Oppenheimer inédit : l’impossible contrôle international de l’atome
1948, les États-Unis sont encore le seul pays du monde à détenir le secret de la bombe. Dans Foreign Affairs, l’ancien directeur du laboratoire de Los Alamos en charge du Projet Manhattan réfléchit aux principales raisons de l’échec de la coopération internationale en matière d’énergie atomique. Soixante-quinze ans plus tard, Oppenheimer est devenu un héros hollywoodien tandis que la centrale nucléaire de Zaporijjia est l’objet d’un chantage apocalyptique du Kremlin depuis un an. Pouvons-nous vraiment contrôler ce qui nous peut nous détruire ?
Premier épisode de notre première série d’été : « Oppenheimer, écrits choisis », à retrouver cette semaine dans nos pages.
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- Le Grand Continent •
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- J. Robert Oppenheimer témoigne devant la commission sénatoriale des affaires militaires à Washington. © AP Photo,File
Nous sommes en janvier 1948. Le « père de la bombe atomique », Julius Robert Oppenheimer, préside depuis un an le Comité consultatif général de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis. L’arme atomique a été utilisée, le monde en connaît les effets ; la rivalité entre les États-Unis et l’Union soviétique a aussi atteint un point qui semble de non-retour, la spirale de la guerre froide est enclenchée.
La question posée par Oppenheimer dans cette longue réflexion publiée dans Foreign Affairs que nous traduisons pour la première fois en français est assez simple : pourquoi sommes-nous incapables de délibérer collectivement sur une question aussi centrale que celle du contrôle de l’énergie atomique et de la révolution qu’elle emporte pour l’avenir de l’humanité ? La réponse apportée par le scientifique et ancien directeur du laboratoire de Los Alamos en charge du Projet Manhattan illustre bien l’ambivalence du personnage et son rapport ambigu au pouvoir de l’atome, en même temps que sa très grande conscience du contexte historique de guerre froide — le « climat politique du monde de l’après-guerre » pour reprendre son euphémisme.
Segmentée en cinq temps, sa démonstration s’étend d’abord longuement sur la nécessité d’une coopération sur l’énergie atomique et rappelle qu’une telle voie a d’abord rencontré l’assentiment d’un grand nombre de la communauté des professionnels et des spécialistes. Scientifiques et décideurs politiques devraient, selon Oppenheimer, se demander comment cet instrument de mort au service de la guerre peut rendre la guerre obsolète et ramener la paix. À l’échelle mondiale, cet effort devrait s’accompagner d’une coopération pour poursuivre les découvertes et tirer le meilleur profit de cette nouvelle source d’énergie, riche de possibilités nombreuses. Mais le texte se termine sur une note autrement plus sombre et pessimiste. Citons-le : « lorsqu’on essaye d’examiner le rôle que l’énergie atomique peut jouer dans les relations internationales dans un avenir proche, on ne peut guère croire qu’elle puisse à elle seule renverser la tendance à la rivalité et au conflit qui existe dans le monde d’aujourd’hui. Pour ma part, je pense que seul un changement profond de l’orientation générale de la politique soviétique et une réorientation correspondante de la nôtre, même dans des domaines éloignés de l’énergie atomique, pourraient donner corps aux grands espoirs initiaux. »
Ce point, central dans son argumentation, incite à une lecture pragmatique : la fonction de ce texte, publié dans la première livraison de l’année 1948 de Foreign Affairs, est en effet peut-être plus simplement politique. À l’époque, Oppenheimer est directement en désaccord avec une partie de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis. Alors qu’il promeut le partage de connaissances fondamentales sur l’énergie atomique, Lewis Strauss, membre influent de la Commission, s’y oppose farouchement — la rivalité entre les deux hommes dans les années qui suivent est d’ailleurs mise en scène dans le biopic hollywoodien de Christopher Nolan, où ils sont incarnés respectivement par Cillian Murphy et Robert Downey Jr. On pourrait expliquer ainsi la tentative dans ce texte de lier directement l’impossibilité d’une coopération internationale « l’orientation générale de la politique soviétique » et la nécessité d’une « réorientation correspondante de la nôtre ».
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I
Un jour, dans une clairière, Confucius rencontra une femme en grand deuil, accablée par le chagrin. Il apprit que son fils venait d’être dévoré par un tigre et il tenta de la consoler, de lui faire comprendre que ses larmes ne serviraient à rien, et de lui faire retrouver son calme. Mais il était à peine rentré dans la forêt que le bruit des pleurs le rappela. « Ce n’est pas tout », dit la femme, « mon mari a été dévoré ici il y a un an par ce même tigre ». Confucius tenta à nouveau de la consoler, mais il repartit pour entendre à nouveau des pleurs. « Ce n’est pas tout ? » « Oh, non », dit-elle, « l’année précédente, mon père a lui aussi été dévoré par le tigre ». Confucius réfléchit un instant, puis dit : « Ce n’est pas un lieu très sûr. Pourquoi ne pas le quitter ? » La femme se tordit les mains. « Je sais, dit-elle, je sais ; mais, voyez-vous, nous sommes si bien gouvernés. »
Ce conte ironique nous revient souvent à l’esprit lorsque l’on observe les efforts déployés par le gouvernement des États-Unis pour tirer parti du développement de l’énergie atomique, autant que les négociations pleines de chagrin et de frustration au sein de la Commission de l’énergie atomique des Nations unies, à qui la charge a été confiée de mettre en place un contrôle international.
