Thomas Mann : « Neige »
Pour Noël, dans notre série consacrée au centenaire du chef-d’œuvre de Thomas Mann, nous vous proposons de découvrir ou de relire — en intégralité — le plus beau chapitre de La Montagne magique.
-
•
- Image
- © Association «Les Amis de Gabriel Loppé»
Cinq fois par jour les occupants des sept tables exprimaient un mécontentement unanime du temps qu’il faisait cet hiver. On jugeait qu’il ne remplissait que très insuffisamment ses devoirs d’hiver de la haute montagne, qu’il ne fournissait pas les ressources météorologiques auxquelles cette sphère devait sa réputation dans la mesure garantie par le prospectus, à laquelle les anciens étaient habitués et que les nouveaux s’étaient attendus à trouver. On enregistrait de graves défaillances du soleil, du rayonnement solaire, de ce facteur important de guérison et sans le concours duquel la guérison se trouvait inévitablement retardée… Et quoi que M. Settembrini pût penser de la sincérité avec laquelle les hôtes de la montagne travaillaient à leur rétablissement et souhaitaient leur retour au pays plat, de toute façon ils réclamaient leur dû, ils voulaient en avoir pour leur argent, pour celui que payaient leurs parents et leurs époux, et ils murmuraient dans les conversations à table, en ascenseur et dans le hall. Aussi la direction générale comprenait-elle parfaitement qu’il lui incombait de remédier à cette situation et de la compenser par d’autres avantages. On fit l’acquisition d’un nouvel appareil de « soleil artificiel », parce que les deux appareils que l’on possédait déjà ne suffisaient plus aux demandes de ceux qui voulaient se faire bronzer par l’électricité, ce qui seyait bien aux jeunes filles et aux femmes, et prêtait aux hommes, malgré leur existence horizontale, un aspect magnifique de sportifs conquérants. Même, cette apparence donnait des avantages réels ; les femmes, bien que pleinement renseignées sur l’origine technique et le caractère factice de cette virilité, étaient assez sottes ou rusées, assez entichées d’illusion, pour se laisser enivrer et séduire par ce mirage. « Mon Dieu », disait Mme Schœnfeld, — une malade rousse, aux yeux rouges et qui venait de Berlin, — Mon Dieu, disait-elle le soir, dans le hall, à un cavalier aux jambes longues et à la poitrine creuse qui, sur sa carte de visite, libellée en français, se donnait pour un « Aviateur diplômé et enseigne de la marine allemande », qui était pourvu du pneumothorax, et qui endossait d’ailleurs son smoking pour le déjeuner et l’enlevait le soir, en assurant que tel était l’usage dans la marine, « Mon Dieu ! disait-elle, en regardant goulûment l’enseigne, comme vous êtes admirablement bruni par le soleil artificiel ! On dirait un chasseur d’aigles, ce lascar ! » « Prenez garde à vous, ondine, chuchota-t-il à son oreille, dans l’ascenseur (et elle en eut la chair de poule), vous me payerez vos regards séducteurs ! » Et par les balcons, par delà les parois de verre mat le lascar et chasseur d’aigles rejoignait l’ondine.
Néanmoins il s’en fallait de beaucoup que le soleil artificiel fût considéré comme une compensation véritable à la carence de l’astre. Deux ou trois belles journées de soleil par mois — des journées qui rayonnaient il est vrai d’un profond bleu de velours, derrière les cimes blanches, avec un scintillement de diamant et une exquise brûlure dans la nuque des hommes, en dissipant la grisaille du brouillard et son voile épais, — deux ou trois journées depuis des semaines, c’était trop peu pour l’état d’âme de gens dont le destin justifiait l’exceptionnel besoin de réconfort et qui comptaient en leur for intérieur sur un pacte qui, en échange du renoncement aux plaisirs et aux tourments de l’humanité du pays plat, leur garantissait une vie sans doute inerte, mais tout à fait facile et agréable, insoucieuse jusqu’à la suppression du temps et favorisée sous tous les rapports. Il n’était guère utile au conseiller de rappeler combien, même dans ces conditions, la vie au Berghof était loin de rappeler le séjour dans une mine sibérienne, et par quels avantages l’air de ces sommets, rare et léger comme il l’était, de l’éther pur pour ainsi dire, pauvre en éléments terrestres, en éléments mauvais ou bons, préservait ses hôtes, même en l’absence du soleil, de la fumée et des exhalaisons de la plaine. La mauvaise humeur se répandait et les protestations se multipliaient, les menaces de départs en coup de tête étaient à l’ordre du jour, et il arrivait qu’elles se réalisassent, malgré l’exemple du retour récent et affligeant de Mme Salomon dont le cas n’avait primitivement pas été grave, encore qu’il s’améliorât lentement, mais qui, à la suite du séjour que la malade avait de son propre chef fait dans les courants d’air de l’humide Amsterdam, était devenu incurable.
Au lieu du soleil, on eut de la neige, de la neige en quantité, des masses de neige si formidables que, de sa vie, Hans Castorp n’en avait vu autant. L’hiver dernier n’avait pourtant pas laissé à désirer à cet égard, mais son rendement avait été faible par rapport à celle du nouvel hiver. Par sa quantité monstrueuse, démesurée, elle contribuait à vous faire prendre conscience du caractère périlleux et excentrique de cette région. Il neigeait au jour le jour et pendant des nuits entières : une neige fine, sans tourbillons, mais il neigeait. Les rares sentiers praticables semblaient des chemins creux encaissés entre des murailles de neige plus hautes qu’un homme de côté et d’autre, avec des plaques d’albâtre qui étaient agréables à voir, scintillantes, cristallines et granuleuses et qui servaient aux pensionnaires du Berghof à se transmettre par l’écrit et par le dessin toutes sortes de nouvelles, de plaisanteries et d’allusions piquantes. Mais même entre ces remparts on marchait encore sur une épaisseur de neige assez considérable, bien que l’on eût creusé profondément, et l’on s’en rendait compte aux endroits mouvants et aux trous où le pied enfonçait tout à coup, enfonçait facilement jusqu’au genou : il fallait prendre garde de ne pas se briser une jambe. Les bancs avaient disparu, engloutis. Un morceau de dossier émergeait encore ici ou là de cette tombe blanche. En bas, dans le village, le niveau des rues était si étrangement modifié que les boutiques au rez-de-chaussée des maisons étaient devenues des caves où l’on descendait du trottoir par des marches taillées dans la neige.
Et il continuait de neiger sur les masses amoncelées, au jour le jour par un froid moyen — dix à quinze degrés au-dessous de zéro — qui ne vous pénétrait pas jusqu’à la moelle ; on le sentait peu, comme s’il n’avait fait que cinq, ou même deux degrés, l’absence de vent et la sécheresse de l’air l’atténuaient. Il faisait très sombre le matin ; on déjeunait à la lumière artificielle des lustres en forme de lune, dans la salle aux voûtes gaiement coloriées. Dehors était le néant gris, le monde plongé dans une ouate blafarde qui se pressait contre les vitres, comme emballé dans la vapeur des neiges et dans le brouillard. Invisible, la montagne ; tout au plus distinguait-on de temps en temps quelque chose des sapins les plus proches ; ils étaient là, chargés de neige, se perdaient rapidement dans la brume ; et, de temps à autre, un pin, se déchargeant de son excès de poids, répandait dans la grisaille une poussière blanche. Vers dix heures, le soleil paraissait comme une fumée vaguement éclairée au-dessus de la montagne, c’était une vie pâle et fantomatique, un reflet blafard du monde sensible dans le néant du paysage méconnaissable. Mais tout restait dissous dans une délicatesse et une pâleur spectrales, exempt de toute ligne que l’œil aurait pu suivre avec certitude ; les contours des cimes se perdaient, s’embrumaient, s’en allaient en fumée. Les étendues de neige éclairées d’un jour pâle qui s’étageaient les unes derrière les autres, conduisaient le regard vers l’informe. Et il arrivait alors qu’un nuage éclairé, semblable à une fumée, flottât longuement sans changer de forme devant une paroi rocheuse.
Vers midi, le soleil, perçant à moitié la brume, s’efforçait de dissoudre le brouillard dans l’azur. Mais il était loin d’y réussir quoique l’on perçût momentanément un soupçon de bleu de ciel, et que ce peu de lumière suffît à faire scintiller de reflets adamantins le paysage déformé par cette aventure de neige. Vers cette heure-là il cessait généralement de neiger, tout comme pour permettre une vue d’ensemble du résultat obtenu, et les rares journées intermittentes de soleil, quand le tourbillon faisait relâche et que l’incendie tout proche du ciel s’efforçait de fondre l’exquise et pure surface de la neige nouvelle, semblaient elles aussi poursuivre le même but. L’aspect du monde était féerique, puéril et comique. Les coussins épais, floconneux, comme fraîchement battus, qui reposaient sur les branches des arbres, les bosses du sol sous lesquelles se dissimulaient des arbres rampants ou des saillies rocheuses, l’aspect accroupi, englouti, comiquement travesti du paysage produisait un monde de gnomes, ridicule à voir et comme tiré d’un recueil de contes de fées. Mais si la scène proche où l’on se déplaçait péniblement prenait un aspect fantastique et cocasse, c’étaient des impressions de grandeur et de sainteté qu’éveillait le fond plus lointain : l’architecture étagée des Alpes couvertes de neige.
L’après-midi, entre deux et quatre heures, Hans Castorp était couché dans sa loge de balcon et, bien empaqueté, la nuque appuyée sur le dossier de son excellente chaise-longue, ni trop haut ni trop bas, il regardait par-dessus la balustrade capitonnée, la forêt et la montagne. La forêt de sapins, d’un vert noir, couverte de neige, escaladait les pentes ; entre les arbres, le sol était partout capitonné de neige. Au-dessus s’élevait la crête rocheuse, d’un gris blanchâtre, avec d’immenses étendues de neige, qu’interrompaient çà et là quelques rocs plus sombres et des pics qui se perdaient mollement dans les nuées. Il neigeait doucement. Tout se brouillait de plus en plus. Le regard, se mouvant dans un néant ouaté, inclinait facilement au sommeil. Un frisson accompagnait l’assoupissement, mais ensuite il n’y avait pas de sommeil plus pur que ce sommeil dans le froid glacé, dont aucune réminiscence inconsciente du fardeau de la vie n’effleurait le repos sans rêves, parce que la respiration de l’air rare, inconsistant et sans odeur ne pesait pas plus à l’organisme que la non-respiration du mort. Lorsqu’on le réveillait, la montagne avait complètement disparu dans le brouillard de la neige et il ne s’en dégageait plus de temps en temps, pour quelques minutes, que des fragments, une cime, une arête rocheuse, qui se voilaient presque aussitôt. Ce jeu silencieux de fantômes était des plus divertissants. Il fallait s’appliquer à une attention très aiguë pour surprendre cette fantasmagorie de voiles dans ses transformations secrètes. Sauvage et grande, dégagée du brouillard se découvrait une chaîne rocheuse dont on ne voyait ni le sommet ni le pied. Mais pour peu qu’on la quittât un instant des yeux elle s’était évanouie.
Des tempêtes de neige se déchaînaient parfois, qui empêchaient absolument que l’on se tînt sur la galerie parce que la neige tourbillonnante envahissait le balcon lui-même, en recouvrant tout le plancher et les meubles, d’une couche épaisse. Car il y avait aussi des tempêtes dans cette haute vallée entourée de montagnes. Cette atmosphère si inconsistante était agitée par des remous, elle s’emplissait d’un tel grouillement de flocons que l’on ne voyait plus à un pas devant soi. Des rafales d’une force à vous couper le souffle imprimaient à la neige un mouvement sauvage, tourbillonnant et oblique, elles la chassaient de bas en haut, du fond de la vallée vers le ciel, la faisaient mousser en une folle sarabande ; ce n’était plus une chute de neige, c’était un chaos d’obscurité noire, un monstrueux désordre, outrance phénoménale d’une région en dehors de la zone modérée et où seul le nivereau qui surgissait tout à coup par bandes entières, pouvait s’orienter.
