« Rappelle-toi les jours de ta jeunesse et de ton règne bienheureux ! » : quatrième et cinquième lettres d’Andreï Kourbski à Ivan le Terrible

En 1579, alors que les succès polono-lituaniens sur le champ de bataille s'accumulent, un tournant décisif se produit. Après trois semaines d'un siège éprouvant, Polotsk, arrachée par les Russes seize ans plus tôt, est enfin reconquise. Fort de cette victoire, le prince Kourbski, animé d'une détermination renouvelée, s'attelle à écrire deux lettres passionnées à Ivan le Terrible, les dernières de leur intense correspondance. Elles marquent la fin d'une série d'échanges épistolaires fascinants, révélant les tensions et les transformations d'une époque tourmentée.

Septième épisode de notre série d’été :« Doctrines du premier tsar : lettres retrouvées d’Ivan le Terrible ».

Retrouvez le sixième épisode ici

Après quinze ans de correspondance houleuse, le prince Kourbski rédige ses ultimes lettres en 1579. On ignore si le tsar de Moscou les a jamais reçues, mais leur impact sur l’historiographie du temps de la guerre de Livonie est indéniable. Ces missives finales, plus que toutes les autres, capturent le contraste saisissant entre les cultures et les visions de ces deux dirigeants. Elles témoignent d’un affrontement non seulement militaire, mais aussi moral et intellectuel, dans les mots échangés entre ces figures emblématiques.

Toute sa vie (il mourut en 1583, à l’âge de 55 ans, un an avant Ivan, qui était de deux ans son cadet), Kourbski resta un émigré qui écrivait dans sa langue natale pour être lu un jour par les lettrés de son pays d’origine. Douleur d’avoir dû fuir sa patrie et d’y avoir abandonné femme et fils (qu’Ivan, semble-t-il, fit mourir), mais aussi certitude que la vie n’était possible pour lui, y compris la vie de l’esprit, que sous un autre prince que le Terrible. À l’atroce barbarie à laquelle, selon lui, le tsar condamnait la Russie, Kourbski voulait opposer les lettres et la civilisation.

Moscou disposait de la puissance politique et du pouvoir d’excommunication et, avec les conceptions politico-religieuses qui avaient cours au XVI siècle, la Russie n’était pas moins séparée de l’Europe qu’elle ne l’était du temps des Mongols. Mais le pouvoir impérial qu’exerçait sans partage l’État russe à l’intérieur de frontières peu perméables menaçait périodiquement d’asphyxier le pays. Ivan en avait d’ailleurs conscience, d’où ses efforts, parfois paradoxaux, pour se rapprocher de l’Occident en tissant des liens avec l’Angleterre et en cherchant à s’emparer de la Livonie (qui, selon lui, avait depuis toujours été patrimoine des tsars) et ouvrir ainsi, un siècle avant Pierre le Grand, « une fenêtre sur l’Europe ». 

Pour que la Russie ne s’étiolât pas, il lui était indispensable qu’existât, à l’ouest de la « Terre de Dieu » qu’elle prétendait être, une autre Russie moins sacrée où l’air circulerait mieux et où elle pourrait trouver ce qu’elle ne produisait pas, ou produisait mal, sur les plans intellectuel, social, politique et même technique ; il lui fallait une Russie de l’extérieur, une diaspora où l’assimilation de la nécessaire Europe pût se faire. Ce fut en Europe qu’au XIX siècle Alexandre Herzen ou Vladimir Soloviev composèrent et éditèrent des œuvres impubliables dans leur patrie ; ce fut en Europe (et en France en particulier) que les Russes chassés par les bolchéviks développèrent une culture d’émigration qui, dans bien des domaines, sauva la pensée russe de l’étouffement ; ce fut à Paris qu’Alexandre Soljenitsyne publia en russe son Archipel du Goulag. 

