Doctrines de la Russie de Poutine

Karaganov : « pourquoi ne pas envoyer un missile sur le Reichstag ? »

À Moscou, depuis quelques semaines, une petite musique s'est installée chez les faucons dans l'entourage de Vladimir Poutine — et si on changeait de doctrine ?

Nous traduisons l'entretien de Sergueï Karaganov, l'une des principales cautions intellectuelles du bellicisme poutinien, qui rêverait de repousser le seuil d'un cran.

Auteur
Guillaume Lancereau
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Le président russe Vladimir Poutine lors d'une réunion sur les questions économiques par vidéoconférence à la résidence d'État de Novo-Ogaryovo, Moscou, Russie, lundi 26 août 2024. © Alexander Kazakov

L’élite politique qui entoure Vladimir Poutine est-elle prête à tout — jusqu’à la guerre nucléaire ? Au cours des semaines passées, les prétendus réaménagements de la doctrine nucléaire russe ont été abondamment commentés — dans les sphères politiques et diplomatiques du moins, et dans l’indifférence assez marquée de l’opinion publique européenne, qui ne semble toujours pas avoir une notion claire de sa situation au milieu des têtes nucléaires américaines et russes.

Les autorités russes d’aujourd’hui ont tout intérêt à attirer l’attention sur ces discussions : aussi ont-elles tenu à retransmettre en direct, le 25 septembre dernier, la séance du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie consacrée à la doctrine nucléaire. En dépit du catastrophisme que ces discussions ont pu inspirer, peu d’évolutions concrètes en ressortent. La plupart des scénarios de déclenchement de frappes nucléaires par la Russie étaient déjà couverts par les textes existants comme le fameux oukase n°355 de 2020 qui arrête la doctrine nucléaire de la Fédération de Russie. L’ouverture de cette possibilité dès l’obtention d’informations sur le lancement en direction de la Russie (ou de ses alliés), non plus seulement de missiles balistiques, mais désormais de toute sorte d’engin aérospatial (des drones aux avions stratégiques), rentrait dans le cadre des dispositions antérieures. De même pour l’extension du parapluie nucléaire de la Russie au Belarus en cas d’agression, disposition qui ne fait que confirmer la doctrine militaire de l’Union des deux pays datant de 2021.

Quoiqu’il en soit, tout cela semble bien insuffisant à Sergueï Karaganov, comme le révèle l’entretien qui suit, paru le 11 septembre dernier.

Politiste, fondateur du Conseil de politique étrangère et de défense, doyen de la Faculté d’économie internationale et des affaires étrangères de l’École des hautes études en sciences économiques, conseiller de l’administration du Président sur la politique internationale et consultant du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, Sergueï Karaganov est l’un des grands inspirateurs et l’une des principales cautions intellectuelles du bellicisme poutinien

À ses yeux, la doctrine nucléaire existante présente pour la Russie un inconvénient mortel : en continuant de fonctionner d’après les réflexes pacifistes et les logiques stratégiques de la guerre froide, elle exclut pratiquement toute possibilité de recours à l’arme atomique, réduisant d’autant la crédibilité de toute menace que la Russie adresserait à ses ennemis. Or la crédibilité est bel et bien le fondement de l’ensemble du système de dissuasion nucléaire. Aux yeux de Karaganov, la Russie n’a pas d’autre choix, pour quitter le sentier menant inexorablement à la guerre éternelle et à sa propre destruction, que de faire entendre à ses adversaires qu’elle est plus résolue que jamais à recourir à l’arme nucléaire, et à en user effectivement en cas de besoin stratégique. La Russie doit quitter ses habitudes de torpeur et de prudence : s’il lui faut répondre par un drone envoyé sur le Kremlin par un missile sur le Reichstag, qu’elle le fasse ; si son intégrité territoriale se voit menacée, qu’elle réplique par une bombe atomique ; si le territoire russe est frappé en retour, qu’une pluie nucléaire s’abatte sur les bases militaires américaines et les alliés des États-Unis…

Sans vouloir surinterpréter ici ce qui relève avant tout de l’habitude langagière, on ne peut s’empêcher malgré tout de noter la récurrence de l’expression « Ne daj Bog », soit « que Dieu nous garde » de l’usage d’une arme atomique, expression tombée tour à tour de la bouche et de la plume de Vladimir Poutine, de Sergueï Karaganov et d’Alexandre Loukachenko, à propos du durcissement de la doctrine nucléaire russe. Il n’est guère surprenant que la perspective de l’usage d’une arme susceptible de détruire l’humanité génère des discours aux accents providentialistes, mais nous avons affaire ici à une logique plus sournoise encore.

