« Le nationalisme et le patriotisme sont restés des éléments essentiels de la vie nationale israélienne », une conversation avec Eva Illouz
Au lendemain des élections israéliennes qui pavent la voie à une nouvelle ère Netanyahu, la politologue Eva Illouz, qui vient de publier chez Premier Parallèle Les émotions contre la démocratie, revient sur la persistance et les formes du nationalisme en Israël.
Benyamin Netanyahu est une figure centrale de votre ouvrage. Alors même qu’il est en ce moment en procès du fait d’accusations de corruption, son parti est arrivé en tête des élections et pourrait être en mesure de former un gouvernement. Quel a donc été le rôle de Benyamin Netanyahu depuis son départ du pouvoir ? Et que peut-on attendre d’un nouveau gouvernement Netanyahu ?
Depuis qu’il a été reconduit aux dernières élections, Netanyahu a fait 2 choses : il s’est occupé de son procès et a contribué à consolider les partis d’extrême droite pour éviter que les voix de l’extrême droite ne s’éparpillent 1. Son pari a réussi.
Netanyahu est celui qui peut former un gouvernement parce qu’il a su manœuvrer politiquement et créer un bloc d’extrême droite. Et aussi parce que les partis Arabes se sont divisés et ont perdu de leur pouvoir. Un parti, Bala’ad, n’a pas recueilli les voix pour dépasser le seuil électoral nécessaire pour être accueilli à la Knesset. De plus, traditionnellement, l’électorat Arabe ou bien boycotte les élections ou bien y est indifférent (pour eux, gouvernements de droite ou de gauche s’équivalent, ils pensent qu’il n’y a donc pas grand-chose en jeu pour eux).
S’il forme un gouvernement, Netanyahu essaiera de faire passer des lois pour qu’il ne soit pas inculpé. Mais il n’est pas sûr qu’il recueille le soutien de la Knesset pour une telle loi ou qu’elle soit validée par la Cour Suprême. Il mettra Itamar Ben Gvir, idéologue Kahaniste qui est pour le transfert des Palestiniens, à la tête d’un ministère. Ben-Gvir a par le passé soutenu avec ferveur le terrorisme juif et est en faveur de l’expulsion de tout citoyen déloyal, même des députés arabes, de l’affaiblissement la Cour Suprême – ce qui signifie que les lois votées par la Knesset auraient le dessus sur les décisions de la Cour Suprême, seule autorisée à juger de la constitutionnalité des lois. Il veut enfin que la loi juive Halakhique soit beaucoup plus présente dans le système judiciaire du pays.
L’extrême droite raciste, suprémaciste, belliqueuse, va donc être au pouvoir. Ce sera la première fois, et il sera intéressant de voir comment Netanyahu va les gérer. Ben Gvir a une personnalité politique chaotique et extrémiste. Netanyahu, lui, est plus cynique qu’extrémiste. Il faudra voir si son cynisme ira plus loin que sa prudence dans les affaires militaires et de sécurité intérieure. Si sa majorité à la Knesset est étroite, ce sera du rodéo. À mon avis, il va essayer de recruter ses opposants qui ont formé un parti de droite anti-Bibiste – Benyamin Netanyahu étant surnommé « Bibi ». Je ne peux pas dire si ces anti-Bibistes seront tentés de le rejoindre. Sur le plan international, gouverner avec Ben Gvir dans le gouvernement ne sera pas non plus facile. Peut-être que l’extrême droite Israélienne se révèlera être un Golem qui échappera à son créateur.
Vous cherchez à étudier les émotions qui structurent la société et le débat politique israéliens. Concentrons-nous d’abord sur la peur.
La peur, l’obsession sécuritaire, sont des arguments très porteurs dans le débat politique israélien. Comment la peur s’inscrit-elle au cœur même de la population ? Vous montrez que les Palestiniens sont perçus par les Israéliens comme des ennemis héréditaires, presque abstraits. La peur (ou l’angoisse) est-elle produite par les dirigeants politiques – de droite et d’extrême droite – ou est-elle seulement récupérée ?
