Plus d’une douzaine de pays ou d’organisations internationales ont aujourd’hui adopté des documents de référence sur l’Indopacifique, présentés sous des appellations diverses, qu’il s’agisse de stratégies, visions, lignes directrices ou perspectives. L’espace retenu dans ces documents connaît également des périmètres variables selon qu’il inclut ou non les côtes orientales de l’Afrique et la façade pacifique du continent américain. 

Cependant, l’ensemble de ces documents ont en commun le fait que l’Indopacifique réunit trois caractéristiques  :

  • Il inclut le centre de gravité de l’économie mondiale, en contribuant à plus de 35 % de la richesse mondiale et à 70 % de sa croissance. Les projections de la Banque asiatique de développement indiquent qu’il pourrait représenter plus de la moitié du PIB mondial d’ici 2050. Cela se traduit également par une importante intégration économique avec plus de 60 % des échanges commerciaux intra-régionaux 1, un fort dynamisme des classes moyennes, un investissement important dans l’innovation, en particulier numérique avec la moitié des utilisateurs d’Internet ; 
  • Il est le théâtre de foyers de tensions multiples (mer de Chine, péninsule coréenne, détroit de Taïwan, frontière sino-indienne, golfe arabo-persique) et de la rivalité stratégique sino-américaine, accentuée par un déficit en matière d’architecture de sécurité  ; 
  • Il joue enfin un rôle crucial pour notre capacité à relever les défis mondiaux, dont la défense des biens communs (lutte contre le réchauffement climatique, protection de la biodiversité, gestion durable des océans, surveillance épidémiologique).   

La pertinence du terme Indopacifique tient aussi à ce que celui-ci ne se limite pas à désigner un espace géographique, mais aussi, et avant tout, une construction géopolitique. Cela se vérifie par la prise en compte de deux dimensions intrinsèquement liées : 

  • La prééminence de la notion de flux, au cœur du processus de la mondialisation, qui procède de la « maritimisation » du monde et du dépassement des approches sur une base territoriale en régions et sous-régions. En privilégiant le prisme de la connectivité entre l’océan Indien et l’océan Pacifique, on opère dans l’analyse des enjeux internationaux un déplacement du terrestre vers le maritime (90 % des exportations mondiales s’effectuent par bateau, 99 % des liaisons Internet par câbles sous-marins, une forte proportion des approvisionnements énergétiques par voie maritime)  ;  
  • L’assertivité accrue de la Chine, avec en particulier le déploiement de l’initiative « Belt and Road » et des « routes maritimes de la soie » et aujourd’hui de la « Global Development Initiative », ainsi que de leurs déclinaison en forums multiples « Chine+X », dédiés à l’Asie centrale, l’océan Indien, le bassin du Mékong et le Pacifique Sud, lesquels ont vocation à s’inscrire au sein de formats élargis dans lesquels la Chine entend jouer un rôle de premier plan (BRICS+, Organisation de coopération de Shanghai, etc).  En vue de relever les défis induits par cette reconfiguration des équilibres stratégiques au profit de la Chine, certains pays, dont l’Inde en particulier, entendent jouer un rôle de contrepoids tandis que d’autres cherchent à préserver leurs marges de manœuvre en s’insérant dans un réseau d’alliances et de partenariats alternatifs. 

On peut également relever que le concept d’Indopacifique, en cohérence avec le primat accordé au maritime, entraîne une modification du statut des îles. Souvent perçues en fonction de leurs vulnérabilités (déficit de connectivité, impact du changement climatique), elles sont désormais des acteurs de plus en plus pertinents au vu de leur rôle accru dans les domaines du contrôle des routes maritimes et de l’économie bleue.

La pertinence du terme Indopacifique tient aussi à ce que celui-ci ne se limite pas à désigner un espace géographique, mais aussi, et avant tout, une construction géopolitique.

Marc Abensour

L’adoption de la notion d’Indopacifique par nombre d’acteurs internationaux reste donc globalement fidèle à la vision initiale développée par le Premier ministre Shinzo Abe lors de son discours prononcé devant le Parlement indien en 2007, dans lequel il appelait à la mise en place d’une « Asie élargie » s’étendant de l’océan Indien à l’océan Pacifique sous forme d’une « mer de liberté et de prospérité, transparente et ouverte à tous ». 

Il convient toutefois de souligner que l’adhésion au concept d’Indopacifique, ou son acceptation par ceux qui ne veulent pas s’y opposer frontalement, en particulier les petits États insulaires, s’accompagne d’approches différenciées selon les acteurs, cette plasticité étant d’ailleurs gage d’appropriation et d’efficacité. 

À cet égard, la stratégie française se caractérise par sa singularité, structurée autour des enjeux suivants  :        

  1. Résister aux logiques de blocs et à l’émergence d’une nouvelle bipolarisation ; 
  2. Promouvoir des « partenariats de souveraineté » ; 
  3. Soutenir activement le multilatéralisme régional ; 
  4. Faire des territoires ultramarins des acteurs et des bénéficiaires de la stratégie ; 
  5. Exercer un rôle d’entraînement au sein de l’Union.

C’est pour analyser leur logique d’ensemble que nous proposons cette présentation.

1 — Résister aux logiques de blocs et à l’émergence d’une nouvelle bipolarisation 

Parmi les grands principes et objectifs de la stratégie de la France pour l’Indopacifique, tels qu’énoncés dans les discours fondateurs du président de la République dès 2018 et les documents de référence 2, prévaut le maintien d’un espace ouvert et inclusif, libéré de toute forme de coercition et fondé sur le respect du droit international et du multilatéralisme. Cela se traduit par un souci constant d’autonomie stratégique dans notre capacité d’analyse et d’action au sein de cet espace, comme en témoignent les déploiements réguliers et opérationnels de la Marine Nationale et de l’Armée de l’Air et de l’Espace. Ces signalements stratégiques vis-à-vis de nos compétiteurs visent au respect de la liberté de navigation et de survol, à la garantie d’accès aux espaces communs ainsi qu’au maintien de la stabilité stratégique dans un contexte de désinhibition des rapports de puissances. Ils permettent également de participer à des exercices militaires en vue de renforcer notre interopérabilité avec les forces armées des pays partenaires, ainsi que de mener des opérations de surveillance, notamment en matière de non-prolifération. Ces déploiements sont complétés par la présence de nos forces de souveraineté (zone sud de l’océan Indien, Nouvelle-Calédonie et Polynésie française) et de nos forces de présence (Émirats arabes unis et Djibouti), lesquelles poursuivent leur montée en puissance dans le cadre de la loi de programmation militaire 2024-2030. 