Ce ne daj Bog laisse en effet planer l’idée que seul Dieu pourrait nous préserver de l’engrenage qui rendrait une frappe nucléaire inévitable, comme si tout cet enchaînement n’appartenait pas, du point de vue russe, à la volonté humaine. La Russie serait tout simplement contrainte, contre son désir intime et en conséquence des actions irresponsables entreprises par ses adversaires, d’entreprendre une frappe nucléaire. Elle serait donc innocente à la fois de cette frappe — puisqu’elle n’aurait plus d’autre choix — et des étapes y ayant conduit — puisque les seuls responsables en seraient les fauteurs de guerre occidentaux. Pourtant la Russie avait, et a encore, toute latitude pour ne pas enclencher et approfondir le processus menant à la destruction nucléaire — en peu de mots : ne pas faire la guerre en Ukraine. La Russie est donc pleinement responsable de chaque étape de cette « escalade ». 

Vous militez depuis longtemps pour une réforme de la doctrine nucléaire russe et avez formulé à ce sujet vos propres suggestions. Quels sont, selon vous, les changements qui s’annoncent avec cette nouvelle doctrine ?

Je ne sais évidemment pas quelles formules seront finalement retenues dans la version définitive du document, mais je peux d’ores et déjà avancer quelques idées. Mais avant toute chose, je tiens à commencer par souligner que la doctrine et la politique actuelles en matière d’usage des armes nucléaires sont proprement irresponsables. On a le sentiment qu’elles sont restées coincées dans les années 1960-1970. Je n’ai jamais compris d’où elles venaient, quelles en étaient les racines. De fait, cette doctrine exclut — à 99,9 % — de l’arsenal potentiel l’usage de l’outil le plus puissant de notre politique étrangère et de notre stratégie militaire. Ce n’est pas seulement une erreur  ; c’est un fait proprement immoral. Il y a des décennies de cela, des millions de gens ont donné leur vie pour que nous bénéficions de ce bouclier nucléaire. On parle ici d’une histoire incroyable d’héroïsme et d’abnégation, sur fond de guerre, de famine, d’une reconstruction particulièrement douloureuse — et nous, nous avons décidé de tirer soudainement un trait sur tout cela. Je le répète  : je ne comprends pas comment cela a pu se produire. J’ai quelques hypothèses personnelles à ce sujet, mais je préfère les garder pour moi, parce qu’elles risqueraient de froisser notre communauté d’experts et d’autres milieux associés. 

Il est grand temps d’affirmer officiellement que nous sommes en droit de répondre par une frappe nucléaire à toute attaque massive visant notre territoire, y compris à toute tentative de conquête territoriale. Il faudra par ailleurs inclure dans la nouvelle doctrine une disposition sur « l’escalade nucléaire », afin que de telles attaques s’accompagnent de mesures destinées à convaincre un adversaire hypothétique ou réel que nous sommes déterminés à recourir à l’arme nucléaire. C’est ici que doit résider l’objectif principal de cette doctrine : il faut que tous nos adversaires actuels et futurs soient absolument convaincus que la Russie est prête à faire usage de cette arme. Il ne s’agit pas seulement d’un devoir vis-à-vis de notre pays et de nos citoyens, militaires et civils qui donnent leur vie en ce moment même sur les champs de bataille et dans nos villes ; il s’agit d’un devoir envers le monde entier. Si nous ne réactivons pas l’idée de dissuasion nucléaire, la planète s’engouffrera dans un cycle sans fin de guerres, qui prendront inévitablement une tournure nucléaire et finiront par dégénérer en une Troisième Guerre mondiale. C’est l’affaire de quelques années seulement. Le devoir de la Russie est de réintroduire avec force le facteur nucléaire dans la politique internationale et de convaincre nos adversaires que nous sommes prêts à faire usage des armes nucléaires face à la moindre atteinte à notre territoire et à nos citoyens. J’ai effectivement contribué quelque peu à ce changement d’orientation.