La peur structure tout l’appareil d’État depuis la naissance d’Israël. Cela est dû à deux choses principales : la Shoah, et la géographie d’Israël. Le sionisme a été vécu par les Palestiniens et les pays avoisinants comme un projet colonialiste. Comme Jabotinski, figure de proue du sionisme de droite, l’avait déjà compris, il ne pouvait pas en être autrement. Israël est entouré de pays qui ne lui veulent aucun bien. C’est ce qui fait que la peur d’Israël est différente de celles des autres pays. Elle est existentielle. Un Français n’a pas peur que la France cesse d’exister demain ou que les Français soient jetés à la mer. En revanche, pour les Israéliens c’est un scénario entièrement plausible. C’est cela la peur existentielle, c’est la peur qui concerne la possibilité et le droit même d’exister.
C’est pour cela que, depuis le début, cet État se conçoit comme un État sécuritariste, c’est-à-dire un État qui oriente ses institutions, ses industries, sa population vers la défense. C’est pour cela que les services secrets, l’armée et les industries cyber jouent un rôle prépondérant dans la société et que les réflexes politiques sont conditionnés par la division du monde entre amis et ennemis. Le champ de la politique est obstrué par la pensée militaire.
Mais ce qui est intéressant, c’est que l’extrême droite européenne essaie précisément de transformer la peur qui a un objet précis (par exemple l’immigration) en peur existentielle (notre civilisation va disparaître). Wilders, Zemmour, Trump et bien d’autres invoquent la reproduction démographique rapide des minorités religieuses ou ethniques (musulmans marocains pour Wilders, musulmans d’Afrique et d’Afrique du Nord pour Zemmour, Latinos pour Trump), non pas comme un éventuel problème dont il faut discuter mais comme une menace pour la civilisation Européenne, pour la blanchité, pour le Christianisme. Il y a quelques jours, Zemmour a parlé de Francocide : c’est une façon de faire appel à la peur existentielle. Mais alors qu’en Israël cette peur s’adosse à un apparatus sécuritariste et se mue en vision militaire des relations internationales, en Europe elle s’adosse à l’État providence, à l’école, au multiculturalisme.
La peur existentielle d’Israël à ses débuts est néanmoins très différente de la peur agitée par l’extrême droite Israélienne aujourd’hui. Ben Gvir et ses acolytes ont par exemple mobilisé une milice dans les banlieues de Tel Aviv pour semer la peur chez les ouvriers Arabes qui travaillent en Israël. Alors que la peur restait souvent aux frontières d’Israël, elle a désormais pénétré l’intérieur même du corps social.
Vous écrivez que « le sionisme avait précisément pour but de liquider la peur ». Pourtant, Benyamin Netanyahu s’est attaché à cimenter cette émotion, pour faire de la contestation arabe – et également de la détestation des Palestiniens envers les Juifs – un antisémitisme dans la droite ligne de celui qui s’est déchaîné au moment de la Shoah.
Pouvez-vous revenir sur cette conception linéaire, englobante de l’antisémitisme, qui tente de faire de la peur une émotion presque constitutive de l’identité juive ?
Il est intéressant de constater que pour l’écrasante majorité du peuple juif, la réponse au génocide n’a été ni la haine ni la revanche. Au fond, après la Seconde Guerre mondiale, les Israéliens ou les juifs auraient pu faire des attentats dans des supermarchés ou des avions Allemands. Or, il n’en a rien été. Les Israéliens et les juifs se sont immédiatement attelés à la tâche de construire un pays et de participer à la vie des nations dans lesquelles ils vivaient. Mais ce qu’il est resté du génocide et de la façon dont, à quelques exceptions près, le monde entier a lâché les juifs (même, rappelons-le, aux États-Unis), c’est une profonde méfiance vis-à-vis des nations. La leçon fondamentale que les Juifs ont tirée de leur histoire, c’est qu’au fond le monde se passerait très bien d’eux, et qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour vivre. C’est cela qui est au cœur de la conception englobante de l’antisémitisme. Quand un Juif vous accuse d’antisémitisme, il ne vous accuse pas seulement d’avoir une opinion nauséabonde. Il vous accuse au fond de vouloir sa mort et sa disparition. Et je crains que cela ne soit vrai dans plus de cas qu’on ne l’ose imaginer.
