Comment comprenez-vous l’articulation actuelle entre l’Union européenne et l’idée européenne ?
L’Union européenne s’intéresse aux normes et retient les procédures, elle croit ainsi se débarrasser d’un certain nombre de questions pressantes. En revanche, si l’Europe est, d’abord, une civilisation, alors se pose la question des frontières, et des espaces qu’elles distinguent. Ce sont les écrivains d’Europe centrale comme Miłosz et Kundera qui m’ont fait découvrir pour la première fois l’hétérogénéité de la Russie. Pris par l’impression que cet espace immense les avalait, en les forçant à absorber une histoire qu’ils ne reconnaissaient pas, ils nous ont mis face à ce constat : les grandes scansions de l’histoire européenne ne sont pas valables de la même manière pour tous les espaces qui l’entourent. L’idée d’Europe est née d’une confrontation, d’un rapport conflictuel. Aujourd’hui encore, une question similaire se pose avec l’Islam, bien qu’il serait sans doute possible d’arguer de l’existence d’une civilisation méditerranéenne, et la question mériterait, en effet, d’être posée.
Par vos prises de positions, par le statut que vous avez depuis 2014, vous avez fini par passer aux yeux de plusieurs personnes comme le garant de la culture française — quelle est votre relation avec la culture européenne ?
Bien avant d’être reçu à l’Académie, en 1986, j’ai fondé une revue annuelle, Le Messager européen, parue dans un premier temps chez P.O.L. puis aux éditions Gallimard. Nous avons tenu dix ans, ce qui est méritoire vue l’indifférence totale du monde médiatique. Dans ce travail, j’ai voulu contribuer à nouer un dialogue européen autour de la culture, en réunissant Kundera et Fellini, Heidegger et Patocka. Mon constat était le suivant : il y a une partie de l’Europe qui n’est pas intégrée à l’Union européenne du fait du partage de Yalta et que nous n’avons pas le droit d’oublier. Nous devions d’autant plus lui tendre la main qu’elle était sous le joug russo-soviétique et qu’elle avait quelque chose à nous apprendre.
De quoi s’agissait-il ?
L’Europe de l’Ouest était traumatisée par le nazisme, elle était hantée par la peur d’exclure et finissait par craindre le fait même de se définir comme une civilisation par rapport à une autre. Pour sortir de cette impasse, elle avait cherché et choisi la voie du patriotisme constitutionnel, indiquée, entre autres, par le philosophe allemand Jürgen Habermas. L’Europe centrale et orientale était dans une situation tout à fait différente. Elle vivait sous le joug, non seulement d’un pouvoir central totalitaire, mais d’une civilisation dans laquelle elle ne se reconnaissait pas et qui l’écrasait. Les intellectuels de cette Europe-là n’avaient aucun souci à défendre la culture européenne et nous rappelaient, à nous autres à l’Ouest, son existence et, si j’ose dire, son innocence ; cette culture n’était pas coupable des crimes du nazisme et méritait d’être aimée et défendue.
C’est donc en passant par l’Est que vous êtes devenu Européen ?
Oui, au contact des œuvres de Milan Kundera, de Czesław Miłosz, de Kazimierz Brandys, je suis devenu un patriote européen, avant même, je dois l’avouer, d’être un patriote français. Si maintenant à l’Académie française je défends la culture qui a fait la France, c’est en tant que composante de la civilisation européenne. Kundera, dans un article de 1983 qui a beaucoup compté pour moi, Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, articule, sans la moindre hésitation, l’identité nationale avec la conscience de l’identité européenne. Il transcrit la dépêche du directeur de l’agence de presse de Hongrie qui, quelques minutes avant que son bureau ne soit écrasé par les chars soviétiques entrés dans Budapest, envoie par télex un message désespéré qui s’achève par ces mots : « Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe ! ». L’identité nationale s’articule ici dans un continuum avec l’identité européenne par leur caractère commun, que Kundera appelle « occidentalité », et il le dit sans le moindre complexe, alors qu’aujourd’hui ce mot d’identité est malfamé en France et en Europe occidentale.
Cependant, l’identité nationale comme solution politique souverainiste risque de conduire, précisément, à l’éclatement de l’Europe dans une recherche de repli avare, médiocre, incapable d’associer, justement, l’échelle nationale à celle du continent ?
