Autour de Georges Berthoin

Berthoin-Monnet, proximités et distances

Quels furent les liens entre Jean Monnet et l'un de ses plus proches et plus jeunes collaborateurs, Georges Berthoin ?

En s'appuyant sur plusieurs dizaines d'heures d'entretiens inédits, Paul Jaeger retrace la relation subtile entre deux fondateurs de la construction européenne.

Auteur
Paul Jaeger

Au fil de multiples discussions, depuis ma première rencontre avec Georges Berthoin en 1988, j’ai eu la possibilité de creuser avec lui différents éléments de proximité et de distance à l’égard du père de l’Europe et je voudrais les partager avec vous ici. Pas de doute que la rencontre avec Jean Monnet en 19521 a constitué, pour Georges Berthoin, un tournant de sa vie. Son engagement européen relève de l’atavisme2, mais la rencontre avec Monnet lui a permis de structurer cet engagement et sa vision internationale en s’inspirant de l’un des meilleurs modèles en la matière. Dans le beau recueil des « Témoignages à la mémoire de Jean Monnet » publié à l’occasion du transfert des cendres du « Père de l’Europe » au Panthéon en 19883, Berthoin a écrit un texte subtil mêlant les principes et la vision du projet européen, et des anecdotes personnelles issues de sa relation professionnelle, devenue amicale, avec Monnet. Ce qu’il évoque des fondements du projet de Monnet, on le retrouve abondamment dans l’œuvre de Berthoin : construire la paix, chercher l’harmonie plutôt que d’imposer un système, créer des institutions où chacun se sent concerné en donnant la liberté nécessaire à leur légitimité et à leur efficacité, aider les hommes et les femmes responsables à se libérer des contraintes du pouvoir politique, à voir l’essentiel, à comprendre l’intérêt commun et à agir en conséquence, construire la paix par des actions précises et concrètes, agir en dehors des hiérarchies… Ce texte est une belle synthèse de ce que l’on peut appeler la « Méthode Monnet », méthode qui pourrait sans doute être utile aujourd’hui pour continuer d’avancer…

Il est aussi intéressant de noter, dans ce court papier de Georges Berthoin, une réflexion sur la place que tenait la culture européenne dans l’inspiration de Jean Monnet pour agir. « Pour lui, la culture européenne en 1945 ne pouvait être servie seulement par des discours ou des écrits, des actions précises devenaient nécessaires. En regrettant le silence de tant de grands intellectuels européens, Monnet choisit en toute humilité d’agir comme le soldat dans une tranchée qui sait que son engagement individuel et anonyme permettra peut-être des lendemains qui chantent ». Et Berthoin reprend cette citation de Monnet  : « Quand ont lieu un festival de musique à Bayreuth, un théâtre à Stratford-upon-Avon, une exposition à Paris, un opéra à la Scala de Milan, n’oublions pas qu’on le doit aux hommes qui ont agi pour créer les conditions de la paix tout autant qu’aux artistes ». Faut-il voir dans cette analyse faite par Berthoin, au moment où Jean Monnet obtient une reconnaissance historique, le signe d’une interrogation sur la place de la culture dans l’action de Jean Monnet ? Si Georges Berthoin ne peut pas  contester qu’il est un homme d’action fondamentalement « monnétiste » (et qui aura beaucoup contribué à faire connaître la pensée et l’œuvre de Jean Monnet, en agissant), il y a sans doute dans la place que Georges Berthoin a consacré toute sa vie à la culture et à la spiritualité de l’Europe, un point de différenciation intéressant par rapport à Jean Monnet. Mais l’époque avait changé. 

Proximités

Sur le cœur du projet européen, Berthoin rappelle souvent que Monnet n’a jamais voulu faire un État fédéral et Berthoin adhère à cette vision4. Monnet voulait faire une innovation politique  : une communauté. C’est la communauté qui permettait de reconstruire les souverainetés nationales, souverainetés qui étaient, en quelque sorte, transcendées par la communauté5. Sur ce point fondamental, Berthoin a toujours été en  harmonie avec Monnet et notamment avec sa vision de l’enjeu que représente l’intérêt commun6. Comme Monnet, Berthoin a toujours été convaincu que le sujet n’était pas de transférer de la souveraineté au niveau européen mais d’inventer une souveraineté européenne nouvelle7. On a souvent réduit le projet de Monnet à la création d’un super-Etat fédéral européen.

