Déserter

Le 20 décembre 2023, au cœur du Massif du Mont Blanc, le Prix Grand Continent sera remis à un grand récit européen contemporain, dont il financera la traduction et la diffusion en cinq langues. À cette occasion, nous vous offrons des extraits des cinq finalistes de ce prix européen. Aujourd'hui, ce sont des bonnes feuilles de Déserter (Actes Sud, 2023) de Mathias Enard, un roman ciselé qui entrelace deux intrigues apparemment distinctes. Dans cet extrait, c'est l'histoire européenne qui s'enroule sur notre présent. Jusqu'à l'étouffement ?

Mathias Enard, Déserter, Paris, Actes Sud, 2023, 256 pages, ISBN 978-2-330-181, URL https://www.actes-sud.fr/deserter

Paul Heudeber a toujours soutenu que la forme des Conjectures de Buchenwald (ces vers libres, ces phrases hachées, à la syntaxe très personnelle) était due à la taille des bandes de papier sur lesquelles il les notait — forme que Paul a conservée au moment de les transcrire à partir de 1945. Il n’a pas voulu réécrire Les Conjectures, il a souhaité conserver ce dont elles témoignaient, c’est-à-dire l’expérience concentrationnaire. «  Pour poursuivre mes explorations mathématiques, tout ce dont j’avais besoin, c’était un morceau de crayon de bois et un peu d’espérance. Or plus j’écrivais, racontait-il, plus je notais, plus cette espérance me permettait d’avancer dans des développements qui me donnaient chaque fois plus de force pour continuer. J’étais devenu ces gribouillis — ou plutôt, je flottais quelque part entre ces gribouillis et mon corps affamé. Mais tout cela était possible parce que je n’étais pas parmi les plus à plaindre du camp. J’étais protégé par les camarades, je travaillais à l’intérieur, je survivais plus que d’autres.  »

Paul n’évoquait presque jamais Buchenwald — il nommait à peine le camp, il disait «  sur l’Ettersberg  », du nom de la célèbre colline au nord de Weimar où Goethe allait en promenade et où fut installé le camp de concentration en 1937. Le camp devait s’appeler le camp de l’Ettersberg, mais le toponyme était trop lié à Goethe, à Schiller — le camp de la forêt de hêtres, Buchenwald, est une étrange forme d’euphémisme ; Goethe ne devait pas avoir de sang sur les mains. Ou plutôt : Goethe ne devait pas s’abaisser à entrer en contact, à des dizaines d’années de distance, avec la chiure de la chienlit communiste et invertie. Le souvenir de Goethe et Schiller n’a pas été éclaboussé, ou presque pas. À peine.

Pour Paul, Buchenwald était «  le camp  », «  le camp sur l’Ettersberg  », sans que, dans le peu de récits qu’il pouvait m’en faire, ne transparaissent ni la douleur, ni la faim, ni la maladie. Paul Heudeber était invité à toutes les commémorations ; il fut présent aux cérémonies du cinquantième anniversaire de la libération en 1995 ; il fut convié à l’inauguration du Mémorial construit par la RDA en 1958 ; en avril 1963 il assista à Berlin à la première du film Nu parmi les loups tiré du roman de Bruno Apitz, camarade de parti et de camp, film qui fait le récit de l’organisation de la résistance communiste à l’intérieur de Buchenwald à travers le destin d’un enfant juif retrouvé dans une valise que les résistants vont réussir à dissimuler aux bourreaux — trois ou quatre ans plus tard, un soir où Nu parmi les loups passa à la télévision, alors que j’étais adolescente, peut-être âgée de quinze ou seize ans, je demandai à mon père ce qu’il pensait du film : il me répondit que le camp ressemblait au film, que le film ressemblait au camp ; puis il hésita un moment, avant de secouer la tête et de se mettre à rire. Oublie ce film, dit-il. Nous étions tous beaucoup plus sales, Irina, tu sais, beaucoup plus laids. Nous étions des choses violentes et puantes et on nous torturait toute la journée et toute la nuit, et ça c’est impossible à montrer dans un film, un monde devenu douleur.