Aux XVI-XVII siècles, cette Europe de la Russie fut la Lituanie, héritière de la Russie kiévienne, pays majoritairement orthodoxe et riche de ses traditions aristocratiques de libertés intellectuelles et confessionnelles, terre qui n’avait pas connu le joug mongol ou s’en était débarrassée plus tôt, où « culture » (kultura) et « mœurs civilisées » (kulturnost) ne se voulaient pas distinctes. L’un des protagonistes de l’aventure de l’esprit à laquelle cette Lituanie servit de cadre fut le prince Andreï Kourbski, premier d’une longue suite d’élites intellectuelles russes émigrées.

Quatrième lettre de Kourbski

3 septembre 1579

Ô tsar, considère ceci avec attention : si les philosophes païens, suivant les lois de la nature, ont atteint un tel degré de vérité et de raison avec une grande sagesse (comme le dit l’Apôtre, « avec les jugements intérieurs de blâme et d’éloge qu’ils portent les uns sur les autres1 »), de sorte que Dieu leur permit de régir l’univers entier, pourquoi nous, qui nous disons chrétiens, ne parvenons-nous pas non seulement à la vérité des scribes et des pharisiens mais à la vérité de ceux qui règlent leur vie sur les lois de la nature ? Malheur à nous ! Qu’aurons-nous à répondre à notre Christ au jour du Jugement ? Comment nous justifierons-nous ? Un an ou deux après la dernière lettre que je t’ai envoyée, j’ai pu voir ce que Dieu a permis pour tes actes et pour l’œuvre de tes mains, à savoir l’affreuse et ignominieuse défaite que tu as subie avec ton armée et comment tu as ruiné la gloire des grands princes russes d’heureuse mémoire qui étaient tes ancêtres et les nôtres, et régnaient heureusement et noblement sur la Grande Russie. 

Kourbski fait probablement référence ici à la perte de Polotsk en 1579  par les moscovites après 16 ans d’occupation face aux troupes polono-lithuaniennes, allemandes et hongroises sous les ordres du roi de Pologne Étienne Báthory.

Non seulement tu n’as pas éprouvé de honte et tu n’as pas craint le châtiment et la condamnation du Seigneur dont je t’ai parlé dans mes lettres précédentes en exécutant des hommes justes pour satisfaire ton esprit d’iniquité dans des supplices que la Russie n’avait jamais connus, ainsi qu’en te rendant coupable de l’incendie de ton patrimoine, la très glorieuse ville de Moscou, par les impies Ismaélites2, mais tu es resté, suivant en cela ton infâme despotisme, dans une insoumission digne de Pharaon3, dans la dureté de cœur contre Dieu et ta conscience, ayant entièrement souillé la conscience pure que Dieu met en tout homme et qui, tel l’œil infatigable de la sentinelle vigilante, est donnée et placée dans l’âme et l’esprit immortel de tout homme pour le protéger et garder. Et maintenant que ne vas-tu pas oser faire de plus insensé encore ? Tu n’as pas honte de nous écrire que la puissance de la Croix vivifiante t’a aidé à combattre tes ennemis ! Est-ce ainsi que tu penses et réfléchis ? O folie de l’homme ! Et, surtout, folie d’une âme corrompue par les flagorneurs ou par les maniaques que tu affectionnes ! J’en suis fort étonné, de même que tous ceux qui ont de l’entendement, et surtout ceux qui t’ont connu à l’époque où tu obéissais aux commandements du Seigneur et avais su t’entourer d’hommes éminents. Non seulement tu étais alors un brave et vaillant combattant, la terreur de tes ennemis, mais tu étais plein des Saintes Écritures et rayonnais de sainteté et de pureté. Et maintenant, dans quel abîme de stupidité, dans quelle folie de corruption tes détestables maniaques ne t’ont-ils pas entraîné ! Tu as perdu tout sens commun !