L’adhésion au concept d’Indopacifique, ou son acceptation par ceux qui ne veulent pas s’y opposer frontalement, en particulier les petits États insulaires, s’accompagne d’approches différenciées selon les acteurs.

Marc Abensour

Face à la tentative de construction de sphères d’influence ou de la recherche prioritaire d’alignement stratégique, nous entendons privilégier une approche consistant à répondre aux défis de la montée en puissance de la Chine tout en évitant d’alimenter une logique de blocs, susceptible de contribuer à l’intensification de la compétition sino-américaine, de renforcer les risques d’escalade, et de donner corps in fine à la prophétie auto-réalisatrice d’un affrontement inéluctable, proposée par Graham Allison avec le fameux « piège de Thucydide » 3. En misant en priorité sur la mobilisation d’un système multilatéral efficace et inclusif, en mesure d’apporter des réponses concrètes et durables, notre positionnement s’efforce plutôt d’offrir à nos partenaires une alternative au narratif chinois consistant à promouvoir Pékin en tant que porte-parole du « Sud Global » ou à exploiter le clivage artificiel selon la formule « the West vs. the Rest ». Cela s’est notamment traduit par les déplacements, souvent sans précédent, du président de la République dans plusieurs pays en développement pour engager des programmes de coopération en réponse à leurs défis prioritaires (Mongolie en mai 2023, Vanuatu et Papouasie-Nouvelle-Guinée en juillet 2023, Sri Lanka en juillet 2023, Bangladesh en septembre 2023). 

En ligne avec le triptyque européen « partenaire, concurrent, rival systémique », la France s’emploie, sans naïveté, à préserver un dialogue exigeant et des espaces de coopération avec Pékin, en particulier sur les enjeux globaux (climat, non-prolifération, dette des pays en développement) et sur les crises internationales (Ukraine, Iran, Proche-Orient, Corée du Nord), autant de sujets essentiels avec un pays membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. En parallèle, la France contribue activement à créer les conditions en faveur de l’établissement de règles de concurrence équitables et d’un rééquilibrage de la relation entre la Chine et l’Europe, sur la base de l’approche « derisking without decoupling ».   

Tout en évitant de concevoir l’espace indopacifique comme conflictuel par essence, la France souligne que son positionnement n’équivaut en aucun cas à une relation d’équidistance entre Washington et Pékin. Fidèle au principe « allié, mais pas aligné », elle partage avec les États-Unis en tant que puissance résidente de l’Indopacifique de nombreuses convergences sur les défis dans la région et les réponses à y apporter. Cependant, elle continue de faire valoir que nos nuances sont autant d’atouts pour construire la complémentarité stratégique avec les États-Unis. C’est dans cet esprit qu’a été instauré en 2024 un dialogue franco-américain sur l’Indopacifique au niveau du Secrétaire d’État adjoint américain et du Directeur politique du Quai d’Orsay. Celui-ci a l’ambition de mettre en œuvre des coopérations concrètes illustrant nos synergies dans une série de domaines, qu’il s’agisse de la sécurité maritime, de la réponse aux catastrophes naturelles, du climat ou des projets d’infrastructures, en mobilisant nos avantages comparatifs respectifs vis-à-vis des différents partenaires de la région.

La France s’emploie, sans naïveté, à préserver un dialogue exigeant et des espaces de coopération avec Pékin.

Marc Abensour

Ce positionnement français (pas d’approche confrontationnelle vis-à-vis de la Chine, pas d’équidistance entre Pékin et Washington, pas d’alignement stratégique sur les États-Unis) est généralement bien compris et apprécié par les pays de l’Indopacifique, lesquels dans leur grande majorité redoutent d’être contraints de « choisir » entre Pékin et Washington. Ils voient dans la diversification de leurs partenariats une opportunité d’accroître leurs marges de manœuvre pour « naviguer » au mieux dans un environnement de plus en plus soumis à la compétition stratégique entre grandes puissances ou puissances régionales. Face aux tentatives d’emprise au niveau régional, les pays de l’Indopacifique ont en effet développé des stratégies de contournement ou d’évitement. Certains participent en effet à des formats institutionnels multiples et concurrents, voire à des partenariats ou à des alliances qui pourraient être perçus comme exclusifs (par exemple, la doctrine de « multi-alignement » qui permet à l’Inde de participer au QUAD indopacifique et à l’Organisation de coopération de Shanghai). D’autres pratiquent ce que l’on peut assimiler à une politique de couverture des risques (hedging) consistant à valoriser leurs atouts de façon fluctuante auprès de chaque compétiteur en vue de défendre leurs intérêts et de préserver une liberté d’action. Nombre de ces États, ayant parfois conquis leur indépendance de façon relativement récente, ont traditionnellement cherché à se maintenir à distance des rivalités de puissances, notamment sovieto-américaine, tout en devant intégrer aujourd’hui le fait que la Chine est devenue leur premier partenaire économique. Pour certains pays ayant fait le choix de l’alignement stratégique, une alternative consiste aussi à ménager une relative incertitude sur un possible revirement d’allégeance.   

La stratégie française doit donc composer avec cette fluidité accrue des relations internationales, incarnée par ces partenariats de convenance et cet art de conjuguer les interdépendances, tout en s’efforçant de faire prévaloir un cadre pérenne de valeurs et d’intérêts partagés. 

Nous entendons privilégier une approche consistant à répondre aux défis de la montée en puissance de la Chine tout en évitant d’alimenter une logique de blocs, susceptible de contribuer à l’intensification de la compétition sino-américaine.

Marc Abensour

2 — Promouvoir des « partenariats de souveraineté »  

L’opérationnalisation de la stratégie française vise à traiter l’ensemble des défis qui se posent dans l’Indopacifique selon une approche coopérative et multidimensionnelle.