Vous affirmez que la doctrine nucléaire actuelle repose sur des principes hérités du siècle dernier. Cependant, le décret présidentiel en vigueur sur les fondements de la politique nationale en matière de dissuasion nucléaire n’est vieux que de quatre ans, puisqu’il a été signé en 2020. 

J’estime que ce document est déjà gravement obsolète, puisqu’il repose sur des représentations et des chimères qui, le plus souvent, ne sont même pas les nôtres, mais celles du siècle passé. Je m’en veux de ne pas m’être élevé publiquement contre ce document lors de sa parution, et de m’être contenté de dire ce que j’en pensais dans un cercle étroit d’experts. Ce document est tout ce que l’on veut, sauf une doctrine. Ses racines sont des illusions héritées à la fois de la situation internationale du XXe siècle et d’un rejet de principe de l’arme nucléaire qui est, lui, parfaitement compréhensible. C’est là un trait de caractère normal de l’humain  : qui ne s’opposerait pas à son usage  ? 

Il faut admettre que Sergueï Karaganov a raison sur un point : celui où il accuse les responsables politiques de tous les pays de vivre dans les nuées de réalités passées, dans la pure inertie des illusions d’hier. On prend la mesure de ces réflexes anachroniques chaque fois que des responsables occidentaux affirment, devant le spectacle lointain de la guerre en Ukraine, vouloir reproduire aujourd’hui l’occupation de la Ruhr ou l’étouffement économique qu’a subi l’URSS au cours de ses dernières décennies d’existence — comme si l’Ukraine avait des décennies devant elle. Pas un jour ne passe sans apporter un nouveau symptôme de cette incapacité à vivre avec son temps — qui est elle-même un trait de notre temps. Seulement, Karaganov se trompe de cible lorsqu’il applique ce jugement à l’usage de l’arme nucléaire. Certains objets ont des propriétés internes qui défient le temps, auxquelles le temps ne s’applique pas. On ne se risquerait guère à affirmer que défendre l’idée de « droits de l’Homme » — quelque critique alternative qu’on puisse formuler à leur endroit — reviendrait à baigner dans les illusions du XVIIIe siècle. Il en va de même pour l’arme nucléaire, qui renferme en elle-même les fondements inextricables de sa propre atemporalité, et cette atemporalité résulte, encore et toujours, du risque de destruction totale de l’humanité en tant qu’espèce.

À ce titre, il faut considérer le manifeste Russel-Einstein de 1954, non pas comme un document historique, témoignant d’un certain état du savoir scientifique, des mentalités politiques ou des relations internationales, mais comme l’énoncé d’une vérité atemporelle, lorsqu’il affirme : « les personnalités les plus autorisées sont unanimes à dire qu’une guerre au cours de laquelle seraient utilisées des bombes H pourrait fort bien marquer la fin de la race humaine. Ce que l’on redoute, c’est, si plusieurs bombes H sont utilisées, que tous les hommes trouvent la mort, mort soudaine pour une minorité seulement, mais la lente torture de la maladie et de la désintégration pour la majorité. […] L’appel que nous lançons est celui d’êtres humains à d’autres êtres humains : rappelez-vous que vous êtes de la race des hommes et oubliez le reste ».

J’espère, personne.

