Narges Mohammadi, prix Nobel de la Paix : une lettre inédite depuis la prison des femmes
Dans la section 209 de la prison d’Evin, des femmes arrivent mutilées, choquées. Narges Mohammadi, à qui vient d’être décerné le prix Nobel de la Paix, est elle aussi emprisonnée là-bas. Dans cette lettre d’août, pour la première fois traduite en français, elle raconte le quotidien de cette terreur ordinaire — et lance un appel aux femmes en lutte du monde entier.
- Auteur
- Le Grand Continent •
- Trad.
- Pierre Ramond •
- Image
- © Narges Mohammadi Foundation
Narges Mohammadi vient d’obtenir le prix Nobel de la Paix. Cette militante et journaliste iranienne de 51 ans est récompensée par l’Académie suédoise pour « pour son combat contre l’oppression des femmes en Iran et sa lutte pour la promotion des droits humains et la liberté pour tous ».
Elle s’est notamment fait connaître pour avoir été porte-parole l’Association iranienne des droits humains, fondée par l’autre lauréate du prix Nobel de la paix l’avocate Shirin Ebadi, pour sa lutte contre la peine de mort en Iran, et pour sa défense des droits des femmes. Ses combats et son courage politique lui ont valu de très réguliers séjours en prison depuis 1998 puis à nouveau depuis 2021, d’où elle publie des lettres.
Afin de donner à entendre sa voix malgré son emprisonnement, nous avons décidé de traduire une lettre écrite cet été depuis la prison d’Evin, dans laquelle elle décrit les violences extrêmes et quotidiennes que subissent les femmes qui rejoignent une à une la prison dont elle se trouve. Dans la brutalité répétitive d’un quotidien répressif, ces fragments de vies brisées de femmes en lutte conduisent à un appel renouvelé à la révolte et à la résistance.
Ces derniers mois, nous avons vu arriver dans la prison des femmes et des jeunes filles dont les visages et les corps étaient marqués par les coups et les blessures. Au moment d’entrer, chacune d’entre elles semblait sous le choc, et très inquiète. Nous nous sommes plaintes mais la violence physique contre les femmes est devenue si fréquente que la documenter et protester contre est devenu inutile.
Il y a plus de trois mois, une jeune femme de vingt ans est entrée dans notre section. Elle se plaignait d’une douleur aux côtes qu’elle ressentait depuis longtemps. La nuit de son arrestation, elle avait été battue par des policiers dans la rue. Le médecin d’Evin nous a confirmé qu’elle avait les côtes brisées.
Il y a un mois, une jeune fille est entrée dans la prison. Ses joues étaient gonflées et rouges ; ses bras et ses mains, recouverts de bleus. Un jour où elle mangeait, elle a commencé à gémir de douleur. Un gardien l’a alors frappée au visage, puis un autre lui a pris la mâchoire en la serrant, si bien qu’on l’entendit craquer.
Il y a quelques semaines, une jeune fille a rejoint la prison avec des bleus sur ses jambes, sur ses épaules, et sur ses mains. Les autres se tenaient autour d’elles, la regardaient montrer ses bleus. Elle expliquait qu’elle avait été tabassée et qu’elle pensait que sa jambe était cassée.
Une autre femme nous rejoint. Ma première question, comme d’habitude, consiste à lui demander si elle vient de l’extérieur ou d’une autre prison. Elle me répond : « J’étais dans un endroit où les policiers me frappaient au visage et me donnaient des coups de pieds au ventre en me menaçant. Plus tard, j’ai été transférée à la section 209 d’Evin pour être interrogée. »
D’innombrables détenues ne disent rien des violences qu’elles subissent aux journalistes, en raison des menaces dont elles font l’objet. Leurs familles ne parlent pas d’elles car elles craignent les représailles des forces de sécurité.
En tant que témoin des atroces violences que le gouvernement fait subir aux femmes en lutte, je déclare qu’une telle brutalité dans des lieux de détentions illégaux est un système de torture généralisé visant à terrifier la population, ce qui peut conduire à des désastres irréparables, comme on a pu le voir de façon croissante au cours des derniers mois.
Je demande à mes braves compatriotes, aux organisations internationales, aux féministes du monde entier, aux journalistes et aux écrivains, et au rapporteur spécial des Nations unies sur les droits humains, de lutter contre l’escalade et la poursuite des violences du gouvernement à l’encontre des femmes en lutte d’Iran.
Le gouvernement sait que l’intensification de la violence et de la répression ne détournera pas le peuple de son désir de sortir d’un système autoritaire et religieux. Au contraire, il ne lui laissera pas d’autre choix.