Beaucoup d’estime, beaucoup d’amitiés mais pas de vraies convergences sur les moyens d’action avec les fédéralistes. Spinelli veut que le Parlement européen devienne une constituante. Typiquement, Berthoin n’y croit pas fondamentalement8 et privilégie une approche « à la Monnet » qui placerait les gouvernements et les parlements nationaux  aux avant-postes9. Comme Monnet, il a toujours accordé de l’importance au rôle de la Commission et à la relation franco-allemande10. Et, opérationnellement, l’idée de faire un bilan d’ensemble et une proposition concrète qui crée le changement l’a toujours guidé. Dans les années récentes, il a été par exemple en faveur d’un nouveau Rapport Spaak élaboré par un comité des sages, pour rapprocher l’Europe des citoyens11.

Une autre proximité réside dans son expérience exceptionnelle de la négociation. Les leçons de Monnet ont toujours été méditées et appliquées par Berthoin  : dans une négociation, commencer par le point d’arrivée et négocier les modalités pour y parvenir. « Annoncer l’objectif. Proposer à ceux qui veulent venir de vous rejoindre, les autres s’excluent. Ne négocier que sur les modalités, pas sur l’objectif proposé12 ».

Comment faut-il agir en situation de crise  ? À différentes reprises ces dernières années (lors de la crise financière de 2008, de la crise de la dette grecque en 2011, ou face au Brexit), Berthoin a été animé par un sentiment d’urgence qui renforce la nécessité d’agir. En cela, il est bien monnétiste  ! Y compris dans l’idée d’agir en top-down13, « avant qu’il ne soit trop tard », une expression que d’autres collaborateurs de Jean Monnet affectionnaient14. Lors d’une rencontre avec un jeune allemand qui voulait tester sa réaction sur l’idée d’une constituante de jeunes européens, Berthoin lui demande combien de temps il faudra pour la mettre sur pied. L’allemand répond  : « deux ans ». Berthoin lui dit  : « on n’a pas assez de temps, la situation est beaucoup plus urgente que cela. Regardez l’ambiance au dernier sommet européen ».

Rejoignant Monnet dans l’exercice de l’« acupuncture politique », parmi les nombreuses idées que Berthoin a prônées pour faire avancer le projet européen15, il a imaginé une initiative autour des grandes villes européennes16. Pas seulement les villes capitales  : celles-ci sont souvent paralysées par leur dépendance à l’égard du niveau national. Pour Berthoin, il faudrait agir au niveau des grandes villes universitaires européennes. Même pragmatisme lorsqu’il a poussé l’idée du comité des sages. « Une idée qui a fait du chemin mais qui n’a pas marché  ! ». Alors Berthoin dit  : « Eh bien je change d’idée, d’où la mobilisation des grandes villes européennes  ! »17

Un autre point qui les réunissait était leur bonne connaissance des États-Unis18. Mais plus subtile est sans doute leur communauté d’approche concernant la relation avec la Russie. Pour Berthoin, jamais Monnet n’avait émis de sentiments négatifs à l’égard des Russes, malgré la Guerre froide. Si l’on a pu entendre Berthoin condamner sans réserve la position de Vladimir Poutine dans la crise ukrainienne, on l’a toujours trouvé soucieux d’éviter l’humiliation de la Russie pour permettre la reconstruction ultérieure d’une paix durable en Europe19.

On peut dire plus globalement que Berthoin partage la vision mondialiste de Monnet. Cette vision, Monnet l’avait élaborée dès le départ dans le cadre de son activité dans le commerce du cognac, puis dans le fonctionnement des comités exécutifs à Londres, durant la guerre de 14. Mais c’est sans doute à la Société des Nations que Monnet l’avait structurée. Elle s’inspirait des penseurs allemands de la fin du 19e siècle mais aussi des modèles d’organisation comme « La Poste Universelle » dont le siège est à Berne20.

Comme Monnet, Berthoin savait identifier les relais utiles pour l’action, ces personnalités difficiles à identifier, souvent à l’intérieur d’un rouage administratif, mais qui, au moment où il faut faire passer un projet, ont un rôle clé. Ils ont une expertise, les contacts, ils savent utiliser les procédures ou les contourner. En cela, Berthoin agit souvent comme Monnet. 