Outre la défense et la sécurité qui représentent une composante structurante de la stratégie indopacifique, elle se concentre aussi sur les défis liés à la lutte contre le réchauffement climatique, à la protection de la biodiversité, à la gestion durable des océans, aux enjeux de connectivité et à la santé. Dans chacun de ces domaines, nous visons en priorité à nouer avec les pays de l’Indopacifique des « partenariats de souveraineté » conçus comme autant d’objectifs partagés de réduction des dépendances et de résilience accrue à travers des programmes de coopération pour répondre aux défis communs. Ces partenariats de souveraineté, qui sont autant de gains partagés en termes d’autonomie, forment ainsi un agenda positif en réponse aux défis prioritaires au sein de l’espace indopacifique.  

L’AFD compte parmi les principaux opérateurs français engagés dans l’Indopacifique avec des encours à hauteur de 11,2 milliards d’euros (soit 23 % de son bilan mondial), majoritairement consacrés à la résilience climatique, à la protection de la biodiversité, à la gestion durable des océans et à la finance verte 4. Elle intervient dans l’Indopacifique en soutenant également les interventions des banques multilatérales (Banque mondiale, Banque asiatique de développement et Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures). Son mandat a été élargi pour lui permettre désormais d’intervenir auprès des îles du Pacifique dans le cadre de projets régionaux en faveur de l’adaptation au changement climatique 5. L’AFD vient également d’étendre son réseau dans le Pacifique Sud en ouvrant des bureaux au Vanuatu, à Fidji et en Papouasie-Nouvelle-Guinée et de multiplier par cinq son budget pour cette région en vue d’atteindre 200 millions d’euros en 2027. 

La sécurité maritime est une priorité particulièrement structurante.

Marc Abensour

Parmi les réalisations concrètes engagées dans cette perspective, on peut mentionner par exemple le programme « Varuna » à l’échelle de l’océan Indien, financé par l’AFD avec l’IRD et le CIRAD comme partenaires et Expertise France en tant que maître d’ouvrage, visant à protéger la biodiversité et la gestion des aires marines protégées, ou plus récemment le programme BRIDGES sur la résilience climatique et l’adaptation des écosystèmes écologiques et marins. En Océanie, l’initiative « KIWA » couvre désormais 19 États et territoires insulaires du Pacifique pour lutter contre l’impact du changement climatique grâce à des solutions fondées sur la nature, telles que des fermes biologiques, la diffusion des pratiques d’agroécologie et d’agroforesterie, ou la reconstitution des massifs coraliens. Le lancement lors de la COP28 du « paquet pour les forêts, la nature et le climat » avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée, 3ème plus important réservoir de forêt primaire au monde, s’inscrit également dans ce cadre. En matière de sécurité sanitaire, la mise en place d’un réseau indopacifique de surveillance épidémiologique vise à coordonner les dispositifs déjà existants dans le Pacifique, en Asie du Sud-Est et dans l’océan Indien en renforçant les approches intégrées de la santé humaine, animale et environnementale. L’ensemble de ces programmes, qui ont vocation à réunir un nombre croissant de bailleurs internationaux et bénéficient majoritairement du soutien des organisations régionales, permettent ainsi de faire prévaloir une approche intégrée à l’échelle d’une région ou sous-région. Ils contribuent aussi aux échanges d’expérience et de bonnes pratiques entre initiatives analogues à l’échelle de l’Indopacifique et sensibilisent nos partenaires à l’intérêt de s’inscrire dans une démarche proactive en matière de gouvernance régionale inclusive pour faire face aux défis partagés. C’est la multiplication de ces programmes, créant des réseaux d’intérêts partagés et de liens de solidarité entre partenaires, qui permet d’apporter une réponse collective au service de l’autonomie et de la liberté d’action des pays de l’Indopacifique. Ils participent aussi à la préservation et à la sécurisation de l’environnement de nos territoires ultramarins, confrontés aux mêmes défis que nos partenaires de l’Indopacifique.     

En soutien à ces programmes, la France s’emploie à développer des partenariats privilégiés avec certains pays affinitaires de l’Indopacifique. C’est notamment le cas avec l’Inde avec laquelle une feuille de route franco-indienne pour l’Indopacifique a été adoptée qui porte en particulier sur la sécurité maritime et l’action de l’État en mer, l’économie bleue et la gouvernance des océans, tandis qu’a été institué avec l’appui de Campus France un centre franco-indien sur les sciences de la santé à vocation régionale 6. Avec le Japon, un groupe de travail sur l’Indopacifique vise à renforcer la coordination des projets en pays tiers autour des secteurs prioritaires tels que le climat, l’environnement et la biodiversité, les infrastructures de qualité et la santé, avec pour ambition de renforcer les synergies et si possible d’identifier des programmes conjoints. La relation de confiance a été renouvelé avec l’Australie sur la base d’une feuille de route ambitieuse 7, comme en témoignent le lancement récent du centre régional franco-australien pour la transition énergétique 8, auquel le CEA est associé ainsi que le renforcement de la coordination de nos actions en matière de climat, d’assistance humanitaire et de sécurité maritime, non seulement dans le Pacifique, mais également en direction de l’Asie du Sud-Est et de l’océan Indien. Avec la Corée du Sud, un effort analogue est entrepris depuis que ce pays s’est doté d’une stratégie indopacifique qui présente de fortes convergences avec l’approche française et offre par conséquent de nouvelles opportunités de coopération en pays tiers. Un dialogue franco-coréen sur l’Indopacifique a d’ailleurs récemment été lancé. 

Parmi toutes ces initiatives, la sécurité maritime est une priorité particulièrement structurante, compte tenu de la multiplicité des défis au cœur des espaces maritimes, tels que la piraterie, le terrorisme maritime, les trafics d’armes, de drogue et d’êtres humains ou la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN). Notre ambition dans ce domaine consiste à contribuer à la mise en place d’une architecture régionale de sécurité maritime dans des zones d’intérêt prioritaires. La Marine nationale participe aux opérations de l’Union européenne (Atalanta, Aspides, Agénor) 9 et contribue activement à la sécurisation des voies maritimes en déployant de façon régulière et opérationnelle des moyens navals majeurs (groupe aéronaval, SNLA, porte-hélicoptères BPC, frégates FREMM) pour défendre la liberté de navigation et le respect de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, y compris dans des zones de tension telles que le détroit de Taïwan et les mers de Chine orientale et méridionale. 