Mais Hans Castorp aimait cette vie dans la neige. Il trouvait qu’elle s’apparentait à beaucoup d’égards à la vie des grèves maritimes : la monotonie sempiternelle du paysage était commune aux deux sphères ; la neige, cette poussière de neige profonde, floconneuse et immaculée, jouait ici le même rôle qu’en bas le sable d’une blancheur jaunâtre ; leur contact ne salissait pas ; on faisait tomber de ses chaussures et de ses vêtements cette poussière blanche et froide, comme là, en bas, la poudre de pierre et de coquillage du fond de la mer, sans qu’elle laissât une trace ; et la marche dans la neige était pénible comme une promenade à travers les dunes, à moins que l’ardeur du soleil eût superficiellement fondu la surface, et que la nuit l’eût durcie. On y marchait alors plus légèrement et plus agréablement que sur un parquet, aussi légèrement et aussi agréablement que sur le sable lisse, ferme, aspergé et élastique de la lisière de la mer.
Mais cette année c’étaient des chutes massives qui limitaient pour tous, à l’exception des skieurs, les possibilités de se mouvoir à l’air libre. Les tranche-neige travaillaient ; mais ils avaient du mal à dégager les sentiers les plus fréquentés et la grande route de la station, de sorte que les rares chemins qui restaient praticables et qui débouchaient aussitôt dans une impasse, étaient très fréquentés par des gens bien portants et des malades, par des indigènes et des pensionnaires des hôtels internationaux. Or, les lugeurs butaient dans les jambes des piétons, des dames et des messieurs qui rejetés en arrière, les pieds en avant, poussant des cris d’avertissement dont le ton témoignait combien ils étaient pénétrés de l’importance de leur entreprise, glissaient sur leurs petits traîneaux d’enfant le long des pentes, en s’emmêlant et en chavirant, pour remonter, aussitôt arrivés en bas, en traînant à la corde leur jouet à la mode. De ces promenades Hans Castorp était plus que rassasié. Il avait deux désirs : le plus fort était d’être seul avec ses pensées et ses rêveries, dont sa loge de balcon lui aurait peut-être, encore que d’une façon superficielle, permis l’accomplissement. Quant à l’autre, lié au premier, c’était le besoin de prendre un contact plus intime et plus libre avec la montagne dévastée par la neige pour laquelle il s’était pris de sympathie, et ce vœu ne pouvait s’accomplir aussi longtemps qu’il était celui d’un piéton désarmé et sans ailes ; car il se serait aussitôt enfoncé jusqu’à la poitrine dans cette blancheur s’il avait essayé de pousser au delà des sentiers usuels, creusés à la pelle, et dont il avait de toutes parts tôt fait d’atteindre le terme.
Hans Castorp décida donc un jour de s’acheter des skis, durant ce second hiver qu’il passait ici, et d’apprendre à s’en servir, dans la mesure où l’exigeait le besoin réel qu’il éprouvait. Il n’était pas un sportif ; il ne l’avait jamais été, faute de dispositions physiques ; du reste, il ne faisait pas semblant de l’être, comme c’était le cas de nombreux pensionnaires du Berghof, qui, pour se conformer aux usages du lieu et à la mode, se déguisaient sottement, — les femmes notamment, Hermine Kleefeld, par exemple, qui, bien que la gêne respiratoire fît constamment bleuir la pointe de son nez et ses lèvres, aimait à paraître au lunch en pantalons de laine, et s’étendait dans cet attirail, après le repas, les genoux écartés, dans un fauteuil d’osier du hall, d’une manière assez inconvenante. Si Hans Castorp avait sollicité l’autorisation du conseiller pour son projet extravagant, il se serait à coup sûr heurté à un refus. Le sport était absolument interdit à la communauté des malades, au Berghof comme partout ailleurs, dans les établissements du même ordre ; car l’atmosphère qui en apparence pénétrait si facilement dans les poumons, imposait aux muscles du cœur des efforts suffisants ; et, en ce qui concernait Hans Castorp, sa remarque nonchalante sur « l’habitude de ne pas s’habituer », était restée pleinement valable pour lui, et la tendance fiévreuse que Rhadamante attribuait à une tache humide, persistait obstinément. Sinon, qu’eût-il encore cherché ici ? Son désir et son projet étaient donc contradictoires et déplacés. Mais il fallait tâcher de le comprendre. Ce qui le poussait, ce n’était pas l’ambition d’égaler les fats de la vie au grand air, ni les sportifs par coquetterie qui auraient, si la mode l’avait voulu, apporté le même zèle prétentieux à jouer aux cartes dans une chambre étouffante. Il se sentait d’une manière absolue membre d’une autre communauté beaucoup moins libre que le petit peuple des touristes ; et, d’un point de vue plus large et plus nouveau encore, en vertu d’une certaine dignité distante et imposant la retenue, il avait le sentiment que ce n’était pas son affaire de s’ébattre à la légère comme ces gens-là, et de se rouler dans la neige comme un fou. Il ne projetait pas d’escapades, il avait bien l’intention de garder la mesure et Rhadamante eût parfaitement pu le lui permettre. Mais comme le jeune homme prévoyait qu’on le lui défendrait quand même au nom du règlement général, Hans Castorp décida d’agir à l’insu du conseiller.
Lorsque l’occasion s’en offrit, il fit part à M. Settembrini de son projet. M. Settembrini faillit l’embrasser de joie. « Mais oui, mais oui, naturellement, ingénieur, faites cela pour l’amour de Dieu ! Ne consultez personne et faites-le ; c’est votre ange gardien qui vous a soufflé cela ! Faites-le tout de suite, avant que vous n’en ayez perdu la salutaire envie. Je vais avec vous, je vous accompagne dans le magasin, et, séance tenante, nous allons acheter ensemble ces ustensiles bénis ! J’aimerais, moi aussi, vous accompagner en montagne, courir avec vous, des skis ailés aux pieds, comme Mercure, mais cela ne m’est pas permis… Eh ! permis ! je le ferais bien, quand même cela ne me serait « pas permis », mais je ne le peux pas, je suis un homme perdu. Vous, par contre… cela ne vous fera pas de mal, pas le moindre mal, si vous êtes raisonnable, et si vous n’allez pas trop fort. Allons, et même si cela vous faisait un peu de mal, c’est quand même votre bon ange qui… Je n’en dis pas davantage. Quelle excellente idée ! Vous êtes ici depuis deux ans, et vous êtes encore capable d’une telle idée ! Ah non, votre fond est bon, il n’y a pas de raison de douter de vous. Bravo, bravo ! Vous faites un pied de nez à votre prince des ombres, là-haut. Vous achetez ces skis, vous les faites envoyer chez moi ou chez Lukacek, ou chez mon marchand d’épices, en bas, dans notre maisonnette. Vous venez les chercher là-bas, pour vous exercer, et vous glissez sur la surface des neiges… »
Ainsi fit-il. Sous les yeux de M. Settembrini qui se posa en connaisseur difficile, bien qu’il n’eût aucune notion des sports, Hans Castorp fit, dans une maison spécialisée de la grande rue, l’emplette d’une paire de jolis skis de bois de frêne, vernis en brun clair avec de magnifiques courroies et des pointes recourbées. Il acheta également des bâtons à pointes de fer et à disques, et ne se laissa pas dissuader de tout emporter lui-même, sur son épaule jusque chez Settembrini, où l’on eut tôt fait de s’entendre avec l’épicier sur les conditions du dépôt de cet équipement. Déjà renseigné, pour avoir souvent observé les skieurs, Hans Castorp commença seul, loin du grouillement des terrains d’exercices, à faire tant bien que mal son apprentissage sur une pente presque dégagée, non loin du sanatorium Berghof et, de temps à autre, M. Settembrini le regardait faire, d’une certaine distance, appuyé sur sa canne, croisant gracieusement les jambes, saluant par des bravos les progrès du jeune homme. Tout allait bien, lorsque Hans Castorp, descendant le tournant de la route déblayée vers Dorf pour déposer ses skis chez l’épicier, rencontra un jour le conseiller. Behrens ne le reconnut pas, quoique l’on fût en plein jour et que le débutant faillît buter contre lui. Le docteur s’enveloppa dans un nuage de fumée de cigare et passa.
Hans Castorp apprit que l’on acquiert rapidement une pratique dont on éprouve le besoin profond. Il ne prétendait pas devenir un virtuose. Ce dont il avait besoin, il l’eut appris en l’espace de quelques jours sans s’échauffer ni s’essouffler. Il avait soin de joindre les pieds comme il faut et de laisser des traces parallèles, il apprit comment au départ l’on se sert du bâton, pour se diriger, il apprit à franchir d’un seul élan, les bras levés, de menus obstacles, de petites éminences, soulevé et replongeant comme un bateau sur une mer agitée, et à partir de son vingtième essai il ne tombait plus lorsque, en pleine course, il freinait à la Télémark, une jambe tendue en avant, et ployant le genou de l’autre. Peu à peu il étendait le nombre de ses exercices. Un jour, M. Settembrini le vit disparaître dans un brouillard blanchâtre, lui lança entre ses mains creuses un conseil de prudence, puis rentra satisfait en son cœur de pédagogue.
Il faisait beau dans cette montagne, sous le signe de l’hiver, il y faisait beau non pas d’une manière douce et agréable, mais de même que le désert sauvage de la Mer du Nord est beau par un vigoureux vent d’ouest. Il n’y avait pas, il est vrai, de fracas de tonnerre ; au contraire, un silence de mort régnait, mais qui éveillait des sentiments tout à fait voisins du recueillement. Les longues semelles flexibles de Hans Castorp le portaient dans beaucoup de directions : le long du versant gauche vers Clavadel, ou à droite en passant devant Frauenkirch et Glaris, derrière lesquels l’ombre du massif de l’Amselfluh se dessinait dans le brouillard ; également dans la vallée de Dischma, ou derrière le Berghof en montant dans la direction du Seehorn boisé, dont la cime neigeuse s’élevait seule au-dessus de la limite des arbres, et de la forêt de Drusatscha, derrière laquelle on apercevait la silhouette pâle de la chaîne du Rhaeticon couverte d’une neige épaisse. Il se faisait transporter avec ses patins de bois par le funiculaire jusqu’à Schatzalp et se promenait paisiblement là-haut, exalté à deux mille mètres de hauteur, sur les plans inclinés et miroitants d’une neige poudroyante qui, par temps clair, offrait une vue étendue et sublime sur le paysage de ses aventures.
Il se réjouissait de sa conquête qui remédiait à son impuissance et qui surmontait presque tous les obstacles. Elle l’entourait de la solitude désirée, de la solitude la plus profonde que l’on pût imaginer, d’une solitude qui remplissait le cœur d’un éloignement distant des hommes. Il y avait là, par exemple, d’un côté, une gorge avec des sapins, dans le brouillard de la neige, et de l’autre côté montait une pente rocheuse, avec des masses de neige formidables, cyclopéennes, voûtées et bossuées, qui formaient des cavernes et des calottes. Le silence, lorsqu’il s’arrêtait pour ne pas s’entendre lui-même, était absolu et parfait, une absence de sons ouatée, inusitée, jamais rencontrée, et n’existant nulle part ailleurs. Nul souffle n’effleurait les arbres, ne fût-ce que le plus légèrement du monde, il n’y avait pas un murmure, pas une voix d’oiseau. C’était le silence éternel que Hans Castorp épiait lorsqu’il restait debout ainsi, appuyé sur son bâton, la tête inclinée sur l’épaule, la bouche ouverte ; et doucement, sans arrêt, la neige continuait de tomber, de tomber tranquillement, sans un bruit.
