Autour de Georges Berthoin

Georges Berthoin ou la quête du moment décisif

« Il n’est rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. » Cardinal de Retz

Pierre Morel raconte le passage de Georges Berthoin dans le XXe siècle.

Auteur
Pierre Morel
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«Avec le Président de la Chine populaire à Pékin.»

La scène primitive est l’effondrement de la France en mai 1940. Plus qu’une défaite, c’est pour Georges Berthoin la perte de tout ce que sauvegardait encore une république patricienne, le monde giralducien de Bella, de ces familles rivales et complices dont les jeux masquaient la dérive croissante du système. Georges en avait eu un avant-goût à huit ans en assistant depuis l’Hôtel de la Marine à la fusillade de la Place de la Concorde le 6 février 1934. L’enfant très protégé a vu déjà la République vaciller au bord du gouffre.

Six ans plus tard donc, pour son anniversaire, le 17 mai 1940, c’est l’offensive des Ardennes, la rupture du front, la France sur les routes, la fuite en famille, avec le gouvernement, jusqu’à Bordeaux. De nombreuses fois, j’ai entendu Georges me redire avec la même intensité cette brûlure toujours présente et le sursaut fondateur : puisque tout est défait, tout est à refaire. Ce rebond immédiat de l’adolescent le redresse et le construit. Dans la première résistance à Grenoble, il est un relais précieux, car trop jeune pour être soupçonné. Il avance par étapes dans les combats de l’ombre, et son sang-froid en fait ainsi un spécialiste de de l’ouverture des coffre-forts de la Gestapo, mais il se porte déjà au-delà. Un autre monde l’attend, par nécessité. Il apprend avec une avidité qui ne l’a plus jamais quitté. Les actions clandestines dans Grenoble occupée en novembre 1942, les va-et-vient avec le maquis du Vercors sont les contrepoints puissants de sa vie d’étudiant curieux de tout. Il se tient à l’écart des rivalités sévères entre mouvements, mais juge les hommes.  

A la fin de la guerre, tout se présente devant lui, mais dans le désordre : la création de l’ENA, faite pour attirer vers l’Etat à reconstruire les jeunes gens de sa trempe, mais il rate le concours (« la chance de ma vie ») ; le départ pour l’Amérique, découverte en bas de l’échelle, puis grisante à Harvard dans le laboratoire du Plan Marshall ; la formation politique à Paris auprès d’un ministre de poids, Maurice Petsche, qui lui confie la mission très délicate de l’héritage de Pierre Laval, précisément parce qu’il est le plus jeune. Il songe à s’établir, avec une affectation préfectorale prometteuse dans la Lorraine à reconstruire. C’est la terre de Robert Schuman, grande figure de la IVème République et Ministre des Affaires étrangères, mais surtout l’homme de l’appel européen du 9 mai 1950, avec lequel il noue une relation quasi-filiale, d’ordre spirituel. D’un coup, c’est le vrai rendez-vous avec l’Histoire, qui le sort d’un roman d’apprentissage à la Lucien Leuwen.  

Avec Jean Monnet et la Haute Autorité, au titre auguste mais à la réalité encore précaire, un autre avenir est possible, accessible, déjà en place par bribes, comme un chantier illimité. Georges a parcouru l’Amérique, mais pour lui, le vrai nouveau monde est là. Engagés comme lui dans cette aventure, ses collègues allemands ont connu à leur tour la défaite et l’occupation. Les mémoires sont lourdes, on se jauge : ni oubli ni pardon, mais ce travail européen novateur offre à tous une dignité retrouvée. La voie ouverte rapproche, puis soude progressivement cette équipe déterminée de pionniers que rien n’arrêtera. Avec eux, Georges a fait le grand choix de sa vie, la paix concrète que l’on peut organiser de ses propres mains, en mobilisant tous ses talents : intelligence des situations, prise de recul, jugement trempé, efficacité, discrétion. Il est totalement convaincu, tout en restant totalement libre, irremplaçable et dérangeant tout à la fois. Jean Monnet devra en tenir compte, mais c’est ainsi que se construira leur amitié, entre égaux malgré la différence d’âge et de rang.