La stratégie indopacifique constitue donc un cadre mobilisateur pour susciter un engagement accru des États côtiers et des États insulaires en matière de sécurité maritime.

Marc Abensour

Parallèlement, des actions de coopération en matière de sûreté et de sécurité maritimes sont régulièrement engagées avec les pays partenaires et la stratégie indopacifique constitue un cadre mobilisateur pour susciter une réelle dynamique en faveur d’une architecture régionale de sécurité maritime. À cet égard, nous pouvons nous appuyer sur les dispositifs existants au sein de nos collectivités ultramarines et mettre en place des formations capacitaires sur la base du modèle français d’action de l’État en mer dans la région. C’est en particulier le cas avec le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) pour le Sud de l’océan Indien basé à La Réunion. Nous pouvons également mettre en place avec certains pays partenaires des instituts de formation, comme c’est désormais le cas au Sri Lanka où vient d’être lancé le Centre régional d’études maritimes (CREM), en tirant parti de la localisation stratégique de cet État insulaire au cœur de l’océan Indien. Nous travaillons à la mise en place d’une Académie de sécurité, à La Réunion, qui viendra compléter le CREM. Nous explorons actuellement la possibilité de pratiquer le « shipriding » (embarquement d’agents étrangers à bord de navires de la Marine Nationale pour des opérations de contrôle des pêches) avec certains États insulaires du Pacifique Sud, à l’instar de ce qui est pratiqué dans le sud-ouest de l’océan Indien. Nous contribuons enfin activement aux dispositifs régionaux de connaissance de la situation maritime (« maritime domain awareness ») via les organisations régionales avec la participation d’officiers de liaison dans les différents « Centres de Fusion de l’Information » à Madagascar, en Inde, à Singapour et au Vanuatu. La France et l’Union disposent à cet égard des dispositifs les plus avancés, comme en témoignent nos contributions au sein des opérations et missions navales de l’Union et de notre implication dans certains programmes européens tels que « Safe Seas Africa », programme de l’Union européenne de renforcement de l’architecture régionale de sécurité maritime spécifiquement dédié à l’Ouest de l’océan Indien, sous l’égide de la Commission de l’Océan Indien (COI). La stratégie indopacifique constitue donc un cadre mobilisateur pour susciter un engagement accru des États côtiers et des États insulaires en matière de sécurité maritime grâce à une approche davantage intégrée entre acteurs, programmes et organisations régionales compétentes dans ce domaine.    

Cette logique des partenariats de souveraineté consiste ainsi à proposer une alternative, non pas pour se substituer aux autres grands acteurs régionaux, mais pour conférer aux pays de l’Indopacifique la possibilité de choisir en toute autonomie leurs partenaires, projets par projets, avec l’objectif de construire à terme un réseau de solidarités et d’interdépendances volontaires.      

3 — Soutenir activement le multilatéralisme régional 

Le soutien au multilatéralisme régional représente une autre dimension au cœur de l’approche française pour l’Indopacifique. Il s’inscrit dans le cadre plus large de notre engagement en faveur de la défense d’un multilatéralisme efficace, fondé sur le respect de la règle de droit et de la Charte des Nations Unies. Cela se traduit par un investissement encore renforcé au sein des organisations multilatérales régionales dont nous sommes membres de plein droit et par un effort de rapprochement avec celles dont nous sommes partenaires ou simples observateurs. 

La France est ainsi devenue en 2020 membre à part entière de l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA), laquelle s’est dotée en 2022 d’une « vision pour l’Indopacifique » 10. Ce document présente de fortes convergences avec nos propres priorités. Après avoir récemment décidé de renforcer ses contributions financières et humaines en faveur de l’organisation, la France s’attache aujourd’hui avec ses partenaires à promouvoir une organisation plus opérationnelle qui permette de réaliser des avancées concrètes, dans des domaines tels que l’économie bleue, la lutte contre la pêche INN, les narcotrafics et les pollutions marines ou encore la gestion des catastrophes naturelles. La vision indopacifique de l’IORA s’avère également un cadre adapté pour encourager un engagement accru des neuf pays africains riverains de l’océan Indien au sein de cet espace. Nous encourageons également une meilleure coordination de l’organisation avec les autres structures régionales et avons activement soutenu le développement des échanges de l’IORA avec la COI, dont la France est membre fondatrice. Cela contribue à renforcer l’interconnexion de la région, en particulier dans le domaine de la sécurité maritime grâce à l’appui apporté aux centres régionaux de la COI pour la fusion de l’information maritime à Madagascar et de coordination des opérations aux Seychelles. La France avait également pris la présidence de l’IONS (Indian Ocean Naval Symposium) de 2021 à 2023 en consacrant une attention prioritaire aux enjeux de sécurité environnementale auxquels sont confrontés les pays riverains de l’océan Indien. Elle entend poursuivre ses efforts dans ce cadre en faveur de la coopération navale, en particulier avec l’actuelle présidence thaïlandaise. 

L’ASEAN est d’une centralité toute particulière pour la France, en raison notamment de son engagement pour la défense du droit international public et du système multilatéral.