Pour revenir à votre question, je trouve donc qu’il est difficile d’y répondre parce que parfois, même les paranoïaques ont raison. C’est encore plus vrai quand ces paranoïaques ont été massacrés, tués, persécutés, dans la plupart des pays où ils ont vécu. Certains pays arabes sont antisémites, d’autres moins. Certains pays musulmans voudraient anéantir Israël, d’autres moins. Pour moi le problème devient double : est-ce la vocation du sionisme de créer un pays sécuritariste – autrement dit, peut-on créer une société bonne dans la peur ? Je crois que non. Le problème pour moi n’est pas le sionisme en tant que tel. Je suis sioniste. Les Juifs ont le droit à un pays. Le problème est plutôt le suivant : dans les conditions qui se sont développées en Israël, ce pays peut-il créer une société bonne tel que l’on comprend ce terme dans notre tradition politique ?
Le deuxième problème, lié au premier, est que les Arabes Israéliens continuent de vivre sous tutelle juive. C’est incompatible avec toute aspiration à une société bonne, à une société démocratique. Pour des tas de raisons, Israël n’a ni voulu ni pu assimiler les 21 % d’Arabes qui vivent en son sein.
Mais permettez-moi de faire une distinction. J’ai des difficultés à voir comment Ben-Gurion et les autres fondateurs d’Israël auraient pu créer un État dénué de la peur de l’autre au sortir de la Shoah. Comment éviter de construire un État sur l’idée que les juifs ne pouvaient pas compter sur le monde et qu’il fallait qu’ils comptent sur eux-mêmes, coûte que coûte ? D’autre part, dans une région du monde qui a été ravagée par le colonialisme européen et américain et par les tensions internes aux sociétés tribales, et étant donné qu’Israël même ressemblait aux colonialismes européens (avec des différences très importantes), on n’avait pas tellement le choix. D’ailleurs les accords d’Abraham n’auraient pas eu lieu, je pense, si Israël n’avait pas été aussi fort militairement. Mais le problème est que l’armure est devenue la peau, l’ennemi réel se mélange à l’ennemi fantasmé, l’ennemi extérieur est assimilé à la minorité religieuse musulmane à l’intérieur, la puissance militaire tient lieu d’éthos politique et on ne peut jamais vraiment séparer la société civile du militaire.
La seconde émotion étudiée dans votre ouvrage est le dégoût. Vous montrez que la distinction entre le pur et l’impur innerve la religion juive, et vous affirmez que c’est l’entrée dans la sphère politique de cette distinction qui a entraîné des changements radicaux dans les domaines politique et social.
L’extrême droite a été un « entrepreneur de dégoût » majeur, pour reprendre votre expression. Quelle influence cette mouvance politique a-t-elle dans la société, au-delà de son peu de sièges, jusqu’ici, au sein de la Knesset ?
Le dégoût est un mécanisme à l’œuvre dans toutes les religions. Le Lévitique n’est qu’un exemple parmi d’autres. La théologie juive repose fortement sur l’idée de sainteté, Dieu ordonne au peuple juif d’être un peuple sain. Ceci demande un travail de purification, c’est-à-dire de séparation entre le pur et l’impur pour utiliser les catégories de Marie Douglas. C’est une vision théologique que je trouve belle et forte et qui explique sans doute comment ce peuple minuscule sans aucune puissance militaire a survécu aussi longtemps.