Non, ce monde, en son silence insondable, n’avait rien d’hospitalier ; il admettait le visiteur à ses risques et périls, il ne l’accueillait pas, en somme, il tolérait son intrusion, sa présence d’une manière peu rassurante, sans répondre de rien, et c’était l’impression d’une menace muette et élémentaire, non pas même d’une hostilité, mais d’une indifférence meurtrière qui s’en dégageait. L’enfant de la civilisation, étranger de formation et par ses origines à cette nature sauvage, est plus sensible à sa grandeur que son rude fils, qui a dû compter avec elle dès son enfance et qui vit avec elle sur un pied de familiarité banale et calme. Ce dernier connaît à peine la crainte religieuse avec laquelle l’autre, fronçant les sourcils, affronte la nature, crainte qui influe sur tous ses rapports intimes avec elle, et entretient constamment dans son âme une sorte de bouleversement religieux et une émotion inquiète. Hans Castorp, dans son chandail en poil de chameau à longues manches, dans ses bandes molletières et sur ses skis de luxe, se sentait fort téméraire d’épier ainsi ce silence originel de la nature sauvage et silencieusement meurtrière de l’hiver, et l’impression de soulagement qu’il éprouvait, lorsque, sur le chemin du retour, les premières habitations humaines reparaissaient à travers l’atmosphère voilée, lui faisait prendre conscience de son état d’esprit précédent et l’instruisait de ce que, des heures durant, une terreur secrète et sacrée avait dominé son cœur. À Sylt, en pantalons blancs, assuré, élégant et respectueux, il était resté au bord des formidables brisants comme devant une cage de lion derrière les barreaux de laquelle la bête féroce montre sa gueule béante aux terribles crocs. Puis il s’était baigné, tandis qu’un gardien prévenait du danger par un appel de sa trompe ceux qui témérairement essayaient de franchir la première vague, de s’approcher de la tempête menaçante ; et le dernier déferlement de la cataracte vous touchait encore la nuque comme un coup de patte de fauve. Le jeune homme avait connu là-bas le bonheur enthousiaste de légers contacts amoureux avec des puissances dont l’étreinte l’eût détruit. Mais ce qu’il n’avait pas éprouvé, c’était la velléité de pousser ce contact enivrant avec la nature meurtrière jusqu’à la limite de l’étreinte complète, c’était le désir de se hasarder, faible mortel, encore qu’armé et suffisamment pourvu par la civilisation, si avant dans l’énorme et le terrible, ou tout au moins d’éviter si longtemps de le fuir que, dans cette aventure, il risquait de frôler l’instant critique, l’instant où toute limite serait dépassée et où il ne s’agirait plus d’écume et d’un léger coup de patte, mais de la vague elle-même, de la gueule, de la mer.
En un mot : Hans Castorp montrait du courage là-haut, s’il faut entendre par courage devant les éléments non pas un sang-froid obtus en leur présence, mais un don conscient de soi- même et une victoire remportée par la sympathie pour eux, sur la peur de la mort. Sympathie ? En effet, Hans Castorp éprouvait, en son étroite poitrine civilisée, de la sympathie pour les éléments ; et à cette sympathie tenait la nouvelle conscience qu’il avait prise de sa propre dignité, à considérer la tourbe des lugeurs, ainsi que le sentiment qu’une solitude plus profonde et plus grande, moins confortable que le balcon de son hôtel était convenable et désirable pour lui. Du haut de son balcon il avait contemplé les sommets plongés dans le brouillard, la danse de la tempête de neige, et il avait eu honte jusqu’au fond de l’âme de rester un spectateur abrité derrière le rempart du confort. C’est pourquoi — et non point par prétention de sportif, ni par allégresse physique et spontanée, — il avait appris à faire du ski. S’il ne se sentait pas en sûreté là-haut, dans la grandeur et le silence de mort de ce paysage — et cet enfant de la civilisation ne s’y sentait en effet pas du tout à l’aise, — son esprit et ses sens avaient déjà auparavant fait connaissance de l’énorme et de l’étrange. Un entretien avec Naphta et Settembrini n’était guère plus rassurant ; il conduisait également hors des sentiers battus et vers les périls les plus graves ; et si l’on pouvait parler d’une sympathie de Hans Castorp pour la grande sauvagerie de l’hiver, c’est parce qu’il éprouvait, en dépit de sa pieuse terreur, que ce paysage était le décor le plus convenable pour mûrir les complexes de sa pensée, que c’était là un séjour indiqué pour quelqu’un qui, sans trop savoir comment il en était arrivé là, était accablé de la charge de « gouverner » des pensées qui concernaient l’état et la position de l’Homo Dei.
Il n’y avait personne ici pour prévenir l’imprudent du danger en soufflant dans son cor, à moins que M. Settembrini eût été cet homme lorsque, dans le cornet de ses mains creuses, il avait appelé Hans Castorp qui s’éloignait. Mais le jeune homme était plein de sympathie et de courage, il ne se souciait pas plus de l’appel derrière lui qu’il ne s’était soucié de celui qui avait retenti à ses oreilles certain soir de Carnaval : « Eh ingegnere, un po di ragione, sa ! » Encore toi, Satana-pédagogue avec ta ragione et ta ribellione, pensa-t-il. D’ailleurs, je t’aime bien. Tu as beau être un hâbleur et un joueur d’orgue de barbarie, tu es plein de bonnes intentions, des meilleures intentions, et je t’aime mieux que le petit jésuite et terroriste tranchant, le tortionnaire et flagellant Espagnol avec ses lunettes à éclairs, bien qu’il ait presque toujours raison lorsque vous vous querellez, — lorsque vous vous disputez en pédagogues ma pauvre âme, comme Dieu et le diable faisaient de l’homme au moyen âge.
Les jambes poudrées de neige, il gravissait, appuyé sur ses cannes, quelque blanche hauteur dont les étendues, pareilles à des draps, montaient par terrasses, de plus en plus hautes, conduisant on ne savait où ; il semblait qu’elles ne menaient nulle part ; leur partie supérieure se perdait dans le ciel qui était aussi blanc et brumeux qu’elles et dont on ne savait pas où il commençait ; aucune cime, aucune crête n’était visible, c’était un néant brumeux vers quoi Hans Castorp avançait, et comme, derrière lui, aussi, le monde, la vallée habitée par les hommes ne tarda pas à se refermer également à sa vue, comme aucun son ne lui parvenait plus de là, sa solitude, son isolement devinrent, avant qu’il s’en fût douté, aussi profonds qu’il avait pu le désirer, profonds jusqu’à l’effroi qui est la condition préalable du courage. Praeterit figura hujus mundi, se dit-il à lui-même, en un latin qui n’était pas d’un esprit humaniste. Cette expression lui venait de Naphta. Il s’arrêta et se retourna. De toutes parts on ne voyait plus rien, hormis quelques minuscules flocons de neige, qui de la blancheur des altitudes descendaient vers la blancheur de la terre, et le silence alentour était grandiose et impassible. Tandis que son regard se heurtait de toutes parts au vide blanc qui l’aveuglait, il sentit son cœur battre, agité par la montée, ce muscle du cœur dont il avait entrevu, avec une audace peut-être criminelle, la forme animale et le mécanisme, parmi les éclairs crépitants du cabinet de radioscopie. Et une sorte d’émotion le saisit, une sympathie simple et fervente pour son cœur, le cœur de l’homme qui bat, si seul sur ces hauteurs, dans le vide glacé, avec sa question et son énigme.
Il s’avançait, de plus en plus haut, vers le ciel. Parfois il enfonçait la partie supérieure de son bâton à pointe dans la neige et voyait une lueur bleue jaillir de la profondeur du trou, et poursuivre le bâton lorsqu’il le retirait. Cela l’amusait ; il pouvait rester longtemps arrêté pour reproduire toujours de nouveau ce petit phénomène optique. C’était une étrange et délicate lumière des montagnes et des profondeurs, d’un bleu verdâtre, claire comme la glace, et pourtant ombreuse et mystérieusement attirante. Elle le faisait penser à la couleur et à la lumière de certains yeux, de deux yeux bridés, ceux de son destin, et que M. Settembrini avait, du point de vue humaniste, qualifié de fentes tartares et d’« yeux de loup des steppes », de deux yeux qu’il avait contemplés autrefois, et qu’il avait inéluctablement retrouvés, des yeux de Hippe et de Clawdia Chauchat. « Volontiers, dit-il à mi-voix dans le silence. Mais ne me le casse pas : Il est à visser, tu sais. » Et, en pensée, il entendait derrière lui d’éloquentes exhortations à être raisonnable.
Sur sa droite, à une certaine distance, la forêt se perdait dans le brouillard. Il se tourna dans cette direction pour avoir un but terrestre devant les yeux, au lieu d’une transcendance blanchâtre, et tout à coup il glissa sans avoir le moins du monde vu venir une déclivité du sol. L’aveuglante monotonie l’empêcha de rien reconnaître de la forme du terrain. On ne voyait rien ; tout se fondait sous les yeux. Des obstacles tout à fait imprévus le soulevaient. Il s’abandonnait à la pente, sans distinguer à l’œil son degré d’inclinaison.
Le bois qui l’avait attiré, était situé au-delà de la gorge où il venait de descendre sans s’en rendre compte. Son fond, couvert d’une neige molle, s’inclinait du côté de la montagne, comme il s’en rendit compte lorsqu’il la suivit un instant dans cette direction. Il descendait. Les pentes de part et d’autre s’élevaient de plus en plus, comme un chemin creux, le pli du terrain semblait le conduire au sein de la montagne. Puis les pointes de son véhicule se redressèrent de nouveau ; le terrain remontait, bientôt il n’y eut plus de paroi latérale à gravir ; la course sans chemin de Hans Castorp conduisait de nouveau, par une étendue ouverte de montagnes, vers le ciel.
Il vit la forêt de sapins d’un côté, derrière et sous lui, il prit cette direction, et atteignit en une descente rapide les sapins chargés de neige qui, disposés en forme de coin, s’avançaient comme une avant-garde de la forêt, disparaissant plus bas dans le brouillard, dans l’étendue libre. Sous leurs branches, il fuma une cigarette en se reposant, l’âme toujours un peu oppressée, tendu et angoissé par le silence trop profond, par cette solitude aventureuse, mais fier de les avoir conquis par son courage, conscient des droits que sa dignité lui donnait sur ce paysage.
C’était l’après-midi, vers les trois heures. Aussitôt après le repas il s’était mis en route, décidé à manquer une partie de la grande cure de repos et le goûter, et dans l’intention d’être de retour avant la tombée de la nuit. Il se sentit heureux à la pensée qu’il avait encore devant lui plusieurs heures pour vagabonder librement à travers ces sites grandioses. Il avait un peu de chocolat dans la poche de ses breeches, et un petit flacon de porto dans la poche de sa veste.
Il pouvait à peine distinguer où en était le soleil, tant le brouillard était épais autour de lui. En arrière, du côté de la vallée, venant de l’angle montagneux que l’on ne voyait plus les nuages s’obscurcirent, le brouillard de plus en plus bas paraissait s’avancer. Il semblait que ce fût de la neige, que l’on dût s’attendre à plus de neige encore, pour répondre à quelque besoin urgent, que l’on dût s’attendre à une vraie tempête de neige. Et, en effet, les petits flocons silencieux tombaient déjà plus abondants.
