d’une culture stratégique en matière de politique étrangère, de sécurité, de développement et de politique européenne. Nous ferons également beaucoup plus appel à l’expertise des fondations, des groupes de réflexion et des universités de notre pays. Cela implique aussi qu’un gouvernement dirigé par la CDU/CSU mettra à disposition des fonds pour la création de chaires de politique de sécurité dans nos universités. Enfin le conseil de sécurité nationale réunira dans les situations de crise toutes les informations pertinentes à la disposition du gouvernement pour pouvoir se faire une image la plus complète, commune et unitaire de chacune d’entre elles.
Principale innovation institutionnelle du discours, la création d’un « Conseil national de sécurité » (Nationaler Sicherheitsrat) semble inspirée du modèle américain, puisqu’il réunirait les chefs d’agence, d’état-major, et les ministres régaliens. Il existe cependant déjà différentes institutions similaires : le « conseil fédéral de sécurité » (Bundessicherheitsrat) qui exerce surtout une fonction d’autorisation des exportations d’armement, et le « cabinet de sécurité », réunion informelle mais régulière des ministres régaliens avec le chancelier. Merz semble vouloir simplifier cette infrastructure et en faire un outil officiel permettant de projeter l’image d’une Allemagne qui prend sa sécurité au sérieux.
L’adaptation des mécanismes de prise de décision au sein du gouvernement fédéral comprend également l’amélioration de la coordination européenne et de la politique européenne. Au cours des trois dernières années, l’abstention de l’Allemagne est devenue la règle dans les institutions européennes et, à Bruxelles, on parle à nouveau du « German vote ». Je mettrai un terme à ce mutisme en matière de politique européenne. L’Allemagne porte une responsabilité non seulement pour ses propres intérêts, mais aussi pour la cohésion de toute l’Europe. Si l’Allemagne se tait, nous ne méprisons pas seulement nos propres intérêts, mais nous nuisons également à la capacité d’action de l’ensemble de la Communauté européenne. C’est pourquoi la Chancellerie fédérale s’engagera à nouveau beaucoup plus fortement dans les questions essentielles de politique européenne. Enfin, j’attendrai de chaque membre du cabinet qu’il participe régulièrement aux Conseils des ministres à Bruxelles, et mon chef de la Chancellerie en assurera le suivi. En outre, je ne nommerai pas de ministre ou de secrétaire d’État pour l’Union s’il ne parle pas au moins un anglais basique.
Le gouvernement Merz souhaite un investissement plus important dans les sommets du Conseil européen et au Conseil de l’Union. S’il ne se revendique pas de l’héritage direct d’Angela Merkel, il espère ainsi un retour à l’ère où la CDU/CSU « faisait la loi » à Bruxelles — d’autant plus que la présidente de la Commission est désormais également issue de ses rangs.
Mesdames et Messieurs, le rétablissement de la capacité d’action de l’Allemagne en matière de politique étrangère passe également par une réforme fondamentale de notre aide au développement.
Notre vision chrétienne de l’homme, permettez-moi de le dire en référence au nom de notre parti, nous impose d’aider les plus pauvres et les plus faibles du monde. Mais nous devons surtout considérer la politique de développement comme un instrument de promotion de nos intérêts stratégiques dans le monde. C’est pourquoi nous conditionnerons à l’avenir notre politique de développement. L’arrêt de l’immigration illégale, la lutte contre le terrorisme, la réduction de l’influence géopolitique de l’axe des autocraties, la réduction de la corruption et, enfin, la promotion de débouchés pour les entreprises allemandes seront également nos nouveaux critères. Pour le dire très simplement et clairement, un pays qui ne réintègre pas ses ressortissants en instance de départ ne pourra plus recevoir de fonds de la coopération économique ; et si un pays entretient une relation ambiguë avec le terrorisme, il ne recevra plus non plus de fonds de développement de l’Allemagne. Et les projets d’aide au développement eux-mêmes seront à l’avenir plutôt réalisés par des sociétés et des entreprises allemandes. À l’avenir, la coopération au développement ne doit plus être un élément solitaire du gouvernement fédéral, détachée de nos objectifs globaux en matière de politique étrangère et de sécurité. La coopération au développement doit devenir partie intégrante d’une politique étrangère et économique guidée avant tout par nos intérêts. Dans tout cela, je veux souligner un point en particulier : l’Afrique est pour nous un continent d’opportunités, avec sa population jeune, son potentiel de croissance et la richesse de sa culture et de son histoire. Malgré les revers subis au Sahel et dans le processus qui s’enlise en Libye, nous ne devons pas relâcher nos efforts, mais nous tourner avec une énergie renouvelée vers ce continent si important pour le monde, qui connaît la croissance la plus rapide de la planète.
