Autour de Georges Berthoin

Les rendez-vous de l’avenue Niel

« La plupart du temps, nous partions de l’actualité internationale et nationale sur laquelle Georges était, est toujours, prodigieusement informé ; commentant une conférence de presse ou une interview d’un président de la République, il me disait en passant y avoir contribué par le canal d’amis dont hélas il taisait le nom. Georges sait trop de choses pour ne pas être discret. »

Sophie-Caroline de Margerie raconte ses conversations avec Georges Berthoin.

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Sophie-Caroline de Margerie
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«Avec Simone Veil, en 1978.»

L’espace est vaste et clair, d’un seul tenant, ponctué de colonnes et de pilastres. Sur les murs blonds de la salle à manger, s’enlacent des guirlandes de feuillages joliment fanés. Au sol, sur les consoles, sur les tables, un amoncellement de bibelots, de bouquets, de statuettes, de photos. Les abat-jours s’inclinent pour mieux écouter. Vers la droite, après les canapés de soie rouge et le piano, se devine une alcôve studieuse où la lumière entre avec précaution. Au milieu d’un désordre de livres, revues, dossiers posés en piles hésitantes, des fauteuils en tapisserie invitent à la conversation, aux confidences et aux aveux. Le monde entier est venu s’y asseoir.

J’ai rencontré Georges il y a longtemps, en 1979 je pense, quand je me suis mariée, car il connaissait très bien mes beaux-parents, amis de longue date particulièrement présents à ses côtés lors d’une période difficile à son retour de Londres. Quelques années plus tard, il me fit entrer dans un programme de jeunes Est/Ouest organisé par l’Aspen Institute Berlin que dirigeait Shepard Stone et où était active Marion Gräfin Dönhoff, une de ses amies. Par le plus grand hasard, une réunion se tint à Berlin deux jours après la chute du mur. On nous proposa d’aller à l’Est. Je me rappellerai toujours l’excitation angoissée avec laquelle un des membres du groupe, jeune ministre dans le gouvernement de la RFA, téléphona à Bonn pour avoir la permission. Je dois à Georges d’être passée un soir de novembre 1989 par le Checkpoint Charlie et d’avoir entendu, dans un appartement enfumé, des responsables de mouvements tels que Neues Forum affirmer que le pays ne voulait pas la réunification mais tracer sa propre voie entre l’Est et l’Ouest. Je vois l’émotion sur le visage de Georges lorsque je lui racontai ces évènements à mon retour  ; je l’avais aussi senti vibrer comme moi lorsqu’en juin de cette même année se déroulèrent les premières élections libres en Pologne. D’emblée, il comprenait et partageait la joie d’un peuple qui recouvrait la liberté et la démocratie et renouait avec son identité. Chez Georges, l’analyse politique n’efface pas la sensibilité  ; elles fonctionnent de concert. De plus, me dit-il, les retrouvailles de l’Allemagne divisée avaient toujours été souhaitées par ceux qui avaient construit l’Europe, Robert Schuman et Konrad Adenauer au premier chef.

Depuis ces années maintenant lointaines jusqu’à aujourd’hui — notre dernier entretien date du mois d’août — j’ai eu la grande chance d’avoir régulièrement avec Georges de longues conversations qui se soldaient souvent pour moi par d’énormes retards, des contraventions, la voiture à la fourrière — son quartier était ingarable. Avec lui, j’ai traversé un siècle dont il a été acteur et témoin  ; avec lui, j’ai fait le parcours de ses combats, de ses engagements et de ses rencontres. Je l’ai vu stratège, analyste, penseur, aimant les idées, ne dédaignant pas la provocation, curieux des êtres, indulgent pour les faiblesses, sévère devant les impostures, le mensonge et l’absence d’intégrité, d’une grande sagesse toujours. La sagesse est d’une autre nature que l’intelligence car la chair, le cœur et l’esprit y contribuent.