Marc Abensour

Dans le même esprit, la France est devenue partenaire de développement de l’ASEAN en 2021. Depuis, un plan d’action a été adopté et des collaborations concrètes ont été définies sur un certain nombre de priorités  : réponse aux catastrophes naturelles, enjeux globaux (santé, climat, biodiversité), développement durable (agriculture durable, économie bleue, transition énergétique, patrimoine, tourisme, etc.). Nous sommes à présent dans la phase de mise en œuvre, avec un rôle majeur dévolu à l’Agence française de développement (AFD), qui a contribué à plus de 170 projets en Asie du Sud-Est au cours des dix dernières années, pour un engagement total de plus de 4 milliards d’euros. Tout récemment, ce partenariat s’est concrétisé avec des projets d’amélioration de la qualité de l’air et de lutte contre la pollution plastique. L’ASEAN est d’une centralité toute particulière pour la France, en raison notamment de son engagement pour la défense du droit international public et du système multilatéral, de son approche coopérative et inclusive et des convergences entre les stratégies française et européenne et l’ASEAN Outlook on the Indo-Pacific 11. Ce dernier document programmatique annonce également un engagement plus important de l’ASEAN dans le Pacifique et l’océan Indien, comme en témoignent les récents mémorandums signés par l’Association avec l’IORA et le Forum des îles du Pacifique (FIP). De façon générale, l’ASEAN prend une place croissante dans notre stratégie, avec un axe d’effort particulier en faveur du développement de la connectivité et des infrastructures de qualité. La France poursuit également son rapprochement avec les structures de défense de l’ASEAN, en particulier l’ADMM-Plus 12. Elle a pu participer en tant qu’observateur aux groupes de travail « sécurité maritime » et « opérations de maintien de la paix », ce qui témoigne de la reconnaissance de son rôle en tant que pourvoyeur de sécurité dans la zone. Elle continue d’œuvrer dans la perspective de sa pleine adhésion à cette enceinte. 

Notre approche se traduit enfin par un renforcement de notre engagement dans le Pacifique Sud, zone de compétition accrue entre grandes puissances, en misant notamment sur la participation des collectivités d’outre-mer de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française au Forum des îles du Pacifique (FIP), à la Communauté du Pacifique (CPS) ainsi qu’au Programme Régional Océanien pour l’Environnement (PROE), auxquels siègent les trois collectivités aux côtés de l’État français. La France a exprimé son soutien à la Stratégie du FIP pour le continent du Pacifique bleu à l’horizon 2050 13 ainsi qu’à la Déclaration de Boe du FIP 14 en faveur d’un engagement multilatéral accru contre les menaces, en particulier l’enjeu existentiel de la résilience climatique, auquel font face les communautés de la famille du Pacifique. La Conférence des Nations Unies sur les océans à Nice en juin 2025 sera à cet égard l’occasion de mieux prendre en compte les priorités des États insulaires du Pacifique, au cœur de la politique de solidarité de la France (un tiers de sa contribution financière pour l’adaptation et la résilience climatique). Dans le prolongement du déplacement du président de la République dans la région en juillet 2023, nous avons renforcé notre contribution à l’architecture régionale de sécurité dont témoignent les opérations du « Pacific Quad » (France, États-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande) de surveillance maritime des ZEE des États insulaires du Pacifique au profit de l’agence des pêches du FIP, ainsi que notre implication accrue dans le format des ministres de la Défense du Pacifique Sud (SPDMM) 15 et dans les initiatives régionales thématiques telles que le Western Pacific Naval Symposium. 

Notre défense du multilatéralisme doit également compter avec la multiplication de formats émergents et de coalitions ad hoc, notamment à l’initiative des États-Unis, comme le Quad Indopacifique, AUKUS, les trilatérales états-Unis-Corée du sud-Japon et États-Unis-Japon-Philippines ou des regroupements comme le « Partnership in the Blue Pacific » (PBP). Cela pose un défi en termes d’articulation avec les organisations multilatérales au niveau régional. Face à cet essor du « minilatéralisme », nous entendons faire prévaloir le pragmatisme. La France a d’ailleurs elle-même contribué à la mise en place de formats trilatéraux avec l’Inde et les Émirats arabes unis d’une part, ainsi qu’avec l’Inde et l’Australie d’autre part, et n’exclut pas de s’associer à l’avenir à d’autres formats ad hoc (par exemple dans le cadre du projet de corridor économique Inde-Moyen-orient-Europe — IMEC). Pour autant, la participation à ces regroupements de pays affinitaires doit veiller à : 

  • s’assurer que le format retenu est fonction des objectifs poursuivis et demeure modulable en vertu du principe d’inclusivité, sous peine d’être perçu comme une alliance exclusive. Certains formats, visant en priorité un objectif d’alignement stratégique ont pu être assimilés à des coalitions dirigées contre la Chine  ;     
  • prévenir le risque d’une généralisation de coalitions ad hoc, susceptibles de faire prévaloir à terme une approche essentiellement transactionnelle des relations internationales, au détriment de notre engagement en faveur de la défense d’un multilatéralisme efficace. C’est à ce titre que nous restons particulièrement vigilants à ce que les formats ad hoc auxquels nous participons viennent aussi en appui des initiatives lancées dans le cadre des organisations régionales, ne serait-ce que pour éviter le risque de duplications inutiles. Ainsi, nous intervenons de façon coordonnée avec l’Inde et l’Australie dans le cadre des instances régionales dont nous sommes membres comme l’Association des États riverains de l’océan Indien.  

Notre défense du multilatéralisme doit également compter avec la multiplication de formats émergents et de coalitions ad hoc, notamment à l’initiative des États-Unis.

Marc Abensour

S’agissant plus spécifiquement du PBP, dont nous sommes observateurs, nous privilégions la poursuite de l’objectif initial qui était l’amélioration de la coordination des pays contribuant à la gestion des catastrophes naturelles dans le Pacifique Sud. C’est la raison pour laquelle nous apportons un soutien financier sur une période de huit ans au programme pour la constitution de stocks de secours pré-positionnés dans les États insulaires (« Pacific Humanitarian Warehousing Program »), inscrit également parmi les priorités du PBP, en complément de notre contribution au partenariat trilatéral avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande (FRANZ) en matière d’aide d’urgence en cas de catastrophes naturelles.   

4 — Faire des territoires ultramarins des acteurs et des bénéficiaires de la stratégie  

La singularité de la stratégie française réside également dans le fait que la France est une nation résidente de l’Indopacifique avec ses départements et collectivités d’outre-mer, garants de la légitimité de notre approche. Si l’on ajoute à nos 1,8 million de compatriotes d’Outre-mer les Français expatriés, près de deux millions de Français résident dans la zone. Nos territoires, auxquels sont rattachés plus de 90 % de notre ZEE (la seconde ZEE mondiale avec 10,2 M km2) sont donc des acteurs essentiels dans la mise en œuvre de la stratégie. Ils constituent à ce titre, du fait des compétences qui y sont rassemblées (opérateurs de l’Etat comme l’AFD ou l’IRD, Instituts de recherche, Universités), de précieuses plateformes d’expertise pour développer des coopérations avec les pays partenaires de l’Indopacifique, en particulier dans les domaines de la résilience climatique, de la protection de la biodiversité, du développement des énergies propres et de la lutte contre les menaces transnationales. 

