La lutte contre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent sale, issu d’activités criminelles, de la corruption ou du détournement d’argent public, vient de subir un sérieux revers. Le 22 novembre dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a en effet invalidé l’une des avancées les plus significatives enregistrée ces dernières années dans la lutte contre les paradis fiscaux et pour la transparence financière : la libre consultation par les citoyens européens des registres identifiant les bénéficiaires réels des sociétés créées au sein de l’Union. Cette possibilité avait été ouverte par la 5ème directive anti-blanchiment de 2018 et commençait à peine à être mise en place et à produire des effets. Elle avait par exemple permis à des journalistes d’établir, dans l’enquête OpenLux publiée en février 2021, que 45 % des entreprises enregistrées au Luxembourg, totalisant 6 500 milliards d’euros d’actifs, n’étaient en réalité que de pures sociétés-écrans sans aucune activité économique réelle dans le pays, confirmant son rôle d’acteur-clef de l’évasion fiscale au cœur de l’Europe. Sans surprise, c’est d’ailleurs en réponse à la question préjudicielle que lui avait posé un tribunal luxembourgeois, saisi par des propriétaires de sociétés immatriculées dans le Grand-Duché, que la CJUE a rendu sa décision, en se réfugiant derrière « le respect de la vie privée et la protection des données à caractère personnel. » Sans attendre, le Luxembourg et les Pays-Bas, havres fiscaux pour multinationales, se sont engouffrés dans cette brèche en annonçant, quelques heures à peine après cet arrêt, qu’ils suspendaient l’accès public à leurs registres nationaux.
Cette décision revient à considérer que seules les autorités et les institutions financières sont en droit de contribuer à la lutte contre le blanchiment, en disposant d’un accès privilégié au registre national ou en coopérant entre elles pour accéder aux informations contenues dans les registres des autres pays européens. C’est ignorer la réalité des blocages et des lenteurs de la coopération internationale en la matière, dont les paradis fiscaux ont toujours su profiter pour protéger leurs intérêts. Pourtant, la difficulté d’identifier les avoirs des oligarques russes en Europe faisant l’objet de sanctions en raison de leur proximité avec le régime de Poutine responsable d’une nouvelle guerre sur notre continent avait récemment illustré les limites des mesures de transparence en vigueur pour lutter contre la fraude et le blanchiment. Priver les lanceurs d’alerte, les ONG ou les journalistes, de la possibilité de consulter librement les informations les plus élémentaires précisant l’identité des propriétaires réels des entreprises au sein de l’Union n’est rien de moins qu’un service rendu aux adversaires de la transparence financière. C’est un grand bond en arrière. Choisir aujourd’hui de renforcer l’opacité, c’est faire le choix de la complicité avec les flux financiers illicites et leurs bénéficiaires.
Offshore Leaks, Panama Papers, Paradise Papers, LuxLeaks, Pandora Papers, Open Lux : combien de scandales faudra-t-il pour se doter enfin des moyens de lutter efficacement contre ces pratiques ? Les grandes entreprises et les particuliers qui s’organisent pour échapper à l’impôt en toute impunité privent les États de revenus indispensables pour investir dans les services publics essentiels, tels que la santé et l’éducation, réformer leur gouvernance, ou lutter contre le changement climatique. Alors que de nombreux pays souffrent de l’inflation, que l’économie mondiale est au ralenti, que la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine entraînent une augmentation mondiale de la pauvreté et des inégalités, une mobilisation sans précédent de ressources publiques est pourtant plus que jamais nécessaire pour réparer la planète. Le laxisme face à l’évasion fiscale et au blanchiment n’est plus seulement insupportable sur le plan moral : il conforte des pratiques qui nuisent au bien collectif et ruinent les efforts que la majorité des peuples consentent pour faire face à l’avenir. Les plus grandes fortunes de la planète, les criminels, les personnalités politiques ou les chefs d’États qui dissimulent revenus, activités, pots de vin et argent public détourné dans les sociétés opaques au sein des paradis fiscaux, expriment finalement par leurs pratiques une même indifférence aux autres, un même égoïsme, une même cupidité. L’indignation unanime face aux révélations de pratiques rendues possibles par les silences de la législation, le laxisme des autorités, ou le cynisme des paradis fiscaux, doit enfin se traduire par des décisions politiques à la hauteur de l’enjeu.