Dans ces notes, je voudrais évoquer brièvement certaines sources de la politique américaine et la définition de cette politique à notre époque. Il est forcément difficile d’aborder ces questions dans le contexte actuel, qui rend leur succès plutôt improbable, du moins à court terme. Il est trop tard pour l’apologue et encore trop tôt pour l’histoire. Pourtant, il n’est pas inutile de faire ce travail pour apprécier ce qui était judicieux, opportun et durable dans la politique américaine, d’autant plus que cela peut nous aider à comprendre pourquoi cette politique n’a pas été couronnée de succès. Répondre simplement que nous avons échoué à cause de la non-coopération soviétique, c’est certainement toucher une partie — mais une partie seulement — de la vérité. Nous devons pourtant nous demander pourquoi nous avons échoué sur une question aussi importante pour nos intérêts. C’est comme cela que nous en tirerons des leçons pour le futur.
Pour cela, il nous faut saisir la nature et les origines de la politique soviétique, mais aussi de notre propre système politique. Une telle analyse, qui pourrait en fin de compte transcender la sagesse collective de notre époque, dépasse bien entendu le cadre de ce texte. Ces notes ne concernent que les interrogations relatives à nos intentions en matière de contrôle atomique, interrogations qui, bien qu’elles soient nécessairement trop abstraites, font partie de notre histoire.
II
Le développement de l’énergie atomique n’a rien eu de l’étrangeté qui caractérise habituellement les nouveaux développements scientifiques. Il a été marqué dès le début par une prise de conscience aigue de tous ses participants, ce qui lui a souvent donné un aspect héroïque, mais aussi très régulièrement comique. Ainsi, lorsque le phénomène de la fission a été découvert par Hahn, après moins d’une décennie d’exploration intensive de la structure et des transmutations nucléaires, nous nous sommes tous empressés de le saluer, non pas comme une belle découverte, mais comme la source probable d’un grand développement technologique. Bien avant que l’on sache que les conditions nécessaires au maintien d’une réaction en chaîne de fission pouvaient être réunies, bien avant que l’on apprécie les difficultés de cette entreprise ou que l’on esquisse des méthodes pour les résoudre, le phénomène de la fission était salué comme une source possible d’explosifs atomiques, et son développement a été réclamé à cor et à cri par de nombreux gouvernements. C’est ainsi qu’aux États-Unis, alors que le Projet Manhattan était sur le point d’achever sa tâche et que les armes atomiques étaient presque prêtes à être utilisées, il existait un groupe de personnes assez bien informées qui, dans une sorte d’intimité fraternelle, avaient discuté de ce que ces avancées pourraient signifier, des problèmes qu’elles soulèveraient et des voies à suivre pour trouver une solution. Après l’utilisation des bombes à la fin de la guerre, une grande partie de ces réflexions sont devenues publiques ; elles ont abouti à une sorte de codification synoptique à la faveur des exigences conjointes de facilité de compréhension et de sécurité militaire.
Pourtant, il n’est pas inutile de rappeler aujourd’hui comment le problème nous est apparu au cours de l’été 1945, lorsqu’il est devenu manifeste que l’utilisation des armes atomiques et la libération à grande échelle de l’énergie atomique étaient non seulement réalisables, mais sur le point d’être réalisées. Déjà à l’époque, nous avions beaucoup réfléchi à ce que l’on a appelé par la suite l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. D’un point de vue technique, cette préoccupation était assez naturelle, puisque de nombreuses voies d’exploration intéressantes avaient été écartées par les exigences impérieuses du programme militaire. Et nous étions naturellement curieux d’esquisser ce qui pourrait se trouver le long de ces voies lorsque nous aurions le loisir de les poursuivre.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Au-delà de ces considérations, il y avait un facteur politique à prendre en compte. Il était clair pour nous que les formes et les méthodes par lesquelles l’humanité pourrait à l’avenir espérer se protéger contre les dangers d’une guerre atomique illimitée seraient déterminées de façon décisive par la réponse à la question : « Y a-t-il du bon dans l’atome ? ». Dès le début, il était clair que la réponse à cette question comporterait une certaine dose de subtilité. La réponse serait « oui », et un « oui » catégorique, mais ce serait aussi un « oui » peu convaincant, conditionnel et temporaire comparé à I’affirmation catégorique de la bombe atomique elle-même. Les avantages qui pourraient notamment découler de l’exploitation de l’énergie atomique ne paraissent pas de nature à contribuer à très court terme au bien-être économique ou technique de l’humanité. Ils font partie des biens à long terme. On ne peut donc pas s’attendre à ce qu’ils se présentent comme urgents aux peuples des pays dévastés par la guerre, souffrant de la faim, de la pauvreté, de la privation de leur foyer et de l’affreux désarroi causé par l’effondrement de leur civilisation. L’importance de ces limitations n’a peut-être pas été suffisamment appréciée comme un obstacle au développement de l’énergie atomique de la part d’autres peuples et d’autres gouvernements, ce qui aurait pu jouer un rôle si important dans leur soutien à nos aspirations. Ce n’est que parmi les scientifiques professionnels, qui ont un intérêt immédiat pour le développement de l’énergie atomique, que nous pouvions espérer trouver, et que nous avons effectivement trouvé, un enthousiasme lucide pour la coopération dans ce domaine.