Hans Castorp s’avança pour en recueillir quelques-uns sur sa manche et, naturaliste-amateur, il les considéra d’un œil exercé. Ils semblaient de minuscules lambeaux informes, mais il avait eu assez souvent leurs pareils sous son excellente loupe, et il savait parfaitement de quels précieux et précis petits joyaux ils se composaient, des bijoux, des étoiles, des agrafes de diamants, comme le joaillier le plus appliqué n’eût pas su en composer de plus riches et de plus minutieusement sertis ; cette légère et floconneuse poudre blanche dont les masses pesaient sur la forêt, couvraient l’étendue et par-dessus laquelle se portaient ses raquettes de bois, était, à la vérité, très différente sur la grève de la mer dans son pays du sable auquel elle faisait penser. On savait, en effet, que ce n’était pas de grains de pierre qu’elle se composait, mais de myriades de parcelles d’eau, concentrées en une multitude uniforme et cristalline, de parcelles de la substance inorganique qui faisait surgir le plasma vital, le corps des plantes et de l’homme — et parmi ces myriades d’étoiles magiques, dans leur impénétrable splendeur sacrée, invisible et nullement destinée au regard humain, aucune n’était semblable à l’autre ; une ardeur infinie d’inventeur dans la transformation et le développement raffiné d’un seul et même thème fondamental, de l’hexagone à côtés et à angles égaux, régnait là ; mais en eux-mêmes, chacun de ces froids produits était d’une uniformité absolue et d’une régularité glaciale, et c’était même là ce qu’il y avait d’inquiétant, d’antiorganique et d’hostile à la vie ; ils étaient trop réguliers, la substance organisée ne l’était jamais au même degré, la vie répugnait à une précision si exacte qu’elle jugeait mortelle, c’était le mystère même de la mort et Hans Castorp croyait comprendre pourquoi des constructeurs de temples de l’antiquité avaient exprès, et en secret, prévu certaines infractions à la symétrie dans la disposition de leurs colonnades.
Il prit son élan, glissa sur ses skis, descendit le long de la lisière de la forêt, sur l’épaisse couche de neige de la pente, vers le brouillard, se laissa entraîner, montant et glissant, et continua d’errer, sans but et sans hâte, à travers l’étendue morte, qui, avec ses terrains ondulés, avec sa végétation sèche qui se composait des taches d’arbres de pins, avec son horizon limité par de douces éminences, ressemblait si étrangement à un paysage de dunes. Hans Castorp hochait la tête avec satisfaction lorsqu’il s’arrêtait et se repaissait de cette ressemblance ; et la chaleur de son visage, son envie de frissonner, l’étrange et enivrant mélange d’excitation et de fatigue qu’il éprouvait, il les supportait avec sympathie, parce que tout cela le faisait penser intimement à des impressions familières que lui avait également dispensées l’air marin, qui fouettait les nerfs et qui, lui aussi, était saturé d’éléments soporifiques. Il prenait avec satisfaction conscience de son indépendance ailée, de son libre vagabondage. Il n’y avait devant lui aucun chemin qu’il eût été obligé de suivre, il n’y en avait pas davantage derrière lui pour le ramener là d’où il était venu. Il y avait eu, au début, des poteaux, des bâtons, des jalons plantés dans la neige, mais Hans Castorp n’avait pas tardé à se libérer intentionnellement de cette tutelle, parce que tout cela le faisait penser à l’homme à la trompette, et ne lui semblait pas correspondre à ses rapports intimes avec la grande solitude sauvage de l’hiver.
Derrière des éminences rocheuses couvertes de neige entre lesquelles il passa, tournant tantôt à droite, tantôt à gauche, s’étendaient un plan incliné, puis un plan horizontal et puis ce fut la haute montagne dont les gorges et les défilés, mollement capitonnés, paraissaient accessibles et tentants. Oui, la tentation des lointains et des altitudes, des solitudes qui s’ouvraient toujours de nouveau, était forte dans le cœur de Hans Castorp, et au risque de s’attarder, il pénétrait toujours plus avant dans le silence sauvage, dans l’étrange, dans la sphère périlleuse, sans se soucier de ce que, entre temps, sa tension et son angoisse intérieures se fussent changées en une véritable peur à l’aspect de l’obscurité prématurée et croissante du ciel, qui étendait comme des voiles gris sur la contrée. Cette peur lui fit comprendre que, jusqu’à ce moment, il s’était secrètement efforcé de perdre même le sens de l’orientation, et d’oublier dans quelle direction étaient situés la vallée et le bourg, et il y avait réussi aussi complètement qu’il avait pu le souhaiter. Du reste, il pouvait se dire que, s’il rebroussait chemin aussitôt et que, s’il descendait toujours à val, il atteindrait rapidement la vallée, sinon exactement le Berghof. En ce cas il arriverait trop tôt, n’aurait pas employé tout son temps, tandis que, si la tempête de neige le surprenait, il était en effet probable qu’il ne retrouverait plus le chemin du retour. Mais il se refusait à prendre prématurément la fuite, de quelque poids que pesât sur lui la peur, sa crainte sincère des éléments. Ce n’était guère là agir en sportif ; car le sportif engage la lutte avec les éléments aussi longtemps qu’il s’en sent le maître ; il reste prudent, et c’est être sage que de céder. Mais ce qui se passait dans l’âme de Hans Castorp, on ne pouvait le désigner que d’un mot : défi ! Et quoique ce mot implique des sentiments blâmables, même si — ou surtout si — la velléité criminelle qu’il désigne est liée à une peur sincère, on peut cependant comprendre, pour peu que l’on réfléchisse humainement, qu’au tréfonds de l’âme d’un jeune homme et d’un homme qui a vécu pendant des années à la façon de notre héros, bien des choses s’amassent et s’accumulent, qui, un jour ou l’autre, font explosion en un : « Allons donc ! » ou en un : « Viens-y donc ! » spontanés, pleins d’une impatience exaspérée, bref, se traduisent par un défi et un refus opposé à la prudence raisonnable. Et c’est donc ainsi qu’il y alla carrément, sur ses longues pantoufles, qu’il glissa encore le long de cette pente, et remonta sur le coteau suivant où se dressait, à quelque distance, un chalet de bois, un fenil ou une marcairie, au toit chargé de fragments de rocher, tourné vers la montagne suivante, dont le dos était hérissé de sapins, et derrière lequel de hautes cimes s’échafaudaient dans une brume confuse. Devant lui, la paroi parsemée de quelques groupes d’arbres se dressait roide ; mais, en obliquant vers la droite, on pouvait la contourner à moitié par une pente modérée, pour passer derrière elle et voir ce qui viendrait après. C’est donc à cette exploration que Hans Castorp commença par s’appliquer, après que, devant la plate-forme du chalet, il fut encore descendu dans un ravin plus profond dont la pente s’inclinait de droite à gauche.
Il venait à peine de reprendre la montée, lorsque, — ainsi qu’on avait pu le prévoir, — la tourmente de neige et la tempête éclatèrent de la plus belle manière ; bref, la tempête de neige était là qui avait depuis longtemps menacé, si l’on peut parler de « menace » à propos de ces éléments aveugles et ignorants, qui ne tendent nullement à nous anéantir, ce qui par comparaison eût été relativement réconfortant, mais auxquels les conséquences de leur action étaient indifférentes de la manière la plus exorbitante.
« Hé, là-bas, pensa Hans Castorp, et il s’arrêta lorsque le premier coup de vent passa à travers l’épais tourbillon de neige et l’atteignit. En voilà un souffle, il vous glace la moelle. »
Et en effet ce vent était d’une espèce tout à fait détestable : le froid effrayant qui régnait — environ vingt degrés au-dessous de zéro, — n’était insensible et ne paraissait doux que lorsque l’air dépourvu d’humidité était calme et immobile comme d’habitude ; mais aussitôt qu’un coup de vent l’agitait, il vous entaillait la chair comme à coups de couteau, et lorsqu’il en était comme à présent, — car le premier coup de vent qui avait balayé la neige n’avait été qu’un précurseur, — sept fourrures n’auraient pas suffi à mettre vos os à l’abri d’une épouvante mortelle et glaciale ; or, Hans Castorp ne portait pas sept fourrures, mais un seul chandail de laine qui, en d’autres circonstances, lui avait parfaitement suffi et qui lui avait même pesé au moindre rayon de soleil. D’ailleurs, la bourrasque le battait de côté et dans le dos, de sorte qu’il n’était pas recommandable de retourner et de le recevoir en pleine figure ; et comme cette considération se mêlait à son obstination et au « allons donc ! » résolu de son âme, le fol jeune homme continuait toujours d’avancer entre les sapins clairsemés, afin de parvenir de l’autre côté de la montagne qu’il avait entrepris de gravir.
Mais ce n’était pas un plaisir, car l’on ne distinguait rien de la danse des flocons qui, sans qu’on les vît tomber, emplissaient tout l’espace de leur multitude tourbillonnante et dense ; le vagues glacées qui la traversaient faisaient brûler les oreilles d’une douleur aiguë, paralysaient les membres et engourdissaient les mains, de sorte que l’on ne savait plus si l’on tenait encore son bâton ferré, ou non. La neige, par derrière, pénétrait sous son collet, fondait le long de son dos, se posait sur ses épaules, et couvrait son flanc droit. Il lui semblait qu’il allait se figer ici en un bonhomme de neige, son bâton raide à la main. Sa situation était insupportable, malgré les conditions relativement favorables : pour peu qu’il se retournât, ce serait pis ; et pourtant le chemin du retour apparaissait comme une tâche difficile, qu’il eût mieux valu entreprendre sans tarder.
Il s’arrêta donc, haussa les épaules avec colère, et retourna ses skis. Le vent contraire lui coupa aussitôt la respiration, de sorte qu’il exécuta encore une fois ce demi-tour compliqué, pour reprendre haleine avant d’affronter à nouveau, mieux préparé, l’ennemi impassible. La tête baissée et en ménageant prudemment son souffle, il réussit à se mettre en marche dans la direction opposée, surpris, bien qu’il se fût attendu au pire, par la difficulté de la marche, qui tenait avant tout à ce qu’il était aveuglé et n’arrivait pas à souffler. À tout moment, il était contraint de s’arrêter, premièrement pour reprendre haleine à l’abri de l’ouragan, ensuite parce que, la tête baissée et les yeux clignotants, il ne voyait rien dans cette obscurité blanche, et devait prendre garde de ne pas se heurter à des arbres, de ne pas s’enfoncer à travers des obstacles. Les flocons lui volaient en quantité à la figure, et y fondaient, de sorte que sa peau se glaçait. Ils volaient dans sa bouche où ils fondaient avec un goût faiblement aqueux, ils volaient contre ses paupières qui se fermaient convulsivement, ils inondaient ses yeux et lui coupaient la vue, qui, du reste, ne lui eût servi de rien, parce que le champ visuel était voilé d’un rideau si épais, et que toute cette aveuglante blancheur paralysait de toute manière le sens de la vue. C’était dans le néant blanc et tourbillonnant qu’il regardait, lorsqu’il se forçait à voir. De temps à autre seulement des fantômes du monde phénoménal en émergaient : un buisson de pins nains, la vague silhouette du fenil auprès duquel il venait de passer.
Il le laissa derrière lui, et s’efforça de trouver le chemin du retour, par-delà le coteau où se dressait le chalet. Mais il n’y avait pas de chemin. Garder une orientation, l’orientation approximative de la maison et de la vallée, était davantage une question de chance que d’intelligence, parce que, si l’on réussissait à voir la main devant ses yeux, on ne voyait même pas jusqu’aux pointes de ses skis ; et quand même on les aurait mieux vues il n’en aurait pas moins été extrêmement difficile de progresser, en raison de tant d’obstacles : la figure pleine de neige, le vent adverse qui vous coupait le souffle, qui vous empêchait d’aspirer comme d’expirer, et vous obligeait à tout moment à vous détourner pour reprendre haleine. On se demande qui serait parvenu à avancer ainsi. Quant à Hans Castorp, — et il n’en eût pas été différemment d’un autre, plus fort que lui, — il s’arrêtait, il haletait, clignotait en exprimant l’eau de ses cils, il tapotait pour faire tomber la cuirasse de neige qui s’était étendue sur lui, et avait le sentiment que c’était une présomption insensée de prétendre avancer en de telles conditions.