Pierre Gonneau et Alexandr Lavrov font une formidable description du contexte dans lequel sont apparues ces influences dans la vie d’Ivan IV : « La correspondance entre Ivan le Terrible et Andrej Kurbskij met en évidence deux conceptions opposées du pouvoir monarchique. L’une des seules questions sur lesquelles les deux auteurs semblent s’entendre est le rejet de la corruption et de l’anarchie d’un gouvernement nobiliaire. La période de la minorité d’Ivan le Terrible (1533-1547) est à leurs yeux un repoussoir. Pour le tsar Ivan, elle illustre les vices des boyards, cupides, cruels, prompts à gaspiller les ressources du pays et à opprimer les faibles, peu enclins à s’astreindre aux fatigues et aux dangers de la guerre. Ce point de vue est totalement repris par les écrits politiques d’un personnage mal connu de cette époque, Ivan Peresvetov. Pour Kurbskij, la régence a été une vaste gabegie, au cours de laquelle le jeune souverain, déjà victime d’une lourde hérédité, a été encouragé dans ses mauvais penchants. 

Il est vrai que les rivalités entre clans nobiliaires, principalement les Šujskie et les Bel’skie, ont mis à mal le trésor, désorganisé l’administration et fait de nombreuses victimes illustres. Elles n’ont pas même épargné l’Église, provoquant coup sur coup deux changements de métropolite. Daniel, l’artisan du divorce de Vassilij III, est déposé en février 1539 à l’initiative des Šujskie. L’abbé de la Trinité Saint-Serge Josaphat Skripicyn est alors choisi, mais il se révèle favorable aux Bel’skie. Il manque d’être tué lors d’une émeute, en janvier 1542, et doit abandonner sa charge. Il est remplacé par l’archevêque de Novgorod, Macaire, un prélat de valeur, malgré les circonstances douteuses de son accession à la tête de l’Eglise russe. Peu à peu, il gagne une influence certaine sur le jeune souverain qui commence à intervenir activement dans les affaires du gouvernement à partir de 1546. C’est alors que se met en place autour de lui un petit groupe de conseillers dont le rôle fait encore l’objet de discussions. »4

Comment ne te rappelles-tu pas, à la lecture des saints livres qui ont été écrits pour notre édification, que le Dieu tout-puissant et sa grâce ne viennent pas en aide aux impurs et aux méchants ? Comme il est dit dans l’Ancien Testament, le Jourdain gela à la saison des hautes eaux devant la face du Dieu de Jacob5, devant l’arche d’alliance du Seigneur et d’autres objets qui étaient là, qui avaient été confectionnés pour la gloire de Dieu et qu’on appelait le Saint des Saints ; les remparts de Jéricho s’effondrèrent et des rois invincibles et invaincus avec de nombreux peuples et géants disparurent devant eux. Mais lorsque, à cause des péchés d’Akan, la colère du Seigneur s’enflamma contre tout Israël, cinquante païens apparurent sur la colline contre la garde d’Israël : immédiatement, toute l’armée d’Israël, soit six cent mille hommes vigoureux de vingt à soixante ans, prit la fuite et s’évapora comme l’eau sur la terre. Ces choses se passèrent au temps de Moïse et de Josué. Évoquerai-je aussi ce qui se passa du temps des autres prophètes, de Samuel et David, comment tout Israël fut soumis à ses ennemis à cause des vices et de la fausseté des fils du prêtre Éli, et comment les choses saintes du Seigneur tombèrent entre les mains des païens6 ? Tout cela, je m’abstiendrai de le narrer dans la présente missive de crainte qu’elle ne soit trop longue. Du reste, je sais que tu connais bien les Saintes Écritures.

Kourbski donne ici une version dramatique, éloignée de celle qui est rapportée dans le Livre de Josué (chap. 7).