Bien sûr, beaucoup de ce qu’il m’a raconté se retrouve dans ses écrits, mais le face-à-face permet de voir frémir un visage lorsque sont abordés des sujets personnels, ce que nous fîmes parfois, l’un comme l’autre, de voir se plisser les yeux lorsque l’autre parle — car Georges interroge et écoute très bien –, de capter un sourire de malice quand Georges se permet — trop rarement — un léger coup de griffe  : « Kissinger parle toujours comme le maître du monde qu’il a adoré être », ou lâche un aphorisme  : « les ministres de l’intérieur servent à fabriquer des bombes à retardement », ou encore  : « le capitalisme américain, ce sont des voyous modérés par la Constitution ».

La plupart du temps, nous partions de l’actualité internationale et nationale sur laquelle Georges était, est toujours, prodigieusement informé  ; commentant une conférence de presse ou une interview d’un président de la République, il me disait en passant y avoir contribué par le canal d’amis dont hélas il taisait le nom. Georges sait trop de choses pour ne pas être discret. Puis l’actualité le renvoyait en arrière pour y trouver des explications ou des analogies. Par un bond toujours justifié et pertinent, il se mettait alors à évoquer des époques révolues. J’aime particulièrement ses souvenirs d’avant-guerre, d’un temps où, disait-il, Chiappe tenait tout Paris grâce aux vespasiennes, ses souvenirs de l’exode qu’il raconte aussi bien qu’Irène Némirovsky dont je lui fis lire Suite Française, de Vichy où il passa un mois à ne manger que du poulet qui était la seule nourriture disponible et à écouter de jeunes caïmans qui se refusaient à choisir, disant  : « Attendons la bataille d’Angleterre », du climat très particulier de la Libération où le parti communiste tout-puissant vendait des certificats de bonne conduite, où les changements d’allégeance étaient stupéfiants et l’unité tant attendue ne s’accomplissait pas…

De ces expériences de jeunesse vécues intensément et pour certaines, douloureusement, il lui est resté, je crois, une boussole morale personnelle, le refus de juger en blanc et noir des époques troublées, la compréhension de comportements regrettables mais dictés par la nécessité de survivre et, malgré les déceptions de l’après-guerre, une espérance et un élan qui le portèrent vers l’aventure européenne, une aventure commencée presque comme des trotskystes, selon Georges, sans argent, sans rien. Il considère d’ailleurs que la Communauté européenne est un fait révolutionnaire.

De ce qui fut, je crois, l’affaire de sa vie, nous parlâmes beaucoup, d’autant que j’ai suivi les dossiers européens durant quelques années à l’Élysée. Il regrettait la place trop grande faite, à ses yeux, à l’intergouvernemental dans le traité de Maastricht sur lequel j’avais travaillé. Pour autant, il n’est pas de ceux qui prônent la dissolution des souverainetés nationales qui seraient d’encombrants vestiges de temps archaïques. Pour lui, les nations, comme les individus, doivent être comprises et respectées dans la diversité de leur histoire, de leurs traditions culturelles et religieuses, des passions qui les animent, de leurs inquiétudes et de leurs ambitions. C’est pour cela qu’il m’exprima ses réticences devant le projet de Confédération européenne prônée par le président Mitterrand, qui ne tenait pas compte du refus de l’Europe centrale et orientale de se trouver dans une organisation avec la Russie et sans les États-Unis. C’est pour cela aussi qu’il estima trop dure l’austérité imposée à la Grèce en 2008. Lorsqu’Hubert Védrine vint passer une après-midi avenue Niel, ils se retrouvèrent d’accord sur l’idée que les affects des peuples ont leur place en politique, et sur une certaine cécité à cet égard d’une Commission devenue trop bureaucratique.

