1 — La doctrine du régime Al-Sissi
Le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, 69 ans, est entré en fonction le 8 juin 2014, après avoir occupé le poste de ministre de la Défense sous Morsi. Il a été propulsé au devant de la scène politique égyptienne à partir du renversement par l’armée du premier président démocratiquement élu, Mohammed Morsi, en 2013. Le maréchal est donc au pouvoir depuis presque dix ans et devrait le rester jusqu’en 2030, suite à une réforme constitutionnelle taillée sur-mesure en 2019. Ainsi, le 2 octobre dernier, Al-Sissi annonçait sans surprise sa candidature en vue de briguer un troisième mandat en 2024.
Bâtie sur les cendres d’une révolution avortée, la légitimité du régime repose sur un paradoxe : conserver un régime autoritaire tout en satisfaisant, en apparence du moins, les attentes démocratiques ayant conduit au déclenchement des Printemps arabes. Pour réaliser cet oxymore, le régime a eu recours à un truchement idéologique aussi osé qu’efficace : face à l’obscurantisme et au danger des Frères musulmans, usurpateurs de la révolution, l’armée et le président sont les garants de la démocratie. Ce faisant, le régime politique égyptien est hybride, proche d’une autocratie électorale. Il intègre un discours et des institutions démocratiques qu’il déforme en conservant des modes de gouvernance et de surveillance autoritaires.
Autrement, le régime militaire n’a pas d’idéologie en propre au sens d’un système de valeurs et de croyances originales. À son arrivée au pouvoir, le maréchal a promis de rendre à l’Égypte sa grandeur et d’améliorer les conditions économiques des Égyptiens. Il utilise des thèmes mobilisateurs et relativement répandus dans les républiques autoritaires afin de justifier un système répressif. En premier lieu, la « sécurité », mais également le « développement », la « modernisation », la « prospérité économique »… à marche forcée s’il le faut.
Le régime d’Al-Sissi est marqué par un certain culte de la personnalité et une tendance récurrente à la mégalomanie. Souvent comparé à un pharaon, le président a toute une vision pour le pays et s’est lancé dans des mégaprojets tout aussi déconnectés des réalités économiques du pays que démesurés. Dix ans après, le programme est toujours le même et peut se résumer par les mots du président lui-même, prononcés deux jours avant l’officialisation de sa candidature : « Si la construction, le développement et le progrès doivent se faire au prix de la faim et des privations, ne dites jamais : on préfère avoir à manger ».
2 — Les mégaprojets du président
Dès son arrivée au pouvoir, le maréchal s’est lancé dans une série de grands travaux censés restaurer la grandeur de l’Égypte et refléter le pouvoir bâtisseur du régime. Premier geste du dictateur : l’agrandissement du canal de Suez. Al-Sissi, espère doubler les recettes du canal en multipliant par deux sa largeur, oubliant que le passage des navires commerciaux dépend également des flux du commerce mondial. Comme tous les présidents avant lui depuis la fin de la monarchie, le maréchal s’est lancé dans la construction d’une nouvelle ville, une nouvelle capitale, à la périphérie du Caire. Le projet est cependant bien plus audacieux que les précédents, malgré les échecs répétés de ce type d’approche urbaine. La Nouvelle Capitale Administrative (NCA), parfois surnommée El-Masa, vise à diminuer la densité et le trafic du Caire — prête à craquer avec ses 23 millions d’habitants. Véritable atlantide dans le désert, la NCA est un projet de 700 km² aux allures de Dubaï, à 50 km du Caire. Pour sa ville, le maréchal veut « la plus grande tour d’Afrique », « la plus grande église d’Afrique », « la plus grande mosquée d’Égypte »… Y siègeront tous les ministères, consulats, ambassades et meilleures universités. La ville disposera également d’un opéra majestueux, d’un nouveau parlement, d’une vingtaine de quartiers commerciaux et résidentiels.