Cependant quand cette vision théologique est transposée dans la sphère publique d’une démocratie, elle devient intolérable. Or, une petite faction de rabbins très politisés à l’extrême droite, des organisations de cette même orientation politique actives dans la société civile et l’extrême droite politique utilisent ces schèmes de pensée qui tendent à diviser le monde en catégories du pur et du polluant sur un terrain politique : les homosexuels, les Arabes, les gauchistes, les athées, les non-juifs deviennent source de « danger » symbolique, source de pollution, ils peuvent contaminer le peuple juif. La distinction entre pur et l’impur est profondément ancrée dans l’imaginaire, l’impur contamine et le pur nettoie et nous renvoie à un ordre moral, dans le sens où le monde est ordonné par ces catégories, catégories qui nous aident en retour à l’ordonner.
Et l’extrême droite politique est en passe, selon les sondages, de devenir troisième à la Knesset. Mon analyse ne concerne donc pas un phénomène marginal.
Peut-on comparer cette utilisation de la notion de pureté, cette distinction entre pollution et propreté, qui prennent leurs racines dans des principes religieux, et une défense de la « pureté nationale » menée notamment par un dirigeant politique comme Orbán ?
Ce n’est pas une question de textes (politiques ou religieux), mais une question d’usage politique. Quand un Juif religieux se préoccupe de ne pas mélanger deux types de tissu ou de ne pas toucher sa femme qui a ses règles, c’est de l’ordre de l’éthique de vie librement choisie. Il s’agit de foi, dans laquelle nous ne pouvons faire intrusion.
Quand ces choix et croyances privés deviennent des principes publics, ils deviennent alors des objets soumis à l’examen critique. Transposés dans la sphère publique, ils deviennent des principes par lesquels on sépare les groupes entre eux. Le dégout est l’émotion qui sépare le plus efficacement les populations les unes des autres. Wilders appelait les Arabes Marocains de Hollande « la racaille », Zemmour ou Trump présentent les immigrés comme des hordes de criminels barbares. C’est une façon de les rendre dégoutants en créant des catégories ontologiques fixes. C’est différent des pratiques religieuses, où il existe des rituels pour passer de l’impur au pur ou pour se laver de la contamination des pollutions.
Je pense que le contexte de conflit militaire s’accompagne par ailleurs presque toujours du dégoût de l’ennemi. Je vous rappelle les caricatures de Bismarck qui circulaient en France pendant la guerre avec la Prusse : « Le Monstre Bismarck. Vols. Assassinats. Incendies et Viols. » Quand il y a une synergie entre religion et conflit militaire, le dégoût est une émotion qui devient structurante des rapports entre deux nations ennemies. Le dégout s’adosse fortement à la peur.
Venons-en au ressentiment, dont vous soulignez en premier lieu le caractère passif pour y voir ensuite des possibilités d’action politique. Comment ce ressentiment structure la société israélienne, principalement du fait des inégalités profondes entre Mizrahimet Ashkénazes ?
Il structure la mémoire des Séfarades et leur positionnement dans le champ politique. Les Mizrahim sont des Juifs dont les parents ou grands-parents ont quitté leurs pays d’Afrique ou d’Orient (le Maroc, l’Irak, le Yémen et de nombreux autres pays) pour venir vivre en Israël, pour la plupart dans les décennies 1940-1950. Ces Juifs, c’est désormais attesté, ont subi des discriminations flagrantes de la part des élites de gauche et socialistes de l’époque, presque exclusivement ashkénazes qui, à l’instar des élites européennes non juives, qui nourrissaient une vision profondément orientaliste des Arabes et, par association, des Mizrahim.