Il est dit brièvement dans l’Ancien Testament comment les choses saintes du Seigneur aident les hommes bons qui plaisent à Dieu mais vont contre les hommes mauvais et assoiffés de sang. Dans le Nouveau Testament, ce ne sont plus ces choses mais la puissance de la Croix qui vient en aide à nous autres chrétiens. Ainsi, lorsqu’il était encore païen et non instruit de la foi, Constantin le Grand vit-il dessiné dans les cieux par les étoiles le signe de la Croix vivifiante qui lui montra la voie, l’instruisit dans la piété et le guida vers une éclatante victoire contre l’orgueilleux Maxence. Mais quand ce même grand Constantin, depuis longtemps déjà instruit et confirmé dans la vraie religion, prêta l’oreille à de vils flagorneurs et flatteurs et, sur la foi des calomnies que répandait un éparque corrompu par l’or, fit mettre aux fers (bien qu’ils fussent innocents) les trois ambassadeurs qu’il avait envoyés en Grande-Phrygie pour pacifier le pays, et enchaînés qu’ils étaient dans leur prison, s’apprêtait à les faire décapiter cette nuit-là, alors, effectivement, je te le dis, ce prompt secours de ceux qui sont dans la détresse, saint Nicolas, qui était encore vivant dans son corps, répondit à l’appel au secours que ces malheureux lui avaient lancé dans leur détresse et à leur demande d’intercession ; il entra aussitôt à travers les portes closes dans la chambre de l’empereur comme le Christ vers ses disciples et apôtres et lui dit avec reproches : « O césar ! Fais libérer sans tarder Népotien, Ursus et Apilion que tu as condamnés et enchaînés sans raison ! Sinon, je ne cesserai de te combattre, tu subiras une honteuse défaite et vous connaîtrez une perte affreuse, toi et ta maison ! » Saint Siméon Métaphraste rappelle plus amplement cet épisode dans la Vie qu’il a écrite, mais je pense qu’en Russie la véritable Vie de ce saint universel n’a pas encore été traduite.

En citant ici un passage de la vie de saint Nicolas telle qu’il l’a traduite d’après l’édition latine des Vies de saints de Siméon Métaphraste, Kourbski tient à souligner la valeur de son travail de philologue. Mais si l’ensemble de l’œuvre hagiographique de Siméon Métaphraste n’existait pas encore en slavon, la vie de saint Nicolas était déjà bien connue en Russie dans de nombreuses autres versions.

Or la férocité de Ta Majesté n’a pas seulement fait périr un Népotien avec ses deux innocents compagnons, mais aussi d’innombrables capitaines, des généraux nobles et bien nés, des hommes illustres par leurs œuvres et leur sagesse, aguerris dès leur jeunesse, sachant lever une armée, tout ce qu’il y a de meilleur et de plus fort pour la bataille et la défaite de l’ennemi, et ces hommes, tu les as soumis à diverses tortures et les as fait périr par familles entières sans jugement ni justice, ne prêtant l’oreille qu’à une seule partie, celle que forment tes vils flagorneurs, ces destructeurs de la patrie. Baignant ainsi dans les immondices et le sang, tu envoies hors des frontières une grande armée chrétienne assiéger des forteresses étrangères sans généraux expérimentés aux compétences avérées et, surtout, sans brave et sage commandant en chef ni grand hetman7, ce qui est ce qu’il peut arriver de plus funeste et de plus pestilentiel à une armée. Bref : une armée non d’hommes mais de moutons, d’agneaux privés d’un bon berger, qui ont peur du bruit de la feuille morte, comme je l’ai dit dans ma lettre précédente à propos de tes vagabonds guenilleux dont tu essaies ignominieusement de faire des petits capitaines pour remplacer les hommes courageux et valeureux dont j’ai parlé et que tu as massacrés et dispersés.

À cela tu as encore ajouté une autre honte que tu imposes à tes ancêtres – une flétrissure inouïe et mille fois plus calamiteuse —, puisque tu as livré à tes ennemis la grande ville de Polotsk avec toute son Église, je veux dire avec son évêque et son clergé, avec son armée et sa population, que tu as livré une ville qu’auparavant, à t’en croire, tu avais prise de haute lutte (cela dit, pour ne pas blesser ton amour-propre, je tairai qu’elle avait été prise grâce à notre fidèle service et à nos durs efforts, car à l’époque tu ne nous avais pas encore exterminés et dispersés). 