Ce projet phare en cache bien d’autres. Le maréchal a redessiné tout le pays à coup de nouvelles routes et ponts à huit voies : des projets de zones industrielles le long du canal de Suez, un complexe portuaire à Port Saïd, un programme de développement pour le Sinaï, d’autres nouvelles villes… Il s’est également lancé dans la modernisation de son armée et la construction de « la plus grande base d’Afrique ».
Au Caire, le rythme des constructions est tel que même Google Maps ne parvient pas à suivre : rénovation des voies du centre-ville, destruction des quartiers informels, construction (et privatisation) de la corniche du Nil, déménagement de Mogamma. Le maréchal a également lancé un nouveau Grand Musée égyptien. D’une surface supérieure à celle du musée du Vatican, il se veut parmi les plus grands au monde. Et tout cela, quitte à raser le patrimoine historique du Caire, priver les citoyens d’espace public gratuit et vider les caisses de l’État.
Tous ces projets sont menés par des entreprises militaires et prétendent ne pas toucher aux budgets publics, ce qui a pu être vrai au début, l’État ayant appelé les citoyens qui le voulaient à investir et détenir des parts, ou bien des partenaires étrangers, comme pour la nouvelle capitale administrative. Mais ces chantiers immenses, réalisés sans consultation locale ni étude de marché, ont cependant fini par se transformer en protubérances économiques pesant sur le budget de l’État. Les investisseurs étrangers, dont la Chine et les Émirats arabes unis, avaient songé à se retirer face à l’opacité financière et la démesure du chantier.
3 — Crise économique et sociale
Censés résoudre tous les maux du pays (densité, trafic, insalubrité, hypercentralisation, dépendance aux ressources extérieures, etc.) et rendre à l’Égypte sa grandeur, les mégaprojets du président, lorsqu’ils sont achevés, n’apportent pas les résultats escomptés et laissent le pays plus pauvre qu’il ne l’était déjà. La nouvelle capitale a déjà coûté 60 milliards de dollars et ne compte toujours aucun habitant. Le gouvernement en est à encourager la population à déménager dans des quartiers secondaires, construits en périphérie et moins onéreux, pour tenter de la faire vivre. Les zones industrielles et commerciales construites le long du canal de Suez et ses villes portuaires sont vides et peinent à se remplir. Même le gisement Zohr, annoncé comme un trésor sans fond, n’a finalement pas transformé l’Égypte en un « hub énergétique ». Le pays importe le gaz naturel du gisement Tamar, qui appartient à Israël.
S’ils ont enrichi les entrepreneurs militaires, ces mégaprojets ont poussé le pays au bord de la faillite. Depuis presque deux ans, l’Égypte subit une crise économique sans précédent. En 2021, le pays a dû recourir une deuxième fois à l’aide du FMI et dévaluer sa monnaie. La dette, qui était déjà proche du PIB annuel en 2015, a triplé et s’évalue en 2022 à plus de 160 milliards de dollars. Le dollar, qui s’échangeait contre 17 livres égyptiennes en 2021, vaut désormais 31 livres. Pour un pays qui importe la majorité de ses besoins alimentaires et énergétiques et n’a pas rehaussé les salaires depuis des décennies, les répercussions sur la vie de la population sont quotidiennes. En août, l’inflation a atteint un taux historique de 40 % et la monnaie avait perdu presque toute sa valeur par rapport à l’année précédente.
Dans les mahalat du Caire, les rayons sont mal achalandés. Des produits disparaissent régulièrement pendant des semaines. La viande et les œufs sont devenus hors de prix, tandis que le lait coûte autant qu’en Europe. Les pénuries sont cycliques et les achats de premières nécessités sont ponctuellement rationnés comme le riz, le sucre, l’huile… L’Égypte frôle dangereusement un scénario à la vénézuélienne. Depuis cet été, les coupures d’électricité sont quotidiennes. Encore aujourd’hui, l’électricité est coupée de 19h à 21h dans le centre du vieux Caire, et parfois plus dans des quartiers plus pauvres. Les retraits d’argent sont limités et rendent le quotidien très complexe dans un pays où tout ou presque se paye en liquide.