Nu parmi les loups est un exemple de ce qu’on pourrait appeler l’aporie de la résistance communiste : faut-il sauver un enfant, si ce sauvetage met en péril l’ensemble de l’organisation de résistance ? Mais à quoi sert une organisation de résistance, si elle ne sauve pas un enfant ? Bruno Apitz sauve l’enfant dans son roman, et le film fait de même. Le camp (Buchenwald) était devenu un moment clé de la construction symbolique de l’Allemagne de l’Est, de la construction de la vitrine antifasciste du régime ; le moment où, au cœur le plus douloureux du nazisme, au sein de l’organisation de résistance communiste de Buchenwald, ceux qui deviendront le fer de lance de l’antifascisme postérieur, la force idéologique de la République démocratique d’Allemagne, naît pour ainsi dire dans un enfant, un enfant qu’il faut protéger, car il représente l’espoir, le pays à venir. Le souvenir de Buchenwald a toujours été au cœur de la RDA : parmi les camarades communistes détenus en même temps que Paul à Buchenwald se trouvent nombre des cadres de l’élite intellectuelle est-allemande postérieure ; la résistance communiste à Buchenwald est devenue un de ses mythes fondateurs — certes après quelques hésitations, du vivant de Staline : Ernst Busse, un des chefs de la Résistance communiste à Buchenwald, est mort en déportation, cette fois-ci dans un camp stalinien. L’ami de Paul, Walter Bartel, lui aussi communiste, qui deviendra un historien spécialiste, entre autres, de Buchenwald, a fait l’objet d’enquêtes du Parti et a été longtemps écarté. Paul, pas que je sache.

Paul Heudeber se trouve donc dans les livres d’histoire de deux façons différentes, en tant que déporté communiste appelé à des responsabilités de très haut niveau en RDA d’une part, et comme mathématicien de génie d’autre part — ces deux qualités tendant, comme il se doit, avec les années, à s’effacer dans la mémoire des humains jusqu’à la quasi-disparition : plus de trente ans après la fin de l’Allemagne de l’Est, les personnages (autant que les personnalités) qui l’habitaient ne sont plus que les figurants d’un film un peu kitsch, un film d’espionnage le plus souvent. Les si nombreuses apparitions de mon père au générique de l’émission Umschau puis Aha de la télévision est-allemande sont oubliées — son rôle de divulgateur, si important pour lui, la science à la portée de tous, lui qui criait si souvent « pour faire de la physique ou de la biologie il vous faut des laboratoires, de l’argent, alors que pour percer en mathématiques vous n’avez besoin que d’une bibliothèque, d’esprit et d’émulation ». Les mathématiques étaient portables, on pouvait avoir plus ou moins l’état de la question dans la tête. On pouvait émigrer avec ses théorèmes, ses hypothèses, son laboratoire sur son dos, comme l’avait fait Emmy. On pouvait facilement et à peu de frais couvrir la planète d’un réseau (Paul disait « une galaxie ») d’Instituts de Mathématiques qui puiserait sa force dans la jeunesse des pays décolonisés qui accédaient à la liberté et rejoignaient les forces antifascistes. Paul avait été aussi un pédagogue, un formateur, un grand rêveur de l’universalisme du savoir. Paul avait essayé toute sa vie, jusqu’à la fin de la RDA, de doter Berlin-Est d’une bibliothèque de mathématiques importante et centralisée — il pestait contre les autorités, se battait comme un lion, parce qu’il n’en pouvait plus d’être obligé de parcourir tout Berlin plusieurs fois par jour pour obtenir un article d’une revue de mathématiques dont la moitié des numéros était disponible à tel endroit, l’autre moitié à tel autre, etc. ; à l’époque il valait mieux aller passer une semaine à Varsovie au centre d’études de mathématiques, à Varsovie ou à Prague, plutôt que de faire une heure de tram pour accéder à un document que finalement on ne trouvait pas : on gagnait du temps. Paul rêvait d’un Institut de Mathématiques, un vrai centre de recherche où seraient représentées toutes les branches, algèbre, géométrie algébrique, topologie, théorie des nombres, mais aussi statistiques, probabilités, calcul, algorithmique… Ce qu’il n’a jamais réussi à obtenir.

Je me rends compte à quel point il m’est difficile de sortir du panégyrique quand j’écris sur mon père, et aisé de me jeter dans une forme de critique ironique et agacée lorsque je parle de ma mère. Mes deux parents ont été des modèles si puissants que je n’ai pu que m’échapper, fuir, trouver dans la distance — le passé, les langues exotiques, les pays lointains — un endroit pour exister. Sans pour autant jamais réellement quitter ni la Schlossstrasse, ni Maja, ni Paul.

Maja reste toujours mystérieuse.

Les vingt dernières années ont passé vite. La guerre est de retour. L’épidémie l’a précédée. J’ai fêté mes soixante et onze ans.

Je vis ces dernières semaines entièrement enfermée dans le souvenir de mes parents, comme coincée dans le XXe siècle, sans parvenir à m’en extirper.

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