La décision de la CJUE pourrait replonger l’Europe dans une opacité financière aussi anachronique qu’inquiétante. Mais elle intervient au moment précis où les institutions européennes ont entamé la négociation de la 6ème directive anti-blanchiment, qui devra désormais réaffirmer l’intérêt légitime des citoyens, des médias et des ONG à continuer d’accéder aux registres de bénéficiaires des entreprises enregistrées dans l’Union. Tout n’est donc pas perdu, et des marges de progrès existent.
Ainsi, si la directive actuelle impose un registre pour les sociétés, elle est silencieuse concernant les trusts. Ces entités de droit anglo-saxon, qui ne peuvent pas être créées en France, abritent des actifs gérés au nom de leurs propriétaires réels par une personne de confiance (un « trustee »). Créés à l’origine pour protéger les héritages en minimisant l’impôt lors des successions, ils sont de véritables paravents règlementaires vis-à-vis des autorités fiscales particulièrement prisés par les fraudeurs. Ils peuvent être utilisés à des fins de blanchiment au cours des phases dite « d’empilage » (multiplication des opérations bancaires pour dissimuler l’origine des fonds) et de réintégration des flux financiers illicites au sein de l’économie légale. L’OCDE considère que le trust « constitue souvent le dernier niveau d’anonymat pour ceux qui cherchent à dissimuler leur identité ». De son côté, la Banque mondiale estime que 70 % des affaires de corruption des 30 dernières années ont impliqué des sociétés écran ou des trusts. Comme le Parlement européen l’a récemment demandé, il est donc indispensable que la 6ème directive rende obligatoire l’identification des bénéficiaires réels des trusts au même titre que toutes les autres personnes morales. Certains pays européens ont d’ailleurs déjà pris l’initiative de constituer des registres nationaux des trusts, mais sous l’influence du Royaume-Uni, la législation européenne actuelle a laissé aux États-membres le choix d’ouvrir au public l’accès aux informations qu’ils contiennent. Comme une dizaine de pays européens en ont déjà fait le choix, il est donc également nécessaire d’assurer la publicité suffisante aux registres des bénéficiaires des trusts afin de dissuader les pratiques illégitimes. La France, de son côté, assure un suivi des trusts constitués à l’étranger qui ont des effets sur son territoire, en limitant strictement l’accès à ces informations à toute personne justifiant d’un intérêt légitime reconnu par le juge : dans ce cadre protecteur des libertés, les journalistes, les ONG et associations qui exercent une activité en lien avec la prévention ou la lutte contre le blanchiment de capitaux ou le financement du terrorisme doivent pouvoir accéder à ces informations d’intérêt général.
D’autres failles identifiées dans la réglementation actuelle doivent également être corrigées. En premier lieu, l’obligation de déclaration doit être étendue à l’ensemble des bénéficiaires effectifs des sociétés, alors que les règles européennes actuelles n’exigent qu’un seuil de 25 % de propriété pour apparaître sur les registres. Certains détenteurs de capitaux qui souhaitent dissimuler leur identité s’organisent ainsi pour créer plusieurs sociétés-écrans afin d’y répartir leurs avoirs, tout en restant en deçà des seuils de publication. Pour être pleinement efficaces et cesser d’être contournées, les règles de transparence de la propriété effective doivent prévoir la déclaration de l’ensemble des propriétaires, dès qu’ils détiennent une part sociale ou une action. En second lieu, les sociétés enregistrées à l’étranger mais qui investissent, opèrent ou acquièrent des actifs dans un pays de l’Union doivent rendre publics leurs bénéficiaires effectifs dans les mêmes conditions que les sociétés européennes, alors qu’elles échappent aujourd’hui à cette obligation de publication. Lorsque ces sociétés sont enregistrées dans un paradis fiscal ou bancaire, et qu’elles interviennent dans un montage financier dans un pays de l’Union, il est dès lors impossible de savoir qui se cache derrière cette opération. La récente proposition de la Commission européenne d’obliger les personnes morales étrangères qui acquièrent des biens immobiliers ou entrent dans une relation d’affaire au sein d’un pays de l’Union européenne à enregistrer les bénéficiaires est un petit pas dans la bonne direction, mais il est incompréhensible de continuer à exclure les sociétés ou trusts étrangers de cette obligation minimale de transparence au seul motif qu’ils détiennent déjà des biens immobiliers dans l’Union.