Berthoin rejoint également volontiers Monnet sur la nécessité de voir dans le commerce un terreau puissant pour développer l’intérêt général. Monnet l’avait conceptualisé très tôt, et Berthoin a toujours adhéré à cette vision21. Il y voit même l’opportunité que le commerce international permette le libre exercice de la souveraineté nationale. Comme Jean Monnet, Berthoin ne veut pas créer des intérêts communs européens mais faire constater qu’ils existent. Sur trois sujets fondamentaux, ces dernières années, Berthoin a rappelé que les Européens avaient des intérêts communs : le climat, le commerce et la lutte contre les pandémies22.

Monnet pensait que le Parlement européen devrait prendre le relais sur le projet européen23. Il pensait que ce passage de témoin au Parlement européen était fondamental. « On n’aurait pas pu commencer sans la Méthode Monnet, mais on ne peut pas continuer sans le Parlement européen » nous dit Berthoin. Se souvenir aussi qu’il n’y avait pas que la CED. Il y avait aussi le projet de communauté politique européenne de 1952 pour laquelle avait été mise en place « l’Assemblée ad-hoc » sur le même modèle que l’Assemblée Parlementaire de la Ceca, avec des représentants des parlements nationaux. Et c’est cette assemblée qui devait faire un projet politique24.

Aux côtés de Monnet à Luxembourg et dans les années qui suivirent, Berthoin a toujours admiré la capacité du Père de l’Europe à cultiver cette « stratégie du chaos créateur ». D’une masse informe, dans l’organisation la plus sommaire, Monnet faisait émerger une structure bien organisée et concrètement effective25.

Distances

Dans l’immédiat après-guerre, Monnet n’a pas souhaité miser sur la culture pour unir les Européens. Et, contrairement aux affirmations fantaisistes, il ne l’a pas regretté. Plus tard, Berthoin a beaucoup travaillé sur les dimensions culturelles et spirituelles comme ferment de l’unité européenne. Monnet se serait-il engagé, comme Berthoin plus tard, dans le projet de création d’une « Fondation Mozart » pour des liens culturels entre l’Ouest et l’Est de l’Europe26. Monnet aurait-il prôné, comme Berthoin, l’importance d’enseigner l’Europe pour mettre en avant sa richesse culturelle et sa spiritualité  ? Les temps avaient changé, et Berthoin a pu explorer d’autres chemins27. Il a aussi sur ces sujets une sensibilité et des expériences que Monnet n’avait pas28.

Faut-il se concentrer désormais, comme Berthoin l’a réaffirmé souvent ces dernières années, sur la nécessité d’aller au bout de la logique démocratique du projet européen pour permettre aux institutions européennes de donner leur pleine mesure ? Pas sûr que Monnet aurait été en accord avec cette vision, lui qui prônait le plus souvent des intégrations sectorielles. Mais là encore, on doit prendre en compte la différence entre les contextes historiques. C’est aussi cette différence de contexte qui explique que Berthoin, davantage que Monnet, a pu s’exprimer sur les sujets de gouvernance mondiale. Monnet avait des réflexions certainement approfondies, mais Berthoin a pu aller plus loin dans l’expression de réflexions sur ce thème29.

Comme Berthoin, Monnet était-il attaché aux symboles du projet européen  :  l’hymne ? Le drapeau ? Les célébrations30 ? Probablement pas tant que cela31. Mais Berthoin aime dire que, sur ce sujet, Jean Monnet n’était pas intéressé « parce que c’était un banquier  !32 » 

Se faire accepter par Monnet n’a pas été simple pour Berthoin car son père, qui avait une grande notoriété dans la sphère publique française, était connu pour être proche de Mendès-France33. Or, Monnet, comme on le sait, avait peu d’estime pour Mendès et cherchait, même depuis Luxembourg, à l’affaiblir. La situation est devenue complexe lorsque le père de Berthoin est devenu ministre de Mendès-France. La question s’est posée à Luxembourg de savoir si Berthoin ne posait pas un problème à la Haute autorité. Certains comme Max Kohnstamm ont pensé qu’il serait peut-être mieux que Berthoin quitte la Haute autorité. Berthoin a répondu qu’il la quitterait si Monnet le lui demandait formellement, d’homme à homme. Et Monnet ne le lui a jamais demandé34.