Je pense que la crise de l’institution européenne est réelle et qu’elle peut être surmontée seulement par la construction d’une identité vraiment européenne. L’éclatement de l’Europe serait une catastrophe et, c’est tout à fait exact, il y a plusieurs nationalistes qui la souhaitent. Ce n’est pourtant pas la seule raison qui me rend dubitatif vis-à-vis d’une solution souverainiste nationale. Je n’ai, en réalité, jamais vu dans le souverainisme une solution. Les souverainistes français ont une fâcheuse tendance à revendiquer en tant que politique originale de la France à l’étranger un soutien aux dictatures. J’étais aux premières loges de la guerre dans l’ex-Yougoslavie et les souverainistes français se sont illustrés par le soutien à Milosevic et à la Serbie qui assiégeait Sarajevo… Pour toutes sortes de raisons, je suis donc dubitatif devant les vertus d’une politique purement nationale. S’il s’agit d’arrêter les flux à l’échelle mondiale, cette circulation sans répit, ce triste rêve de permutation de tous contre tous, je pense que seule une politique européenne pourrait y réussir.
Qui, à votre avis, pourrait porter ce projet aujourd’hui ?
Les leaders européens ne me paraissent toujours pas mesurer la nécessité de l’action politique. Angela Merkel a choisi d’accueillir un million de réfugiés syriens, elle l’a fait avec des arguments simultanément moraux et économiques, alors qu’on aurait dû percevoir la contradiction qui régissait ce calcul. Je ne pense pas qu’on puisse pallier à une démographie défaillante en important des gens venus d’ailleurs, sans affronter sérieusement les raisons politiques qui les y conduisent. Les hommes ne sont pas interchangeables, voilà leur indestructible dignité.
Mais si l’on ne peut pas changer de place, pour échanger il faut alors traduire. Voyez-vous dans la traduction un principe d’intégration européenne ?
Absolument. Quand je suis né mes parents ne voulaient surtout pas rompre avec la tradition qui consiste, dans les familles juives, à donner le nom des grands-parents au nouveau né. Pourtant, voyez-vous, lancer dans le monde de l’après-guerre un Aaron Lazare Finkielkraut aurait présenté les difficultés que l’on peut imaginer. Ils ont décidé alors de traduire les noms de mes grands parents, tout en respectant leurs initiales, ce qui m’a donné le nom bien français d’Alain Luc Finkielkraut.
Ce goût pour la traduction s’accompagne-t-il chez vous d’une pratique des langues étrangères ?
Malheureusement pas tout à fait. Je regretterai toujours de ne pas avoir appris l’italien quand j’étais encore assez jeune pour le faire ! Voilà une belle langue européenne qu’on n’apprend pas en France, souvent avec cette idée absurde que c’est une langue facile qui, contrairement à l’espagnol, n’est pas parlée sur plusieurs continents. Le résultat est que, quand on va en Italie, on parle en anglais avec les Italiens et c’est un crève-cœur, car c’est une langue absolument magnifique. Si l’Union européenne n’était pas prise dans l’idéologie globish qui conduit les étudiants Erasmus à voyager aux quatre coins de l’Europe pour parler un mauvais anglais, elle devrait sérieusement remettre les langues européennes au cœur de l’enseignement en les greffant sur les langues anciennes. Le latin c’est notre langue commune, c’est notre richesse, notre trésor. Comme le disait Simone Weil, il n’y a pas plus vital que le passé.
La recherche des pièces qui pourraient unir les différents espaces du continent européen, pourrait-elle passer par un principe de traduction mutuelle de symboles ?
La religion, notamment le face-à-face avec l’Islam, disait Kundera, a été le ferment de l’Europe ; à l’aube des Temps modernes, Dieu s’est éclipsé et la culture a remplacé la religion comme valeur suprême. Or il ne faut pas se résigner à ce mouvement, si la culture cède sa place, il faut rendre toute la place à la culture. Quand on me parle de l’Europe, je pense à l’architecture européenne, à la peinture européenne et aux grands écrivains européens. Dante, Shakespeare, Cervantès, c’est cela notre trésor commun. Pluriel, car vernaculaire. À garder, c’est-à-dire à traduire. Ainsi, il ne faut pas chercher des symboles, il faut chercher des œuvres — et s’en tenir là.
Justement, changeons de coordonnées. Israël est au Proche-Orient, pourtant elle appartient à l’UEFA, au même titre que la Russie et le Kazakhstan… Comment articuler la position d’Israël territorialement et dans la culture ?