J’avais rencontré Georges vers 1973 chez Jean-Pierre Dubosc, sinologue lettré et collectionneur, passé ensuite au monde japonais, et je l’ai retrouvé à mon retour d’URSS, en 1980. L’invasion soviétique de l’Afghanistan était un tournant majeur, qui s’est révélé fatal pour le régime. La Trilatérale avait pris son élan, et Georges reprenait comme président européen la même approche qu’à Grenoble déjà, à Harvard, à Paris, à Luxembourg puis à Londres. Rencontrer des personnes plutôt que des institutions, pour les sonder, les convaincre, les engager. Là où d’autres voyaient dans la prise de Kaboul une relance de la guerre froide, il voit de grandes vagues à venir dans le monde musulman et donc un moment opportun pour des rencontres à engager sans tarder. Cinq ans plus tard, avec l’accession de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du PCUS, le dépassement de la confrontation Est-Ouest deviendra possible.

Il en allait de même avec la fin de la Révolution culturelle en Chine. Toutes nos rencontres reprenaient ainsi de diverses façons la même interrogation sur l’évolution des sociétés, les opportunités d’ouverture, les acteurs du changement. Réaliste, Georges n’attendait pas un miracle, une transformation brutale du système, mais il ne voulait pas manquer le moindre indice d’un développement nouveau. Porté par un même mouvement large de l’esprit, il a ainsi perçu la mise en place d’une conjonction, d’une synchronie mondiale. N’ayant pas pris de notes après nos rencontres, je ne puis dater précisément cette perception, mais la mémoire combinée de nos échanges pointe dans cette direction. Pour être plus précis encore, je dirai qu’il ne cherchait pas à être prophétique : il voulait plutôt saisir le mouvement profond, l’émergence de forces sur lesquelles on pourrait miser le moment venu.

Écouter le monde en train de se rassembler n’impliquait en rien une distance par rapport à la construction européenne, bien au contraire. Celle-ci devait être promue comme un acteur de premier rang dans la nouvelle configuration. Pionnière sur son continent, la Communauté devenue Union – à son vif regret –  avait la même vocation que les autres grands acteurs à orienter le nouveau cours, et il avait imposé cette approche dès les débuts de la Trilatérale.

Tout en se battant au dehors du continent, il ne relâchait pas la pression au-dedans pour maintenir la fidélité au projet européen fondateur, alors que la fin de la guerre froide et la chute de l’URSS avaient inévitablement pour effet de réveiller les ambitions nationales et de favoriser une approche plus intergouvernementale.

Par un heureux concours de circonstances, j’avais formé lors de ma mission à Rome près le Saint Siège, un trio amical et discret avec Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant’Egidio et Andrea Puri-Purini, conseiller diplomatique du Président Ciampi, trop tôt disparu, hélas, pour susciter à l’occasion de la Convention européenne une meilleure conscience de nos enjeux de civilisation. Nous avons préparé à l’automne 2003 un manifeste à publier simultanément dans plusieurs grands quotidiens sous le titre « La dynamique d’une riche identité commune ». De nous trois, seul Andrea pouvait le signer, mais Antonio obtint l’accord de son président, et Georges fut le premier à rallier une belle vingtaine de personnalités européennes.

Que voulions-nous dire, dans son sillage ? Au moment où la Convention européenne se concentrait sur sa redéfinition institutionnelle, il nous semblait déjà, deux ans après le choc du 11 septembre, que l’Union risquait, par repli sur soi ou indifférence, de sortir du cours de l’histoire. L’élargissement en cours apportait de nouvelles tensions, il fallait mieux assumer la diversité de nos héritages et construire une communauté de destin. Mais ce sursaut recherché avec Georges n’est pas venu.

En 2006, mon affectation au Secrétariat général du Conseil à Bruxelles auprès de Javier Solana me fit entrer dans le système et participer à la mise en place du Service européen d’action extérieure, finalement créé par le Traité de Lisbonne. Georges suivait tout cela de près et critiquait sévèrement le recul de l’approche communautaire. Tout en partageant son inquiétude devant la faiblesse de l’ambition collective, je me devais de lui décrire les dérives d’une Commission très bureaucratique, devenue en quelque sorte prisonnière de sa puissance normative et dépourvue de vision politique.