Une autre distance prise par Berthoin a sans doute été liée au Comité d’Action fondé par Jean Monnet, aux travaux duquel il n’a pas participé, principalement en raison de son éloignement de Paris. Mais durant toute la période d’activité de ce Comité (1955-1975), Jean Monnet n’a cependant jamais cessé de consulter Berthoin qui était donc installé à Londres pour y représenter les institutions du marché commun. Ils parlaient à la fois des affaires européennes, britanniques et internationales. Monnet avait développé une relation complexe avec les Anglais qui ont refusé de participer financièrement au fonctionnement du Comité d’Action, ce qui l’avait blessé. Berthoin a construit au fil de ces années une relation d’une grande solidité avec les Anglais35.

Dans leurs visions respectives des relations internationales, Monnet et Berthoin n’avaient pas forcément le même sens des priorités ou des leviers d’action. Lorsque Berthoin a présenté à Monnet le projet de Commission Trilatérale, Monnet n’a pas bien compris l’intérêt d’une relation aussi forte avec les Japonais, essentiellement parce qu’il connaissait peu ce pays. En revanche, la connaissance que Monnet avait de la Chine était d’une grande finesse et il aurait sans doute pensé plus pertinent de travailler dès le départ avec les Chinois36. Idem sur les relations Nord-Sud. Autant Berthoin avait saisi leur importance, autant Monnet n’en a jamais fait une priorité. Une fois encore, les expériences respectives et les époques n’étaient pas les mêmes37.

Sur un point historique, Berthoin a souvent mentionné un désaccord avec Monnet qui n’est pas anecdotique. Lorsque Kennedy s’est rendu à Berlin en juin 1963 pour prononcer son fameux discours « Ich bin ein Berliner », Monnet, qui était proche de l’administration Kennedy, a sans doute joué un rôle pour inciter Kennedy à introduire une sorte de division entre De Gaulle et Adenauer… Berthoin n’a jamais hésité à dire que Monnet n’avait pas eu raison sur ce sujet38. De même, Berthoin n’a jamais caché son désaccord avec Monnet lorsque celui-ci est intervenu en faveur du Préambule du Traité de l’Elysée (voté par les Allemands) réaffirmant l’attachement de l’Europe à la relation avec les Etats-Unis et avec le Royaume-Uni. Pour Berthoin, le Général de Gaulle en fut inutilement contrarié et cela contribua probablement au raidissement de la position gaullienne à l’égard de la Communauté européenne à cette époque.

Berthoin a souvent souligné la dimension provinciale de Jean Monnet, que l’expérience internationale du personnage pouvait faire oublier. C’était une dimension qui donnait à Monnet une vraie sensibilité aux enjeux locaux et de terrain, mais qui suscitait à Paris une certaine méfiance. Berthoin s’est souvent interrogé sur le fait que cette dimension provinciale de Monnet était peut-être à l’origine du fait que sa relation avec les Américains était mal vue à Paris. Monnet n’était pas dans les cercles parisiens39. Il n’a jamais eu la Légion d’honneur. De ce point de vue, Berthoin est plus complet, à la fois provincial par son éducation, sa jeunesse et ses attaches, mais aussi parisien par ses réseaux et ceux de sa famille40.

Dans les années récentes, Berthoin n’a jamais manqué d’évoquer le fait qu’il ne croyait plus dans la défense européenne41. Est-ce que cela aurait voulu dire qu’il prenait ses distances à l’égard de Jean Monnet qui était à l’origine du projet de Communauté Européenne de Défense  ? C’est sans doute plus complexe, car les époques ont changé. Et dès l’échec de la CED en 1954, Monnet n’a pas hésité à dire que la CED était une mauvaise idée. Lorsque ses collaborateurs se sont offusqués de cette position, Monnet a ajouté : « c’était une mauvaise idée, parce qu’elle n’a pas marché  !42 »

Faut-il rester aujourd’hui sur des projets d’intégration européenne basés sur la seule méthode communautaire ? Berthoin s’est exprimé à ce sujet. Constatant là encore que le contexte a évolué, il prône à la fois le renforcement de cette méthode inventée par Monnet, et davantage de place pour l’expression de la souveraineté nationale43. C’est une autre façon, pour Berthoin, de proposer une synthèse entre l’approche monnétiste et l’approche gaullienne44

À la différence de Monnet, Berthoin est resté dans la fonction publique tandis que « Monnet, en créant le Comité d’Action est devenu un « startupper » de l’action politique européenne  ! » pour reprendre une expression de Berthoin45. Mais le statut de fonctionnaire de Berthoin ne l’a pas empêché de jouer un rôle éminemment politique. Il souligne aussi que la proximité qu’il a eue avec Robert Schuman lui a permis de faire une forme de synthèse entre les styles des deux Pères fondateurs46.