Hans Castorp avançait quand même, c’est-à-dire il se déplaçait. Mais se déplaçait-il utilement, se déplaçait-il dans la bonne direction, et n’eût-il pas été moins hasardeux pour lui de rester où il était (mais ceci semblait tout aussi impraticable), c’est ce qu’on pouvait se demander. La vraisemblance théorique inclinait dans le sens contraire, et, pratiquement parlant, il sembla bientôt à Hans Castorp que ce n’était pas le bon chemin qu’il suivait, à savoir : le coteau plat que, montant du ravin, il avait gagné à grand’peine, et qu’il s’agissait avant tout de gravir à nouveau. La partie plate avait été trop courte, il montait déjà de nouveau. Apparemment, l’ouragan qui venait du Sud-Ouest de la région de l’entrée de la vallée, l’avait détourné de son chemin par sa furieuse pression contraire. C’était une fausse avance qui depuis quelque temps déjà l’épuisait. À l’aveuglette, enveloppé d’une nuit tourbillonnante et blanche, il pénétrait à grand’peine plus avant dans cette menace indifférente.
« Tu parles ! » dit-il entre les dents, et il s’arrêta. Il ne s’exprima pas d’une façon plus pathétique, bien qu’il eût un instant le sentiment qu’une main de glace s’étendait vers son cœur qui sursauta et battit ensuite contre ses côtes, à coups aussi rapides que le jour où Rhadamante avait découvert chez lui une tache humide. Car il comprenait qu’il n’avait pas le droit de prononcer de grands mots et de faire de grands gestes, puisque c’était lui-même qui avait lancé le défi, et que tout ce que la situation avait d’inquiétant ne venait que de lui. « Pas mal », dit-il, et il sentit que ses traits, les muscles qui commandaient l’expression de son visage n’obéissaient plus à l’âme et n’étaient plus capables de rien exprimer, ni crainte, ni colère, ni mépris, car ils étaient gelés. « Et alors ? » Descendre par ici, obliquement, et suivre cette saillie, tout droit, exactement contre le vent. « C’est plus vite dit que fait », poursuivit-il, haletant et à mots entrecoupés, mais en réalité parlant à mi-voix, tout en se remettant en marche. Pourtant il faut que quelque chose se fasse, je ne peux pas m’asseoir et attendre, sinon, je serai bientôt recouvert par ces masses hexagonales et uniformes, et Settembrini, s’il arrivait avec son petit cor pour me chercher, me trouverait accroupi ici, les yeux vitreux, un bonnet de neige posé de travers sur la tête… Il remarqua qu’il se parlait à lui-même, et d’une manière assez étrange. Il se l’interdit donc, mais recommença, bien que ses lèvres fussent si lourdes qu’il renonçait à s’en servir, et parlait sans consonnes labiales, ce qui lui rappela une situation déjà ancienne et une circonstance où il en avait été de même. « Tais-toi, et tâche d’avancer », dit-il, et il ajouta : « Il me semble que tu radotes, et que tu n’as plus le cerveau très clair, c’est grave à tous les égards. »
Mais que ce fût grave au point de vue des chances qu’il avait d’en réchapper, c’était là une simple constatation critique, venant comme d’une personne étrangère, désintéressée encore que préoccupée. Pour sa part naturelle, il était fort enclin à s’abandonner à cette confusion qui voulait prendre possession de lui avec la fatigue croissante, mais il prenait conscience de cette tendance et s’attardait à méditer sur elle. « C’est la conscience altérée de quelqu’un qui se trouve pris dans une tempête de neige et qui ne retrouve plus son chemin, pensait-il tout en peinant et il prononçait des phrases décousues, hors d’haleine, en évitant par discrétion des expressions plus claires. Les gens qui en entendent parler ensuite s’imaginent que c’est effroyable, mais oublient que la maladie — et mon état est en quelque sorte une maladie — dresse son homme de façon à pouvoir s’entendre avec lui. Il y a des phénomènes de sensibilité diminuée, des étourdissements bienfaisants, des expédients naturels, oui parfaitement… Mais il faut les combattre, car ils sont à double face, ils sont équivoques au suprême degré ; veut-on les apprécier, tout dépend du point de vue. Ils sont profitables et bienfaisants lorsque le chemin est à jamais perdu, mais ils sont très malfaisants et dangereux pour peu qu’il soit encore question de retrouver son chemin, comme chez moi qui ne songe pas, qui, dans mon cœur aux battements tumultueux, ne songe nullement à me laisser recouvrir par cette cristallométrie stupide et régulière… »
En effet, il était déjà sensiblement éprouvé et combattait un commencement de confusion dans ses perceptions, d’une manière elle-même confuse et fiévreuse. Il ne s’effraya pas, comme il eût dû, en homme bien portant, s’effrayer lorsqu’il s’aperçut qu’il avait de nouveau dévié de sa voie plane, cette fois apparemment dans le sens de la pente du coteau. Car il se laissa glisser, ayant le vent obliquement contre lui, et bien que pour le moment mieux eût valu ne pas se laisser aller, cela lui semblait plus commode. « Ça ira, pensa-t-il. Je reprendrai la bonne direction un peu plus bas. » Et c’est ce qu’il fit, ou crut faire, ou ne le crut pas lui-même ; ou (ce qui est encore plus inquiétant), il commençait à lui être indifférent de le faire ou de ne pas le faire. Tel était l’effet des absences d’esprit équivoques qu’il ne combattait que mollement. Ce mélange de fatigue et d’émotion qui formait l’état ordinaire et familier d’un hôte dont l’acclimatation consistait à ne pas s’habituer s’était si nettement déclaré qu’il ne pouvait plus être question de lutter par la réflexion contre ces absences. Pris de vertige, il tremblait d’ivresse et d’excitation à peu près comme il l’avait fait après son entretien avec Naphta et Settembrini, mais infiniment plus fort ; et ainsi lui arriva-t-il de justifier sa paresse, dans la résistance qu’il opposait à ces absences somnolentes, par des réminiscences de certaines discussions et que, malgré sa révolte méprisante contre l’idée de se laisser recouvrir par ces masses uniformes et hexagonales, il balbutiait quelque chose en lui-même, dont le sens ou le non-sens était le suivant : le sentiment du devoir qui l’engageait à combattre ces pertes de connaissance suspectes n’était pas de la pure éthique, c’était une mesquine conception bourgeoise de l’existence et le fait d’un philistin irreligieux. Le désir et la tentation de s’étendre et de se reposer assiégeaient son esprit sous la forme suivante : il se disait que c’était comme pendant une tempête de sable dans le désert où les Arabes se jetaient sur leur face et tiraient le burnous par-dessus la tête. Seul, le fait qu’il n’avait pas de burnous et que l’on ne pouvait pas bien tirer un chandail de laine par-dessus sa tête lui semblait une objection valable à une telle conduite, bien qu’il ne fût pas un enfant et que par beaucoup de récits il sût assez exactement comment l’on est gelé à mort.
Après un départ d’une vitesse moyenne sur un terrain plutôt plat, il montait de nouveau, et la pente était assez raide. Il se pouvait qu’il ne fît pas fausse route, car le chemin qui menait à vallée devait lui aussi monter par endroits, et quant au vent, il avait sans doute tourné capricieusement, car Hans Castorp l’avait de nouveau dans le dos, et il y trouvait un avantage. Était-ce la tempête qui le courbait en avant ou était-ce ce plan déclive voilé par un crépuscule de neige, blanc et tendre, qui exerçait une attraction sur son corps ? On n’aurait besoin que de lui céder, de s’abandonner à cette attirance, et la tentation était grande, aussi grande, dangereuse, typique, qu’elle passait pour être ; mais cette notion n’enlevait rien à sa force vivante et effective. Cette attirance se targuait de droits particuliers, elle ne voulait pas se laisser ranger parmi les données générales de l’expérience, elle ne voulait pas s’y reconnaître, elle se déclarait unique et incomparable dans son insistance, — sans pouvoir nier, il est vrai, qu’elle était une inspiration émanant d’un certain côté, une suggestion venant d’un être en vêtements d’un noir espagnol, avec une collerette ronde et plissée d’une blancheur de neige, image à laquelle se rattachaient toutes sortes d’impressions sombres, jésuitiques, tranchantes et hostiles à l’humanité, toutes sortes de souvenirs de torture et de bastonnade, choses dont M. Settembrini avait horreur, mais par quoi il ne faisait que se rendre ridicule, avec sa rengaine d’orgue de barbarie et sa ragione…
Mais Hans Castorp se comporta vaillamment et résista à la tentation de se laisser aller. Il ne voyait rien, il luttait et avançait ; utilement ou non, il peinait pour sa part et se déplaçait au mépris des liens qui lui pesaient et dont la tempête glacée chargeait de plus en plus ses membres. Comme la montée devenait trop raide, il tourna de côté, sans trop s’en rendre compte, et suivit ainsi pendant quelque temps la pente. Ouvrir ses paupières convulsées était un effort dont il avait éprouvé l’inutilité, ce qui n’encourageait guère à le renouveler. Néanmoins, il voyait de temps en temps quelque chose : des pins qui se rapprochaient, un ruisseau ou un fossé dont la noirceur se dessinait entre les rebords de neige qui la surplombaient ; et lorsque, pour changer, il descendit de nouveau une pente, affrontant d’ailleurs une fois de plus le vent, il aperçut en avant de lui, à quelque distance, flottant librement, en quelque sorte balayée par des voiles confus, l’ombre d’une bâtisse humaine. Aspect bien venu et consolant ! Il avait vaillamment peiné malgré tous les obstacles, jusqu’à ce qu’il eût revu des constructions de main d’homme qui l’avertissaient que la vallée habitée devait être proche. Peut-être y avait-il des hommes là-bas, peut-être pourrait-on entrer chez eux, sous leur toit attendre la fin de la tourmente, et en cas de besoin se procurer un compagnon ou un guide, si l’obscurité naturelle était tombée dans l’intervalle. Il marcha vers cette chose presque chimérique et qui souvent manquait de disparaître dans l’obscurité de l’heure. Il dut encore fournir une ascension épuisante contre le vent, pour l’atteindre, et se convainquit, arrivé là, avec des sentiments de révolte, d’étonnement, d’effroi et de vertige, que c’était la hutte bien connue, le fenil au toit chargé de pierres que, par toutes sortes de détours et au prix des plus vaillants efforts, il avait regagné.
Que diable ! De lourds jurons tombèrent des lèvres raidies de Hans Castorp qui omettait les sons labiaux. Pour s’orienter, il tourna autour de la hutte, en s’aidant de son bâton, et constata qu’il l’avait de nouveau atteinte par derrière et que par conséquent, durant une bonne heure, selon son estimation, il s’était livré à la plus pure et à la plus inutile sottise. Mais c’est ainsi que cela se passait, c’est ainsi que l’on pouvait le lire dans les livres. On tournait en rond, on s’échinait, en s’imaginant avancer, cependant que l’on décrivait en réalité quelques vastes et stupides détours qui vous ramenaient au point donné comme la trompeuse orbite de l’année. C’est ainsi que l’on s’égarait, c’est ainsi que l’on ne se retrouvait pas. Hans Castorp reconnut le phénomène traditionnel avec une certaine satisfaction, encore qu’avec effroi. Il se frappa les cuisses, de colère et de stupéfaction, parce que l’expérience s’était reproduite si ponctuellement dans son propre cas particulier, individuel et présent.