Friedrich Merz s’inscrit ici dans une approche typiquement conservatrice de l’aide au développement allemande, qui rappelle effectivement son instrumentalisation sous Adenauer, alors qu’elle était utilisée comme véhicule de la « Doctrine Hallstein » qui visait à limiter la reconnaissance de la RDA dans le « Sud global » en proposant aux États issus de la décolonisation d’importantes sommes d’argent et l’expertise allemande.
Après le rétablissement de notre capacité d’action, un gouvernement fédéral sous ma direction se consacrera à regagner la confiance perdue chez nos partenaires et alliés.
Mesdames et Messieurs, au cours des dernières années, et pas seulement depuis 2021, nous avons eu l’impression de subordonner les principes de politique étrangère aux débats de politique intérieure. Les hésitations, les tergiversations et les tactiques ont pris le pas sur la clarté et la fiabilité. La maxime suprême d’un gouvernement fédéral dirigé par la CDU/CSU sera donc : « on peut à nouveau compter sur l’Allemagne ». Nous tenons parole, nous prenons des décisions et lorsqu’une décision est prise, nous nous y tenons. Nos partenaires et nos alliés peuvent à l’avenir compter sur nous. Le plus urgent est de réparer la relation avec nos deux plus importants voisins, la Pologne et la France. Un gouvernement sous ma direction mettra fin dès le premier jour au mutisme entre Berlin et Varsovie. Nous traiterons nos voisins de l’Est avec respect et empathie, en gardant à l’esprit notre histoire mouvementée, et nous ferons encore plus : nous demanderons à la Pologne, dans le cadre de sa présidence actuelle du Conseil de l’Union, de continuer à prendre un rôle moteur en Europe et pour l’Europe. Je me réjouis pour ainsi dire symboliquement dans ce contexte que la Pologne ait inauguré il y a quelques jours sa nouvelle ambassade sur Unter den Linden, car c’est ici que nos relations bilatérales ont leur place, dans le cœur symbolique de notre capitale.
(Applaudissements)
Merci beaucoup ! Mesdames et messieurs, permettez moi de dire encore quelques mots sur la Pologne : le 17 juin 1991, le chancelier Helmut Kohl et le premier ministre Bielecki signaient le traité de bon voisinage et de coopération amicale germano-polonais. Je propose que, pour les 35 ans de ce traité de voisinage germano-polonais, nous signions un traité d’amitié germano-polonais qui élève nos relations bilatérales à un niveau supérieur.
Nous conduirons également nos relations avec la France dans une phase de renouvellement et d’approfondissement. Le fait que l’Allemagne et la France portent des positions fondamentalement différentes au sein du Conseil européen doit appartenir au passé. Je suis en tout cas fermement décidé, dans les deux années de mandat qui restent à Emmanuel Macron, à concrétiser ensemble la vision d’une Europe souveraine. Le premier jour de mon mandat comme chancelier, je me rendrai ainsi à Varsovie et à Paris, afin de décider avec le premier ministre Tusk, et le président Macron d’accords concrets.
Friedrich Merz s’inscrit dans la tradition de la politique étrangère de Kohl, dont il s’inspire explicitement en proposant un « Traité de l’Élysée » germano-polonais pour commémorer le traité de bon voisinage et de relations amicales de 1991 entre les deux pays. Son approche semble également alignée sur la politique étrangère de Paris : il accepte l’impératif de « souveraineté » longtemps objet de méfiance Outre-Rhin. Cependant son approche reste essentiellement bilatérale, souhaitant discuter successivement avec Tusk et Macron, sans évoquer le format trilatéral du triangle de Weimar. En outre, le candidat Merz ne donne son avis ni ne porte de proposition particulière sur la réforme institutionnelle de l’Union, ni sur le plan Draghi, ni sur l’élargissement. Un autre point de tension, notamment avec le président français, pourrait être la question de la relation transatlantique à l’ère Trump.