Et je vous comprends tout à fait, vous et tous ceux qui pensent comme vous. Le problème, c’est que, si les pacifistes peuvent vivre, c’est grâce à ceux qui se battent pour eux. Je parle des dizaines de milliers de jeunes gens qui, en ce moment même, luttent et meurent au front — et, si les choses suivent leur trajectoire actuelle, jusque dans nos villes, puisque la guerre est sur le point de s’étendre encore davantage. Même dans une hypothèse alternative, celle où nous continuerions à nous vider de notre sang sur la ligne de front en dépensant des ressources colossales dans une compétition avec une cinquantaine d’États aux économies bien supérieures à la nôtre, dans tous les cas, donc, notre pays, qui avait finalement réussi à atteindre un niveau certain de bien-être et de confort, se condamnerait à la ruine, voire à la désintégration.

La doctrine militaire en vigueur, datée de 2010, prévoit deux scénarios dans lesquels les autorités russes peuvent faire usage de l’arme nucléaire, tandis que le décret de 2020 en envisage quatre. Qu’apportera en pratique l’introduction de ces scénarios supplémentaires ? 

Elle obligera nos forces armées à se préparer à de telles frappes. Le quatrième scénario, qui prévoit le recours à l’arme nucléaire en cas de menace pesant sur l’existence de l’État, est tellement provisoire et circonstanciel qu’il est même inutile de le discuter. C’est une insulte au bon sens, de mon point de vue. 

Notre doctrine actuelle ne remplit pas sa fonction de dissuasion et empêche de tirer profit de nombreuses autres fonctions des armes atomiques. Nous sommes allés si loin dans cette direction que nos adversaires sont persuadés qu’il n’existe quasiment aucun cas dans lequel nous y aurions recours. Ils ont changé de ton lorsque, il y a un an et demi, nous avons commencé à évoquer la nécessité de durcir notre doctrine nucléaire — une discussion à laquelle je dois dire que j’ai activement contribué. Les revues américaines ont alors multiplié les articles appelant à éviter à tout prix l’escalade nucléaire. Pour leur part, les Européens ont complètement perdu la raison  :  ils ne comprennent pas ce qu’ils font et semblent avoir oublié ce que c’est que la guerre. Les Américains, à l’inverse, commencent à se comporter beaucoup plus prudemment. 

En même temps, ils s’obstinent à diffuser l’idée que la Russie ne bénéficierait pas du soutien de la majorité mondiale. Il est clair que nous ne travaillons pas aujourd’hui avec cette majorité mondiale comme nous le devrions — pourquoi, c’est une autre question, mais il n’en demeure pas moins qu’en Chine, et dans une série d’autres pays, beaucoup saisissent tout à fait la logique de nos actions, y compris nos initiatives dans le sens d’une réforme de la doctrine nucléaire. L’idée, instillée par les sphères d’experts gouvernementaux ou paragouvernementaux d’Occident, que tout durcissement de notre part sur la question nucléaire nous aliènerait de nombreux pays de la majorité mondiale, est une pure plaisanterie. C’est un élément qui relève de la guerre psychologique et informationnelle et il est regrettable que cette idée soit parfois reprise chez nous par des imbéciles — ou, pire, par des gens qui souhaitent, en leur for intérieur, la défaite de la Russie. 

C’est notamment à Sergueï Karaganov que l’on doit l’inclusion de la notion de « majorité mondiale » dans l’arsenal théorique de la géostratégie russe, pleinement acquise à son projet de substitution d’un monde multipolaire à l’hégémonie de l’Occident.

La Chine s’est pourtant exprimée clairement sur le sujet. Le ministère des Affaires étrangères chinois déclarait il y a peu, en réponse aux annonces des responsables russes sur les modifications à venir de la doctrine nucléaire, qu’il fallait « exclure le recours à l’arme atomique et éviter la guerre nucléaire ». En juillet, la Chine a de nouveau proposé à la Russie et à d’autres puissances nucléaires de renoncer au recours en premier aux armes nucléaires. En mai dernier encore, les dirigeants de la Russie et de la Chine, Vladimir Poutine et Xi Jinping, ont signé une déclaration commune, dans laquelle ils soulignaient notamment le caractère inenvisageable d’une guerre nucléaire — une guerre dans laquelle il ne peut pas y avoir de vainqueur. 