C’est en 1563, soit un an avant la défection de Kourbski, que les Russes avaient pris Polotsk. Ivan s’était alors emparé de la fortune des plus riches habitants, avait chassé l’évêque, le gouverneur et les dignitaires de la ville, avait fait raser les églises latines et ordonné aux juifs de se convertir sous peine d’être noyés.

Maintenant, ayant rassemblé toute ton armée autour de toi et t’étant réfugié dans les bois comme un pleutre fuyard, tu te caches et trembles sans que personne ne te pourchasse : seule ta conscience en ton âme te poursuit de ses cris et te reproche tes vilenies et innombrables crimes de sang. Tu ne peux plus que criailler comme une esclave soûle. Ce qui convient et sied véritablement à la dignité royale, à savoir le juste jugement et la protection, tout cela a bel et bien disparu sur l’avis et à la prière de Vassian Toporkov, issu de la bande des perfides joséphiens, qui t’a chuchoté et conseillé de ne pas avoir à tes côtés de conseillers plus sages que toi, et d’autres de tes très rusés conseillers, tant moines que laïcs. Quelle gloire ils t’ont value ! La brillante victoire qu’ils t’ont fait remporter, c’est la même que saint Nicolas avait prophétisée à Constantin le Grand s’agissant des trois hommes, et la même que le bienheureux Sylvestre ton confesseur avait prophétisée à de nombreuses reprises lorsqu’il te blâmait et te punissait pour tes vilenies et tes mœurs infâmes, lui qu’après sa mort tu poursuis encore de ton implacable hostilité ! N’as-tu pas lu ce qui est écrit chez le prophète Isaïe : « Mieux vaut subir les coups blessants d’un ami que les tendres baisers d’un ennemi8 » ?

Vassian Toporkov, ancien moine du monastère de Volokolamsk et neveu de saint Joseph de Volotsk, reçut en 1553 la visite du tsar Ivan. Dans sa Vie du grand-prince de Moscou, Kourbski raconte que ce dernier demanda à Vassian : « Comment dois-je agir pour gouverner et me faire obéir des boyards ? » Le moine lui aurait alors murmuré à l’oreille : « Si tu veux régner en souverain, n’aie pas de conseiller qui soit plus sage que toi, car tu vaux mieux qu’eux tous. Alors tu seras solidement établi dans ton royaume et les tiendras tous bien en main. » Par « joséphiens », Kourbski désigne à la fois les moines de Volokolamsk et les disciples de saint Joseph de Volotsk (mort en 1515), abbé le plus puissant de son temps, partisan de l’absolutisme autocratique et donc ennemi du parti des boyards.

Souviens-toi des jours passés et reviens ! Vas-tu continuer de te tenir indécemment tête nue devant ton Seigneur ? L’heure n’a-t-elle pas sonné de revenir à la raison, de te repentir et de te tourner vers le Christ ? Nous ne nous sommes pas encore débarrassés du harnais de notre corps, et le repentir est possible jusqu’à la mort. Tu fus sage, et tu sais encore que l’âme est par nature tripartite, les parties mortelles étant soumises à l’immortelle9. Si cependant tu l’ignores, apprends-le auprès des plus sages : soumets et subjugue en toi la partie animale à l’image et à la ressemblance divines : c’est ainsi que depuis des temps immémoriaux les hommes font leur salut, qui soumettent la mauvaise partie à la bonne. Sur ce sujet, vois ce qui est dit dans le livre du bienheureux Isaac le Syrien et dans celui du très sage Jean Damascène. Je pense que dans ton pays ce livre n’a pas été intégralement traduit du grec, mais ici, grâce au Christ, il a été entièrement traduit et corrigé avec grand soin.

Les œuvres de saint Isaac le Syrien avaient été traduites en slavon au Mont-Athos dans la seconde moitié du xive siècle. Kourbski avait entrepris de traduire en slavon La Foi orthodoxe de saint Jean Damascène. C’est dans cet ouvrage qu’il aurait puisé pour développer l’idée de l’empereur sanguinaire annonciateur de l’Antéchrist que l’on retrouve en filigrane dans bien des pages de ses Lettres et de son Histoire du grand-prince de Moscou.