Enfin, un gouvernement fédéral sous ma direction consolidera notre relation avec Israël. Je mettrai fin immédiatement à l’embargo de fait sur les exportations du gouvernement actuel. À l’avenir, ce dont Israël a besoin pour exercer son droit à l’autodéfense, Israël l’obtiendra. Le concept de « raison d’État » se mesurera à nouveau dans les faits et non seulement dans les mots. Il doit être à nouveau clair et sans équivoque que l’Allemagne ne se trouve pas entre deux chaises, mais qu’elle se tient fermement aux côtés d’Israël. Il n’y aura aucun doute à ce sujet à l’avenir.
La doctrine de la sécurité d’Israël comme « raison d’État » de l’Allemagne remonte à un discours d’Angela Merkel devant la Knesset en 2008. Merz, son ancien rival, ne cite pas la chancelière, mais il pousse encore plus loin la doctrine, notamment par rapport au gouvernement d’Olaf Scholz qui a aussi tenté de défendre le droit des Palestiniens à l’autodétermination — dont il n’est pas question ici.
Retrouver la fiabilité auprès de nos partenaires, Mesdames et Messieurs, vaut aussi bien pour les grands que pour les petits et moyens États d’Europe.
L’image que je me fais d’une politique européenne allemande réussie est influencée par le temps que j’ai passé en tant que député au Parlement européen et par l’héritage de la politique européenne, notamment celui d’Helmut Kohl. L’une des principales forces de l’Allemagne en Europe a toujours été d’impliquer les petits et moyens États membres et d’agir à Bruxelles et à Strasbourg comme médiateur et porte-parole de leurs intérêts. Je reviendrai à cette bonne tradition de notre pays en matière de politique européenne.
Le retour de l’Allemagne à ce rôle de « porte-parole » des petits États membres au sein de l’Union que suggère Friedrich Merz montre une claire volonté de reprendre la main sur les affaires européennes, et pourrait sonner — en cas d’éclipse prolongée de la France — le début d’une hégémonie.
Nos partenaires de l’Indo-Pacifique ont besoin d’un signal, que notre présence sur place ne se limite pas à l’envoi occasionnel d’une frégate. Le Japon, l’Inde, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, nos alliés dans cette région géostratégique centrale du monde doivent savoir que nous voulons prendre une part active à la stabilité et à la liberté dans la région. C’est pourquoi je suggère une base maritime européenne durable dans l’Indo-Pacifique. (…)
Last but not least, nous devons plus tourner notre pays vers la péninsule arabique et les pays du Golfe. Ils cherchent le contact avec l’Allemagne et se sentent actuellement insuffisamment considérés politiquement. J’entends constamment parler de projets d’investissement qui faute d’intérêt politique à Berlin ne peuvent pas être réalisés. Je veux que nous arrivions à une diplomatie plus active vis-à-vis des pays arabes, ce qui implique de s’efforcer d’étendre les « accords d’Abraham » au niveau régional. Cela implique aussi de nouveaux partenariats dans les domaines de l’énergie, de la technologie, des investissements au sens large.
Le point de vue de Friedrich Merz sur les puissances arabes et les monarchies du Golfe, non comprises dans le cercle de l’axe des autocraties, mais plutôt perçues comme potentiels alliés et investisseurs en Allemagne témoigne d’une approche plutôt pragmatique de la région. La confidence sur les investissements freinés par un manque de volonté du gouvernement de Berlin est difficile à relier à un événement particulier et semble tirée d’une anecdote personnelle du candidat, qui a siégé longtemps au conseil de surveillance de BlackRock Allemagne, et qui ne fait pas secret de sa proximité avec la grande finance internationale.