Mais créer une obligation d’enregistrement des bénéficiaires réels des sociétés ne suffit pas si elle n’est pas pleinement respectée. On estime ainsi en France à 25 % le nombre de sociétés assujetties à la déclaration de leurs bénéficiaires effectifs qui continuent de se soustraire à leurs obligations, en particulier les sociétés civiles immobilières, qui peuvent acquérir des biens immobiliers. Or elles peuvent aussi servir à dissimuler l’identité de leurs propriétaires d’autant plus facilement que les cessions de parts ne nécessitent pas d’acte notarié ou contresigné par un avocat. Il apparaît nécessaire de soumettre les cessions de parts supérieures à un million d’euros au sein des SCI à l’intervention de professionnels assujettis au dispositif de déclaration des bénéficiaires effectifs. Au-delà, il est indispensable de contrôler systématiquement le respect des obligations d’enregistrement des bénéficiaires des sociétés en mobilisant les administrations concernées et en croisant les fichiers disponibles.
Par ailleurs, les pays de l’Union européenne ont désormais l’obligation de rendre compatibles leurs registres nationaux des bénéficiaires effectifs, dont les spécifications techniques en termes de finalité, de couverture et de contenu doivent être harmonisées. C’est l’objet du régime européen unique et centralisé créé en 2021, reposant sur l’interconnexion des registres des bénéficiaires nationaux, mais qui n’est toujours pas effectif à ce jour. La Commission européenne, chargée de veiller à la bonne application du droit européen, doit demander des comptes aux États-membres récalcitrants, sauf à laisser perdurer des dispositifs hétérogènes qui représentent autant de distorsions de concurrence et de freins à la transparence financière. Sa proposition, formulée dans le cadre de la 6ème directive, de créer un format commun pour les informations contenues dans ces registres est indéniablement un point d’appui permettant d’avancer dans la bonne direction.
Enfin, la France devra se saisir de la transposition prochaine de la directive européenne concernant les déclarations pays par pays pour renforcer réellement la transparence des entreprises multinationales françaises en leur imposant de communiquer publiquement, dans une déclaration spécifique, la liste de leurs activités et des impôts sur les bénéfices qu’elles paient dans chacun des pays où elles opèrent. La directive ne prévoit actuellement qu’une déclaration des activités au sein des seuls pays de l’Union européenne et des pays listés comme paradis fiscaux, excluant ainsi plus des trois quarts des pays du monde. Les pays en développement, qui sont davantage victimes de l’évasion fiscale des multinationales étrangères, n’auraient ainsi toujours pas d’accès aux informations utiles pour lutter contre ces pratiques. Le législateur français devra donc aller plus loin, pour permettre de vérifier que les impôts payés correspondent à des activités réelles, et d’identifier les éventuels montages d’évasion fiscale, quels que soient les pays concernés.
En matière de transparence financière, nos renoncements se payent par l’impunité pour la délinquance fiscale et par l’augmentation de la circulation de l’argent sale. Ce sont autant de reculs pour nos démocraties. Dans un monde en proie à l’instabilité, le désarmement contre les flux financiers illicites est lourd de conséquences. Comme l’a récemment rappelé le lanceur d’alerte à l’origine du scandale des Panama Papers en 2016, « les sociétés-écrans sont les meilleures alliées de Poutine » qui « financent l’armée russe et tuent des civils innocents en Ukraine ». Pour lutter efficacement contre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent sale, le combat pour une véritable transparence financière doit redevenir une priorité. Les prochains mois seront décisifs pour adopter enfin les mesures d’intérêt général indispensables.