Georges Berthoin a décidé de ne pas confier ses archives européennes à la Fondation Jean Monnet de Lausanne.  Certains pourraient y voir une prise de distance à l’égard de Jean Monnet. On peut aussi considérer que ce n’est pas une prise de distance à l’égard de l’œuvre de Monnet, mais à l’égard de la façon dont l’héritage moral de Monnet a pu être géré. Une hypothèse pour éclairer ce sujet  : Berthoin a toujours considéré que les Mémoires de Monnet, tels que François Fontaine et Jean Monnet les ont conçus, sont devenus une sorte d’évangile. Pour Berthoin : « Après les Mémoires, on ne pouvait plus rien dire de différent, plus rien nuancer. ». Berthoin aime à dire combien « Il faut éviter le culte du Dieu Monnet !47 ». 

Se sont aussi crispées, après la disparition de Monnet, un certain nombre de relations entre ses anciens collaborateurs. On peut dire, par exemple, que Jacques van Helmont48 a été ostracisé par certains et cela, Berthoin ne pouvait l’accepter. Nous ne sommes plus dans la prise de distance, mais dans la complexité des relations humaines et dans les subtilités.

Subtilités

Berthoin évoque souvent le pouvoir « hypnotique » de Monnet49 qui savait fixer les yeux de ses interlocuteurs, toucher les bras, écouter intensivement, en sachant ce qu’il voulait obtenir de vous50. Berthoin est sans doute moins « tactile » que Monnet mais non moins captivant, fascinant et convaincant  !

Monnet était-il conscient de l’importance de ce qu’il faisait ? Berthoin en doute parfois51. Berthoin a-t-il lui aussi conscience de l’importance de ce qu’il a fait  ? En tout cas, on ne l’a jamais entendu s’exprimer ainsi. De ce point de vue, ils se ressemblaient beaucoup. Berthoin disait que : « lorsque Monnet était dans l’action, il était conscient qu’il changeait l’histoire. À ses côtés, nous, ses collaborateurs, pensions seulement que, peut-être, nous changerions l’histoire ! Il nous arrivait de nous dire : si ça marche, on va tout changer ! Mais nous n’avions pas vraiment conscience de jouer un rôle historique52 ». En tout cas, à l’image de Monnet, Berthoin ne s’est jamais servi de l’Europe mais a agi au service de l’Europe53.

Les relations personnelles de Berthoin et de Monnet, autant que l’on peut les apprécier ex-post, ont toujours été marquées par la confiance et l’estime, malgré quelques vicissitudes. Berthoin raconte cette anecdote  : « Je me souviens des derniers jours à Luxembourg. J’allais voir Monnet dans sa maison à la campagne, à Bricherof. La maison avait déjà été vidée. Il y avait une lampe au plafond, balancée par les courants d’air. C’était une atmosphère étrange. Monnet devait partir. Il m’a dit,  plein d’émotion : vous avez raison de continuer54. J’ai pris cela comme un signe de reconnaissance, ce dont Monnet était assez avare55 ».

Ils sont restés amis jusqu’au bout de la vie de Monnet. Berthoin évoque ses dernières visites à Houjarray où Monnet s’était retiré. Il trouvait Monnet triste. Monnet s’estimait marginalisé en France. Toujours valide intellectuellement, préoccupé par la sortie de ses Mémoires. Berthoin, naturellement, essayait de lui remonter le moral, de lui parler de ce qu’il avait accompli, de son œuvre. Berthoin lui donnait son sentiment sur le fait qu’il allait devenir universellement reconnu. Il avait face à lui un Monnet dont la lassitude, voyant sa fin arriver, le bouleversa56.

Laissons le dernier mot à Georges Berthoin  : « Je trouve que la vie (de Monnet) est l’une des histoires les plus romantiques, les plus extraordinaires que je connaisse (…). Il n’y a pas beaucoup de grands hommes dans l’histoire (…) et lui était un grand homme. (…) Le signe de ces hommes, c’est qu’ils changent l’Histoire  : et Monnet l’a changée57 ».

Il me semble que nous pouvons dire que Georges Berthoin a participé brillamment à ce changement de l’Histoire.