Enfin, mesdames et messieurs, j’en arrive à la troisième étape après l’entrée en fonctions d’un gouvernement sous ma direction : la détermination et la mise en place cohérente de priorités stratégiques. La vérité est qu’actuellement l’Allemagne, et ce pas seulement depuis trois ans, ne fixe pas de priorités stratégiques.
La Stratégie de sécurité nationale du gouvernement sortant était un juste premier pas, mais elle est bien en-deçà des nécessités. Nous sommes en effet pour tout ce qui est bon dans le monde : pour le multilatéralisme, pour un ordre international fondé sur des règles, pour l’élimination de la famine, la réalisation des objectifs de développement durable, la réforme des Nations unies, et ainsi de suite. Tous ces objectifs sont justes, sans aucun doute. Mais s’ ils ne sont pas mis dans un ordre de priorité. Or nous n’en atteindrons aucun avec nos moyens diplomatiques, financiers et militaires limités. Une stratégie de sécurité nationale doit ainsi d’abord définir des priorités, entreprendre ensuite un état des lieux réaliste de nos moyens et par conséquent en déduire des mesures appropriées. Ainsi, nous confierons au Conseil de sécurité nationale la direction de la rédaction d’une nouvelle stratégie de sécurité nationale élargie. Je veux présenter dans la première année une stratégie de sécurité nationale qui tienne compte des défis de notre époque, classe les priorités, décrive de manière nos ressources et définisse ensuite des actions concrètes qui s’appliqueront ensuite à l’ensemble du gouvernement fédéral.
Merz fait allusion à la stratégie de sécurité nationale de l’Allemagne présentée après plusieurs années de travaux en juin 2023. Promouvant une « sécurité intégrée, résiliente, durable et forte », cette doctrine très complète, qui incluait des considérations très variées allant de la criminalité financière à la protection des forêts est ici précisément critiquée pour son manque de focalisation et de concision.
De mon point de vue, voici nos trois priorités stratégiques : premièrement le rétablissement de notre capacité de dissuasion et de défense ; deuxièmement le renforcement de notre capacité à agir nationale et de la souveraineté européenne ; troisièmement la fin de la guerre d’invasion russe en Ukraine.
Notre principale priorité est le rétablissement de notre capacité de dissuasion et de défense. Un investissement dans notre défense globale est ainsi l’investissement décisif pour la préservation de notre liberté et de la paix en Europe. Car la principale leçon de l’histoire européenne récente est que la force dissuade nos adversaires et que la faiblesse les encourage. Je veux que l’Allemagne et l’Europe soient fortes, avec des armées fortes, avec une défense civile forte, et avec une infrastructure résiliente. Pour parler de l’actualité : début février, les chefs d’État et de gouvernement européens se réunissent pour discuter de la coopération en matière de défense. Le nouveau commissaire à la défense Kubilius, que j’ai rencontré il y a quelques semaines à Bruxelles, a proposé la création d’un nouveau fonds européen de défense. Il est question d’un montant de plusieurs centaines de milliards d’euros, qui serait réuni soit par un versement des États membres, soit par l’émission d’une dette commune sur le marché des capitaux. Le maintien et le développement d’une industrie de défense autonome sont dans l’intérêt stratégique de l’Europe, car nous devons être en mesure de nous défendre nous-mêmes et d’acquérir l’équipement nécessaire à cet effet. Mais je doute fort que l’on puisse ainsi remédier aux causes sous-jacentes de notre manque de moyens.
La capacité de défense ne peut être traitée qu’avec plus d’argent. Avant que l’argent puisse réellement avoir un effet, nous avons besoin d’une réforme fondamentale des commandes militaires européennes et nationales. De mon point de vue, les 3 S doivent être au centre de cette réforme : simplification, standardization et scale [en anglais dans le texte]. Les pays européens membres de l’OTAN — je vais vous citer des exemples — produisent et entretiennent actuellement un total de 178 systèmes d’armes, contre seulement 30 pour les États-Unis. L’Europe possède à elle seule 17 chars de combat différents, les États-Unis un seul ; et 29 types différents de frégates et de destroyers .Ces redondances coûtent beaucoup d’argent et gâchent beaucoup de potentiel. Je veux que le Made in Europe se rapproche en qualité et en quantité des États-Unis, y compris pour l’industrie de défense. Et tant que nous ne nous consacrons pas à la standardisation, à la simplification et aux économies d’échelle, je considère que des fonds financés par les États membres, voire même de nouvelles dettes, ne sont pas efficaces. Pour le dire simplement : nous avons besoin d’un marché intérieur pour les matériels de défense européens.