Les discriminations subies par les Mizrahim ont pris des formes très diverses. Une fois l’État d’Israël fondé, en 1948, le gouvernement israélien a ouvert des camps de transit afin d’accueillir les vagues de nouveaux arrivants. Très souvent, ces camps étaient faits de simples tentes et de misérables baraquements sans électricité ni eau courante. Les nouveaux arrivants ashkénazes en étaient généralement extraits assez vite pour être relogés, mais les Mizrahim devaient y rester bien plus longtemps. En 1952, plus de 80 % des personnes qui vivaient dans ces camps de transit étaient des Mizrahim. De la même façon, le système éducatif israélien a très nettement favorisé les Ashkénazes : dans les années 1970, seuls 27 % des garçons mizrahi étaient inscrits au lycée. Le ressentiment a été utilisé comme un levier par les adversaires de droite du Mapaï, le grand parti de gauche. Menahem Begin, le chef du Herout, a réussi à ce que l’expérience sociale quotidienne de la discrimination débouche, chez les Mizrahim, sur un ressentiment de long terme contre les Ashkénazes.
Cette évolution a à son tour profondément transformé la vie politique israélienne : elle a offert sur un plateau à la droite un vivier électoral considérable et lui a permis de s’emparer du pouvoir de façon presque continue à partir de 1977. Le Shas a été fondé en 1984. Au cours des trente-huit années écoulées depuis, il a participé à des coalitions gouvernementales durant vingt-neuf années au total. Étroitement lié au Likoud, le Shas a joué un rôle qui semble relever de l’évidence dans le développement, par le Likoud, d’un style populiste porté à l’exclusion. Après l’effondrement du processus d’Oslo et les élections de 2009, les messages du Shas sont devenus explicitement anti-élites, anti-Ashkénazes, nationalistes et xénophobes. Le ressentiment part d’une expérience sociale réelle de discrimination et d’inégalités mais n’arrive pas à la transcender en créant des coalitions avec d’autres groupes discriminés. Le ressentiment de droite s’est très bien accommodé du multiculturalisme parce que cela lui a permis d’échapper à la critique universaliste.
Le Shas, parti d’extrême droite, et le Likoud, notamment par le biais de son alliance avec le Shas, instrumentalisent et entretiennent tout particulièrement ce ressentiment. Pourtant, et malgré la longue détention du pouvoir par la droite, la situation de cette population ne s’est pas améliorée, et s’est même à certains égards dégradée. Le populisme se sert finalement d’un ressentiment historique, d’une blessure sans cesse rappelée pour faire voter une partie des citoyens contre ses intérêts, en faveur du néolibéralisme. Pourriez-vous revenir sur ce paradoxe ?
Cela peut être compris par le biais du concept d’ « idéologie faussée », tel que Jason Stanley le définit dans son ouvrage How Propaganda Works 2, « interdit à des groupes toute lucidité sur eux-mêmes en leur dissimulant systématiquement leurs intérêts ».
Pour être considérée comme faussée, une idéologie doit remplir un certain nombre de conditions : elle doit entrer en contradiction avec les principes de base de la démocratie ; il doit y avoir une contradiction entre les principes et objectifs déclarés de cette idéologie et la politique effectivement menée (par exemple, affirmer représenter le peuple et s’attacher dans les faits à privilégier les élites) ; enfin, cette idéologie doit rester sourde et aveugle aux insuffisances flagrantes du dirigeant (par exemple, au fait qu’il mente et soit corrompu).
Les proto-fascistes ne sont pas seuls à pouvoir tomber dans ce piège cognitif. Les croyances des communistes français, convaincus dans les années 1950, à une époque où il était pourtant possible de prendre connaissance des crimes de Staline, du bien-fondé du régime soviétique, offrent un puissant exemple d’idéologie faussée. Si le fascisme continue d’œuvrer de l’intérieur même des sociétés démocratiques, c’est parce que ceux qui sont les plus touchés par la logique de la concentration économique ne peuvent se faire une idée exacte des véritables chaînes de causalité à l’œuvre et s’opposent à ceux qui s’efforcent justement de les dévoiler. Se crée alors paradoxalement un antagonisme entre ceux qui s’échinent à dénoncer l’injustice et l’inégalité et ceux qui en souffrent le plus. Cet antagonisme est devenu un trait caractéristique de nombreuses démocraties. Le populisme n’est pas l’ennemi de la démocratie. Il travaille de l’intérieur. Il est le fantôme qui la hante.