Une grande partie du pays est en situation d’insécurité alimentaire, et pourtant le pays exporte ses produits agricoles et le gaz qu’il importe d’Israël afin de récupérer des devises étrangères. Depuis un an, l’État fait tout pour récupérer des dollars où il le peut : exportations de ce qui peut l’être, augmentation des frais de douanes, prix des loisirs et transport en dollars pour les touristes et les expatriés, etc.
4 — Une diplomatie contrainte
Aux premiers jours du renversement de Mohammed Morsi, le régime militaire s’est lancé dans une répression virulente et systématique des Frères musulmans, à l’image du massacre de la place Rabaa en aout 2013 qui a coûté la vie à 600 de ses partisans. Le régime amalgame l’organisation aux mouvements d’insurrection jihadiste dans le Sinaï qui se sont développés à partir de 2013-2014. Par définition, l’armée, dont émane le régime, cherche à se poser en rempart face à l’islamisme des Frères musulmans. Le pays a reçu à cet égard — très vite après la destitution de Morsi — le soutien des monarchies du Golfe, en particulier de l’Arabie saoudite, et s’est distancé vis-à-vis de la Turquie et du Qatar, qui soutiennent les Frères musulmans. Néanmoins, les relations avec Riyad ne sont plus si simples. Le temps où l’Arabie saoudite dépensait sans limite pour maintenir l’Égypte à flot est révolu. Le royaume exige désormais des retours sur investissement et une rationalisation de l’économie égyptienne. Quant aux Émirats arabes unis, autre parrain financiers du régime, ils possèdent, en retour de leurs aides financières, de larges pans de l’économie égyptienne.
Les relations avec Israël se sont considérablement développées depuis la prise de pouvoir du maréchal, bien que cette relation se veut discrète. En 2019, lors d’une interview pour CBS, le président avait reconnu avoir « un large éventail de coopération », notamment sécuritaire et économique, avec Israël, et que les relations entre les deux pays n’avaient jamais été aussi solides. Le lendemain, l’ambassade égyptienne demandait à retirer l’interview.
Au niveau international, l’Égypte est le deuxième récipiendaire de l’aide militaire américaine après Israël. Mais, consciente de sa dépendance vis-à-vis de ses bailleurs de fonds et des besoins financiers que vont susciter les ambitions du président, l’Égypte a très rapidement cherché à diversifier ses partenariats. Elle s’est d’abord rapprochée de la Russie puis de la Chine, avec qui elle a élevé ses relations au rang de « partenariat stratégique intégral ». Tout en s’affichant aux côtés des trois grandes puissances, l’Égypte espère de la Russie et de la Chine ce que les États-Unis lui refusent.
Elle s’est également rapproché de l’Europe, en se dressant en rempart contre le terrorisme et en s’approvisionnant sur le Vieux continent pour moderniser son immense armée : des Rafale à la France, des sous-marins à l’Allemagne, des frégates à l’Italie… Elle cherche aujourd’hui à parler à tout le monde : Chypre, Grèce, Hongrie, Inde, Corée du Sud, Serbie… Sous cette logique de diversification tous azimuts, le Caire cherche aussi des partenaires avec qui faire affaire et transférer des capitaux vers le pays.
5 — L’élection présidentielle
L’élection présidentielle, qui se déroule normalement au printemps, a été avancée cette année dans un contexte de crise économique et de critique grandissante. L’été a été alimenté par une succession de scandales et de contradictions insupportables pour la population. Le Dialogue National, censé donner la voix aux citoyens et à l’opposition, s’est déroulé sur fond d’arrestations. En août, alors que le pays fait tout pour récupérer des dollars, un avion en provenance du Caire exfiltrait 5,6 millions de dollars en liquide, 127,2 kg d’or et des armes vers la Zambie. À son bord, cinq officiers supérieurs du régime. Tout cela sur fond de rationnement de l’électricité, de canicule et d’insécurité alimentaire. En avançant l’élection, le régime espérait empêcher l’opposition de se constituer et valider au plus vite le troisième mandat du président.