C’est la position officielle de la Chine et je l’entends, jusqu’à un certain point. Il n’est pas dans leur intérêt de pousser dans le sens de la dissuasion nucléaire, puisqu’ils sont encore faibles dans ce domaine. Pour ce qui concerne la déclaration signée le 3 janvier 2022 par les dirigeants des cinq puissances nucléaires et les formules qui s’y trouvent, depuis lors répétées dans d’autres documents, selon lesquelles « il ne peut y avoir de vainqueur dans une guerre nucléaire, qui doit donc être évitée », je n’y vois qu’une formidable erreur intellectuelle. L’idée qui en découle est que l’on peut mener toute autre forme de guerre, que nous avons toute latitude pour nous détruire les uns les autres, pourvu que ce soit avec n’importe quel autre type d’armes à notre disposition. 

Lorsque ces formules ont fait leur apparition il y a près d’un demi-siècle, dans la déclaration Gorbačëv-Reagan de 1985, on estimait encore qu’il ne pouvait pas exister de guerre entre les puissances nucléaires. Or, aujourd’hui, l’OTAN nucléarisé, dirigé par les États-Unis, mène contre la Russie une guerre à grande échelle, en utilisant les Ukrainiens comme chair à canon. Si nous ne mettons pas un coup d’arrêt à cette folie, c’est bientôt d’autres peuples qu’ils sacrifieront.

L’arme atomique est avant tout une arme de paix et de prévention de la guerre. C’est du moins la fonction qu’elle a remplie au cours de nombreuses décennies. Par la suite, on nous a imposé les conceptions et les formules qui ont ouvert la voie à des agressions non-nucléaires sur toute la surface de la planète. Dans les années 1990, peu de temps après que les dirigeants de l’URSS et des États-Unis ont souscrit à cette formule pour la première fois, cela a ouvert la voie à une expansion de l’OTAN, puisque la Russie a de facto renoncé au facteur nucléaire comme instrument de sa politique étrangère. Ce fut littéralement un crime.

Pourtant, la déclaration des dirigeants du « club nucléaire » en date du 3 janvier 2022 excluait radicalement toute confrontation militaire entre puissances nucléaires.

C’est vrai. Ils ont quelque peu amendé la formule qui rendait toute guerre nucléaire inenvisageable, et c’est un pas dans une bonne direction. Il n’en reste pas moins que nous n’avons pas rompu avec la déclaration précédente qui, en plus de ses prémisses pacifistes, visait à donner plus de marge de manœuvre aux pays dont l’arsenal conventionnel et la puissance économique augmentent les chances de victoire dans un affrontement interétatique. En fin de compte, vous comprenez bien que les États-Unis ont toujours été et seront toujours prêts à utiliser la bombe nucléaire en premier… 

L’actuel président des États-Unis, Joe Biden, avait promis durant sa campagne électorale de réviser cette pratique dans le sens du « non-recours en premier aux armes nucléaires », ou du moins d’un renforcement du principe d’« usage unique » à des fins défensives.

Ne me dites quand même pas que vous croyez encore le moindre mot qui sort de la bouche d’un candidat à la présidence des États-Unis  ?

Je ne dis pas cela, je constate simplement qu’il l’avait promis.

Il y a aujourd’hui plusieurs groupes de personnes qui rejettent l’idée même du recours aux armes nucléaires et je suis en partie d’accord avec certaines de leurs vues. Je comprends que la décision d’en faire usage, qui entraînerait inévitablement la mort de civils innocents, serait un moment dramatique. Cela ne retire rien au fait que posséder des armes nucléaires sans être capable de convaincre son adversaire que l’on est prêt à en faire usage est tout simplement du suicide.

En échangeant avec vous, lors d’un récente session du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine a déclaré : « Que Dieu nous en garde », en précisant qu’il serait « très regrettable » que les choses en viennent à l’usage des armes nucléaires, car le nombre de victimes « pourrait alors augmenter à l’infini ». 