Dans ce contexte, je voyais en revanche, dans la capacité d’initiative du Secrétaire général du Conseil une opportunité pour esquisser une politique étrangère centrée sur quelques crises dûment choisies. Loin de s’enliser dans une gestion routinière de commissions mixtes, de programmes de coopération et de financements privilégiés, le SEAE devait privilégier une approche stratégique, portée par un consensus soigneusement construit avec les Etats membres et mise en œuvre de façon précise et rapide. Nous pouvions et devions le faire sur le mode d’une banque d’affaires, et non pas comme une banque de dépôt, si je puis dire. Ce fut le cas pendant cette transition avec Javier Solana, dans diverses régions, y compris en Asie centrale dont j’avais la charge. Mais avec l’installation du nouveau service, la gestion bureaucratique et procédurière reprit le dessus.

Malgré nos différences, ces années d’échanges toujours stimulants nous conduisirent à partager le même constat d’une Union européenne trop formaliste et repliée sur elle-même, insuffisamment consciente des bouleversements en cours. Un an et demi après mon retour de Bruxelles, la crise de Maïdan, l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass nous en apportèrent la cruelle confirmation. 

Ces déceptions et l’aggravation du désordre international ont conduit Georges à prendre du recul, sans renoncer. L’Union européenne était gravement en porte à faux, la crise de 2008 et la montée des régimes autoritaires avait compromis le pari d’une mondialisation par la croissance, les échanges et les réformes politiques que prônait la Trilatérale. Pour Georges, il fallait chercher plus haut ce qui pouvait répondre à l’attente des peuples, en particulier dans les jeunes générations. Je l’ai vu ainsi remonter à ses propres sources, retrouver cette conviction fondatrice : l’épuisement des références établies nécessite un élan de civilisation, le choix collectif d’assumer une nouvelle époque. La méthode communautaire qu’il avait vécue et portée à l’origine était bien plus qu’une technique de gestion, un processus, une organisation. Les institutions étaient certes nécessaires, mais la dynamique qui les avait fait émerger relevait d’un ordre plus profond, impliquant l’histoire, l’éthique et le spirituel. Quand Georges revient aux années de formation de la Communauté européenne, c’est bien à cette capacité à surmonter les haines, les douleurs et les horreurs pour construire ensemble le bien véritablement commun qu’impose désormais le monde actuel. Pour lui, ce qui était évident pour le continent européen en 1950 l’est aujourd’hui pour notre planète. 

En fin de compte, sa lecture politique du monde ne va pas sans une « méta-politique », car l’action sur les âmes en fait partie. En 1942, dans L’enracinement, Simone Weil avait montré la voie. Ce fut sans doute une des raisons des échanges substantiels de Georges avec le Pape Jean Paul II : en dépit d’évidentes différences d’origine et de culture, les convergences entre ces deux lutteurs, pleins de réalisme mais toujours prêts à saisir les courants profonds des mutations historiques étaient grandes. A sa façon, Karol Wojtyla a incarné pendant un quart de siècle l’autorité morale globale qui a veillé sur une transition pleine de risques, et c’est bien cette capacité que Georges cherche aujourd’hui dans les nouveaux désordres, sans l’avoir trouvée jusqu’à présent.

Ne rien ignorer des rapports de force, mais savoir que le destin profond des hommes se joue sur un autre plan : ce souci fondamental de la cohésion des sociétés humaines et, désormais, de toute la communauté planétaire, ne cesse de porter Georges en avant. Le trait commun de toutes ses expériences, le ressort de toutes ses initiatives, le principe fondateur de ses actions (puisqu’il ne veut pas parler de « méthode »), c’est la mobilisation de toutes les ressources humaines, d’autant plus intense que le danger à venir est grave, et nous en sommes là aujourd’hui.

Au terme de cette évocation d’un apprentissage quasi-filial, quand je vois Georges chercher avec ardeur une figure qui pourrait mobiliser les consciences et susciter les réponses appropriées, je crois qu’il nous propose les premiers éléments d’une géopolitique intégrale. Alors que nous dérivons dans le désordre vers une nouvelle configuration du village global, menacé par le tribalisme et par l’hyper-communication, par la surpuissance et par la dégradation du milieu, c’est-à-dire par le non-sens généralisé, Georges tire de son très riche parcours la vision d’une « haute autorité mondiale » se formant par étapes pour maîtriser les nécessités et les passions qui commandent l’évolution de l’humanité.

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