Conscient des critiques sur la transparence et la personnalisation des élections précédentes, le maréchal a voulu jouer cette année la carte du pluralisme … avec des opposants fantoches. Les figures de l’opposition les plus crédibles, comme Ahmed Tantawi, ont été inquiétées par la justice, eux, leur famille et leurs partisans. Ce dernier, qui voulait rétablir l’État de droit et la liberté de la presse, a été accusé d’avoir falsifié des documents électoraux et de « diffusion de documents liés aux élections sans autorisation officielle » faute, selon le gouvernement, d’avoir obtenu les signatures nécessaires. La semaine précédente, une centaine de ses partisans étaient arrêtés au Caire alors qu’ils faisaient campagne et rassemblaient les signatures nécessaires à la validation de la candidature de Tantawi. Hicham Kassem, fondateur du Courant Libre et figure respectée du journalisme politique, a également été arrêté avant même que la rumeur d’une potentielle candidature ne devienne une réalité. Ses propos sur des chaînes étrangères et les réseaux sociaux concernant la situation des médias en Égypte, l’illégalité de la candidature du maréchal et du processus électoral lui ont attiré quelques temps après un drôle de sort — comme il en arrive très souvent en Égypte.
Le maréchal s’est présenté à sa réélection aux côtés de trois candidats sortis pour l’occasion : Abdel Sanad Yamama du parti Wafd, Hazem Omar du Parti populaire républicain et enfin, Farid Zahran, chef du parti Social-Démocrate. Les deux premiers sont de loyaux fidèles du président et ne dénotent que de très peu par rapport à la ligne du régime. Le premier est d’ailleurs venu remplacer la candidature inquiétante du chef du parti Wafd, Fouad Badraway. Quant au troisième, non moins loyal, il regroupait l’opposition autour de son programme pour lui infliger une défaite « acceptable » par les urnes face au président.
La campagne du président consistait essentiellement à dérouler, partout et en tout temps, les « dix années de construction et de développement » du régime tout en s’empressant d’ouvrir, même très partiellement, les monstres financiers qui ont conduit le pays proche de la faillite : la phase 1 de la Nouvelle Capitale, la salle d’entrée du Grand Musée Egyptien…
Afin de s’afficher en gouvernant soucieux des droits de l’Homme et de l’État de droit, le président a également multiplié les initiatives publiques au cours des six derniers mois. Il a d’abord organisé un Dialogue National (dont une partie de l’opposition invitée s’est désistée), relâché des prisonniers politiques et des journalistes (pour en emprisonner d’autres dans la foulée), mis en place des kiosques de distribution alimentaire et organisé des forums comme la « première conférence mondiale sur la population, la santé et le développement » ou une « Conférence nationale pour la Jeunesse » (oubliant sciemment que les politiques économiques du régime sont la cause de l’appauvrissement de la population et non leurs solutions).
En outre, Al-Sissi a fait campagne sans campagne puisque les médias se chargent de tout. Il a par ailleurs montré une certaine indifférence, envoyant ses représentants sur les plateaux pour assurer sa publicité. Le visage du président a été placardé partout dans le pays, jusque devant les fenêtres des citoyens. Chaque initiative du président se trouvait en une de tous les journaux, tandis que les téléviseurs donnaient une large couverture au maréchal et à ses travaux.
6 — Quelle est la popularité du président auprès de la population ?
Difficile à estimer sans organe de sondage officiel et impartial. À ses débuts, le maréchal a réellement été accueilli à bras ouverts par une partie de la population et de l’intelligentsia du pays, d’autant qu’il bénéficiait du soutien de médias emphatiques. Si la priorité donnée à la sécurité et à la stabilité a pu plaire à une partie des citoyens, la volée en éclats du contrat social autoritaire met désormais gravement en danger la base du président. Le maréchal, en contrepartie de sa main de fer sur le pays, avait promis aux Égyptiens de meilleures conditions de vie. Dans la mesure où cette promesse n’est pas tenue, la colère monte partout dans le pays.
