La guerre de la Russie contre l’Ukraine est une guerre contre les civils. La découverte de fosses communes dans les régions récemment libérées de l’Ukraine souligne la façon dont la Russie s’attaque systématiquement aux civils par des massacres, des viols, des exécutions et des tortures. Le nombre de morts et de réfugiés parmi les civils est extrêmement élevé dans cette guerre, mais il faudra un certain temps avant d’en connaître toute l’étendue.
Ce que nous savons, c’est que les forces russes ont laissé derrière elles des fosses communes contenant plus de 300 cadavres civils à Boutcha, en avril dernier. Cette semaine, 440 corps ont été découverts à Izium, dont beaucoup présentent des signes de torture. À Marioupol, on estime que les forces armées russes ont tué plus de 20 000 civils lors des bombardements systématiques et des combats engagés pour revendiquer la ville.
Nous avons une connaissance limitée de ce qui se passe dans les autres régions saisies par l’armée russe depuis février. Les études d’opinion réalisées avant la guerre dans le Donbass — contrôlé par le gouvernement — et au-delà montrent que le soutien à l’invasion russe est faible. Si beaucoup ont fui devant les tactiques de terreur russes, certains résidents locaux sont restés. Peu d’entre eux ont accueilli les troupes russes avec le repas traditionnel constitué de pain et du sel — voire même aucun. Au lieu de cela, beaucoup ont été conspués et méprisés en russe. En effet, ces soldats ont probablement compris très vite qu’ils étaient considérés comme des occupants et non comme des libérateurs. Les résidents locaux, qu’ils soient sympathisants ou non, font maintenant les frais de la colère des Russes qui ont vu s’écrouler leurs fantasmes de sauvetage héroïque en temps de guerre.
Dans une guerre, les non-combattants jouent un rôle secondaire, mais leur taux de mortalité est presque toujours plus élevé que celui des combattants. Ces décès sont prétendument des « dommages collatéraux », soit le résultat d’opérations conduites pour obtenir des gains militaires. Pourtant, ce n’est jamais vraiment le cas. Les civils sont pris pour cible afin de briser leur résistance sociale, d’encourager la collaboration, de neutraliser ceux qui interfèrent avec les opérations militaires, de punir ceux qui restent fidèles à d’autres forces et dans le but d’intimider le gouvernement et les forces armées pour qu’ils se rendent.
Aujourd’hui, en Ukraine, des enquêtes sur les crimes de guerre sont menées par Amnesty International, la Cour pénale internationale (CPI), la Commission européenne, le département américain de la Justice ainsi que par des journalistes et des groupes de défense des droits de l’homme. Plus de 40 pays coopèrent pour soutenir ces enquêtes. La notion de victime étant une monnaie d’échange puissante en temps de guerre, les conflits sont déjà intenses pour savoir qui a le droit d’enquêter et de parler avec autorité des crimes commis contre les civils.
Que pensent les civils ukrainiens de la justice et de la responsabilité des crimes ? Nous avons organisé une enquête en face à face auprès de plus de 1 800 d’entre eux, dont la moitié étaient des résidents locaux et l’autre moitié des personnes déplacées à l’intérieur du pays (PDI), dans trois villes proches des régions où se déroulent des combats : Dnipro, Zaporijia et Poltava. L’Institut international de sociologie de Kyiv a réalisé l’enquête en juillet. Les résidents locaux ont été interrogés en utilisant une sélection aléatoire de circonscriptions électorales, et les personnes déplacées par un échantillonnage de lieu. Les trois villes vivent au rythme des alertes constantes qui préviennent du risque de raids aériens, et Zaporijia et Dnipro ont subi des attaques à la roquette qui ont tué des civils à la mi-juillet. Elles sont toujours attaquées aujourd’hui. Ainsi, trois aspects de cette enquête sont particulièrement pertinents quant aux questions de victimisation et de responsabilité en Ukraine en temps de guerre.
Premièrement, nous avons demandé comment la guerre affecte la vie quotidienne des Ukrainiens de la ligne de front. 60 % des résidents de Dnipro et de Zaporijia ont déclaré être affectés par des bombardements constants et 15 % ont indiqué qu’ils n’avaient pas d’abri adéquat. À Poltava, 88 % des personnes interrogées ont déclaré que l’invasion de la Russie les rendait inquiets pour leur propre vie et leur bien-être.