Le chalet désert était inaccessible, la porte était fermée, on ne pouvait y entrer d’aucun côté. Hans Castorp résolut néanmoins d’y demeurer provisoirement, car le rebord du toit donnait l’illusion d’un certain abri, et la hutte elle-même, du côté orienté vers la montagne où Hans Castorp se réfugia, offrait réellement une certaine protection contre la tempête lorsqu’on appuyait son épaule contre le mur grossièrement charpenté, car, par suite de la longueur des skis, il n’était pas possible de s’adosser. Accoté de biais il restait debout, après qu’il eut enfoncé son bâton à côté de lui dans la neige, les mains dans les poches, le collet de son chandail de laine relevé, se tenant en équilibre sur la jambe avancée, il laissa, les yeux clos, reposer sa tête qui lui tournait sur le mur de rondins, ne regardant que de temps à autre par-dessus son épaule par-delà le ravin, vers la paroi rocheuse, de l’autre côté, qui apparaissait parfois confusément à travers le voile de neige.
Sa situation était relativement confortable. « Au besoin je pourrais rester ainsi toute la nuit, se dit-il, pourvu que je change de temps à autre de pied, que je me couche en quelque sorte sur l’autre côté, et naturellement que je me donne un peu de mouvement dans l’intervalle, ce qui est indispensable. J’ai beau être extérieurement engourdi, j’ai quand même accumulé de la chaleur intérieure grâce au mouvement que je me suis donné, et mon excursion n’a donc pas été complètement inutile, encore que je me sois perdu et que j’aie tourné tout autour de la hutte… « Perdu », de quelle expression me suis-je donc servi ? Elle n’est pas du tout nécessaire, elle ne correspond pas à ce qui m’est arrivé, je m’en suis servi tout à fait arbitrairement parce que je n’ai pas encore la tête très claire ; et pourtant c’est à certains égards, un mot juste… Il est heureux encore que je puisse supporter cela, car cette tourmente, cet ouragan de neige, ce tourbillon chaotique peuvent parfaitement durer jusqu’à demain matin, et même s’il ne dure que jusqu’à la tombée de la nuit, ce serait assez grave, car, la nuit, le danger de se perdre est aussi grand que dans la tempête de neige… Il devrait déjà faire nuit, vers six heures, tant il me semble avoir gâché de temps en tournoyant. Quelle heure est-il donc ? »
Et il chercha sa montre, bien qu’avec ses doigts raides et morts il ne lui fût nullement facile de déterrer dans ses vêtements sa montre en or, à couvercle et à monogramme, qui faisait tic-tac, vivante et fidèle à son devoir, ici, dans cette solitude désolée, semblable en cela à son cœur, au cœur humain si touchant dans la chaleur organique de son thorax.
Il était quatre heures et demie. Que diable, il était presque la même heure lorsque la tempête avait commencé. Devait-il croire qu’il n’avait erré que pendant un quart d’heure ? « Le temps m’a paru long », pensa-t-il. « C’est ennuyeux de se perdre, semble-t-il. Mais à cinq heures ou à cinq heures et demie, il fait complètement nuit ; c’est un fait qui subsiste. La tempête cessera-t-elle auparavant, assez tôt pour m’éviter de me perdre à nouveau ? Sur ce, je pourrais prendre une gorgée de porto pour me redonner des forces. »
Il avait emporté cette boisson pour dilettantes, uniquement parce qu’on la trouvait au Berghof en des flacons plats, et parce qu’on la vendait aux excursionnistes, sans que l’on eût, il est vrai, pensé à ceux qui, contre la règle, s’égareraient dans la montagne, par la neige et le froid, et qui attendraient la nuit dans de telles conditions. Si son esprit avait été plus lucide, il aurait dû se dire que, au point de vue des chances de retour, c’était presque ce qu’il eût pu prendre de plus mauvais.
Et de fait il se le dit, après avoir pris quelques gorgées qui produisirent un effet tout semblable à celui qu’avait produit la bière de Kulmbach, le soir de son arrivée, lorsque, tout en tenant des discours désordonnés sur des sauces de poisson et autres sujets semblables, il avait choqué Settembrini, M. Lodovico, le pédagogue qui par son regard exhortait à la raison les fous qui se laissaient aller, et dont Hans Castorp entendait précisément l’agréable appel de cor à travers les airs, signe que l’éloquent éducateur s’approchait à marches forcées pour tirer de cette folle situation l’élève préféré, l’enfant gâté de la vie, et pour le ramener… Ce qui naturellement était absurde et ne provenait que de la bière de Kulmbach qu’il avait bue par mégarde. Car, premièrement, M. Settembrini n’avait pas du tout de cor, il n’avait que son orgue de barbarie appuyé sur une jambe de bois, et dont il accompagnait le jeu en levant vers les maisons ses yeux humanistes ; et, deuxièmement, il ne savait et ne remarquait absolument rien de ce qui se passait, puisqu’il ne se trouvait plus au sanatorium Berghof, mais chez Lukacek, le tailleur pour dames, dans sa petite mansarde à la carafe d’eau, au-dessus de la cellule de soie de Naphta, et n’avait pas plus le droit ni le moyen d’intervenir qu’autrefois, la nuit de Carnaval, lorsque Hans Castorp s’était trouvé dans une position aussi folle et aussi grave, quand il avait rendu à la malade Clawdia Chauchat son crayon, son porte-mine, le porte-mine de Pribislav Hippe… Qu’en était-il du reste de sa « position » ? Pour être dans une position, il fallait être « posé » quelque part, et non pas debout, pour que ce mot prît son sens juste et propre, au lieu d’un sens purement métaphorique. La position horizontale, telle était la situation qui convenait à un membre aussi ancien de la société des gens d’en haut. N’était-il pas habitué à être étendu en plein air, par la neige et le froid, la nuit comme le jour ? Et il s’apprêtait à se laisser choir, lorsque la conscience le pénétra, le saisit en quelque sorte au collet, et le maintint sur pieds, de ce que les balbutiements de sa pensée sur la « position » devaient être également mis sur le compte de la bière de Kulmbach, qu’ils ne provenaient que de son envie impersonnelle, passant pour typiquement dangereuse, de s’étendre et de dormir, laquelle était sur le point de le séduire par des sophismes et des jeux de mots.
« J’ai commis là une maladresse, reconnut-il. Le porto n’était pas indiqué, ces quelques gorgées m’ont excessivement alourdi la tête, elle me tombe pour ainsi dire sur la poitrine et mes pensées ne sont plus que divagations et plaisanteries douteuses auxquelles je ne dois pas me fier. Non seulement les pensées qui me traversent l’esprit sont douteuses, mais encore les remarques critiques que je fais sur elles, c’est cela le malheur. « Son crayon », c’est-à-dire « son crayon à elle », et non pas le sien à lui, on ne dit « son » que parce que crayon est au masculin, tout le reste n’est que plaisanterie. Je ne sais même pas pourquoi je m’arrête à cela. Alors que, par exemple, je devrais m’inquiéter beaucoup plus du fait que ma jambe gauche sur laquelle je m’appuie, rappelle d’une manière frappante la jambe de bois de l’orgue de barbarie de Settembrini qu’il pousse toujours devant soi du genou, sur le pavé, lorsqu’il s’approche de la fenêtre et qu’il tend son chapeau de velours pour que la fillette là-haut y jette une pièce. Et, en même temps, je me sens en quelque sorte attiré par des mains immatérielles vers la neige, pour m’y coucher. Il n’y a que le mouvement qui puisse remédier à cela. Il faut que je me donne du mouvement pour me punir d’avoir bu de la bière de Kulmbach et pour assouplir ma jambe de bois. »
D’un mouvement d’épaule il se détacha du mur. Mais à peine se fut-il éloigné du fenil, à peine eut-il fait un pas en avant, que le vent l’assaillit comme un coup de faux, et le repoussa vers l’abri du mur. Sans doute était-ce là le séjour auquel il était réduit et dont il devait provisoirement se satisfaire ; et il avait la faculté de s’appuyer, pour changer, sur l’épaule gauche, en se tenant sur sa jambe droite, tout en agitant un peu l’autre pour la ranimer. Par un temps pareil, se dit-il, on reste chez soi. On peut s’accorder un peu de changement, mais il ne faut pas prétendre à du nouveau, il ne faut pas s’exposer au vent. Tiens-toi tranquille et laisse pendre ta tête, puisqu’elle est si lourde. Le mur est bon, les poutres sont en bois, une certaine chaleur semble même s’en dégager, pour autant qu’il peut, ici, être question de chaleur ; une discrète chaleur naturelle ; peut-être n’est-ce que de l’imagination, peut-être est-ce subjectif… Ah ! tous ces arbres ! Oh ! ce vivant climat des hommes vivants ! Quel parfum !…
C’était un parc qui était situé en-dessous de lui, sous le balcon sur lequel il était sans doute debout, un vaste parc d’une luxuriance verdoyante, des arbres à feuilles, des ormes, des platanes, des hêtres, des érables et des bouleaux, légèrement dégradés dans la coloration de leurs feuillages frais, lustrés, et dont les cimes étaient agitées d’un léger murmure. Un air délicieux, humide, embaumé par les arbres soufflait. Une chaude buée de pluie passa, mais la pluie était éclairée par transparence. On voyait très haut dans le ciel l’air rempli d’un égouttement luisant d’eau. Comme c’était beau ! Oh ! souffle du sol natal et plénitude du pays bas, après une privation si longue ! L’air était plein de chants d’oiseaux, plein de sifflements flûtés, de gazouillements, de roucoulements et de sanglots d’une douce et gracile ferveur, sans que le moindre oiseau fût visible. Hans Castorp sourit, respirant avec reconnaissance. Mais tout cependant se faisait encore plus beau. Un arc-en-ciel se tendit obliquement par-dessus le paysage, complet et net, une pure splendeur, d’un éclat humide, avec toutes ses couleurs qui, onctueuses comme de l’huile, coulaient sur la verdure épaisse et luisante. C’était comme de la musique, comme un son de harpes mêlées à des flûtes et des violons. Le bleu et le violet surtout, coulaient merveilleusement. Tout s’y fondait, s’y perdait magiquement, se métamorphosait, toujours plus beau et plus nouveau. C’était comme ce jour, voici bien des années, que Hans Castorp avait été admis à entendre un chanteur fameux dans le monde entier, un ténor italien dont le gosier avait répandu sur les cœurs des hommes le réconfort d’un art plein de grâce. Il avait attaqué sur une note aiguë qui avait été belle dès le commencement. Mais peu à peu, d’instant en instant, cette harmonie passionnée s’était élargie, s’était dilatée et épanouie, s’était éclairée d’une lumière de plus en plus rayonnante. Un à un, des voiles que d’abord on n’avait pas perçus étaient en quelque sorte tombés ; il y en avait encore un qui, se figurait-on, allait finir par découvrir la lumière suprême et la plus pure, et puis un tout dernier voile encore, et puis un autre, suprême, qui laissa paraître une telle profusion d’éclat et de splendeur baignée de larmes qu’une sourde rumeur de ravissement, ayant résonné comme une objection ou une contradiction, s’était élevée de la foule, et que lui-même, le jeune Hans Castorp, avait été secoué de sanglots. Il en était ainsi à présent de son paysage qui se métamorphosait, qui se transfigurait progressivement. L’azur envahissait tout… Les voiles limpides de la pluie tombaient : une mer apparaissait, une mer, c’était la mer du Sud, d’un bleu profond et saturé, scintillante de lueurs d’argent, une baie merveilleuse, ouverte d’un côté en une buée légère, à moitié cernée de chaînes de montagnes d’un bleu de plus en plus mat, parsemée d’îles, où des palmiers surgissaient, ou sur lesquelles on voyait luire de petites maisons blanches parmi les bois de cyprès. Oh ! oh ! assez ! C’était tout à fait immérité. Qu’était-ce donc que cette béatitude de lumière, de profonde pureté du ciel, de fraîcheur d’eau ensoleillée ? Hans Castorp n’avait jamais vu cela, n’avait jamais rien vu de semblable. Il avait à peine tâté légèrement du Midi, à l’occasion de brefs voyages de vacances. Il connaissait la mer farouche, la mer blafarde, et y était attaché par des sentiments puérils et vagues, mais il n’avait jamais été jusqu’à la Méditerranée, jusqu’à Naples, jusqu’en Sicile ou jusqu’en Grèce, par exemple. Néanmoins, il se souvenait. Oui, chose étrange, il revoyait, il reconnaissait tout cela. « Mais oui, c’est bien cela ! » s’écria une voix en lui, comme s’il avait porté depuis toujours et sans le savoir ce bienheureux azur ensoleillé, comme en se le cachant à soi-même. Et ce « depuis toujours » était vaste, infiniment vaste, comme la mer ouverte à sa gauche là où le ciel la teintait en une nuance d’un violet tendre.