Les choix très douteux en matière économique, la surdité du régime et son mépris éhonté de la population ont mis le nom du président dans toutes les bouches. En juin dernier, avant même les coupures d’électricité, la critique était audible partout : dans les cafés et les taxis du Caire, sur les réseaux sociaux, dans les médias basés à l’étranger… Plus personne ne semble avoir confiance dans le gouvernement pour résoudre les problèmes du pays. Même les figures pro-régime font entendre leur mécontentement face aux politiques d’austérité qui sont menées. Sur les réseaux sociaux, dernier espace d’expression citoyenne non sans risque, fleurissent de façon cyclique des hashtags hostiles au président : # إرحل_سيسي (« Sissi va-t’en), #_ مادتين _كفاية (« Deux mandats ça suffit »)…
Le 3 octobre, des manifestations d’opposition au régime — événements rares car durement réprimés — ont eu lieu à Marsa Matrouh et au Caire après l’officialisation de la candidature du président. Même dans les manifestations organisées par le régime, et malgré les centaines d’arrestations qui ont eu lieu depuis le 2 octobre, on entend le message : « Le peuple veut la chute du régime ». Si on ne peut résumer l’opinion publique générale, les données étant inexistantes ou à l’évidence partiales, il y a bel et bien une face de l’Égypte opposée au régime.
7 — Maintien du statu quo
La formation et la réussite des mouvements sociaux dépendent d’un ensemble de facteurs qui dépassent le mécontentement social. Pareillement, la longévité d’un régime dépend d’un ensemble de variables internes et externes : répression et surveillance de l’opposition, organisation des pouvoirs, mode de redistribution des richesses et d’allégeance, institutions, condition d’accès à l’espace et l’expression publics, présence de garde-fous, idéologie, environnement régional, unité des élites, alliés extérieurs… Si la gronde populaire semble monter, ce ne serait pas la première fois que le régime s’en sortirait. En 2016, déjà, lorsque des manifestations éclatèrent au pied de Maspero après la publication d’un projet au parlement visant à valider la rétrocession des îles de Sanafir et Tiran à l’Arabie saoudite, le régime avait envoyé des signaux très clairs. En 2019, également, des centaines d’Égyptiens étaient descendus dans les rues pour protester contre les restrictions de liberté et demander le départ du président.
On peut souligner du cas égyptien trois éléments caractéristiques : la répression, l’organisation des pouvoirs, et la capacité à diluer ou discréditer la critique. On retrouve là des modes de domination à la fois verticaux et plutôt traditionnels pour ce type de régime, ainsi que des modes horizontaux, qui ont à trait à des actions de captures idéologiques, dont les médias, clef de voûte du dispositif, sont à la fois les victimes et les vecteurs.
L’une des raisons pour laquelle le régime militaire parvient à se maintenir est son extrême prudence vis-à-vis de toute rumeur crédible de manifestation ou de rassemblement public. En quelques années, le régime de Sissi est devenu plus autoritaire que celui de Moubarak. Le pays compterait 60 000 prisonniers politiques et s’est affairé à rendre l’espace public dans toute ses formes quasi inaccessibles à l’opposition : mobilier urbain, dispositif de police, répression… La moindre voix qui s’élèverait un peu trop haut pour endommager l’image lissée que se donne le pays est réprimée, voire emprisonnée pour des motifs discréditants ou secondaires. Le régime préfère tuer toute opposition dans l’œuf. En novembre 2022, par exemple, la gronde était déjà grandissante face aux conditions économiques du pays et des appels à la manifestations sur Internet ont conduit le régime à prendre des mesures aussi simples que drastiques. Le 11 novembre, jour de rendez-vous, un important dispositif de police anti-émeute a été déployé sur Tahrir. Les connexions Internet étaient limitées, les cafés fermés et les portes d’acier qui barricadaient les avenues vers la place Tahrir prêtes à se refermer. L’espace de quelques heures, la capitale a retenu son souffle, le temps que la rumeur passe. Selon les ONG, au cours des jours précédents, les perquisitions et les interrogatoires préventifs avaient repris. Cet appel, pourtant mystérieux et sans base politique connue, a provoqué une réaction épidermique du régime.