Territorialement, il est certain qu’Israël est située hors d’Europe. Pour le meilleur et pour le pire, c’est un pays du Moyen-Orient. Mais c’est une création européenne.
À ce titre, le sionisme doit être considéré comme une des composantes du printemps des peuples, c’est un mouvement national né en Europe et dont les valeurs et les principes d’organisation sont éminemment européens. C’est la raison pour laquelle c’est une hyper-démocratie, qui pratique la proportionnelle intégrale, ce qui la rend difficile à gouverner.
Quelles ont été les modalités de la création de cette idée ?
L’idée d’Israël a germé chez un journaliste juif austro-hongrois, Theodor Herzl, et elle lui est venue au moment de la dégradation du capitaine Dreyfus. Le sionisme procède du constat que l’émancipation n’a pas réglé la question juive, et ce même en France, où était né pourtant le franco-judaïsme caractérisé par l’espérance et l’idée que la Révolution était une deuxième sortie d’Égypte. Or avec l’Affaire, cette espérance s’est lézardée et elle n’a pas survécu à Auschwitz. Il revenait donc aux Juifs de prendre leur destin en main pour poursuivre l’œuvre d’émancipation, de quitter l’Europe donc, tout en restant profondément européens. D’où la situation étrange de ce pays de mœurs européennes au cœur du Moyen-Orient. À ce titre, l’une des choses qui a le plus choqué la population arabe était l’égalité explicite des hommes et des femmes dans les kibboutz. Ils étaient les uns et les autres en chemises à manches courtes et c’était un traumatisme pour la population arabe.
Cela suffit-il à expliquer la perception d’Israël en Europe ?
Il y a, au-delà des aspects territoriaux, un grand malentendu qui s’est développé entre Israël et l’Europe après la Shoah. Les Juifs et les Européens n’en ont pas tiré les mêmes conclusions. Les Juifs ont été les grandes victimes de l’entreprise génocidaire du nazisme : le projet nazi était d’éliminer les Juifs de la surface de la terre — c’est d’ailleurs le seul génocide planétaire : on est allé chercher des Juifs à Salonique et à Shanghai. Ils ont donc conclu qu’ils devaient prendre leur destin en main et fonder un État juif : ainsi, si tous les Juifs n’habitent pas l’État juif, tous les Juifs, ou du moins une grande majorité d’entre eux, ne pourraient pas supporter l’idée de sa disparition, parce que rien n’est jamais acquis et que les Juifs doivent avoir le droit et le pouvoir de se défendre en tant que tels.
Les Européens, notamment les Européens de l’Ouest, ont quant à eux tiré de la Seconde Guerre mondiale la conclusion que le nationalisme pouvait mener au pire : d’où cette chasse à l’identité dont L’Histoire mondiale de la France (ndlr : nous résumons ce livre ici) est l’un des symptômes. Et le malentendu est tel aujourd’hui que beaucoup d’Européens considèrent que le sionisme est l’idéologie qui précisément n’a pas tiré les bonnes leçons du phénomène hitlérien, voire qui en perpétue les maléfices : c’est ce que disent Badiou et le roman Les Bienveillantes. Dans Le Siècle juif, Yuri Slezkine, professeur d’histoire à Berkeley, explique que dans l’Europe contemporaine, tout le monde est devenu Juif, c’est-à-dire nomade, déterritorialisé, anti-identitaire… sauf les Juifs ! Il y a là une sorte de terrible chassé-croisé : les Juifs auraient choisi, avec le sionisme, la voie de l’enracinement, de l’autochtonie, alors que Hitler devrait nous apprendre à être de vrais déracinés. C’est un paradoxe terrible ! Les Juifs ont à répondre d’un nouveau crime : n’être plus Juifs, avoir trahi leur vocation nomade. En langage trivial cela donne l’assimilation du sionisme à une forme de racisme.
Quelles sont les conséquences de ce malentendu aujourd’hui ?
C’est une situation difficile à vivre pour quelqu’un comme moi, qui continue à faire de la politique, qui s’inquiète de l’occupation de la Cisjordanie et qui pense qu’Israël, en s’obstinant dans cette voie, risque d’œuvrer à sa propre disparition en tant qu’État juif. Car un jour viendra où les Juifs seront minoritaires dans le pays même qu’ils avaient rebâti précisément pour pouvoir être une majorité quelque part. Donc je dois me battre constamment sur deux tableaux : pour la solution de deux États et contre le grand retournement qui consiste à faire grief aux Juifs qui habitent ou qui aiment Israël d’avoir trahi le judaïsme.