L’horizon était haut, l’étendue semblait monter, ce qui provenait de ce que Hans voyait le golfe d’en haut, d’une certaine altitude. Les montagnes s’avançaient en promontoires, couronnées de forêts, entrant dans la mer, elles reculaient en demi-cercle, du milieu du paysage qu’il apercevait jusqu’à l’endroit où il était assis, et plus loin ; c’était sur une côte rocheuse qu’il était assis, sur des marches de pierre chauffées par le soleil. Devant lui le rivage descendait, moussu et pierreux, en blocs étagés, couvert de broussailles, vers la grève basse, où les galets formaient entre les roseaux des baies bleuâtres, de petits ports et de petits lacs. Et cette contrée ensoleillée, et ces hautes rives à l’accès facile, et ces bassins riants, entourés de falaises, de même que la mer au large, jusqu’aux îles où des barques allaient et venaient, tout était peuplé. Des hommes, des enfants, du soleil et de la mer s’y mouvaient et s’y reposaient, gais et raisonnables, une belle et jeune humanité, si agréable à contempler qu’à leur vue le cœur de Hans Castorp se dilatait douloureusement et avec amour.
Des jeunes gens, des adolescents s’ébattaient avec des chevaux, couraient, la main aux rênes, à côté des animaux qui hennissaient et rejetaient la tête, tiraient sur les longues guides des chevaux rétifs, ou bien, les montant sans selle, battant des talons nus les flancs de leurs montures, les poussaient dans la mer, cependant que les muscles de leur dos jouaient au soleil sous leur peau bronzée et que les appels qu’ils échangeaient, ou adressaient à leurs bêtes, avaient pour quelque raison comme une sonorité magique. Au bord d’une des baies où la rive se réfléchissait comme dans un lac des montagnes, et qui pénétrait très avant dans la terre, des jeunes filles dansaient. L’une d’entre elles, dont les cheveux ramassés au-dessus de la nuque en un nœud avaient un charme particulier, était assise, les pieds dans un creux du terrain, et jouait sur une flûte de pâtre, les yeux fixés par-dessus ses doigts mobiles sur ses compagnes qui, en de longs vêtements flottants, isolées, les bras ouverts et souriantes, ou par couples, les tempes gracieusement rapprochées, dansaient, tandis que, dans le dos de celle qui jouait de la flûte, derrière ce dos blanc, long, délicat et que les mouvements de ses bras faisaient onduler, d’autres sœurs étaient assises, ou se tenaient enlacées, et regardaient tout en causant paisiblement. Plus loin, de jeunes hommes s’exerçaient à tirer à l’arc. C’était une vision heureuse et amicale que de voir les aînés enseigner aux adolescents maladroits aux chevelures bouclées la manière de tendre la corde en appuyant sur la flèche, de les voir viser avec leurs élèves, les soutenir lorsque le choc en retour de la flèche vibrante les faisait chanceler en riant. D’autres pêchaient à la ligne. Ils étaient étendus sur le ventre, sur les rochers plats du rivage, et trempaient leur ligne dans la mer, bavardant paisiblement, la tête tournée vers leur voisin qui, le corps allongé en une position oblique, lançait très loin son appât. D’autres encore étaient occupés à pousser une barque haute dans la mer, avec ses mâts et ses vergues, tirant, poussant et s’arc-boutant. Des enfants jouaient et jubilaient entre les brise-lames. Une jeune femme, étendue de tout son long, regardant en arrière, d’une main relevait sa robe fleurie entre les seins, en étendant l’autre au-dessus d’elle vers un fruit entouré de feuilles qu’un homme aux hanches étroites, debout à son chevet, lui offrait et lui refusait jouant de son bras tendu. Les uns étaient adossés à des niches rocheuses, d’autres hésitaient au bord du bain en croisant les bras, les mains sur les épaules, en éprouvant de la pointe du pied la fraîcheur de l’eau. Des couples se promenaient le long du rivage et près de l’oreille de la jeune fille était la bouche de celui qui la conduisait familièrement. Des chèvres à longs poils sautaient de roche en roche, gardées par un jeune pâtre qui était debout sur une éminence, une main sur la hanche, s’appuyant de l’autre sur un long bâton, un petit chapeau au bord relevé en arrière posé sur ses boucles brunes.
« Mais c’est ravissant ! » pensa Hans Castorp, c’est tout à fait réjouissant et captivant ! Comme ils sont jolis, bien portants, intelligents et heureux ! Mais quoi ! Ils ne sont pas seulement beaux mais ils sont encore intelligents et intérieurement aimables. C’est là ce qui me touche et ce qui me rend presque amoureux ; l’esprit et le sens immanent à leur être, voudrais-je dire. L’esprit dans lequel ils sont réunis et vivent ensemble ! » Il entendait par là cette grande affabilité ; et les égards égaux pour tous que se témoignaient ces hommes du soleil dans leur commerce : un respect léger et voilé d’un sourire qu’ils se témoignaient les uns aux autres, presque insensiblement, et pourtant en vertu d’une idée qui s’était faite chair, d’un lien de l’esprit qui, manifestement, les reliait tous ; une dignité et une sévérité même, mais toute résolue en gaîté et qui les guidait dans leurs actes et leurs abstentions comme une influence spirituelle et inexprimable d’une gravité nullement sombre et d’une piété raisonnable, encore qu’elle ne manquât pas de toute solennité cérémonieuse. Car là-bas, sur une pierre ronde et moussue, était assise une jeune mère qui avait dégrafé sur une épaule sa robe brune et qui étanchait la soif de son enfant. Et quiconque passait auprès d’elle la saluait d’une manière particulière qui résumait tout ce qui restait si expressivement inexprimé dans la conduite générale de ces hommes : les jeunes gens, en se tournant vers la mère et en croisant légèrement, rapidement et comme pour la forme, les bras sur leur poitrine et en inclinant la tête avec un sourire, les jeunes filles par une génuflexion ébauchée, semblable au geste de celui qui passe devant le maître-autel. Mais en même temps ils lui faisaient de cordiaux, de joyeux et vifs signes de tête, et ce mélange de dévotion formaliste et d’amitié enjouée, en même temps que la lente douceur avec laquelle la mère, qui aidait au bambin à téter sans peine en appuyant de l’index sur son sein, levait les yeux, et remerciait d’un sourire celle qui lui rendait hommage, achevèrent de ravir Hans Castorp. Il ne se lassait pas de regarder et il se demandait néanmoins avec angoisse s’il avait le droit de regarder, si le fait d’épier ce bonheur ensoleillé et civilisé n’était pas répréhensible, pour lui qui se sentait dénué de noblesse, laid et balourd.
Il semblait qu’il n’y avait pas à hésiter. Un bel éphèbe, dont la longue chevelure rejetée d’un côté avançait légèrement sur le front et retombait sur la tempe, se tenait, exactement au-dessous de son siège, les bras croisés sur la poitrine, à l’écart de ses compagnons, ni triste ni boudeur, mais tout simplement à l’écart des autres. L’adolescent l’aperçut, leva le regard vers lui, et ses yeux passèrent du guetteur aux images de la grève, et revinrent à lui, épiant le guetteur. Mais, tout à coup, il regarda par-dessus sa tête dans le lointain, et aussitôt le sourire de courtoisie fraternelle et aimable qui était commun à tous disparut de son beau visage à moitié puéril, aux lignes sévères ; sans qu’il eût froncé les sourcils, une gravité apparut sur sa figure, une gravité de pierre sans expression, insondable, quelque chose de fermé et de mortel qui saisit Hans Castorp, à peine rassuré, d’une frayeur pâle, non sans qu’il pressentît obscurément sa signification.
Lui aussi tourna la tête… De puissantes colonnes sans socles, faites de blocs cylindriques dans les fentes desquels perçait de la mousse, se dressaient derrière lui, les colonnes du portique d’un temple sur les marches duquel il était assis. Le cœur gros il se leva, gravit les marches par le côté et pénétra dans le portique profond, poursuivit sa marche par une voie dallée, qui lui donna aussitôt accès sur un nouveau parvis. Il le traversa, et voici qu’il avait devant lui le temple, énorme, verdâtre et rongé par le temps, avec un socle de gradins roides et un fronton large qui reposait sur les chapiteaux de colonnes puissantes, presque trapues, mais s’amincissant vers le haut, et de l’assemblage desquels saillait parfois un bloc arrondi. Avec peine, en s’aidant de ses mains et en soupirant, car son cœur se serrait de plus en plus, Hans Castorp escalada les hauts gradins et gagna la forêt de colonnes. Celle-ci était très profonde, il s’y promena comme entre les troncs de la forêt de hêtres, en évitant à dessein le milieu. Mais il y revenait toujours, et il se trouva, à l’endroit où les rangées de colonnes s’écartaient, en face d’un groupe de statues, de deux figures de femmes en pierre, sur un socle, la mère et la fille, semblait-il : l’une, assise, plus âgée, plus digne, très clémente et divine, mais les sourcils plaintifs, au-dessus de ses yeux vides et sans pupille, dans une tunique plissée, ses cheveux ondulés de matrone couverts d’un voile ; l’autre, debout, enlacée maternellement par la première, avec un visage rond de jeune fille, les bras et les mains joints et cachés dans les plis de son péplum.
Tandis que Hans Castorp considérait le groupe, son cœur, pour des raisons obscures, se faisait plus lourd, plus angoissé, plus chargé de pressentiments. Il osait à peine — et il le fallait pourtant — contourner ces figures pour franchir derrière elles la deuxième double rangée de colonnes ; la porte de bronze du sanctuaire était ouverte et les genoux du malheureux vacillèrent devant le spectacle que découvrit son regard. Deux femmes aux cheveux gris à demi nues, aux seins pendants et aux tétines aussi longues que des doigts, se livraient là dedans, entre les flammes des brasiers, à d’effrayantes manipulations. Au-dessus d’un bassin elles déchiraient un petit enfant, le déchiraient en un silence sauvage, avec leurs mains — Hans Castorp voyait les fins cheveux blonds barbouillés de sang — et en dévoraient les morceaux en faisant craquer les petits os friables dans leurs bouches, tandis que le sang coulait de leurs affreuses lèvres. Un frisson glacé immobilisa Hans Castorp. Il voulut couvrir ses yeux de ses mains, mais n’y réussit pas. Il voulut s’enfuir et ne le put pas. Mais voici qu’elles l’avaient aperçu tout en poursuivant leur abominable besogne ; elles agitèrent derrière lui leurs poings sanglants et l’injurièrent sans voix, avec la pire grossièreté, en termes obscènes, et cela dans le patois du pays de Hans Castorp. Il se sentit mal, plus mal que jamais. Désespérément il voulait s’arracher à cet endroit, et tel qu’en faisant cet effort il était tombé accoté à la colonne, tel il se retrouva ayant encore dans l’oreille cet affreux chuchotement criard, agrippé à son fenil dans la neige, couché sur un bras, la tête appuyée, les pieds chaussés de skis étendus devant lui.