Le régime n’a pas d’idéologie galvanisant les foules ni de parti unique, mais il peut compter sur le poids de l’armée dans l’édifice du pouvoir. La résistance et la capacité d’adaptation de l’institution militaire s’est particulièrement illustrée durant les deux années de transition politique qui ont finalement conduit à la destitution de Mohammed Morsi et au rétablissement du régime. L’armée bénéficie à la fois d’un réseau économique, soudé par la volonté de conserver ses avantages, et d’une position privilégiée, avec le Conseil Suprême des Forces Armées comme organe capable d’exercer le pouvoir en dernier recours. Ces garde-fous donnent une forte résilience à l’institution en temps de crise, qui sait de plus maîtriser son image.
L’ère de Sissi est marquée par de très fortes restrictions de la liberté d’expression et de la presse, bien au-delà de celles déjà imposées par Moubarak. Le régime s’est de plus approprié en quelques années un répertoire d’action visant à fausser l’opinion générale : fausses manifestations de soutien, campagne sur Internet pour diviser l’opposition ou la discréditer, persécution des journalistes, publication de score électoral démesuré à la faveur du président, imposition d’un discours quasi-unique dans les médias… Cela permet au régime de garder le contrôle sur le récit des événements et de l’arranger à sa faveur même en cas de crise publique. Le problème avec un tel type de propagande n’est pas qu’elle soit crue par les Égyptiens. Mais, en semant le doute entre les citoyens, elle divise la communauté de sentiment qui se trouve à la naissance des coordinations populaires et/ou politiques.
8 — Le rôle de la Mutahida
Dans l’arsenal du pouvoir égyptien, un nouvel outil a été ajouté : la Mutahida. Dans le milieu journalistique du Caire, son omnipotence et sa direction sont un secret de polichinelle. Elle a bouleversé la presse égyptienne au point de marquer une rupture entre l’ère de Moubarak et celle de Sissi. Le rôle de la presse est fondamental pour que les citoyens puissent s’informer et prendre des décisions politiques éclairées. Elle est l’un des contre-pouvoirs civils les plus importants contre les excès des gouvernements et des entreprises. En ce sens, le contrôle de la presse est un élément clef dans la stratégie de maintien des régimes et de gestion des aléas.
Créée en 2016 sous la supervision de Khaled Fawzy, le directeur du renseignement de la General Intelligence Services (GIS), à partir de la fusion des sociétés de Tamer Morsi et d’Ahmed Abu Hashima, la Mutahida est une entreprise privée à partir de laquelle le régime s’est offert des parts majoritaires dans les médias privés nationaux les plus importants. Un à un, méthodiquement, à l’aide d’avantages ou bien de la force, le régime a fait signer des actes de vente aux acteurs majoritaires des entreprises médiatiques afin de les regrouper sous le même conglomérat. Véritable fabrique du consentement, l’action de la Mutahida, forte de plus de 20 journaux, chaînes TV et radios, est particulièrement visible à l’approche des élections ou bien d’un scandale. Médias publics comme privés reçoivent les mêmes ordres : éloge et sur-représentation du président, interdiction de recevoir des opposants, alignement du discours avec celui des médias publics, mise sous silence de tout scandale…
S’il n’est pas étonnant que les médias publics reçoivent des ordres du gouvernement, les médias privés, une fois captés par cette entreprise, sont désormais dans la même situation. Bien que le développement du secteur privé en Égypte ait été encadré par des relations clientélistes et un cadre réglementaire dissuasif, le paysage médiatique égyptien restait l’un des plus variés de la région depuis les années 2000. Ils offraient une diversité de point de vue et, avec le temps et une liberté d’expression grandissante, se sont affirmés face aux traditionnels journaux publics. Si le régime de Moubarak s’arrangeait pour maintenir le débat dans certaines limites, le débat public a été tout simplement réduit à néant sous Al-Sissi.
Depuis l’émergence de la Mutahida, il n’est pas rare de lire les mêmes titres dans toute la presse. Les journaux et médias qui étaient autrefois connus pour leur objectivité ou leur résistance reproduisent le même message et normes d’écritures que les médias publics qui, eux-même, sont plus censurés qu’auparavant.