Sources
  1. « C’est moi qui suis allé voir Monnet à Paris, au Plan, rue de Martignac. (…) Par ma démarche, je voulais aussi reprendre la totalité de mon destin en main en quittant les contraintes de l’administration préfectorale. (…) Pour l’Europe, je servais une idée et un rêve qui m’habitaient depuis l’enfance selon des principes en lesquels je croyais. Pour moi, Monnet avait la crédibilité de l’homme d’action, et son histoire personnelle, que j’avais étudiée, me donnait confiance en lui », Un Destin d’Européen, entretiens de Georges Berthoin avec Gérard D. Khoury et Danielle Sallenave, Albin Michel 2014, p. 78.
  2. « Dans sa jeunesse, mon père, à la suite de son père, militait pour les États-Unis d’Europe », Un destin d’Européen, p. 84.
  3. Témoignages à la mémoire de Jean Monnet — Fondation Jean Monnet pour l’Europe — 9 novembre 1989.
  4. Monnet était-il pour autant hostile à une finalité fédérale de la Communauté  ? Pour Eric Roussel (propos échangés avec Paul Jaeger), « La finalité était évidemment fédérale, mais l’essentiel pour Monnet était d’avancer, pas de se battre sur des mots. Et il savait que pour un Anglais, fédéralisme était un chiffon rouge ». 
  5. Entretien avec Paul Jaeger, le 7 mars 2016. « Monnet n’était pas un fondateur d’empire. Il n’en avait ni le tempérament ni l’ambition, mais il a voulu créer l’instrument qui aurait pu permettre la création non d’un empire mais d’une communauté », Un Destin d’Européen, p.172.
  6. « Pour sauver les acquis vitaux de la démocratie dans les formes de gouvernance moderne du 21e siècle, il faudra donc pouvoir distinguer entre les structures qui proposent l’intérêt commun et celles qui disposent selon les passions humaines… » op. cit., p.100. « Un professeur chinois de civilisation chinoise à Harvard m’a dit qu’il y avait quelque chose de confucéen dans le système que je décris. Pour lui, dans l’Europe en construction, nous prenons l’homme tel qu’il est, ni bon ni mauvais, et cherchons par un système institutionnel et une philosophie personnelle à l’amener dans ses choix à considérer, à travers l’intérêt commun, la justice et le bien », op. cit., p.102.
  7. Entretien avec Paul Jaeger, le 1er avril 2017.
  8. « Je n’aimais pas le mot « supranational » que Monnet lui-même utilisait avec hésitation et parcimonie. Le mot fédéral, en lui-même puissant et mobilisateur, provoquait des réactions très passionnelles selon les pays. J’ai donc commencé à réfléchir à un système institutionnel qui utiliserait le véto non comme obstacle mais comme élément de progrès européen », Un Destin d’Européen, p.129.
  9. Entretien avec Paul Jaeger et Max Krahé, le 14 octobre 2016.
  10. « La qualité de la relation entre l’Allemagne et la France devenait la condition nécessaire mais non suffisante du succès et des progrès à venir », Un Destin d’Européen, p.85.
  11. Entretien avec Paul Jaeger, le 11 juin 2012.
  12. Entretien avec Paul Jaeger, Jean-Christophe Bas et Andi Mustafaj, le 21 mars 2016.
  13. Entretien avec Paul Jaeger, Jean-Christophe Bas et Andi Mustafaj, 21 mars 2016.
  14. Jean Guyot, préface d’Edouard Balladur, Avant qu’il ne soit trop tard — Réflexions sur le système monétaire international, 1991.
  15. A propos du sens de l’action de Monnet  : « C’est une des raisons – il y en avait plusieurs – pour laquelle, voulant la paix, il a choisi l’action concrète dans un domaine limité mais décisif, le charbon et l’acier considérés comme la base de l’industrie de guerre. Nous faisions de l’« acupuncture politique »,  Un Destin d’Européen, p. 88.
  16. Entretien avec Paul Jaeger et Max Krahé, 14 octobre 2016.
  17. Entretien avec Paul Jaeger et Max Krahé, 14 octobre 2016.
  18. Question de Daniel Khoury et réponse de Georges Berthoin  : « Vous avez séjourné tous deux en Amérique à des périodes successives, et votre expérience sur le terrain vous a formés en vous permettant de comprendre le pragmatisme américain. Est-ce que cela vous a rapprochés ? C’est probable et même certain. Ces points communs se sont imposés petit à petit, au cours du temps »  Un Destin d’Européen, p.94.
  19. Entretien avec Paul Jaeger, le 17 mars 2022.
  20. Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard à Montardy, le 26 mai 2022.