Seules deux catégories d’applications pacifiques de l’énergie atomique étaient alors apparentes. Et à ma connaissance, il n’y en a que deux aujourd’hui. L’une est le développement d’une nouvelle source d’énergie ; l’autre est une famille de nouveaux instruments utiles à la recherche, à la technologie et à la médecine.
En premier lieu, il était clair il y a deux ans, et il l’est encore aujourd’hui, que même si la production d’énergie utile à partir de sources atomiques était assurément un problème solvable et ferait, dans des circonstances propices, des progrès décisifs en l’espace d’une décennie, il faudrait beaucoup de temps pour répondre à la question de l’utilité de cette énergie, de l’échelle à laquelle elle pourrait être mise à disposition, de son coût et de sa valeur économique en général. Comme nous le savons tous, les réponses dépendent de la conjoncture des matières premières, c’est-à-dire essentiellement de la disponibilité et du coût de l’uranium naturel et du thorium, et de la mesure dans laquelle on pourrait en pratique parvenir à exploiter les abondants isotopes de l’uranium et du thorium en tant que combustibles nucléaires. Ainsi, aucune évaluation honnête des perspectives de l’énergie en 1945 ne pouvait ignorer la nécessité d’un développement et d’une exploration intensifs. De même, aucune évaluation honnête ne pouvait donner des assurances quant au résultat final au-delà des assurances générales que l’histoire de notre technologie justifie. Il est certain qu’aucune évaluation à l’époque, ni d’ailleurs aujourd’hui, ne pouvait justifier de considérer l’énergie atomique comme une aide économique immédiate à un monde dévasté et avide de combustible, ni donner à son développement l’urgence que le contrôle des armes atomiques ne manquerait pas d’avoir une fois que leur nature et leur férocité seraient devenues évidentes pour tous.
En ce qui concerne l’utilisation des radiotraceurs, des substances radioactives et des radiations à des fins scientifiques, techniques, technologiques et médicales, nous étions mieux placés pour juger de ce qui pourrait se produire. L’utilisation des radiotraceurs n’était pas nouvelle. La décennie précédente — les années 1930 — avait été marquée par des applications de plus en plus variées et de plus en plus efficaces. L’utilisation des rayons pour l’étude des propriétés de la matière, pour le diagnostic et pour la thérapie n’était pas non plus nouvelle. Plusieurs décennies d’expériences pleines d’espoir et d’amertume nous avaient donné une idée de la puissance et des limites de ces outils. Le développement des réacteurs atomiques et des nouvelles méthodes de manipulation des matières radioactives et de séparation des isotopes nous réservait une plus grande variété et une plus grande quantité de radiotraceurs, ainsi qu’une intensité de rayonnement beaucoup plus élevée que celle dont nous disposions jusqu’à présent. Il était clair que cela stimulerait l’étude de la physique et de la biologie ; nous savions aussi que sa valeur dépendrait en premier lieu du développement habile des techniques chimiques, physiques et biologiques, et que ce développement, même dans les meilleures circonstances, serait graduel et continu.
Ainsi, l’image que nous avions des utilisations pacifiques de l’énergie atomique n’était ni triviale ni héroïque : d’une part, il fallait prévoir de nombreuses années, voire des décennies, de développement — essentiellement technique — dans le but de fournir de nouvelles sources d’énergie ; d’autre part, nous pouvions disposer d’un nouvel arsenal d’instruments pour l’exploration du monde physique et biologique et, à terme, pour son contrôle, qui viendrait s’ajouter à l’arsenal toujours croissant dont disposaient déjà les scientifiques et les ingénieurs.
Trois autres enjeux étaient clairs à l’époque. D’une part, le développement de l’énergie atomique serait indissociable du développement technologique essentiel et largement complémentaire à la fabrication d’armes atomiques. D’autre part, ni le développement de l’énergie, ni l’utilisation efficace et généralisée des nouveaux outils de la recherche et de la technologie ne pouvaient prospérer pleinement sans une ouverture et une transparence considérables à l’égard des réalités techniques — une ouverture et une transparence difficiles à concilier avec les exigences traditionnelles de la sécurité militaire en ce qui concerne le développement des armes de guerre. À ces considérations générales, il faut encore ajouter que si l’utilisation pacifique de l’énergie atomique pouvait stimuler la réflexion des techniciens et inspirer des hommes d’État soucieux du bien-être de l’humanité, elle ne pouvait pas interpeller les peuples fatigués, affamés, presque désespérés d’un monde ravagé par la guerre. Un tel discours, s’il était tenu, pourrait difficilement être tenu en toute honnêteté.