9 — Les conséquences de la guerre entre Israël et le Hamas
Dans l’ombre de la guerre, les autoritaires savent se faire oublier. Le contexte politique n’était pas favorable au président au cours des mois précédant l’éclatement du conflit. Sa campagne était entachée par les arrestations de ses opposants et les critiques venant de l’international comme de l’intérieur, dénonçant le déclin même du pays sous l’action du maréchal. L’Égypte, en tant que médiatrice traditionnelle entre Israël et les factions palestiniennes, profite du conflit pour rappeler son rôle et obtenir quelques victoires diplomatiques aux côtés du Qatar — dont le rôle a probablement été crucial considérant sa proximité avec le Hamas.
Sur le court-terme, les images tragiques des bombardements sur Gaza mettent de côté une actualité qui était entrée dans un cycle très serré de scandale sur Internet et de propagande pro-Sissi. Sur les téléviseurs égyptiens, les chaînes d’information font tourner en boucle l’actualité de la guerre. Le cas fournit un bon exemple de l’utilisation des médias et de l’actualité par le régime. Sur Al-Qahera News, pur produit du mariage entre l’agence publique des médias et la Mutahida, les visages meurtris de Gaza ont remplacé celui du président. La chaîne d’information emprunte les codes du cinéma pour in fine mettre en valeur la position de l’Égypte et de l’action de la seule ONG présente sur le territoire, le Croissant Rouge. Le régime sait faire feu de tout bois. Lorsque des centaines d’Égyptiens étaient venus manifester leur soutien à la Palestine, Al-Watan (racheté par la Mutahida) titrait : « Le peuple uni derrière le président pour la Palestine ».
Sur le plus long terme, la guerre pourrait exercer un nouveau stress économique sur le pays via la baisse du tourisme et des activités de coopération économique avec Israël, dont le précieux gaz. Considérant l’état des finances égyptiennes, chaque perturbation peut s’accompagner de lourdes conséquences. Les violences contre la population civile de Gaza vont rendre encore plus complexe l’acceptation par les citoyens de la coopération avec Israël, un sujet déjà très sensible.
Enfin, si l’angle économique peut être envisagé afin de comprendre le refus de l’Égypte d’ouvrir ses frontières, il semblerait que cette décision soit avant tout motivée par des raisons sécuritaires. Le déplacement massif des Palestiniens vers l’Égypte ne ferait qu’exporter la conflictualité vers le pays en transformant le nord Sinaï en un nouveau théâtre d’opérations, ce qui pourrait entraîner des conséquences autant aléatoires que dramatiques. D’autres part, l’armée égyptienne a passé des années à combattre les mouvements jihadistes et d’insurrection tribale dans le Sinaï, auxquels participaient parfois certains membres du Hamas. Si la situation s’est améliorée depuis 2018, les événements des deux dernières années dans le Sinaï montrent que le régime n’en a pas encore complètement fini avec ce problème. La précarité de la région combinée aux relations difficiles entre le gouvernement et les tribus sinaouïes pourraient de nouveau transformer le Sinaï en une véritable poudrière.
10 — Quel avenir pour le régime dans un pays qui s’enfonce dans la crise ?
Maintenant qu’il a été élu pour un troisième mandat, Al-Sissi se retrouve dans une situation d’équilibriste avec la crise économique et les pressions grandissantes du FMI. D’un côté, il doit rationaliser ses dépenses et la place de l’État dans l’économie pour débloquer de nouvelles tranches de son prêt. De l’autre, dans une économie dominée par l’armée, chaque concession du régime au FMI revient à retirer quelque chose des mains des officiers du régime. La situation est d’autant plus dangereuse que ce type de régime n’est pas doté d’organes avec lesquels régler les conflits internes. Seule arbitre, la présidence est ainsi surexposée. Le régime doit également gérer la contradiction entre poursuivre ses mégaprojets et sortir le pays de la crise économique de toute urgence, au risque de faire face à une flambée de colère populaire. Si l’armée venait à trop perdre et le peuple à gronder, la présidence pourrait être conduite à agir en interne pour catalyser la colère populaire et maintenir le statu quo.