J’ai sur ce point une vision différente. C’est l’une des légendes propagées au siècle dernier — j’y ai à cette époque moi-même contribué en vue de prévenir la guerre nucléaire. L’idée que tout usage, même limité, de l’arme nucléaire conduirait nécessairement à l’Armageddon nucléaire global, ne résiste à aucune critique. Je peux vous assurer que toutes les puissances nucléaires ont des stratégies d’usage raisonné des armes nucléaires selon une série de scénarios. 

Par ailleurs, je suis prêt à affirmer en toute certitude que les États-Unis ont toujours menti et continuent de mentir sur le fait que leurs garanties nucléaires s’appliquent à leurs alliés, c’est absolument certain.

La conviction que les États-Unis ne répondraient pas par une frappe nucléaire à une attaque nucléaire russe en Europe, démontrant du même coup la vacuité de l’article 5 du traité et conduisant potentiellement à la dislocation de l’alliance, est fortement répandue, au-delà de Sergueï Karaganov, chez les experts stratégiques qui entourent Vladimir Poutine.

Voulez-vous dire que les États-Unis ne répondront pas à une frappe nucléaire de la Russie à l’encontre d’un pays européen membre de l’OTAN ? 

Au cours de la Guerre Froide, les États-Unis envisageaient la possibilité que la Russie s’étende en Occident en envoyant ses colonnes de chars à travers l’Allemagne, tout en se protégeant sous son parapluie nucléaire. L’unique scénario de réplique qu’ils ont alors élaboré consistait en une frappe nucléaire sur le territoire de l’Allemagne elle-même, et non de l’URSS. Sur ce plan, rien n’a changé depuis lors pour les États-Unis, mais nous persistons à flotter dans les nuées de représentations mensongères. 

Le directeur de la CIA, Bill Burns, a récemment déclaré que, malgré les informations de l’automne 2022 confirmant que la Russie pouvait lancer une frappe nucléaire en Ukraine, il était et reste encore aujourd’hui convaincu que ce facteur ne devrait pas influencer le soutien occidental à Kiev. Il a précisé : « La Russie se comporte comme un voyou, mais nous ne devons pas la laisser nous intimider ». Qu’est-ce qui changera si la doctrine nucléaire russe devenait plus stricte ?

Il ne suffit pas de durcir la doctrine nucléaire  ; il faut surtout que la classe dirigeante russe annonce clairement qu’elle est prête à recourir à cette arme. 

Envers qui ? 

Envers les États qui soutiennent l’agression de l’OTAN en Ukraine. 

Donc tous les pays-membres de l’OTAN.

Non, pas tous. Pourquoi viserions-nous tout le monde  ? Les responsables militaires doivent dresser une liste concrète de cibles en vue d’un tir nucléaire groupé. Dieu nous en préserve, bien sûr  ! Il faut tout faire pour que les choses s’arrêtent avant d’en arriver là. 

Bill Burns est une personne intelligente, qui a tout mon respect, mais il nous propose ici un bluff aussi fantastique et brillant qu’insolent. Je crois savoir qu’il a menacé les représentants russes de porter un coup dévastateur, au moyen d’armes conventionnelles, à la Russie, ainsi qu’à nos forces armées en Ukraine et dans les environs, si jamais nous attaquions des pays de l’OTAN. Sans exagérer mon importance historique, je lui ai répondu que, dans cette hypothèse, nous serions en droit d’effectuer une deuxième frappe nucléaire en direction d’un nombre beaucoup plus important d’objectifs en Europe. Si l’escalade continuait, nous aurions également le droit de réaliser des frappes sur des bases américaines dans les pays de l’OTAN et à travers le monde entier, entraînant la mort de centaines de milliers de soldats. 

Est-ce que ce n’est pas là le chemin de la guerre nucléaire totale ? 

Celle-ci n’aura pas lieu si nos adversaires ont conscience de notre détermination à utiliser les armes nucléaires, y compris si cela implique un nombre élevé de victimes, au premier titre parmi les militaires.

Cela semble risqué et incertain.