Ce n’était cependant pas encore un véritable réveil ; il clignota seulement, soulagé d’être débarrassé de ces atroces mégères, mais il ne distinguait pas clairement — ni ne s’en souciait beaucoup — s’il était appuyé à une colonne de temple ou à un fenil, et son rêve se poursuivait en quelque sorte, non plus en images, mais en pensées d’une manière non moins osée et bizarre.
« Il me semblait bien que c’était un rêve, radotait-il en lui-même. Rêve tout à fait charmant et effroyable. Au fond, je le savais tout le temps et je me suis tout fabriqué moi-même, le parc et la belle humidité, et ce qui est venu ensuite, le beau comme le laid, je le savais presque d’avance. Mais comment peut-on savoir et se fabriquer une chose pareille, enchantement et épouvante ? Où ai-je pris ce beau golfe couvert d’îlots et ensuite l’enceinte du temple vers laquelle m’ont dirigé les regards de cet agréable jeune homme qui était seul ? On ne rêve pas seulement avec sa propre âme, me paraît-il, mais on rêve de façon anonyme et commune, encore qu’à sa propre manière. La grande âme dont tu n’es qu’une parcelle rêve à travers toi, à ta manière, de choses qu’en secret elle rêve toujours de nouveau — de sa jeunesse, de son espérance, de son bonheur, de sa paix… et de sa scène sanglante. Me voici appuyé à ma colonne, et j’ai encore dans mon corps les vrais vestiges de mon rêve, le frisson glacial qui m’a parcouru devant la cène sanglante, et aussi la joie du cœur, la joie que j’ai éprouvée devant le bonheur et les pieux usages de l’humanité blanche. Il me revient, je l’affirme, il me revient de droit d’être étendu ici et de rêver de telles choses. J’ai beaucoup appris chez les gens d’ici sur la déraison et la raison. Je me suis perdu avec Naphta et Settembrini dans les montagnes les plus dangereuses. Je sais tout de l’homme. J’ai scruté sa chair et son sang, j’ai restitué à la malade Clawdia le crayon de Pribislav Hippe. Mais quiconque connaît le corps, connaît la vie, connaît la mort. Et ce n’est pas là tout, c’est tout au plus un commencement, si l’on se place au point de vue pédagogique. Il faut y ajouter l’autre aspect, l’envers. Car tout l’intérêt que l’on éprouve pour la mort et la maladie n’est qu’une forme de l’intérêt que l’on éprouve pour la vie, comme le prouve du reste la faculté humaniste de médecine qui s’adresse en un latin si courtois à la vie et à sa maladie, et qui n’est qu’une variété de cette unique, de cette grande et pressante préoccupation que je veux appeler en toute sympathie par son nom : c’est l’enfant gâté de la vie, c’est l’homme, son état et sa position… Je le connais assez bien, j’ai beaucoup appris chez ceux d’en haut, je suis monté très haut au-dessus du pays plat, au point d’en avoir presque perdu le souffle ; mais du pied de ma colonne j’ai une vue qui ne me semble pas mauvaise… J’ai rêvé de l’état de l’homme et de sa communauté polie, intelligente et respectueuse, derrière laquelle se déroule dans le temple l’affreuse scène sanglante. Combien ils étaient courtois et charmants les uns à l’égard des autres, les hommes du soleil, avec, dans le fond, cette atroce chose ! Ils en tirent une conclusion fine et fort galante. Je veux en mon âme rester avec eux et non pas avec Naphta, du reste pas davantage avec Settembrini ; tous deux sont des bavards. L’un est sensuel et pervers et l’autre n’embouche jamais que le petit cor de la Raison et s’imagine pouvoir y ramener même les fous ; quel manque de goût ! C’est de l’esprit primaire et de l’éthique pure, c’est de l’irréligion, voilà qui est entendu. Mais je ne veux pas non plus me ranger au parti du petit Naphta, à sa religion qui n’est qu’un guazzabuglio de Dieu et du Diable, du Bien et du Mal, tout juste bon pour que l’individu s’y précipite la tête la première, afin de sombrer mystiquement dans l’universel. Ah, ces deux pédagogues ! Leurs querelles et leurs désaccords ne sont eux-mêmes qu’un guazzabuglio et un confus fracas de bataille dont ne se laisse pas étourdir quiconque a le cerveau libre et le cœur pieux. Et ce problème de l’aristocratie avec leur noblesse ! Vie ou mort, maladie, santé, esprit et nature. Sont-ce là des contraires ? Je demande : sont-ce là des problèmes ? Non, ce ne sont pas des problèmes, et le problème de leur noblesse n’en est pas un. La déraison de la mort relève de la vie, sinon la vie ne serait pas vie, et la position de l’Homo Dei est au milieu avec la déraison et la raison, de même que sa position est entre la communauté mystique et l’individualisme inconsistant. Voilà ce que j’aperçois de ma colonne. Dans cette position, il lui faut avoir avec lui-même des rapports raffinés, galants et aimablement respectueux, car lui seul est noble, mais les contraires ne le sont pas. L’homme est maître des contradictions, elles existent grâce à lui et, par conséquent, il est plus noble qu’elles. Plus noble que la mort, trop noble pour elle, et c’est la liberté de son cerveau. Plus noble que la vie, trop noble pour elle, et c’est la piété dans son cœur. Voici que j’ai rimé un songe poétique sur l’homme. Je veux m’en souvenir. Je veux être bon. Je ne veux accorder à la mort aucun pouvoir sur mes pensées ! Car c’est en cela que consistent la bonté et la charité, et en rien d’autre. La mort est une grande puissance. On se découvre et l’on marche d’un pas rythmé, sur la pointe des pieds, lorsqu’on l’approche. Elle porte la collerette de cérémonie du passé et on s’habille sévèrement et tout de noir, en son honneur. La raison est sotte en face de la Mort, car elle n’est rien que Vertu, tandis que la Mort est la liberté, la déraison, l’absence de forme et la volupté. La volupté, dit mon rêve, non pas l’amour… La Mort et l’amour, c’est une mauvaise rime, de mauvais goût, une rime fausse ! L’amour affronte la Mort ; lui seul, non pas la vertu, est plus fort qu’elle. Lui seul (pas la vertu), inspire de bonnes pensées. La forme, elle aussi, n’est faite que d’amour et de bonté : la forme et la civilisation d’une communauté intelligente et amicale, et d’un bel État humain — avec le sous-entendu discret de la cène sanglante. Oh, voilà qui est rêvé avec clarté et bien « gouverné » ! Je veux y penser. Je veux garder dans mon cœur ma foi en la Mort, mais je veux clairement me souvenir que la fidélité à la mort et au passé n’est que vice, volupté sombre et antihumaine lorsqu’elle commande à notre pensée et à notre conduite. L’homme ne doit pas laisser la Mort régner sur ses pensées au nom de la bonté et de l’amour. Et ceci pensé, je m’éveille… Car j’ai suivi mon rêve jusqu’au but. Depuis longtemps, je cherchais cette parole : à l’endroit où Hippe m’est apparu, dans ma loge et partout. Mes recherches m’ont entraîné ensuite dans les montagnes couvertes de neige. Mais voici que je la tiens. Mon rêve me l’aclairement révélée, de sorte que je la sais à jamais. Oui, j’en suis ravi et comme réchauffé. Mon cœur bat fort et sait pourquoi. Il ne bat pas seulement pour des raisons physiques, il ne bat pas comme les ongles d’un cadavre continuent à pousser, il bat humainement, et vraiment il se sent heureux. C’est un philtre, cette parole de rêve, meilleur que le porto et que l’ale, cela me coule à travers les veines comme l’amour et la vie, pour que je m’arrache à mon sommeil et à mon rêve, dont je sais naturellement qu’ils mettent en grave péril ma jeune vie… Ouverts ! Les yeux ouverts ! Ce sont tes membres, à toi, ces pieds-là dans la neige ! Rassemble-les, et debout ! Tiens… Il fait beau ! »
Elle était terriblement malaisée, la délivrance des liens qui l’enserraient et qui cherchaient à le maintenir à terre ; mais l’élan qu’il avait pris était plus fort. Hans Castorp se jeta sur un coude, tendit énergiquement les genoux, tira, s’appuya et se redressa. Il piétina la neige avec ses planches, se frappa les côtes des bras, et secoua les épaules en jetant des regards animés et curieux ci et là, et vers le ciel, où un bleu pâle se montrait entre les voiles minces des nuages gris-bleu qui glissaient doucement et qui découvraient l’étroite faucille de la lune. Léger crépuscule. Pas de tempête, pas de neige ! La paroi rocheuse de l’autre côté, avec son dos hérissé de sapins, était visible, pleinement et clairement, elle reposait en paix. L’ombre montait jusqu’à mi-hauteur ; l’autre moitié était délicatement éclairée de rose. Que se passait-il donc, et comment se comportait le monde ? Était-ce le matin ? Et Hans Castorp avait-il passé la nuit dans la neige, sans mourir de froid comme on pouvait le lire dans les livres ? Aucun de ses membres n’était mort, aucun ne se cassait avec un bruit sec, tandis qu’il piétinait, se secouait et battait autour de lui, à quoi il s’occupait tout en s’efforçant de réfléchir à sa situation. Ses oreilles, les pointes de ses doigts, ses orteils étaient sans doute engourdis, rien de plus que ce qui lui était déjà souvent arrivé en hiver, lorsqu’il restait étendu dans sa loge. Il réussit à tirer sa montre. Elle marchait. Elle ne s’était pas arrêtée comme elle avait coutume de faire lorsqu’il oubliait de la remonter. Elle ne marquait pas encore cinq heures, même de loin. Il s’en fallait de douze ou treize minutes. Étonnant ! Était-il donc possible qu’il ne fût resté étendu, ici, dans la neige, que dix minutes, ou un peu plus, et qu’il eût inventé pour lui-même tant d’images heureuses et effrayantes et tant de pensées téméraires, cependant que le tumulte hexagonal se dissipait aussi vite qu’il était survenu ? Et puis, il avait eu une chance incontestable, au point de vue du retour. Car, à deux reprises, ses songes et ses fables avaient pris une tournure telle qu’il avait sursauté, ranimé du coup, d’abord d’effroi, ensuite de joie. Il semblait que la vie eût de bonnes intentions à l’endroit de son enfant gâté et égaré.
Quoi qu’il en soit, et que l’on fût au matin ou dans l’après-midi (mais sans nul doute, on en était toujours au début de la soirée), il n’y avait rien dans les circonstances ni dans son état personnel qui eût pu empêcher Hans Castorp de rentrer chez lui ; et c’est ce qu’il fit. D’un élan magnifique, en quelque sorte à vol d’oiseau, il descendit vers la vallée où les lumières brûlaient déjà lorsqu’il arriva, bien que les restes d’un jour conservé par la neige lui eussent pleinement suffi. Il descendit par le Brehmenbuhl, le long du Mattenwald, et fut arrivé vers cinq heures et demie à Dorf où il déposa son attirail sportif chez l’épicier, se reposa dans la cellule mansardée de M. Settembrini et lui rendit compte de la tempête de neige par laquelle il s’était laissé surprendre. L’humaniste se montra fort alarmé. Il lança la main par-dessus sa tête, gronda énergiquement l’imprudent qui avait couru un tel danger et alluma séance tenante la lampe à alcool qui faisait entendre de petites explosions, pour préparer du café au jeune homme épuisé, un café dont la force n’empêcha pas Hans Castorp de s’endormir sur sa chaise.
L’atmosphère très civilisée du Berghof l’entourait une heure plus tard de son souffle caressant. À dîner, il montra un bel appétit. Ce qu’il avait rêvé commençait à pâlir. Le soir même il ne comprenait plus très bien ce qu’il avait pensé.