  21. « La notion de l’intérêt commun et la structure institutionnelle qui permet de le découvrir et de le gérer constituent, sans le moindre doute, la solution pour sortir de la crise », Un Destin d’Européen, p.108.
  22. Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard, le 26 mai 2022.
  23. « Jean Monnet dissout son Comité d’action 4 ans avant sa mort. Je lui demandais, quand il l’envisageait, qui prendrait le relais. (Il me répondit) ce sera le Parlement européen. Il est temps de passer à la phase proprement démocratique »  Un Destin d’Européen, p. 97.
  24. Entretien avec Paul Jaeger, le 5 février 2022.
  25. « C’était une prise de pouvoir (…). Jean Monnet en était l’architecte et le garant comme président de la Haute autorité. Je suis devenu son directeur de cabinet »,  Un Destin d’Européen, p. 85.
  26. Entretien avec Paul Jaeger et Francesco Marchi, le 31 janvier 2013.
  27. « Le XXIème siècle aura besoin, plus que jamais dans le passé, d’intellectuels et d’artistes engagés, en plus des hommes politiques qui le façonnent. Les moyens de communication mondiaux attendent et permettent cela »,  Un Destin d’Européen.
  28. « Monnet me disait  : un jour les intellectuels nous rejoindront (…) Si l’on avait cherché à commencer par le culturel, on ne serait pas allés très loin…ni très vite »,  Un Destin d’Européen, p. 96 ; « Entretien avec Georges Berthoin — 15/10/1981 par Antoine Marès »  : « Et je crois que dans son action européenne, Jean Monnet n’a peut-être pas apporté toute son attention à la dimension culturelle de l’unité européenne », p. 22. 
  29. Au sujet de ses réflexions sur la gouvernance mondiale  : « J’ai attendu de redevenir citoyen privé pour pousser plus loin mes réflexions. Je les ai présentées en 1975 à l’Institut Aspen dans le Colorado lors d’un atelier d’un mois sur les nouvelles formes de gouvernance du « village global » regroupant 40 pays »,  Un Destin d’Européen, p. 129. « Les chocs de la guerre, l’affaire européenne et l’influence de Monnet m’ont certainement forcé à sacrifier l’épanouissement de mes potentialités dans le domaine du commerce des idées. Je me suis rattrapé à la Trilatérale » p. 149.
  30. On a vu durant ce colloque le rôle que Berthoin a joué dans l’institution du 9 mai comme Journée de l’Europe. 
  31. « L’originalité de Monnet fut d’avoir mis l’accent sur l’intérêt commun. (Cette notion a toujours fait partie de ma philosophie personnelle, même avant de le connaître.) Mais, plus entrepreneur que politique, il n’en a pas tiré toutes les conséquences. Il n’a pas pris en compte les mouvements populaires, les courants historiques, les contradictions de la nature humaine »,  Un Destin d’Européen, p. 99.
  32. Entretien avec Paul Jaeger, Jean-Christophe Bas et Andi Mustafaj, 21 mars 2016 — Monnet aimait moins les discours sur l’Europe qu’agir pour l’Europe. Berthoin lui, n’hésitait pas à prendre le temps d’expliquer l’Europe et répondait positivement aux sollicitations, donnait des conférences. Monnet regardait cela avec une certaine distance, mais, finalement, lorsque Monnet a quitté Luxembourg, il a pu dire  : « Dites-moi Berthoin, à propos, tous ces discours que vous avez fait, vous avez eu raison  ! » Entretien avec Antoine Marès, p. 9, 15 octobre 1981.
  33. Sur les relations entre Monnet et Mendès-France, voir la biographie qu’Éric Roussel consacrée à Pierre Mendès-France, Gallimard, 2007.
  34. « Il y a eu entre Monnet et moi un malentendu grave. En 1954 a été formé le ministère Mendès-France. Personnellement, j’étais très, très mendésiste. C’était un élément, mais encore pas trop grave. Il y a eu une circonstance aggravante  : mon père était ministre du gouvernement Mendès France, ministre de l’éducation. Et Monnet n’était pas favorable à Mendès-France. (…) Quand Monnet a mis en question ma loyauté à son égard, comme à l’égard de l’Europe, je lui ai répondu qu’il ne saurait en être question et que ce que je pourrais entendre ne serait jamais transmis ni à mon père, ni à Mendès. On n’en a plus parlé », Entretien avec Antoine Marès, le 15 octobre 1981, p. 7-8.  Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard, le 26 mai 2022.