Si par l’infatuation et l’orgueil incommensurable de celui qui se croit sage et capable d’enseigner l’univers entier tu écris dans un pays étranger aux serviteurs d’un étranger, comme pour éduquer et instruire (ce qui fera d’autant plus rire ici, et se moquer de toi), c’est que tu n’as pas entendu les paroles de l’apôtre Paul : « Qui es-tu pour juger et commander un serviteur d’autrui ? 10 », etc. Le moment est venu pour Ta Majesté de se faire humble et docile, de reprendre ses esprits. L’un et l’autre nous sommes déjà trop proches du tombeau par notre corps, et par notre âme immortelle comme par notre intelligence nous sommes trop près du jugement de Dieu pour nous abandonner à cette vie de vanités. Amen.

Écrit en la bonne ville de Polotsk de notre souverain l’illustre roi Stéphane couvert de la gloire d’exploits héroïques, en ce troisième jour suivant la prise de la ville.

Polotsk avait été reprise par le roi Báthory le 31 août 1579 après une bataille acharnée. Sa perte fut un coup très douloureux pour Ivan.

Andrei Kourbski, prince de Kowel

Cinquième lettre de Kourbski

15 septembre 1579

Si les prophètes pleurèrent et sanglotèrent sur la ville de Jérusalem et sur le temple de pierre, richement orné et magnifique, ainsi que sur tous les habitants qui y avaient péri, combien plus devons-nous nous lamenter sur la destruction de la cité du Dieu vivant ou temple de ton corps créé par Dieu et non par l’homme. Le Saint-Esprit séjourna un temps en ce temple qui, après un repentir digne de louange, avait été nettoyé et purifié par les larmes. La prière pure y montait comme la bonne odeur de la myrrhe ou de l’encens jusqu’au trône du Seigneur, et, solide fondement de la vraie foi, il servait d’appui à des œuvres de piété. En ce temple brillait l’âme du tsar, telle une colombe aux ailes d’argent, plus noble et éclatante que l’or, ornée de bonnes œuvres par la grâce du Saint-Esprit pour la protection et la sanctification du corps du Christ et de son sang très précieux par lequel il nous arracha à l’esclavage du diable. Voilà ce qu’était auparavant le temple de ton corps ! Derrière toi, tous les hommes bons suivaient les bannières crucifères du Christ. Diverses nations barbares se soumirent à toi non seulement par villes mais par royaumes entiers, et devant tes troupes marchait l’archange protecteur et son armée, « campant autour de ceux qui craignent Dieu et les dégageant11 », « fixant les frontières de notre peuple12 » et, comme le dit le prophète Moïse, « terrifiant tes ennemis et abattant tes adversaires13 ». C’est alors, dis-je, que tu fus « élu parmi les élus, saint parmi les saints et sans reproche avec les irréprochables14 » comme le dit le bienheureux David, et la puissance de la Croix vivifiante venait à ton aide et à l’aide de ton armée.