Lorsque je relis les notes prises pendant ces heures d’entretiens, je suis frappée par plusieurs choses. La clairvoyance de Georges, tout d’abord. Depuis des années, il prévient que le réchauffement climatique sera le grand défi du XXIème siècle. Dans le domaine géopolitique, il jugea en 2014 que l’annexion de la Crimée par Poutine et l’envoi de mercenaires russes dans le Donbass créaient un risque de guerre sans précédent depuis Cuba et n’hésita pas à faire des parallèles avec Hitler et les Sudètes ; il n’en estima pas moins, l’année suivante, que des responsables européens devaient se rendre aux cérémonies du 9 mai à Moscou pour marquer le souvenir du sacrifice russe pendant la guerre. De même, il commença très tôt à se préoccuper des ambitions planétaires de la Chine et de sa volonté de proposer au monde une alternative aux valeurs européennes. Ce pays le fascine depuis qu’enfant, il en entendit parler par l’évêque de Mysore qui venait chez sa grand-mère à Luchon près de Saint Bertrand de Comminges dans les Pyrénées, une de ces montagnes proches du ciel. Georges eut des entretiens avec Mao et Deng Xiaoping  : « Vous verrez, quand nous serons devenus un grand Hong-Kong », lui dit ce dernier, et il se fit des amis chinois, dont l’interprète personnel de Mao et de Zhou EnLai. 

Avec qui Georges ne parla-t-il pas, de Jimmy Carter à Ilya Ehrenbourg qui lui expliqua en 1961 comment Staline avait manipulé le PCF dans le but d’empêcher le redressement économique de la France, avec Gorbatchev aussi qui lui fit comprendre, en janvier 1989 que l’Armée rouge n’interviendrait pas en Europe centrale ? Et lorsque Georges ne voulait ou ne pouvait pas s’entretenir directement avec quelqu’un, il le faisait de biais, par des messagers. Maîtrisant une armée de contacts de toutes nationalités, même française, il lui arriva d’être passeur lui-même, en adepte du dialogue impossible, entre Belfast et Dublin par exemple à l’époque où il représentait la Communauté européenne à Londres. Mais en plus des réseaux nécessaires à son activité, Georges eut des amitiés profondes  : sans parler de Jean Monnet et de Robert Schuman pour lequel il éprouva l’admiration particulière qu’il réserve, je crois, aux êtres d’une grande spiritualité tels que Benoît XVI dont il m’a dit « il aurait pu être mon dernier grand ami, mais il est pape ». Il faut citer, parmi d’autres, Edmond Maire, Richard von Weizsäcker, Zbigniew Brzezinski, Richard Holbrooke, Jerzy Lukaszewski, Simone Veil, Louise Weiss qui le consulta sur la tenue qu’elle devait porter pour prononcer, le 17 juillet 1979, le discours d’ouverture du Parlement européen élu au suffrage universel. Georges l’y accompagna. 

Aussi éloigné du cynisme que de la naïveté, fréquentant tous les milieux, l’Amérique de Gatsby et la France de Proust comme les agriculteurs périgourdins, familier des puissants et attentif aux humbles, intéressé par toutes les cultures, Georges a la conviction qu’il existe entre les nations, comme entre les personnes, des intérêts communs par-delà les rapports de force et les pesanteurs historiques, et qu’il faut donc organiser les structures qui les identifient, les proposent et les servent, en lien avec le pouvoir politique de chaque État. Cette conviction qu’il partageait avec Jean Monnet a guidé son action où il s’est montré pragmatique comme un Anglais et inventif comme un Français — « la France, me dit-il, est le pays d’où partent les initiatives et où elles échouent ». Créer des structures, c’est-à-dire des institutions, mais les acteurs humains comptent aussi beaucoup. Georges a toujours été en quête de ceux ou celles qui sauront réveiller les consciences, saisir le moment, conduire la marche à l’étoile. À sa manière, il est de ceux-là.

Un dernier mot. Je n’ai jamais attrapé Georges en flagrant délit de vanité ni même de coquetterie, sauf une fois, lorsqu’il me raconta l’ovation que lui firent les élèves d’Henri IV il y a dix ans. Confiant en l’avenir, Georges aime parler avec la jeunesse  ; aujourd’hui il le fait avec le Grand Continent.

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