Vous avez évoqué le nomadisme. Diriez-vous que tout se passe comme si Israël combinait une conception de sédentarisme essentiel par l’implantation étatique alors que partout dans le monde des nomades virtuels peuvent venir s’installer en Israël ?
Oui, et je dirais même qu’il y a aussi des nomades essentiels faisant partie de ce monde virtuel — parce qu’Israël est un paradis des nouvelles technologies — : ils pratiquent la Yerida, c’est-à-dire que si les choses se gâtent, ils peuvent aller vivre dans la Silicon Valley, c’est un mouvement parallèle à celui de l’Aliya, qu’il faut prendre en compte.
Comment interprétez-vous cette double logique : est-ce qu’Israël devrait faire gagner la logique sédentaire de l’État nation, qui oblige à donner un cadre, ou au contraire privilégier un nomadisme ?
Ce nomadisme me terrifie ! Car qu’est-ce en somme ? C’est la libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes. Son ontologie se résume en un mot : l’interchangeabilité. Or je crois que les hommes ne sont pas interchangeables, les cultures ne sont pas interchangeables et je n’ai pas envie d’entrer dans l’ère de la remplaçabilité générale. Face à ce néo-nomadisme, je plaide pour ma part en faveur d’une certaine sédentarité.
En Europe cette fois, le Brexit n’est-il pas pourtant un phénomène qui a mis au jour de manière éclatante cette opposition entre sédentaires essentiels — qui, ironie des mots, ont voté Leave — et nomades virtuels, ceux qui ont voté Remain ?
Le Brexit est pour moi une mauvaise nouvelle parce que je crois que l’Angleterre est une composante essentielle de la civilisation européenne, donc j’envisage la sédentarité à une plus large échelle que celle des nations repliées sur elles-mêmes, mais il est assez compréhensible que les peuples se révoltent contre la circulation généralisée. Je dis : un peu de calme ! un peu de permanence ! Je suis assez vieux pour avoir vécu le grand mouvement de décolonisation, les luttes anti-impérialistes : il s’agissait pour les peuples d’Afrique, d’Asie du Sud-Est, de reconquérir leur indépendance, leur souveraineté. Il faut rétablir la sédentarité. La politique consiste à faire de la terre un séjour humain et elle est un séjour humain si chacun peut y demeurer quelque part ; c’est à cela que nous devrions nous employer et que devrait s’employer une politique conçue à l’échelle mondiale.
Venons-en à Israël — le pays est au Proche-Orient, pourtant l’équipe nationale appartient àl’UEFA, au même titre que la Russie et le Kazakhstan… Comment articuler la position d’Israël avec l’Europe territorialement et dans la culture ?
Territorialement, il est certain qu’Israël est située hors d’Europe. Pour le meilleur et pour le pire, c’est un pays du Moyen-Orient. Mais c’est une création européenne.
À ce titre, le sionisme doit être considéré comme une des composantes du printemps des peuples, c’est un mouvement national né en Europe et dont les valeurs et les principes d’organisation sont éminemment européens. C’est la raison pour laquelle c’est une hyper-démocratie, qui pratique la proportionnelle intégrale, ce qui la rend difficile à gouverner.
Quelles ont été les modalités de la création de cette idée ?
L’idée d’Israël a germé chez un journaliste juif austro-hongrois, Theodor Herzl, et elle lui est venue au moment de la dégradation du capitaine Dreyfus. Le sionisme procède du constat que l’émancipation n’a pas réglé la question juive, et ce même en France, où était né pourtant le franco-judaïsme caractérisé par l’espérance et l’idée que la Révolution était une deuxième sortie d’Égypte. Or avec l’Affaire, cette espérance s’est lézardée et elle n’a pas survécu à Auschwitz. Il revenait donc aux Juifs de prendre leur destin en main pour poursuivre l’œuvre d’émancipation, de quitter l’Europe donc, tout en restant profondément européens. D’où la situation étrange de ce pays de mœurs européennes au cœur du Moyen-Orient. À ce titre, l’une des choses qui a le plus choqué la population arabe était l’égalité explicite des hommes et des femmes dans les kibboutz. Ils étaient les uns et les autres en chemises à manches courtes et c’était un traumatisme pour la population arabe.