Le ressentiment est également une émotion centrale au sein de la société américaine et plus précisément au sein du Parti Républicain et parmi ses électeurs, que Benyamin Netanyahu connaît très bien. Les Républicains, menés par Trump, partagent-ils des stratégies électorales communes avec le Likoud de Netanyahu ?
Netanyahu comme Trump ont tiré profit du ressentiment et en ont fait un style politique à part entière. Dans un article publié par le Quarterly Journal of Speech, Casey Ryan Kelly 3a montré comment le président américain s’est attaché dans ses discours à attiser le ressentiment en jouant sur toutes ses dimensions. Ces discours placent en leur centre la figure du Blanc en tant que victime et affirment la nécessité de « faire payer » un certain nombre d’ennemis politiques. Trump s’érige en effet en victime ; il est toujours avant tout question dans ses interventions publiques des attaques dont il est la cible.
Dans un récent sondage, 75 % des électeurs républicains considéraient que les conservateurs avaient dû faire face à une discrimination réelle aux États-Unis tandis que seuls 49 % d’entre eux disant la même chose des Noirs qui sont, rappelons-le, disproportionnellement incarcérés et qui vivent proportionnellement le plus dans la pauvreté. Celui ou celle qui est en proie au ressentiment ressasse une blessure ou un trauma enduré dans le passé – parfois la blessure a un ancrage dans la réalité, souvent elle est imaginaire -, voit sa blessure désormais gravée dans sa psyché.
Le monde est en permanence présenté dans ces discours comme un univers hostile – une vision que l’on retrouve chez Orbán, Erdogan ou Netanyahu . Tous ces dirigeants jouent à la fois sur la corde sensible de la grande vulnérabilité et sur celle de la force, aussi bien pour ce qui est de leurs nations respectives que de leurs propres personnes. Ce faisant, ils produisent deux images contradictoires d’un même objet. C’est ainsi que les rôles de la victime et de l’oppresseur peuvent être aisément permutés. De manière plus générale, et comme l’écrit Rich Lowry dans le magazine en ligne Politico, « nous n’avions jamais eu à l’époque moderne un président cultivant activement une image de victime – une posture qui aurait été considérée avant Trump comme de la sensiblerie, comme une marque de faiblesse ; mais il se trouve que Trump est parvenu à en faire, par une forme d’alchimie qui n’appartient qu’à lui, une sorte de force politique » 4. 54 % des électeurs de Trump considèrent ainsi que les chrétiens sont le groupe le plus persécuté aux États-Unis.
Quant aux personnes de Trump et de Netanyahu, leur voyez-vous des points communs ?
Benyamin Netanyahu est un homme politique de beaucoup plus grande envergure que Trump. Je pense aussi que même s’il est coupable, il n’est pas vraiment un criminel, tandis que Trump a donné des preuves variées qu’il se moquait des lois et ce depuis fort longtemps. Il y a néanmoins quelques points communs entre les deux hommes. Les deux sont compromis avec l’argent (Trump beaucoup plus que Netanyahu) comme presque tous les leaders populistes le sont ; les deux sont en ce moment mis en examen par le système judiciaire ; les deux crient que la police et le système judiciaire les persécutent injustement et proclament leur innocence. Tous deux sont disgraciés mais tiennent encore avec une grande emprise les rênes de leur parti politique. Malgré toutes leurs compromissions, ils ont un pouvoir durable sur leur électorat qui voit dans ces procès la preuve qu’ils sont persécutés par un establishment de gauche.
Mais alors que la présence pernicieuse de Netanyahu dans le champ politique a été une source de créativité politique : Mansour Abbas et son parti Islamiste sont entrés au gouvernement cette dernière année ; nous avons assisté à la création de nouveaux partis politiques ; Gadi Eisenkot, général chef des armées respecté du public est rentré en lice, aux USA, le GOP n’a fait que s’extrémiser et tomber sous la coupe du conspirationnisme trumpiste. La vie politique Américaine semble être sur le point de sombrer dans la violence. Israël en est encore loin puisque 60 % de l’électorat s’identifie avec la droite.