Les personnes déplacées à l’intérieur du pays, comme on pouvait s’y attendre, ont ressenti cette menace plus fortement que les habitants des villes (92 % contre 86 %). Environ 35 % des personnes déplacées ont signalé la destruction de leurs biens et 10 % ont signalé que des membres de leur famille immédiate avaient été blessés.
En ce qui concerne l’exposition à la violence physique directe, 33 % des personnes interrogées ont déclaré que leur ami ou voisin a été blessé pendant la guerre, tandis que 23 % ont déclaré connaître un ami ou un voisin qui a été tué. Ces chiffres étaient plus élevés (40 % et 33 %), comme on pouvait s’y attendre, parmi les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays dans ces villes (dont la majorité venait de l’oblast de Donetsk, principalement de Marioupol). Même ceux qui n’avaient pas d’expérience directe de la violence vivaient dans des conditions où la menace d’une mort soudaine par des missiles russes était omniprésente.
Bien entendu, le temps de guerre est aussi une période de ralliement intense autour du drapeau et des autres symboles de la nation au cours de laquelle il y a un désir de montrer ses sentiments patriotiques et de manifester sa loyauté envers son camp. Lorsque nous avons demandé aux personnes sondées de comparer les préoccupations relatives à leur propre vie et celles relatives à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, l’échantillon global a eu tendance à donner la priorité au territoire ukrainien plutôt qu’à la sécurité personnelle : 39 % considèrent les préoccupations relatives au territoire comme plus importantes, et 29 % celles relatives à leur propre vie. Un peu moins d’un quart d’entre eux les considéraient comme d’importance égale.
Deuxièmement, nous avons présenté plusieurs dilemmes concernant les résultats possibles des enquêtes sur les crimes de guerre. Ces dilemmes opposent des priorités concurrentes afin de comprendre laquelle est la plus importante et la plus forte parmi les Ukrainiens de la ligne de front et les Ukrainiens déplacés aujourd’hui. Nous avons constaté que les réparations pour les crimes de guerre commis par la Russie étaient perçues comme moins importantes que la pleine coopération de la Russie avec l’ONU et le Tribunal international pour les enquêtes sur les crimes de guerre (40 % au total contre 27 %, et 27 % les considérant comme d’égale importance).
Cependant, lorsque nous avons opposé les restitutions matérielles et symboliques, la compensation financière pour les dommages causés par l’invasion a été préférée à toute excuse formelle d’un dirigeant russe pour l’invasion (73 % au total contre 4 %, 18 % les considérant comme d’égale importance). Ainsi, les Ukrainiens de la ligne de front préfèrent les enquêtes criminelles sur les crimes de guerre commis par la Russie pendant la guerre aux réparations pour ces crimes. Néanmoins, la compensation financière est préférable aux excuses officielles des dirigeants russes.
Enfin, nous avons demandé aux Ukrainiens si un cessez-le-feu est suffisant pour obtenir un accord de paix permanent avec la Russie. 67 % des personnes interrogées ne le considèrent pas comme faisable et seulement 20 % pensent qu’un règlement de paix permanent est possible. La poursuite de la mise au jour de crimes de guerre contre des civils ne fera que renforcer ce sentiment. Tout accord de paix qui ne prévoit pas une certaine responsabilité pour les atrocités commises contre les civils aura probablement du mal à s’imposer.
[Si vous trouvez notre travail utile et souhaitez contribuer à ce que le Grand Continent reste une publication ouverte, vous pouvez vous abonner par ici.]
La guerre en Ukraine n’est plus considérée comme une guerre d’État mais comme une guerre criminelle. La présidente de la Commission de l’Union européenne, Ursula von der Leyen, a récemment suggéré que Poutine soit tenu responsable des atrocités commises en Ukraine devant la Cour pénale internationale de La Haye. Bien que moralement juste, cela augmente les enjeux de cette guerre pour Poutine et rend l’établissement d’un cessez-le-feu et la reprise des négociations d’autant plus difficiles.