Cela suffit-il à expliquer la perception d’Israël en Europe ?
Il y a, au-delà des aspects territoriaux, un grand malentendu qui s’est développé entre Israël et l’Europe après la Shoah. Les Juifs et les Européens n’en ont pas tiré les mêmes conclusions. Les Juifs ont été les grandes victimes de l’entreprise génocidaire du nazisme : le projet nazi était d’éliminer les Juifs de la surface de la terre — c’est d’ailleurs le seul génocide planétaire : on est allé chercher des Juifs à Salonique et à Shanghai. Ils ont donc conclu qu’ils devaient prendre leur destin en main et fonder un État juif. Ainsi, si tous les Juifs n’habitent pas l’État juif, tous les Juifs, ou du moins une grande majorité d’entre eux, ne pourraient pas supporter l’idée de sa disparition, parce que rien n’est jamais acquis et que les Juifs doivent avoir le droit et le pouvoir de se défendre en tant que tels.
Les Européens, notamment les Européens de l’Ouest, ont quant à eux tiré de la Seconde Guerre mondiale la conclusion que le nationalisme pouvait mener au pire : d’où cette chasse à l’identité dont L’Histoire mondiale de la France est l’un des symptômes. Et le malentendu est tel aujourd’hui que beaucoup d’Européens considèrent que le sionisme est l’idéologie qui précisément n’a pas tiré les bonnes leçons du phénomène hitlérien, voire qui en perpétue les maléfices : c’est ce que disent Badiou et le roman Les Bienveillantes. Dans Le Siècle juif, Yuri Slezkine, professeur d’histoire à Berkeley, explique que dans l’Europe contemporaine, tout le monde est devenu Juif, c’est-à-dire nomade, déterritorialisé, anti-identitaire… sauf les Juifs !
Il y a là une sorte de terrible chassé-croisé : les Juifs auraient choisi, avec le sionisme, la voie de l’enracinement, de l’autochtonie, alors que Hitler devrait nous apprendre à être de vrais déracinés. C’est un paradoxe terrible ! Les Juifs ont à répondre d’un nouveau crime : n’être plus Juifs, avoir trahi leur vocation nomade. En langage trivial cela donne l’assimilation du sionisme à une forme de racisme.
Quelles sont les conséquences de ce malentendu aujourd’hui ?
C’est une situation difficile à vivre pour quelqu’un comme moi, qui continue à faire de la politique, qui s’inquiète de l’occupation de la Cisjordanie et qui pense qu’Israël, en s’obstinant dans cette voie, risque d’œuvrer à sa propre disparition en tant qu’État juif. Car un jour viendra où les Juifs seront minoritaires dans le pays même qu’ils avaient rebâti précisément pour pouvoir être une majorité quelque part.
Donc je dois me battre constamment sur deux tableaux : pour la solution de deux États et contre le grand retournement qui consiste à faire grief aux Juifs qui habitent ou qui aiment Israël d’avoir trahi le judaïsme.
Vous avez évoqué le nomadisme. Diriez-vous que tout se passe comme si Israël combinait une conception de sédentarisme essentiel par l’implantation étatique alors que partout dans le monde des nomades virtuels peuvent venir s’installer en Israël ?
Oui, et je dirais même qu’il y a aussi des nomades essentiels faisant partie de ce monde virtuel — parce qu’Israël est un paradis des nouvelles technologies — : ils pratiquent la Yerida, c’est-à-dire que si les choses se gâtent, ils peuvent aller vivre dans la Silicon Valley, c’est un mouvement parallèle à celui de l’Aliya, qu’il faut prendre en compte.
Comment interprétez-vous cette double logique : est-ce qu’Israël devrait faire gagner la logique sédentaire de l’État nation, qui oblige à donner un cadre, ou au contraire privilégier un nomadisme ?
Ce nomadisme me terrifie ! Car qu’est-ce en somme ? C’est la libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes. Son ontologie se résume en un mot : l’interchangeabilité. Or je crois que les hommes ne sont pas interchangeables, les cultures ne sont pas interchangeables et je n’ai pas envie d’entrer dans l’ère de la remplaçabilité générale. Face à ce néo-nomadisme, je plaide pour ma part en faveur d’une certaine sédentarité.