  35. « A l’égard des Anglais, Monnet a eu une déception. Il s’attendait à les voir participer plus pleinement aux développements européens ». Entretien avec Antoine Marès le 15 octobre 1981, pp. 23 ;  entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard, le 26 mai 2022.
  36. A l’époque de la création de la Trilatérale  : « Jean Monnet était très focalisé sur le projet de ses Mémoires. Comme notre organisation s’intéressait au Japon et peu à la Chine, il n’était pas dans le coup. Monnet a toujours cru au potentiel économique de la Chine », Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard, le 26 mai 2022.
  37. « Le problème Nord-Sud, pourtant, il (JM) ne le voyait pas. Sur le plan politique, j’ai souvent abordé ce sujet avec lui. Mais il réagissait très peu. Évidemment, il en était conscient  ; mais il fallait le pousser. Ce n’était pas son domaine prioritaire. Ce n’était pas non plus son expérience. Il ne réagissait pas à la décolonisation, aux problèmes africains. Dans la Déclaration Schuman, c’est René Mayer qui a fait ajouter le petit passage sur l’Afrique ». Entretien avec Antoine Marès, le 15 octobre 1981.
  38.  Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard, le 26 mai 2022, et avec Paul Jaeger, le 18 novembre 2022.
  39. « Monnet savait défendre ses idées avec le talent d’un paysan psychologue et habile », p. 87.
  40. Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard, le 26 mai 2022.
  41.  Ibidem.
  42. « Les polémiques provoquées par la CED et son échec avaient brisé l’élan. Ce projet avait été une nécessité de circonstance et une erreur politique » Un Destin d’Européen, p. 92.
  43. À la suite de l’échec du traité constitutionnel en 2005  : « Je songeais à un plan B qui renforcerait la méthode communautaire tout en respectant mieux l’expression des souverainetés nationales », Un Destin d’Européen.
  44. « J’ai déjà dit que, pour moi, il y avait complémentarité entre l’Europe de Jean Monnet et l’Europe de De Gaulle. », Un Destin d’Européen, p. 207. « Peut-être trouverez-vous entre De Gaulle et Monnet, dans l’olympe où la renommée les a placés, une harmonie dont ils firent, j’en suis sûr, et malgré des entourages maladroits, par moment l’expérience », Un Destin d’Européen, p. 214.
  45. Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard, le 26 mai 2022.
  46. « Il y avait 2 tendances autour de Monnet : la tendance Schuman et la tendance Monnet. J’étais entre les 2 », Un Destin d’Européen, p. 96.
  47.  Entretien avec Paul Jaeger, le 10 août 2021.
  48. Jacques van Helmont (1920-1996) a participé à tous les grands moments de la vie européenne aux côtés de Jean Monnet pendant un quart de siècle, en particulier comme secrétaire général du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe.
  49. Sans charisme de loin, il exerçait de près un pouvoir quasi hypnotique sur son interlocuteur, ce qui lui a permis de convaincre les plus coriaces de la justesse des idées qu’il savait défendre », Un Destin d’Européen, p. 87.
  50.  Entretien avec Paul Jaeger et Francesco Marchi, le 31 janvier 2013.
  51.  Entretien avec Paul Jaeger, le 20 mai 2013.
  52.  Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard, le 26 mai 2022.
  53.  « Un jour le président Giscard d’Estaing m’a demandé pourquoi Monnet était si important dans l’histoire  : parce qu’il s’est mis au service de l’Europe et qu’il n’a pas mis l’Europe à son service » Un Destin d’Européen, p.87.
  54.  « Je me souviens de ce grand portail…Il était tout petit, les camions étaient partis, c’était la fin du jour… C’étaient les adieux de Fontainebleau ! »  Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard 26 mai 2022 , in Entretien avec Antoine Marès, 15 octobre 1981, p. 9.
  55. « Monnet était à la fois très orgueilleux et très modeste. C’est pourquoi il était si difficile », Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard, le 26 mai 2022, p. 10.
  56. « C’est un homme qui nous a tous fait souffrir. Et quand on en parle on est tous émus. Je ne vous dirais ça de personne d’autre dans ma vie. On a vraiment souffert… » Entretien avec Paul Jaeger et Antoine Chatard, 26 mai 2022 , in Entretien avec Antoine Marès, 15 octobre 1981, p. 9.
  57.  Ibid., p. 24-25.
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