Parallèlement, la stratégie vise aussi à servir les intérêts de nos collectivités ultramarines en faisant de leur intégration régionale et de leur diversification économique des priorités. L’État s’emploie ainsi à associer davantage les territoires ultramarins à l’élaboration et à la mise en œuvre de la stratégie indopacifique, tout en garantissant la cohérence de la politique étrangère de la France. Chacun des territoires dispose en effet de compétences différenciées en la matière. À titre d’exemple, la Nouvelle-Calédonie et La Réunion disposent d’un réseau de délégués, intégrés selon des modalités distinctes, au sein des ambassades de France dans leurs régions respectives — nous procéderons prochainement de même avec Mayotte. Nos ambassades, avec l’appui de l’ambassadeur pour la coopération dans l’océan Indien et l’ambassadrice pour la coopération dans le Pacifique Sud, s’emploient dans leurs bassins respectifs à mobiliser les acteurs économiques de leurs pays de résidence pour encourager les échanges commerciaux et les investissements en faveur des territoires ultramarins. C’est en cohérence avec cette volonté d’associer les territoires ultramarins à la politique étrangère de la France que le président de la République était accompagné des présidents des exécutifs locaux de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française lors de ses déplacements au Vanuatu et en Papouasie-Nouvelle-Guinée en juillet 2023. Signe de la contribution des territoires ultramarins à la réflexion sur l’Indopacifique, l’assemblée de la Polynésie française avait ainsi mis en place une mission d’information sur l’impact de la stratégie française sur les collectivités du Pacifique. 

Cet effort de concertation avec les responsables locaux doit se poursuivre en vue d’échanger davantage sur les enjeux géopolitiques, d’ancrer plus fortement la participation des collectivités ultramarines aux organisations régionales, notamment en visant des postes à responsabilités et de co-construire les initiatives inscrites dans le cadre de la stratégie indopacifique. C’est dans cet esprit qu’est aujourd’hui envisagée la création d’une Académie de sécurité de l’océan Indien, basée à La Réunion, pour favoriser l’intégration du territoire et répondre aux besoins de formation au niveau régional face aux défis communs en matière de sécurité maritime, de menaces transnationales et de catastrophes naturelles. En parallèle, un processus est engagé pour le développement d’une Académie de sécurité analogue dans le Pacifique, basée en Nouvelle-Calédonie, visant à proposer des formations pratiques et des échanges d’expériences au profit des États insulaires.

La France est une nation résidente de l’Indopacifique avec ses départements et collectivités d’outre-mer, garants de la légitimité de notre approche. Près de deux millions de Français résident dans la zone. 

Marc Abensour

La crise actuelle en Nouvelle-Calédonie représente assurément un défi majeur. Dans le respect des accords de Nouméa et de Matignon ainsi que du droit à l’autodétermination, notre priorité reste de mettre un terme définitif à la violence, de privilégier le dialogue entre les communautés dans la définition du nouveau statut du territoire et de relancer l’activité économique. Dans ce contexte, nous privilégions une position d’ouverture, de continuité des échanges et de transparence en direction du FIP en ayant accueilli en Nouvelle-Calédonie en octobre dernier, en liaison étroite avec l’exécutif local, une mission d’information de représentants à haut niveau du Forum. Dans le même temps, notre engagement et nos actions de coopération à l’échelle régionale continuent de s’intensifier. 

5 — Exercer un rôle d’entraînement au sein de l’Union européenne

La France a plaidé d’emblée en faveur d’une stratégie ambitieuse de l’Union européenne dans l’Indopacifique. Nous l’avons fait avec le soutien d’autres États membres, notamment l’Allemagne et les Pays-Bas, qui ont publié en septembre 2020 leurs propres directives nationales pour l’Indopacifique. L’adoption par l’Union en septembre 2021 d’une stratégie pour la coopération dans l’Indopacifique a donc constitué une avancée majeure, qui témoigne de la prise de conscience de l’importance des enjeux de l’Indopacifique et de la nécessité de défendre collectivement les intérêts majeurs de l’Union dans la région. L’Union joue en effet un rôle important dans l’Indopacifique, notamment comme premier investisseur, premier pourvoyeur d’aide publique au développement, et comme partenaire commercial de premier rang (le commerce entre l’Union et les pays de l’Indopacifique représente 70 % des échanges mondiaux). Il faut maintenant que l’Union soit plus engagée et plus visible en tant que partenaire en matière de connectivité, pourvoyeur de sécurité et acteur référent pour la transition verte.  

Dans l’analyse des enjeux et la définition des priorités, les stratégies française et européenne sont alignées et se complètent mutuellement. La stratégie européenne prolonge la stratégie française, car l’Union est l’échelle pertinente pour répondre aux défis de la zone (connectivité, développement, commerce et investissement) et nous permet de porter encore plus fortement nos valeurs, en particulier le multilatéralisme et la règle de droit. 

L’Union est l’échelle pertinente pour répondre aux défis de la zone indopacifique.

Marc Abensour

Cela se traduit d’abord par les partenariats bilatéraux solides de l’Union avec les pays de l’Indopacifique, notamment avec le Japon, l’Inde, les pays de l’ASEAN, l’Australie et la Corée du Sud. La mise en œuvre de la stratégie de coopération de l’Union dans l’Indopacifique repose en grande partie sur le renforcement de ces partenariats, le développement des accords commerciaux (conclu avec la Nouvelle-Zélande en 2022 pendant la présidence française de l’Union Européenne, en négociation avec l’Australie, l’Inde, l’Indonésie et les Philippines), la conclusion de nouvelles Alliances vertes ou de nouveaux partenariats dans le domaine de la connectivité numérique. 