Je n’appelle en aucun cas à emprunter la voie la plus dangereuse, mais à préserver la paix et la Russie. Nous n’avons que deux options  : gagner cette guerre ou nous effondrer. L’Occident peut se permettre de combattre indéfiniment, puisqu’il profite de cette guerre. Cela ne signifie cependant pas que j’appelle au déclenchement d’une guerre nucléaire  : je souhaite, au contraire, que les choses n’aillent pas jusque-là, qu’elles s’arrêtent avant que l’on n’ait à faire ce choix terrible. 

Vladimir Poutine a souvent déclaré que la Russie disposait d’une capacité militaire conventionnelle tout à fait suffisante pour remplir les objectifs fixés par Moscou. Est-ce que la Russie ne risque pas, en durcissant délibérément sa doctrine nucléaire et en menaçant de lancer des frappes nucléaires en réplique à toute agression, de rendre ses « lignes rouges » encore plus floues ? Prenez, par exemple, l’attaque de drone ukrainien contre le Kremlin. Que faire si jamais pareille attaque se reproduisait ?

Nos adversaires doivent savoir que notre président prendra la décision d’une frappe nucléaire, ou qu’une autre personne en sera chargée. Il faut être prêts à cette décision  : c’est une obligation devant le pays, devant le monde et devant Dieu. Si notre adversaire prend pleinement conscience de notre détermination, alors il est presque certain que plus aucune attaque de drone ne visera le Kremlin.

Il est temps de comprendre que la guerre qui se déploie face à nous est une guerre d’anéantissement. Beaucoup n’en ont pas encore pris la mesure. Tant qu’ils ne nous auront pas annihilés, nos « partenaires » occidentaux n’auront pas un instant de répit. Il faut le leur imposer en leur faisant comprendront qu’il est impossible de nous éliminer sans subir des pertes énormes. 

Je ne comprends toujours pas pourquoi nous devrions nous lier les mains en menaçant de répondre par des armes nucléaires à presque toute attaque conventionnelle. L’exemple de l’attaque de drone sur le Kremlin, à laquelle les autorités russes ont répondu de manière relativement mesurée, me semble de ce point de vue révélateur.

Si un drone vole à nouveau sur le Kremlin, pourquoi ne pas envoyer un missile conventionnel sur le Reichstag  ? Qu’il brûle.

Si les Allemands ont oublié leurs crimes terrifiants, et qui ne devraient jamais être oubliés, il serait bon de les leur rappeler. Quoi qu’il en soit, les frappes nucléaires doivent être précédées de frappes préventives conventionnelles.

Ces excès de Sergueï Karaganov, tout comme le reste de ses propositions d’ailleurs, ont été lus comme un appel explicite au déclenchement d’une guerre nucléaire et désavoués en tant que tels par certains experts russes, y compris au sein même du Conseil de politique étrangère et de défense.

Et vous pensez que la réplique de leur côté ne sera pas nucléaire ?

Les premières frappes ne doivent évidemment pas être nucléaires. Selon la théorie de l’escalade, il reste encore 10 ou 15 échelons à gravir avant d’arriver à ce point, et nous n’en avons franchi que 5 jusqu’à présent. Mais il est évident qu’il sera nécessaire dans un deuxième temps de porter nos frappes sur le territoire des pays de l’OTAN, qui jouent un rôle clef dans le soutien au régime de Kiev. Si cela ne les arrête pas, il faudra aller plus loin. 

Et donc : nos adversaires nous infligent une frappe massive avec des armes conventionnelles, nous y répondons par une frappe groupée encore plus massive, mais arrive un moment où nous approchons des derniers échelons…

Alors il faudra répondre aussitôt par une frappe nucléaire groupée sur des cibles en Europe. 

Qu’est-ce qui nous garantit que les deux parties sauront s’arrêter, le moment venu, et se retenir de détruire la planète tout entière ?

Les seules « garanties » qui existent sont celles que vous pouvez obtenir auprès de Rosgosstrakh. Ce que je peux vous garantir, c’est qu’en l’absence de réactivation de la politique de dissuasion nucléaire, nous n’éviterons pas l’autodestruction de l’humanité. Et, dans un premier temps, nous risquons nous-mêmes de disparaître. 

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