La vision européenne de Merz reste profondément chrétienne-démocrate, y compris en matière financière. Reprenant le principe défendu par la CDU jusqu’à la crise du Covid-19, il se refuse à toute émission de nouvelles dettes communes par l’Union a priori. Cela rappelle l’immuable fin de non recevoir adressée par l’Allemagne à une « Union de transferts » (Keine Transferunion).
Au contraire, Merz préfère lutter contre le morcellement des industries européennes. Cette tendance à l’unification des systèmes d’armes est incarnée par les projets de d’avion (SCAF) et de char (MGCS) franco-allemands, qui sont cependant en difficulté depuis plusieurs années. Cependant le chef de la CDU reste vague quant aux projets industriels concrets qu’il soutient. Cette insistance à exiger de restructurer avant de financer, est peut-être à lire en sous-texte comme une nouvelle manifestation de la volonté au long cours de certains grands ensembles capitalistiques déjà en position dominante — comme Rheinmetall — de faire main basse sur les producteurs concurrents au sein de l’Union.
Je voudrais enfin en venir à une autre priorité stratégique : la fin de la guerre d’invasion russe en Ukraine.
Mesdames et messieurs, permettez-moi de le dire, nous voulons tous la paix le plus vite possible. En tout cas je ne connais personne qui ne partage pas cette volonté, et en Allemagne cela ne fait pas controverse que nous voulons la paix. Notre débat politique tourne autour de deux questions tout à fait différentes : premièrement, quel type de paix voulons-nous et deuxièmement, que devons-nous faire pour rétablir la paix en Europe ?
Permettez-moi de commencer par la première question : quel type de paix voulons-nous ? La paix à laquelle nous aspirons est une paix dans la sécurité et dans la liberté. Nous ne voulons pas d’une paix au prix de la soumission à une puissance impérialiste. Nous ne voulons pas d’une paix au prix de notre liberté. Non, nous voulons une paix dans la liberté et la sécurité, qui nous permette de poursuivre notre mode de vie, notre démocratie, notre société libérale, et pour l’Ukraine, je pense que la réponse la plus importante est : elle doit gagner la guerre. Gagner, cela signifie pour moi le rétablissement de son intégrité territoriale, avec un gouvernement légitime et démocratique dans l’exercice de sa propre souveraineté. Gagner, cela signifie aussi que l’Ukraine doit avoir le choix totalement libre de ses alliances politiques et, le cas échéant, également militaires. D’ailleurs c’est ce qui lui avait été garanti dans la Charte de Paris de 1990, à l’époque par l’Union soviétique, et dans le mémorandum de Budapest de 1994. Et c’est seulement pour cela — peu de gens le savent encore aujourd’hui — que l’Ukraine a renoncé à son arsenal nucléaire très conséquent, qui a été mis en partie au rebut ou en partie reversé à la Russie. L’Ukraine paie aujourd’hui ce désarmement avec une guerre qui menace son existence en tant qu’État indépendant.
Friedrich Merz souhaite un soutien militaire plus ample et sans les restrictions à géométrie variable qu’a imposé le gouvernement précédent. Il s’est notamment dit favorable à la livraison des missiles de croisière Taurus qui sont devenus un sujet tabou pour le gouvernement de coalition présidé par Olaf Scholz. Sa conception de la victoire de l’Ukraine est également plus affirmative que celles de beaucoup de personnalités politiques en Allemagne.
La Russie doit donc voir qu’elle n’a aucune chance de poursuivre cette guerre avec succès sur le plan militaire. Mon impression de ces derniers jours est que la nouvelle administration américaine est également de cet avis — du moins en partie — et que cela présuppose que l’Ukraine soit suffisamment forte pour se défendre efficacement contre cette agression russe.