III
Aussi importantes qu’aient pu être ces vues sur l’avenir pacifique de l’énergie atomique, elles ont été éclipsées à l’époque, comme elles le sont depuis, par une préoccupation d’un tout autre ordre. Pour simplifier à l’extrême, il s’agit de la question du « contrôle de l’énergie atomique dans la limite nécessaire pour prévenir son emploi à des fins destructrices ». Deux types de considérations s’appliquent à ce problème, l’une découlant de la nature de l’armement atomique, l’autre du climat politique du monde de l’après-guerre. Le premier argumentaire a peut-être reçu un poids relatif plus important dans le débat public. Mais c’est dans le second que les ressorts essentiels de la politique auraient dû se trouver.
Les armes testées au Nouveau-Mexique et utilisées contre Hiroshima et Nagasaki ont démontré qu’avec la libération de l’énergie atomique, des changements tout à fait révolutionnaires s’étaient produits dans les techniques de guerre. Il était désormais évident qu’avec des nations déterminées à se doter d’un arsenal atomique, des armes plus terrifiantes, voire beaucoup plus terrifiantes, que celles déjà livrées seraient mises au point ; et il était aussi évident, à partir d’une simple évaluation des coûts, que des nations aussi déterminées à se doter d’un arsenal atomique pourraient accumuler ces armes dans des quantités vraiment terrifiantes.
À la fin de la guerre, il était certain qu’il n’existait pas de défenses adéquates contre les armes atomiques. Les avantages de l’attaque et de la défense pourraient varier au fur et à mesure des avancées militaires. Si une interception anti-aérienne efficace était mise au point avant de nouveaux types d’avions ou de fusées, il pourrait même y avoir des périodes au cours desquelles la portée des armes atomiques serait sérieusement entravée. Mais il était déjà manifeste que, pour l’essentiel, le développement de ces armes avait augmenté considérablement la férocité des bombardements stratégiques — cette forme de guerre qui a particulièrement caractérisé la dernière guerre et qui a tant contribué à la désolation de l’Europe et de l’Asie. Il n’était pas nécessaire d’envisager des méthodes nouvelles et ingénieuses d’acheminement, telles que la valise et le tramp steamer, pour que ce point soit clair pour nous. À cela venait s’ajouter une préoccupation qui n’était pas étrangère aux États-Unis. Il semblait déraisonnable de supposer qu’un futur conflit majeur laisserait ce pays relativement indemne comme il l’avait été au cours des deux dernières guerres où il avait été totalement épargné par les bombardements stratégiques. Ces arguments ont été si souvent avancés, et avec une telle ardeur, qu’ils ont peut-être occulté dans une certaine mesure les vraies questions relatives au contrôle international de l’énergie atomique.
Au cours de la dernière guerre, le tissu de la civilisation s’est tellement usé en Europe qu’il y a le plus grand danger qu’il ne résiste pas. Deux fois en une génération, les efforts et les énergies morales d’une grande partie de l’humanité ont été consacrés à la guerre. Si la bombe atomique devait avoir une signification dans le monde contemporain, ce serait de démontrer que ce ne sont pas les hommes modernes, ni les forces navales ou terrestres, mais la guerre elle-même qui est obsolète. La question de l’avenir de l’énergie atomique est donc apparue dans un cadre de réflexion essentiel : « Que peut-on faire de ce développement pour en faire un instrument de préservation de la paix et de modification des relations entre les nations souveraines qui permettent d’espérer que la paix soit préservée ? »
Bien que cette question ait été posée en principe, un problème beaucoup plus concret et immédiat se posait au monde. Certes, une trop grande préoccupation pour les relations entre l’Union soviétique et les États-Unis peut être source d’une certaine myopie. Il est indéniable qu’il y a d’autres foyers de conflit, d’autres risques de guerre et d’autres problèmes à résoudre si l’on veut que le monde parvienne à la paix, et que ceux-ci pourraient être déterminants. Mais si la coopération — à une échelle et avec un degré d’intimité et d’efficacité inconnus jusqu’alors — entre l’Union soviétique et les États-Unis n’est peut-être pas suffisante pour l’instauration de la paix, elle est manifestement nécessaire. La question s’est donc naturellement posée de savoir si le contrôle et le développement concerté de l’énergie atomique ne pouvaient pas jouer un rôle unique et décisif dans le programme d’établissement d’une telle coopération. Il est clair que des opinions tout à fait divergentes s’expriment quant à la volonté de l’Union soviétique de s’engager dans une telle coopération, allant de la certitude qu’elle se concrétiserait si les États-Unis en manifestaient le désir à la conviction que son instauration n’est pas en notre pouvoir. L’opinion dominante — et, je crois, celle sur laquelle notre politique a été fondée par la suite — était qu’une telle coopération constituerait pour les Soviétiques un renversement de leur politique passée et, dans une certaine mesure, une répudiation d’éléments clefs de leur théorie politique, beaucoup plus importants que ce que cela représenterait pour nous. Autrement dit, l’opinion dominante voyait dans les problèmes de l’énergie atomique non pas une occasion de permettre aux dirigeants soviétiques de mener à bien une politique de coopération internationale, d’ouverture, de franchise et de renoncement à la violence à laquelle ils étaient déjà attachés ; elle y voyait plutôt une occasion de provoquer un changement décisif dans l’ensemble de la politique soviétique, sans lequel les possibilités d’une paix garantie étaient en effet plutôt incertaines, et qui pourrait bien être, s’il était réalisé, le point tournant dans le schéma des relations internationales.
