3466

Le discours d’Aroa Moreno Durán

Le 18 décembre, l'écrivaine espagnole Aroa Moreno Durán a remporté l'édition 2022 du Prix Grand Continent pour son roman La Bajamar. Nous publions en exclusivité le discours qu'elle a prononcé à l'occasion de la remise du Prix.

Une bonne nouvelle inattendue est une explosion de joie. Et encore plus dans une profession comme celle-ci. On écrit dans une solitude totale et soudain ces mots atteignent d’autres lieux, d’autres lecteurs, des sommets élevés et glacés comme celui-ci ou des plaines touchées par la mer.

C’est un honneur d’être ici aujourd’hui pour recevoir ce prix. Si le Mont Blanc n’est pas le cœur de l’Europe, car l’Europe a beaucoup de cœurs, il en sera le phare. Ce sommet veille sur ceux d’entre nous qui habitent ses territoires et son histoire. Il l’a fait avant que les premiers peuples n’arrivent sur ce continent et il continuera à le faire lorsque nous partirons.

Recevoir un prix qui transcende mon pays est une grande joie. Parce que tant dans mon premier roman, La hija del comunista, que dans La Bajamar, il y a une foi exprimée dans l’importance de la communauté dont nous faisons partie. Au-delà de nos frontières, au-delà de nos nations.

Nous avons été et sommes une terre qui marche et se mélange. Et c’est ce que nous devons continuer à être : des portes ouvertes, des accolades, des lieux d’arrivée pour ceux qui laissent une vie derrière eux, quelles que soient leurs raisons. Comme la femme qui accueille les filles exilées dans mon roman en Belgique — la solidarité. N’oublions pas ce mot. Ni l’empathie.

Nous pensions être en sécurité. Il y a un peu plus de deux ans, nous nous sentions protégés dans notre premier monde. Mais une pandémie est arrivée, puis une guerre, et nous avons su ce que signifiait la fragilité, nous avons su que tout peut être perdu si on ne le sauvegarde pas avec des convictions fortes.

Il y a une image dans mon roman où une maternité de San Sebastian, au Pays basque, est bombardée pendant la guerre civile espagnole, en 1936. J’ai vu la même image à la télévision à Marioupol il y a quelques mois. Des mères émergeant des décombres de la guerre avec leurs enfants dans les bras. Terrifant.

Il arrive également dans La Bajamar qu’une femme mette ses enfants sur un bateau sans destination connue afin de les sauver. L’image se répète à nouveau. Cette fois, c’était à Kaboul, une femme tendait un bébé à un soldat pour qu’il le sorte d’Afghanistan, peu importe où. Elle voulait sauver sa vie.

Bien sûr, l’histoire se répète. Demandez-leur. Et même si la littérature ne peut rien faire pour la changer, il y a dans les mots une volonté de lumière. La littérature dit que ce que vous voyez maintenant est arrivé. Avec la littérature, nous dépassons ce que nous ne comprenons pas. Et dans ce que nous ne comprenons pas, il y a des questions aussi individuelles que l’amour et aussi collectives que la guerre.

Ce roman parle des femmes et des filles de l’arrière-garde. Il évoque tout ce qu’elles ont fait pendant que l’histoire pesait sur leur dos. Des histoires intimes frappées par la grande histoire. La politique qui atteint le plus profond et le plus intime : l’éducation, l’accouchement, le silence violent sur la table de nos cuisines.

C’est à elles que j’ai écrit ce roman : aux mères (surtout, bien sûr, à la mienne), aux filles, aux grands-mères, à toutes celles qui ont fait plier l’histoire, à celles qui ont résisté, à celles qui se sont rebellées et aussi à celles qui n’ont pas pu le faire. Merci beaucoup.

Le Grand Continent logo