Mesdames et Messieurs, il reste que l’Allemagne ne doit pas devenir un co-belligérant. C’est précisément pour cette raison que nous devons dire, au nom de notre pays, que nous devons soutenir l’Ukraine avec tous les moyens diplomatiques, financiers, humanitaires et même militaires dont elle a besoin pour exercer son droit à l’autodéfense. Permettez-moi de faire cette remarque : c’est précisément pour cette raison que je suis personnellement convaincu que la seule bonne voie vers la paix dans la liberté et la sécurité est de continuer à soutenir l’Ukraine de manière conséquente. Nous devons éviter toute ambiguïté sur la voie que nous voulons suivre ensemble, et c’est ce que j’ai assuré au président Zelensky lors de ce qui était notre troisième entretien personnel, mardi soir dernier, lors d’une rencontre en marge du Forum économique mondial de Davos.
Mesdames et Messieurs, lorsque nous parlons de priorités stratégiques, je dois également aborder le mot-clef de capacité stratégique [Strategiefähigkeit] — le manque de culture stratégique dans notre pays est bien décrit et, en effet, dans des domaines centraux de la politique étrangère et de sécurité, l’action gouvernementale se cache souvent derrière des formules toutes faites.
Je ne citerai que deux exemples.
Premièrement, le conflit au Proche-Orient. Depuis de nombreuses années, quiconque s’interroge sur la stratégie de l’Allemagne pour résoudre ce conflit obtient la même réponse : nous voulons une solution à deux États. Mais la solution à deux États n’est pas une stratégie, c’est simplement une description, la description d’un objectif. Quant à savoir comment nous voulons atteindre cet objectif, le mutisme est général. Deuxièmement, l’Iran. L’accord nucléaire avec l’Iran a échoué parce qu’au lieu de miser sur la fermeté, il a misé sur la bonne volonté d’une dictature. L’Allemagne s’accroche toujours à l’accord nucléaire non pas parce que nous serions convaincus qu’il est juste sur le fond, mais tout simplement parce que nous n’avons pas développé d’alternative stratégique convaincante. Ce moment de rupture d’époque est donc trop grave pour que nous continuions à nous satisfaire de notre propre absence de stratégie. La capacité stratégique signifie aussi pour moi que nous devons en arriver enfin à une politique active dans les grands dossiers de politique étrangère et de sécurité, afin que nous passions d’une puissance moyenne endormie à une puissance moyenne de premier plan. À ce sujet aussi, le Conseil de sécurité nationale apportera sa contribution.
Mesdames et messieurs, permettez-moi pour finir de dire quelques mots sur nos relations avec les États-Unis d’Amérique.
Disons-le d’emblée, notre alliance avec l’Amérique a été, est et restera, selon moi, d’une importance capitale pour la sécurité, la liberté et la prospérité en Europe. Je suis en tout cas heureux que la plus forte économie et la plus forte puissance militaire du monde soit une démocratie et non une autocratie, et que nous soyons ensemble membres d’une alliance de défense collective. Il n’y a pas d’autre partenariat au monde qui soit aussi profond et aussi large en termes d’intérêts et de valeurs que celui qui existe entre l’Allemagne et l’Europe d’un côté et les États-Unis de l’autre côté de l’Atlantique. Ce lien transatlantique a tenu jusqu’à présent, quelle que soit l’administration au pouvoir à la Maison Blanche. Ces dernières semaines, j’ai plaidé pour que nous ne restions pas figés comme des lapins devant un serpent face à l’entrée en fonction de Donald Trump, mais que nous fassions d’abord nos devoirs ici en Europe. Si nous voulons être pris au sérieux par Washington, nous devons nous donner les moyens d’assumer la responsabilité de notre sécurité.
L’Allemagne et l’Europe ont profité pendant 75 ans de la promesse d’assistance américaine. C’est désormais à nous d’en faire plus pour notre propre sécurité et notre défense. Nous ne devons pas compter sur les autres pour résoudre nos problèmes. C’est pourquoi je considère la présidence de Donald Trump comme une opportunité pour renforcer l’Europe par elle-même. Et dans le domaine de la politique commerciale, nous devons éviter une spirale de droits de douane qui appauvrirait à la fois les Européens et les Américains. C’est pourquoi un gouvernement fédéral dirigé par la CDU/CSU s’efforcera de promouvoir un agenda positif, qui intègre encore plus étroitement nos espaces économiques, et je ne perds pas l’espoir que nous parvenions peut-être encore à un accord de libre-échange transatlantique — aujourd’hui, en tout cas, le fait que le TTIP n’ait pas été conclu à l’époque se retourne contre nous, et nous devrions faire un nouvel effort pour un accord de libre-échange transatlantique qui crée des avantages positifs pour les deux côtés de l’Atlantique.