Pourquoi l’énergie atomique semblait-elle pleine de promesses pour ce projet ? Ce n’était que partiellement le cas en raison de la nature terrifiante de la guerre atomique qui, pour tous les peuples et certains gouvernements, constituait une forte incitation à s’adapter à une technologie en pleine évolution. En tant que telles, les armes atomiques n’étaient qu’une sorte d’aboutissement du caractère total de la guerre telle qu’elle avait été menée dans cette dernière guerre mondiale, une sorte d’argument final, s’il en fallait un ; la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Mais il y avait d’autres points beaucoup plus concrets. La maîtrise des armes atomiques n’est jamais apparue possible que sur la base d’une collaboration intensive et opérationnelle entre des nationalités nombreuses, sur la création (au moins dans ce domaine) de schémas supra-nationaux de communication, de travail et de développement. Le développement de l’énergie atomique se situe dans un domaine qui se prête particulièrement bien à une telle internationalisation et qui, en réalité, l’exige pour son exploitation la plus efficace, ne serait-ce que pour des raisons techniques. Le développement de l’énergie atomique se situait dans un domaine qui était international par tradition et qui n’était pas touché par les schémas de contrôle nationaux préexistants. Ainsi, le problème tel qu’il se présentait à l’été 1945 consistait à utiliser notre compréhension de l’énergie atomique et les développements que nous avions réalisés, avec les espoirs et les menaces qu’ils impliquaient, pour voir si, dans ce domaine, les barrières internationales ne pourraient pas être brisées et si des modèles de franchise et de coopération ne pourraient pas être mis en place pour assurer la paix dans le monde.
Il était impossible, même à ce moment-là, de ne pas soulever deux questions d’une certaine gravité. La première était de savoir si la politique soviétique ne s’était pas déjà résumée à une non-coopération presque totale. Les difficultés rencontrées pendant les années de guerre, tant dans la coopération sur des problèmes techniques ayant une certaine analogie avec l’énergie atomique que dans les questions plus générales de coordination de la stratégie, pouvaient certainement être interprétées comme un mauvais présage pour l’avenir de la coopération. Une deuxième question, liée à la première, était de savoir si la mise au point d’armes atomiques par la Grande-Bretagne, le Canada et les États-Unis, et l’annonce de leur mise au point à la fin de la guerre, ne semblaient pas en elles-mêmes jeter un doute sur notre volonté de coopérer à l’avenir avec des alliés avec lesquels nous n’avions pas été disposés à coopérer dans ce domaine pendant la guerre.
En tout état de cause, ces doutes soulignaient assez fortement la nécessité de mener des discussions entre les chefs d’État et leurs conseillers immédiats, afin de tenter de rouvrir la question d’une coopération de grande envergure. La relégation ultérieure des problèmes de l’énergie atomique à des discussions au sein des Nations Unies, où les questions de haute politique ne pouvaient être abordées que difficilement et maladroitement, semble avoir hypothéqué les chances d’une véritable rencontre des esprits.
Dans le domaine de l’énergie atomique, notre propre sécurité exige une approche tout à fait nouvelle des problèmes internationaux. La sécurité de tous les peuples serait compromise si l’on ne parvenait pas à établir de nouveaux systèmes d’ouverture et de coopération entre les nations ; or de nombreuses circonstances favorables faisaient apparaître une action concrète de coopération comme non seulement séduisante mais aussi réalisable. L’énergie atomique avait donc un rôle particulier à jouer dans les affaires internationales. Cependant, il convient de souligner à nouveau qu’aucune perspective de collaboration étroite dans ce domaine ne semblait avoir de chances de succès si elle n’était pas accompagnée d’une coopération comparable dans d’autres domaines : si l’énergie atomique semble revêtir une certaine importance en tant que question internationale, c’est précisément parce qu’elle n’est pas entièrement séparable des autres questions, précisément parce que ce qui est fait dans ce domaine peut être le prototype de ce qui pourrait être fait dans d’autres, et précisément parce que nous semblons disposer d’une certaine liberté de manoeuvre — que nos avancées techniques semblent nous avoir donnée — pour demander que soient examinés sur le plan le plus élevé possible les moyens par lesquels les nations du monde pourraient apprendre à modifier leurs relations de telle sorte que les guerres futures ne soient plus probables.