Il y a une autre différence fondamentale entre les deux leaders : Netanyahu a passé le pouvoir de façon pacifique comme cela doit être le cas en démocratie ; et il n’est pas soupçonné de menacer la sécurité même de l’État qu’il représente. En revanche Trump devrait être jugé pour haute trahison puisqu’il a volé des dossiers ultrasecrets qui compromettent des agents secrets au service des États-Unis. Netanyahu n’est pas un « candidat mandchou », ce qui est plus difficile à affirmer à propos de Trump.
Vous distinguez enfin deux types de nationalisme, d’« amour pour la patrie » : celui, originel, des pionniers, qui a d’ailleurs été édifié par la gauche, et celui du populisme ultérieur. Vous voyez d’abord des continuités entre ces deux types de nationalisme. Quelles sont-elles ?
Les Israéliens de sensibilité libérale ont pris l’habitude de distinguer entre le patriotisme dit inclusif des premiers temps du sionisme et le nationalisme de l’exclusion de la droite dure qui lui a succédé. Le premier type de nationalisme est considéré comme éclairé et démocratique ; le second est jugé dangereux, car fondé sur la supériorité revendiquée d’une communauté sur une autre. De fait, même si les sionistes des débuts ont chassé les populations autochtones arabes de leurs terres et imposé la suprématie juridique, politique et économique du peuple juif, le nationalisme originel des pionniers et sa version populiste ultérieure présentent des différences cruciales. Mais pour comprendre ces différences, il faut en effet d’abord examiner leur continuité.
Contrairement à ce qui s’est passé dans les pays d’Europe de l’Ouest, le nationalisme et le patriotisme sont restés des éléments essentiels de la vie nationale israélienne, et ce bien après la fondation du pays, parce que le sécuritarisme et l’idéologie de la peur font dépendre la survie d’Israël de la volonté et de l’amour de ses citoyens. L’historien Zeev Sternhell a appelé socialisme nationaliste le type de nationalisme promu par les élites socialistes qui ont régné sur la communauté juive prénationale en Palestine (Yishuv) et gouverné la nation jusqu’en 1977. Parce que ce nationalisme était censé resserrer les rangs de la nation, il a conduit à nier tout conflit de classe, tout conflit social. Pour citer Sternhell, cette idéologie refusait « d’appréhender la société comme un champ de bataille ». L’individu n’était évalué qu’à l’aune de sa contribution à la collectivité.
Ce nationalisme, contrairement aux nationalismes libéraux européens (celui de la France, tout particulièrement), était un nationalisme du sang et du sol. Zeev Sternhell va jusqu’à parler d’un nationalisme biologique, fondé sur la filiation biologique. Il ne se montrait pas aussi brutal, avance-t-il, que certains autres à l’œuvre en Europe de l’Est, par exemple, mais il était axé sur la conquête de la terre et sa colonisation. Mais si ce nationalisme a rencontré le succès sur les plans géopolitique et culturel, il a échoué sur le plan social à force de refouler les profondes divisions sociales sur lesquelles il était fondé – et qui se manifestaient le plus ostensiblement entre Juifs d’Europe Centrale et Juifs des pays arabes et entre Arabes et Juifs.
C’est donc un nationalisme aveugle aux divisions sociales qui est devenu l’idéologie officielle.
Le nationalisme d’exclusion de Netanyahu met tout simplement en avant la lutte de classes entre Mizrahim et Ashkenazim, en parlant en termes ethniques, et va travailler non à la réparation et à l’avancement des Mizrahim mais alimente au contraire le désir de revanche et les divisions sociales. Même si la droite se veut patriotique, elle est au fond tout le contraire puisqu’elle fomente des divisions internes profondes.