L’Union dispose également pour mettre en œuvre sa stratégie d’outils et d’instruments financiers qui peuvent être pleinement mobilisés dans le cadre des « Initiatives Equipe Europe » (qui associent dans un même effort États membres et institutions). C’est en particulier le cas du programme « Global Gateway » qui comporte cinq domaines prioritaires (numérique, climat et énergie, transport, santé, éducation et recherche) et qui a pour objectif de mobiliser au niveau mondial jusqu’à 300 milliards d’euros d’investissements sur la période 2021-2027 (la moitié des financements de Global Gateway devant provenir des États membres) et avec un effet de levier espéré sur le secteur privé. Reposant sur des principes de bonne gouvernance et d’ambition écologique, Global Gateway vise à offrir une alternative aux partenaires confrontés à des risques de dépendance, notamment dans le cadre de l’initiative chinoise « Belt and Road ». Un paquet de 10 milliards d’euros d’investissements pour l’Asie du Sud-Est a ainsi été adopté dès 2022. 

L’Union contribue en outre au renforcement de la sécurité maritime qui répond à une priorité urgente face aux actions des Houthis en mer Rouge, à l’agressivité croissante de la Chine en mer de Chine méridionale et aux tensions dans le détroit de Taïwan. Cela se concrétise notamment par l’extension de la « présence maritime coordonnée » dans l’ouest de l’océan Indien, un dispositif très flexible, qui combine déploiement de capacités, formations et exercices conjoints, et qui est ouvert à l’ensemble des partenaires de la zone. Elle assure avec succès la promotion de son programme CRIMARIO II (Critical Maritime Routes Indo-Pacific) dans le domaine de la connaissance de la situation maritime grâce à son système d’échange d’information IORIS, utilisé de façon croissante par les marines et les garde-côtes des pays partenaires, y compris dans le Pacifique sud. À travers le programme « Global Ports Safety », elle contribue à améliorer la sécurité portuaire dans la région en proposant des formations sur la gestion des risques liés aux nouveaux carburants pour la décarbonation de l’industrie maritime. De façon générale, l’Union s’efforce d’intervenir sur les enjeux de sécurité en tant que « catalyseur pertinent » (smart enabler), comme en témoigne son programme ESIWA (Enhancing Security Cooperation in and with Asia), désormais renouvelé, avec l’ambition de renforcer la coopération opérationnelle et le développement de capacités en matière de lutte contre le terrorisme et les menaces hybrides, de cybersécurité, de sécurité maritime et de gestion de crise.

La France continue d’exercer un rôle d’entraînement en faveur de l’agenda européen pour l’Indopacifique. Elle l’a fait lors de sa présidence du Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2022 en prenant l’initiative d’organiser le « Forum ministériel de l’Union pour la coopération dans l’Indopacifique », réunissant  les 27 États membres, une trentaine d’États de la zone indopacifique, ainsi que des représentants des organisations régionales de l’océan Indien et de l’océan Pacifique. Ce format a déjà été réuni à trois reprises, la dernière fois en février 2024 à Bruxelles, en adossant le Forum à la réunion UE-ASEAN des ministres des Affaires étrangères. Il vise à décliner sous forme opérationnelle les grands piliers de la stratégie européenne (sécurité-défense ; enjeux globaux ; connectivité) avec pour objectif de construire de façon pragmatique et dans la durée des coopérations opérationnelles. Dans cette optique, il a été jugé souhaitable par une majorité de participants de retenir un format inédit, sans la Chine, ni les États-Unis, avec lesquels nous avons des canaux de dialogue séparés, afin de préserver un espace de dialogue et de coopération autonome entre les Européens et leurs partenaires de l’Indopacifique. Ce format incarne à son tour la singularité de l’approche française et européenne, qui cherche à s’émanciper de la logique bipolaire inhérente à la rivalité stratégique sino-américaine. La pérennisation du Forum contribue également à garantir la prise en compte de la complémentarité sur les aspects sécuritaires entre l’Union et l’OTAN, laquelle a également développé des partenariats avec des États de la région indopacifique.

L’appropriation de la stratégie par le secteur privé demeure un axe de travail important.

Marc Abensour

Enfin, la France continue de plaider à Bruxelles pour la pleine prise en compte, dans le cadre de la stratégie indopacifique de l’Union, de l’ancrage géographique européen dans cet espace à travers certaines de ses régions ultrapériphériques ou de ses pays et territoires d’outre-mer, lesquels ont vocation à devenir des points d’appui et des relais utiles de la présence européenne. 

*

En définitive, la poursuite de la mise en œuvre de la stratégie française pour l’Indopacifique doit également intégrer les enjeux suivants  : 

  • Corrélée dans sa généalogie aux missions de la Marine nationale pour la protection de la souveraineté de nos Outre-mer et la défense de la liberté de navigation, la stratégie indopacifique conserve aujourd’hui une composante sécurité et défense structurante, destinée à faire face à un environnement stratégique de plus en plus durci. Sa trajectoire témoigne également d’une évolution qui consiste à inscrire désormais le nexus sécurité-défense au sein d’une approche multidimensionnelle faisant intervenir en synergie une pluralité d’acteurs et d’opérateurs. C’est à ce titre que la défense s’implique toujours davantage dans les questions de sécurité environnementale et de réponse aux catastrophes naturelles. 
  • Notre approche conjugue aujourd’hui partenariats privilégiés avec certaines puissances régionales (Inde, Japon, Australie, voire Corée du Sud) et attention accrue en faveur des pays davantage impactés par les rivalités géopolitiques et les risques de dépendance, comme en témoignent nos initiatives en direction de certains États insulaires (Sri Lanka, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Vanuatu, par exemple). De même, un effort particulier est engagé auprès des pays riverains et îles du Sud-Ouest de l’océan Indien, zone qui recouvre des enjeux stratégiques majeurs avec la redirection du trafic maritime vers le canal de Mozambique, la résurgence de la piraterie et l’augmentation du narcotrafic, ainsi que l’influence accrue dans la zone de nos compétiteurs. 
  • L’engagement des autres États membres de l’Union dans l’Indopacifique se poursuit et s’est même intensifié à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, alors que l’on pouvait s’interroger sur la tentation d’un relatif désengagement. Parmi les explications, on peut naturellement retenir la défense du multilatéralisme et du respect des principes de la Charte des Nations unies, mais également la prise de conscience accrue des risques de dépendance, en particulier économique, et de l’intérêt d’une diversification des partenaires en vue notamment de renforcer la résilience des chaînes de valeurs.  
  • L’appropriation de la stratégie par le secteur privé demeure un axe de travail important. Certains groupes hésitent à s’inscrire dans ce cadre qu’ils assimilent parfois à une politique d’« endiguement » de la Chine. Cette appropriation doit s’effectuer de façon progressive. Elle doit permettre de dépasser une approche segmentée des marchés et de mieux intégrer le facteur géopolitique dans la reconfiguration des chaînes de valeurs. C’est notamment le cas des secteurs liés à la connectivité (transport maritime, câbles sous-marins), qui mesurent l’intérêt de s’inscrire dans le cadre de partenariats de souveraineté, à travers notamment le programme européen « Global Gateway ».  