IV
Les vues qui viennent d’être exposées ne reflètent sans doute que grossièrement celles qui avaient cours dans les derniers mois de la guerre, parmi les personnes auxquelles leur familiarité avec l’énergie atomique ou leur responsabilité dans le projet avait fait comprendre sa nature. Que de telles considérations aient pu trouver leur expression dans la politique du peuple et du gouvernement des États-Unis est en soi quelque peu surprenant. Il faut garder à l’esprit que le domaine de l’énergie atomique n’était pas du tout familier à la population de ce pays, que l’esprit et le tempérament d’un développement de ce type nécessitaient d’être expliqués et réexpliqués. Pour des raisons de sécurité, beaucoup d’éléments utiles à la compréhension du problème n’ont pu être révélés et ne peuvent l’être aujourd’hui. Avec la fin de la guerre, il y a eu une nostalgie généralisée parmi notre peuple pour que les efforts et la tension des années de guerre se relâchent et que nous revenions à une vie plus facile et moins éprouvante. Le fait que, dans ces circonstances, les États-Unis aient élaboré et, dans une large mesure, adopté une politique de véritable internationalisation de l’énergie atomique, qu’ils aient étayé cette politique par des propositions concrètes, quoique sommaires, sur la manière dont l’internationalisation devait être réalisée, et qu’ils aient même pris l’initiative de présenter ces points de vue aux gouvernements des autres puissances, doit être considéré à sa juste valeur, comme une réalisation remarquable dans la formulation démocratique de la politique gouvernementale. Néanmoins, tout cela a eu un coût..
Ce qui a coûté le plus cher, c’est peut-être que, préoccupés par la détermination et la clarification de notre propre politique, nous avons beaucoup trop négligé d’essayer d’influencer celle de l’Union soviétique sur le seul plan où cette influence aurait pu être efficace. Nous avons laissé nos préoccupations intérieures nous amener à nous contenter de faire valoir notre point de vue au sein du forum mondial des Nations unies, sans rechercher suffisamment tôt, à un niveau suffisamment élevé ou avec une résolution suffisamment ferme, l’objectif d’amener les dirigeants soviétiques à prendre part, au moins en partie, à notre effort. Notre démarche intérieure a entraîné des retards, de la confusion, l’introduction d’éléments non pertinents et incohérents dans notre politique en matière d’énergie atomique. Par-dessus tout, il a entraîné une sorte de séparation schizophrène entre nos activités dans ce domaine et nos activités dans tous les autres. En fait, pour nous adapter à l’évolution politique du monde entier, nous nous sommes retrouvés à nier, dans de nombreux contextes concrets, la confiance et la coopération que nous réclamions dans le domaine de l’énergie atomique. Il est certainement vain de spéculer, comme il peut être vain de se demander si la politique de ce pays aurait été plus fructueuse s’il avait mieux réfléchi en juin 1945 et s’il avait été prêt à agir en conséquence. Seul un historien qui aurait accès à l’intimité de la pensée et de la prise de décision soviétiques serait en mesure de répondre à une telle question. Mais les faits, tels qu’ils se sont déroulés, ne confirment pas nécessairement qu’une action plus prompte, plus claire et plus magnanime nous aurait permis d’atteindre nos objectifs.
L’histoire de la politique atomique des États-Unis, depuis les premières déclarations du président Truman et du secrétaire Stimson le 6 août 1945 jusqu’aux documents de travail détaillés que le représentant des États-Unis à la Commission de l’énergie atomique des Nations-Unies vient de publier, est connue de tous et a été en grande partie résumée dans le rapport du département d’État intitulé « Contrôle international de l’énergie atomique ». Deux aspects de cette histoire doivent notamment être mentionnés. Tout d’abord, il s’agit de ce que l’on peut appeler le but de la politique américaine, c’est-à-dire l’esquisse de notre vision du monde tel que nous aimerions le voir en ce qui concerne l’énergie atomique. Les principes d’internationalisation, d’ouverture, de franchise et d’absence totale de secret, l’accent mis sur le développement coopératif et constructif, l’absence de rivalité internationale, l’absence de droit légal d’intervention pour les gouvernements nationaux : tels sont les piliers sur lesquels notre politique a été construite. Il est tout à fait clair que, dans ce domaine, nous aimerions voir s’établir des modèles qui, s’ils étaient plus généralement étendus, constitueraient certains des éléments les plus vitaux d’un nouveau droit international : ils ne sont pas sans rapport avec les idéaux qui sont plus généralement et plus éloquemment exprimés par les partisans d’un gouvernement mondial. Il a naturellement fallu un certain temps pour se rendre compte que des tentatives de contrôle plus modestes risquaient d’aggraver plutôt que d’atténuer les rivalités et les suspicions internationales que nous voulons abolir.