Mais quand des hommes corrompus et rusés t’eurent dévoyé, tu devins adversaire du bien, et après ta repentance tu retournas à ton vomissement15 sur l’avis et le conseil de tes flagorneurs favoris, qui souillèrent le temple de ton corps au moyen de diverses impuretés et surtout de répugnantes pratiques sodomites et autres innombrables et innommables horreurs par lesquelles celui qui ne cesse de vouloir notre perte, le diable, s’emploie depuis longtemps à rendre la race humaine détestable et abjecte aux yeux de Dieu et l’entraîne à la destruction finale. Voilà maintenant ce que le diable a voulu qu’il advienne à Ta Majesté : au lieu de saints hommes élus qui disent la vérité sans rougir, il a placé à tes côtés des maniaques et des parasites ; au lieu de solides capitaines et chefs de guerre : ces très répugnants impies, les Belski et consorts ; au lieu de troupes vaillantes : ces fils des ténèbres, ces sanguinaires opritchniks qui sont cent et mille fois pire que les bourreaux ; au lieu des livres inspirés de Dieu et des saintes prières auxquels ton âme immortelle se plaisait autrefois et qui sanctifiaient tes royales oreilles : des bouffons avec leurs flûtes et leurs démoniaques chansons impies qui souillent l’oreille et la ferment à la théologie ; et au lieu de ce prêtre béni qui autrefois te réconciliait avec Dieu par une candide pénitence et de ces conseillers avisés qui souvent s’entretenaient avec toi de questions spirituelles, tu t’entoures (à ce qu’on nous dit ici, et je ne sais si c’est vrai) de magiciens et de sorciers venus de pays lointains, les interrogeant sur les jours fastes, à la manière de Saül, le roi abject et impie qui, laissant là les prophètes de Dieu, se tourna vers la pythonisse, la magicienne et sorcière, pour l’interroger sur la bataille à venir16. À sa demande, elle fit apparaître sous ses yeux, tel un fantôme démoniaque, le prophète Samuel, censé être ressuscité des morts, comme le rapporte de façon lumineuse saint Augustin dans ses livres. Or que lui arriva-t-il en fin de compte ? Tu le sais fort bien. Ce fut la perte de sa personne et de sa maison ; comme le dit le bienheureux David, « ils ne tiennent pas longtemps devant Dieu ceux qui érigent le trône de l’iniquité17 », c’est-à-dire ceux qui donnent des ordres cruels ou édictent des décrets insupportables.

Le tsar passait pour entretenir des relations homosexuelles avec le jeune Fiodor Basmanov, seul survivant de la famille Basmanov, exécutée en 1570, dont le père avait été un proche conseiller du tsar. 

Quant aux « répugnants impies Belski » il s’agit avant tout de Maliouta Skouratov qui, depuis 1568, était l’exécuteur des basses œuvres du tsar. Un autre Belski, Bogdan, fut lui aussi très proche d’Ivan pendant treize années.

Le plus important des « magiciens » et « sorciers » était l’astrologue allemand Eliseus Bomelius qu’Ivan finit par faire exécuter après l’avoir beaucoup consulté.

Et s’ils périssent, les rois et dirigeants qui édictent des décrets inapplicables et des lois oppressantes, combien plus encore doivent périr avec toute leur maison ceux qui non seulement édictent des lois et codes oppressants mais dévastent leur pays et exterminent leurs sujets par familles entières, sans même épargner les enfants à la mamelle (or de vrais souverains devraient au contraire verser leur propre sang pour défendre leurs sujets), et qui (à ce qu’on dit) rassemblent de chastes vierges pour les emmener par chariots entiers et flétrir sans pitié leur pureté, eux qui ne se contentent pas de leurs cinq ou six épouses. Qui plus est, la chasteté de ces innocentes est la cible d’outrages inexprimables et affreux à entendre ! À malheur ! Ô tristesse ! Dans quel abîme insondable notre ennemi le diable n’entraîne-t-il pas et ne précipite-t-il pas notre libre arbitre et notre empire sur nous-mêmes !

En 1579, Ivan vivait avec sa sixième épouse, Vasilissa Melentieva. En 1580, il se marierait pour la septième et dernière fois. Selon l’ambassadeur danois Jacob von Ulfelt, Ivan avait en 1578 une cinquantaine de concubines, des jeunes filles de familles nobles de Livonie qu’il avait fait enlever et qu’il emmenait avec lui partout où il se rendait.

À ce que nous apprennent ceux qui viennent de ton pays, il y aurait encore d’innombrables méfaits à rapporter, cent et mille fois plus répugnants et immondes aux yeux de Dieu, mais je m’abstiendrai d’écrire à ce sujet, tant par souci de ne pas allonger indûment cette modeste épître que parce que j’attends le jugement du Christ. Posant mon doigt sur mes lèvres, je reste étourdi de surprise et tout éploré.