Cependant les discours sur la relation transatlantique se perdent la plupart du temps chez nous en nostalgie pour la mémoire commune de l’histoire de la guerre froide : le pont aérien, le plan marshall, Kennedy devant la mairie de Schöneberg, Reagan devant la porte de Brandebourg. Mesdames et messieurs, ces jalons historiques sont la mémoire de la relation germano-américaine — mais il faut être honnêtes les uns avec les autres. La nostalgie historique ne nous avance pas d’un pouce dans le présent, nous devons développer notre relation avec les États-Unis avec pragmatisme, sans romantisme, et avec une idée claire de nos propres intérêts. Cela implique de ne pas se sermonner mutuellement. La politique étrangère ne peut pas consister à modeler le monde selon nos critères. La politique étrangère doit vouloir dire : trouver des intérêts communs, dépasser des différences et aussi supporter des contradictions. Notons que Donald Trump et le Parti républicain ont reçu des électeurs américains un très fort mandat. Au lieu de nous lamenter, nous devrions nous concentrer sur la formulation de nos propres intérêts.
L’énumération des épisodes de la mémoire reconnaissante (ouest-)allemande envers les États-Unis sert à Merz pour souligner la nécessité de construire un nouveau rapport post-Guerre froide. Il reste cependant ici dans la continuité de sa démonstration selon laquelle c’est la fermeté et la force militaire des États-Unis qui ont amené la fin de la guerre froide plus que la détente.
Last but not least, l’Atlantique Sud fait également partie de nos relations transatlantiques — l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur doit vraiment voir le jour : nous ne pouvons pas nous permettre, en tant qu’Européens, de discuter d’un tel accord de libre-échange pendant des années supplémentaires, que ce soit d’un point de vue géo-stratégique ou économique. Dans ce contexte, je tiens à souligner qu’une politique économique extérieure stratégique est bien plus qu’une simple politique douanière et commerciale. Il doit s’agir au fond d’une politique allemande de mondialisation qui soit guidée par nos multiples intérêts nationaux, qui sont souvent, mais pas toujours, les intérêts de l’Europe.
Ici Friedrich Merz marque sa continuité avec la politique étrangère commerciale d’Olaf Scholz, qui a constamment souligné dans ses discours la nécessité d’adopter des traités de libre échange pour diversifier les relations et sortir d’une dépendance excessive vis-à-vis de la Chine. Cependant Merz, comme Scholz, sait l’opposition croissante contre ces accords, notamment en France qui craint pour son agriculture et ne voit pas autant d’opportunités d’exportation que l’industrie allemande en difficulté.
Pour conclure, Mesdames et Messieurs, rarement dans l’histoire récente de notre pays nous avons été confrontés à des bouleversements aussi importants que ceux que nous connaissons aujourd’hui dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité. Mais j’ai le sentiment que nous avons toutes les chances non seulement de survivre à cette rupture d’époque, mais aussi de nous rapprocher encore davantage en tant qu’Union européenne.
Car nous sommes dans cette Union européenne — et je veux ajouter la Grande-Bretagne, bien qu’elle ne soit malheureusement plus membre de l’Union — et, au-delà de celle-ci, bien plus que 450 millions d’Européens. Nous sommes un espace de valeurs et d’intérêts communs, d’histoire et de culture communes, profondément ancrés dans la tradition démocratique et le respect de l’État de droit. Ces points communs sont la base pour que l’Europe puisse affirmer avec succès sa liberté, sa paix et sa prospérité, même et surtout en cette période de concurrence systémique croissante. Je vous remercie chaleureusement de votre attention et me réjouis de la discussion avec vous.