La rupture s’est faite avec l’arrivée de la droite au pouvoir à partir de 1977 et le progressif effacement de la « tension » qui existait entre judéité et citoyenneté israélienne. En mêlant politique et religieux, la droite israélienne a pu acquérir un trait distinctif du populisme, à savoir la prétention d’être la seule représentante du peuple israélien, excluant la gauche laïque, dorénavant considérée comme une ennemie du peuple. Pourriez-vous nous parler de ce basculement ?
Arthur Finkelstein était un des plus grands consultants américains pour le parti Républicain Américain duquel Netanyahu a toujours été proche. Il a rencontré Netanyahu en 1999 et il lui a dit la chose suivante, très frappante, à mon avis, parce qu’elle décrit bien les changements profonds qui se sont produits en Israël : le clivage entre la gauche et la droite doit être reformulé comme un clivage entre les Israéliens et les juifs. C’est une formule frappante parce qu’elle saisit bien l’un des problèmes liés à l’auto définition d’Israël : le pays se définit-il par le fait qu’il représente l’ensemble du peuple juif et par une filiation à la religion ? Ou bien par la nationalité et par des institutions politiques universalistes et républicaines ?
Je dirais que, jusqu’à Netanyahu, il y a eu une tension intéressante entre ces deux pôles. Mais Netanyahu a attentivement écouté Finkelstein et a mis en avant le caractère juif du pays, en témoigne la loi de 2018 dite de l’ « État nation juif », qui entérine la prévalence des juifs sur le pays. Ce qui se joue ici est emblématique de ce qui se passe ailleurs : c’est-à-dire que beaucoup de nations ont recours à des définitions du peuple qui sont ethniques, religieuses ou les deux en même temps et semblent faire fi de conceptions plus abstraites de la nation.
Pourrait-on parler d’une « internationale populiste » ? Ces quatre émotions, que la situation israélienne exacerbe tout particulièrement, sont-elles des clefs également pertinentes pour étudier la scène politique en Italie, en Pologne, en Hongrie, en Inde ou encore aux États-Unis ?
On peut certainement parler d’une internationale populiste à laquelle Poutine n’est pas étranger. Il y a non seulement des homologies de style entre différents dirigeants mais une idéologie commune, ainsi que des échanges et rencontres institutionnalisés. Ces gens partagent des consultants en commun, des conseillers, et se connaissent. Steve Bannon et Marion Maréchal, par exemple, se connaissent.
Par rapport à Israël, il se passe quelque chose d’intéressant. Je pense qu’une très grande partie de ces partis ou figures politiques d’extrême droite sont d’authentiques antisémites. Mais en même temps, ils admirent Israël et aspirent à un modèle politique similaire. Ann Coulter, égérie de l’Alt-right américaine, avait déclaré il y a quelques années qu’elle ne voulait rien de plus pour les États-Unis que ce qu’Israël veut pour lui-même. Israël renforce ces mouvances et les courants de droite israéliens se sentent renforcés par ces dernières. Mais leur antisémitisme est caché par leurs ambitions politiques : elles sont antisémites d’un côté et pro-israéliens de l’autre. Je crois que c’est un tournant. Je ne sais pas si les dirigeants Israéliens qui travaillent dur à recueillir des votes aux assemblées internationales sont conscients de l’antisémitisme d’extrême droite. Peut-être en sont-ils conscients mais choisissent de servir leurs intérêts politiques immédiats. Si Israël y voit des alliés, il se trompe lourdement.
Sources
- Les propos, à l’exception de la réponse à la première question, ont été recueillis le 28 octobre.
- Jason Stanley, How Propaganda Works, Princeton University Press, 2016, 376 p.
- Casey Ryan Kelly, « Donald J. Trump and the rhetoric of ressentiment », Quarterly Journal of Speech, 20 décembre 2019
- Richard Lowry, « The Victim President », Politico, 18 décembre 2019