C’est donc au vu de l’ensemble de ces enjeux que la stratégie indopacifique fait aujourd’hui l’objet d’une appropriation croissante par l’ensemble des acteurs publics et privés qui la perçoivent comme un cadre mobilisateur au service de la diversification des partenariats, d’une capacité d’action autonome accrue et d’initiatives concrètes en faveur d’un espace ouvert et inclusif, fondé sur le respect de la règle de droit et un multilatéralisme efficace. 

Liste des stratégies formalisées pour la région Indopacifique

France

La stratégie de la France dans l’Indopacifique (février 2022) 

La stratégie de défense française dans l’Indopacifique (2019) 

Discours du président de la République à Sydney (2 mai 2018)

Discours du président de la République à La Réunion (23 octobre 2019)

Discours du président de la République à Nouméa (26 juillet 2023)

Europe

Union européenne

La stratégie de l’Union pour la coopération dans l’Indopacifique (2021)

Conclusions du Conseil sur une stratégie de l’UE pour la coopération dans la région Indopacifique (2021)

Allemagne 

Orientations politiques pour l’Indopacifique

Italie

Contribution de l’Italie à la stratégie de l’Union pour l’Indopacifique

Pays-Bas

Lignes directrices pour le renforcement de la coopération des Pays-Bas et de l’Union avec leurs partenaires en Asie

Hongrie 

La stratégie Indopacifique de l’Union : perspectives hongroises

République Tchèque

La stratégie de la République tchèque pour la coopération dans la région Indopacifique

Lituanie

Pour un avenir sûr, résilient et prospère : la stratégie indopacifique de la Lituanie

Suède

Orientation de la politique de défense pour la coopération avec les pays de la région Indopacifique

Royaume-Uni

Inclinaison Indopacifique (Indo-Pacific tilt) : discours du ministre des affaires étrangères (septembre 2022)

Organisations régionales

ASEAN

ASEAN’s outlook on the Indo-Pacific 

IORA

IORA’s outlook on the Indo-Pacific

Forum des îles du Pacifique (FIP)

2050 Strategy for the Blue Pacific Continent

Monde

Canada 

La stratégie du Canada pour l’Indopacifique

États-Unis

La stratégie indopacifique des États-Unis

Corée du Sud 

Stratégie pour une région Indopacifique libre, pacifique et prospère

Japon

Les efforts du Japon pour un Indopacifique libre et ouvert

Inde

Discours du Premier ministre lors du Dialogue Shangri-La (1 juin 2018)

Sources
  1. Cf. ASEAN Economic Community, RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership), du CPTPP (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership) et de l’IPEF (Indo-Pacific Economic Framework).
  2. La stratégie de la France dans l’Indopacifique (2022), Stratégie de défense française en Indopacifique (2020).
  3. L’essai où Graham Allison formule sa thèse a été publié en 2015 par The Atlantic (« The Thucydides Trap : Are the U.S. and China Headed for War ? », The Atlantic, 24 septembre 2015), voir aussi Destined For War : Can America and China Escape Thucydides’s Trap ?, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2017 et son article front-of-the-book « The Thucydides Trap », Foreign Policy, 9 juin 2017. La traduction française de Graham Allison, Vers la guerre : la Chine, et l’Amérique dans le piège de Thucydide ?, 2019.
  4. Agence française de développement, Stratégie régionale pour l’océan Pacifique 2019-2023.
  5. Ibid.
  6. https://ifindia.cdn.betanet.in/ifindia/uploads/2023/09/Flyer-CFI_FR-2023.pdf
  7. https://au.ambafrance.org/IMG/pdf/feuille_de_route_franco-australienne_04-12-2023.pdf?14723/8c46d5725fbdcb77e74068908cee83af0bf6edc3
  8. https://www.franceaustraliaenergy.com/about-us
  9. – Atalanta  : opération de surveillance déployée par la Marine nationale en océan Indien pour assurer la sûreté maritime et lutter contre la piraterie et les trafics illicites ;

    – Aspidès  : opération militaire menée par l’Union européenne en réponse aux attaques des Houthis contre le transport maritime international en mer Rouge ;

    – Agénor  : volet militaire de l’initiative « European-led Maritime Awareness in the Straight of Hormuz » qui a pour mission d’apaiser les tensions et de protéger les intérêts économiques européens en garantissant la liberté de circulation dans le golfe Arabo-Persique et le détroit d’Ormuz.

  10. https://iora.int/sites/default/files/2024-03/indo-pacific-outlook.pdf
  11. https://www.asean.org/wp-content/uploads/2019/06/ASEAN-Outlook-on-the-Indo-Pacific_FINAL_22062019.pdf
  12. ASEAN Defence’s Minister Meeting.
  13. https://forumsec.org/sites/default/files/2024-06/Strategie2050_FR_WEB.pdf
  14. https://forumsec.org/sites/default/files/2024-03/BOE-document-Action-Plan.pdf
  15. South Pacific Defence Ministers’ Meeting  : réunion des ministres de la Défense des Sept Etats du Pacifique Sud dotés de forces armées (Australie, Chili, Fidji, France, Nouvelle-Zélande, Papouasie-Nouvelle-Guinée et Tonga). Les Etats-Unis, le Japon et le Royaume-Uni y participent en tant qu’observateurs.