Penses-tu encore que, considérant toutes ces choses que même les oreilles ont du mal à entendre et à supporter, la puissance de la vivifiante Croix viendra t’aider, toi et ton armée ? Ô suppôt de la première Bête18 et du grand Serpent lui-même qui, depuis toujours, s’oppose à Dieu et à ses anges afin de détruire toute la Création divine et toute la nature humaine ! Combien de temps encore seras-tu assoiffé de sang chrétien et piétineras-tu ta conscience ? Jusqu’à quand resteras-tu couché et l’abandonneras-tu à ton lourd sommeil19, et pourquoi ne te joins-tu pas à Dieu et à ses philanthropes anges ?

Rappelle-toi les jours de ta jeunesse et de ton règne bienheureux !

Cesse de te détruire, et ta maison avec !

Comme le dit David : « Qui aime l’injustice hait son âme.20 »

Combien plus vite disparaîtront avec toute leur maison ceux qui baignent dans le sang chrétien ! Pourquoi es-tu couché depuis si longtemps et ronfles-tu sur ton lit de malade, comme saisi d’un sommeil léthargique ?

Réveille-toi, debout ! Il n’est jamais trop tard, car notre empire sur nous-mêmes et notre libre arbitre que, jusqu’à la séparation de notre âme et corps, Dieu nous a donnés et qu’il a placés en nous pour notre repentance, ne nous seront pas ôtés pour que nous puissions nous convertir au bien.

Reçois le divin antidote21 par lequel, dit-on, sont vaincus les poisons incurables et mortels que tes flatteurs et leur père, le très cruel Serpent, t’ont semble-t-il déjà fait boire. Celui qui boit ce remède en son âme, il lui arrive ce que saint Jean Chrysostome décrit dans son premier sermon sur la Passion à propos du repentir de l’apôtre Pierre : « Après en avoir goûté, de tendres prières montent au ciel par l’intermédiaire des messagers que sont les larmes. » Le sage comprendra. Amen.

Même si ce passage est bien dans le style de saint Jean Chrysostome, on ne connaît de ce dernier aucun « premier sermon sur la Passion » et il est impossible de dire à quel texte Kourbski se rapporte ici.

Écrit à Polotsk, ville de notre souverain le roi Stéphane, le quatrième jour après la victoire de Sokol.

La ville de Sokol avait été prise par Stéphane Báthory le 11 septembre 1579.

Andreï Kourbski, prince de Kowel.

Sources
  1. Rm 2, 15.
  2. Il s’agit, cette fois encore, de l’invasion de Devlet-Girey en 1571.
  3. Voir Ex 5, 2.
  4. Pierre Gonneau, Alexandr Lavrov, « Des Rhôs à la Russie, Histoire de l’Europe orientale 730-1689 », éditions PUF, 2012,  p. 278
  5. Allusion, sans doute, au passage du Jourdain par Josué (Jos 3, 14 sg.).
  6. Voir 1 S 2, 12 sg. ; 4, 1 sq.
  7. « Hetman » (de l’allemand Hauptmann) est le terme polonais qui correspond à cette époque au russe voievoda, généralement traduit ici par « capitaine ».
  8. Pr 27, 6 (déjà cité dans la lettre précédente). Ce passage n’est pas dans le Livre d’Isaïe.
  9. Dans le texte de saint Denys l’Aréopagite qu’Ivan cite dans sa première lettre (p. 106 sg.), il est question des trois parties de l’âme : raison, colère et concupiscence.
  10. Rm 14, 4. Min
  11. Ps 34, 8.
  12. Ex 23, 31.
  13. Ex 23, 22.
  14. Ps 18, 26.
  15. Voir Pr 26, 11 et 2 P 2, 22.
  16. Voir 1 S 28, 7 sq.
  17. Voir Ps 94, 20.
  18. La « première Bête » est l’Antéchrist (Ap 13).
  19. Voir Pr 6, 9.
  20. Ps 11, 5.
  21. C’est-à-dire le sacrement de pénitence.
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