La solution proposée et préconisée par les États-Unis est une solution radicale, qui exige un esprit de confiance mutuelle pour qu’elle ait quelque substance. Ce n’est que dans le domaine des sanctions, de l’exécution des engagements en matière d’énergie atomique, que la politique des États-Unis a nécessairement été quelque peu conservatrice. Pour tenter d’intégrer ce problème d’application dans la structure préexistante des Nations Unies, ils ont dû s’en remettre aux perspectives de la sécurité collective afin de protéger les États respectueux des engagements contre les tentatives délibérées des autres États qui entendaient se soustraire aux contrôles et se doter d’un arsenal atomique.
Le deuxième aspect de notre politique est que pendant que ces propositions étaient élaborées et que leur bien-fondé était étudié et assimilé, les bases mêmes de la coopération internationale entre les États-Unis et l’Union soviétique étaient sapées par la manifestation de leurs profonds conflits d’intérêts, la répugnance profonde et apparemment mutuelle de leurs modes de vie et la conviction apparente, de la part de l’Union soviétique, du caractère inévitable d’un conflit — non seulement idéologique, mais aussi militaire. Pour ces raisons, les États-Unis ont assorti leurs propositions ambitieuses pour l’avenir de l’énergie atomique d’une référence plutôt prudente aux garanties requises, de peur que, dans notre transition vers l’heureux état de contrôle international, nous ne nous trouvions dans une situation de net désavantage comparatif.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
De nombreux facteurs ont concouru à cette attitude circonspecte. Il ne fait guère de doute qu’à l’heure actuelle, le fait que nous soyons les seuls à posséder des installations et des armes nucléaires constitue un avantage militaire que nous n’accepterions de céder qu’à contrecœur. Il ne fait guère de doute non plus que nous aspirons à obtenir une forme de tutelle sur le monde, plus ou moins similaire à celle que formula le président Truman dans son discours du jour de la Marine à la fin de l’année 1945 : nous souhaiterions, en d’autres termes, une situation dans laquelle nos intentions pacifiques seraient reconnues et dans laquelle les nations du monde accepteraient volontiers que nous soyons les seuls détenteurs de l’arme atomique. En corollaire, nous sommes réticents à l’idée que les connaissances sur lesquelles repose notre maîtrise actuelle de l’énergie atomique soient révélées à nos ennemis potentiels. Aussi naturels et inévitables que soient ces désirs, ils n’en sont pas moins en contradiction flagrante avec nos propositions principales de renoncement à la souveraineté, au secret et à la rivalité dans le domaine de l’énergie atomique. Là encore, il est sans doute vain de se demander comment notre pays aurait réagi si l’Union soviétique avait abordé le problème de la maîtrise de l’énergie atomique dans un véritable esprit de coopération. Une telle situation supposerait des changements profonds dans l’ensemble de la politique soviétique qui, par leurs réactions, auraient modifié la nature de nos objectifs politiques et ouvert de nouvelles voies pour l’établissement d’un contrôle international, sans être soumis aux conditions que, dans l’état actuel du monde, nous ne manquerions pas d’exiger. Il ne faut pas oublier non plus que si les plans d’internationalisation de l’énergie atomique avaient été plus concrets, nous, et les gouvernements des autres pays, aurions éprouvé de nombreuses difficultés à concilier la sécurité, les coutumes et les avantages nationaux particuliers avec un plan international d’ensemble visant à assurer la sécurité des peuples du monde. Le fait que ces problèmes ne se soient pas posés sous une forme sérieuse reflète le caractère irréel de toutes les discussions menées jusqu’à présent.
Cependant, en dépit de ces limitations, les travaux de la Commission de l’énergie atomique des Nations Unies ont permis d’établir un point : au cours de nombreux mois de discussion, dans des circonstances souvent décourageantes et par des délégués qui n’y étaient pas initialement attachés, l’idée fondamentale de la sécurité par le développement coopératif international a prouvé son extraordinaire et profonde vitalité.
V
Cette perspective des aspects internationaux de la question de l’énergie atomique est donc l’histoire d’un espoir immense, sinon déraisonnable, et d’un échec. On se demandera naturellement si des objectifs limités, mais néanmoins louables, ne peuvent pas être atteints dans ce domaine. Des accords de mise hors la loi des armes atomiques plus proches des accords conventionnels, complétés par un appareil d’inspection plus modeste, ne peuvent-ils pas nous apporter un certain degré de sécurité ? Lorsque le clivage politique entre l’Union soviétique et les États-Unis n’était pas aussi marqué qu’il l’est aujourd’hui, on aurait peut-être pu essayer de répondre par l’affirmative à cette question. Si nous n’avions pas affaire à un rival dont les pratiques habituelles, même dans des domaines qui n’ont rien à voir avec l’énergie atomique, impliquent le secret et le contrôle policier, ce qui est tout le contraire de l’ouverture que nous avons préconisée — et que nous avons offert d’adopter moyennant des garanties appropriées — nous aurions pu croire que des mesures moins radicales d’internationalisation seraient suffisantes. L’histoire des efforts passés pour mettre les armes hors-la-loi, pour réduire les arsenaux ou encore pour maintenir la paix n’incite guère à l’espoir en ce qui concerne ces approches.
Dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, et alors que notre politique dans des domaines autres que l’énergie atomique est aussi clairement axée sur un conflit (ce qui n’est pas la même chose que la guerre) avec l’Union soviétique, il ne paraît pas raisonnable d’espérer que fonctionnent des solutions intermédiaires impliquant, peut-être, une renonciation formelle à l’armement atomique et une certaine concession en ce qui concerne l’accès aux installations atomiques de la part des inspecteurs internationaux. Elles ne contribueront guère à la concrétisation de la sécurité actuelle ou à l’établissement ultérieur de relations de coopération. En fait, le gouvernement des États-Unis en est venu à considérer officiellement que des solutions palliatives de ce genre susciteraient presque certainement une intensification des soupçons et des rivalités, tandis qu’elles nous feraient manifestement perdre les avantages nationaux — qui ne peuvent a priori être considérés comme négligeables — que notre développement antérieur et notre grande familiarité avec l’énergie atomique nous confèrent aujourd’hui.
Il est clair que nous ne pouvons pas nous permettre d’écarter à la légère la question de savoir s’il existe d’autres approches du problème du contrôle international de l’énergie atomique qui auraient plus de chances de contribuer à notre sécurité. En fait, la littérature récente regorge de propositions allant dans ce sens. Quiconque est conscient de la gravité de la situation ne peut manquer de préconiser ce qui semble être une voie d’approche prometteuse ; et personne n’a le droit d’écarter ces propositions sans les avoir examinées avec la plus grande attention.
Je suis d’avis qu’aucune de ces propositions n’est porteuse d’espoir à court terme. En fait, il semble très douteux qu’il y ait aujourd’hui une voie ouverte aux États-Unis qui puisse donner à notre peuple le genre de sécurité qu’il a connu dans le passé. L’argument selon lequel une telle voie doit exister semble spécieux et, en dernière analyse, la plupart des propositions actuelles reposent sur cet argument.
Cela ne signifie pas qu’à un niveau inférieur, et avec des objectifs beaucoup plus limités, des problèmes de politique de l’énergie atomique ne se poseront pas, même dans le domaine international. Il est évident que les accords qui pourraient être conclus entre le gouvernement des États-Unis et d’autres gouvernements, dans le but d’exploiter avec profit l’énergie atomique ou de renforcer notre position relative dans ce domaine, auront une incidence sur la sécurité et sur les probabilités de maintien de la paix. Mais de tels arrangements, aussi difficiles à déterminer qu’ils soient, et aussi importants qu’ils puissent être pour notre bien-être futur, ne peuvent prétendre — et ne prétendent pas — nous offrir une sécurité réelle, et ne sont pas non plus des étapes directes vers la perfection de ces arrangements coopératifs que nous considérons à juste titre comme la meilleure assurance de la paix. Elles appartiennent à la même catégorie, dans notre situation actuelle, que la conduite appropriée, imaginative et sage de notre programme national d’énergie atomique. Elles font partie des conditions nécessaires au maintien de la paix à long terme, mais personne ne supposerait un instant qu’elles sont suffisantes.
Ainsi, lorsqu’on essaye d’examiner le rôle que l’énergie atomique peut jouer dans les relations internationales dans un avenir proche, on ne peut guère croire qu’elle puisse à elle seule renverser la tendance à la rivalité et au conflit qui existe dans le monde d’aujourd’hui. Pour ma part, je pense que seul un changement profond de l’orientation générale de la politique soviétique et une réorientation correspondante de la nôtre, même dans des domaines éloignés de l’énergie atomique, pourraient donner corps aux grands espoirs initiaux. L’objectif de ceux qui œuvrent à l’établissement de la paix et qui souhaitent voir l’énergie atomique jouer le rôle utile qu’elle peut jouer dans la réalisation de cet objectif, doit être de conserver ce qu’il y avait de bon dans nos premiers espoirs et de chercher par tous les moyens en leur pouvoir à finalement les réaliser.
Il nous est impossible, de nos jours, de voir à quel moment, à quelles fins immédiates, dans quel contexte et dans quel monde, nous pourrons retrouver les grandes questions soulevées par le contrôle international de l’énergie atomique. Cependant, même dans l’histoire des échecs récents, nous pouvons reconnaître des éléments qui concernent plus généralement la santé de notre civilisation. Nous pouvons discerner l’harmonie essentielle, dans un monde où la science a étendu et approfondi notre compréhension des sources communes de la puissance du mal et de la puissance du bien, de la limitation de l’une et de l’encouragement de l’autre. C’est une graine que nous emportons avec nous, en voyageant vers un pays que nous ne connaissons pas, pour la planter dans un nouveau sol.