Cet entretien est la transcription d’un échange entre Maarja Kruusmaa et Elvira Fortunato qui s’est tenu le 27 janvier 2022 dans le cadre de la Nuit des Idées et de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. En partenariat avec l’Institut Français, le Grand Continent publie une série de textes et d’entretiens : ces « Grands Dialogues » forment un dispositif réunissant des personnalités intellectuelles de premier plan venues du monde des arts, des lettres, des sciences, du journalisme et de l’engagement et représentant l’ensemble des États membres de l’Union européenne.
Bien qu’issus de différentes disciplines, vos travaux se recoupent sur la question environnementale. Comment les scientifiques spécialisés en robotique sont-ils inspirés par la nature ?
Maarja Kruusmaa
C’est d’abord mon amour pour la nature qui m’a amenée à la regarder. La nature a eu le temps de bâtir beaucoup de choses. Il faut donc fonder son observation sur les solutions qui ont été trouvées par la nature et qui pourraient se trouver adaptées aux problèmes que les humains ont. Nous avons peu de temps par rapport à l’existence de la nature. Trouver de meilleures solutions est une manière de gagner du temps.
Nous, les scientifiques, nous ne devons pas seulement copier et répliquer mais essayer de trouver des solutions et des réponses. Ce que nous cherchons, d’un certain point de vue, c’est une optimisation de la nature.
Elvira, vous travaillez avec des matériaux à l’échelle du nanomètre. Comment avez-vous eu l’idée de produire des transistors en papier ?
Elvira Fortunato
L’électronique transparente est ce qui m’a amenée à travailler à ce niveau-là. Il s’agit d’un matériau durable, soutenable ; qui est respectueux de l’environnement. On travaille avec des produits non polluants.
La soutenabilité est à la mode, certes, mais le fait est que cette question est présente dans notre laboratoire dès le départ. Une autre dimension s’intègre à cette conception, c’est l’inspiration de la science-fiction car l’idée, c’est que cela devienne réalité. Nous avons ce rapport spécial à la science-fiction. Dans notre travail, nous cherchons des matériaux intéressants pour utiliser de l’électronique sur du carton ou du papier, notamment des emballages.
Maarja vous avez dit que vos découvertes vous ont permis de mieux comprendre la vulnérabilité de la nature. Comment-est ce que vos robots permettent de mieux saisir cela ?
Maarja Kruusmaa
Pour comprendre la nature il faut que nous ayons davantage d’informations sur elle. Comment en obtenir davantage ? Faire des mesures, des mesures et des mesures. Il faut récolter des données. Cela doit nous permettre de comprendre des processus qui sont complexes. Nous devons aller sur le terrain et récolter des données. Je regarde mes robots, non comme des robots en tant que tels, mais comme des machines qui me permettent de collecter des données qui sont essentielles, notamment dans des lieux difficiles d’accès. Nous apprenons davantage avec toutes ces informations. C’est très important pour que nous ayons un modèle et que nous comprenions comment la nature fonctionne. La question de la science-fiction est intéressante, mais je suis quant à moi très pragmatique : je me limite à récolter des données.
L’un des aspects importants de vos robots est qu’ils avancent de façon très délicate, ce qui les rend utiles notamment pour des usages archéologiques.
Maarja Kruusmaa
Il n’y a pas que dans la science naturelle que les données ne sont pas faciles à obtenir. C’est aussi le cas en sciences sociales. Les données sont essentielles pour mieux comprendre la nature, l’humanité, l’histoire. Je suis là pour aider tout simplement.
Un de vos secrets sur le papier serait peut-être une innovation qui permettrait de mieux utiliser les ressources disponibles. Cette collaboration avec l’industrie papetière se fait pour produire mieux et utiliser moins de ressources.
Elvira Fortunato
Nous essayons d’utiliser des matériaux durables, notamment à des fins d’application électronique. Nous sommes face aujourd’hui à des problèmes complexes en ce qui concerne le changement climatique, la pollution des océans, le plastique etc… Nous avons également des problèmes à relever en ce qui concerne les déchets électroniques. Nous essayons de remplacer certains matériaux conventionnels par des matériaux à faible coût comme la cellulose ou l’oxyde de métal. Il nous faut trouver d’autres solutions dans le domaine électronique afin d’améliorer le recyclage de toutes ces composantes et donc de réduire les déchets électroniques. À l’heure actuelle, nous ne réglons pas le problème mais nous sommes en train de changer le problème. Nous devons essayer de trouver des solutions alternatives à ces applications sur l’électronique. C’est notre devoir et notre responsabilité en tant que scientifiques.
Vos découvertes impliquent un travail transversal à différentes disciplines. Comment les universités européennes sont préparées à cette fin ? Est-ce que les cursus sont faits pour inciter les étudiants à travailler de façon transversale à différentes disciplines ?
L’université que je connais le mieux est l’Université Nouvelle de Lisbonne. Il y a d’innombrables initiatives qui portent le lien entre entrepreneuriat et innovation. Nous avons plusieurs cours à l’intention des étudiants dans ce domaine. L’innovation est la solution aux problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. C’est quelque chose de complexe, si bien qu’il faut intégrer différentes disciplines. Nous ne pouvons pas résoudre les problèmes complexes auxquels nous faisons face à l’heure actuelle avec une seule discipline. Il faut travailler ensemble, dans des équipes qui incluent différents domaines scientifiques et différentes disciplines. L’Université Nouvelle de Lisbonne travaille justement dans cette dimension et cela depuis déjà douze ans.
Maarja Kruusmaa
Nous avons également commencé à mettre en œuvre des façons de résoudre des problèmes de manière transversale en appliquant différentes disciplines. Ce qui sous-tend cette démarche, c’est que les problèmes réels de la vie courante sont par nature pluri-disciplinaires. Pour régler des problèmes aussi complexes que le changement climatique, nous ne pouvons pas avoir seulement une discipline. C’est un débat qui est essentiel, même crucial. Je pense que nous avons tous tendance à ne pas bien cerner l’importance du mot « pluri-disciplinarité ».
Il faut que les personnes au sein des équipes travaillent de façon intégrée et en intégrant différentes disciplines. Il faut aussi qu’il y ait des compétences qui puissent être transférées, par exemple dans le champ de la communication. Il faut que nous mettions en œuvre cette dimension au sein de nos universités. Il faut que les universités donnent de l’importance à cette transversalité pour que nous puissions travailler avec des équipes qui soient prêtes à régler des problèmes de la vie courante.
Les cursus sont organisés par matière : mathématiques, chimie etc… comment est-ce que ces jeunes sont formés pour ensuite rentrer à l’Université et pouvoir rentrer dans cette dimension pluri-disciplinaire.
Maarja Kruusmaa
L’apprentissage est fondamental. Ce dont nous parlons, en Estonie comme ici, c’est de faire en sorte que les élèves comprennent les matières. Qu’ils comprennent les applications qui permettent aux jeunes étudiants d’aller au-delà de la dimension abstraite… mais il est facile de perdre l’intérêt et l’engagement, sauf si nous arrivons à associer ce que nous apprenons avec la vie réelle. Je pense que c’est un point clef pour les élèves.
Elvira Fortunato
Je pense que la façon dont les écoles enseignent doit changer. Nous devons apprendre à attirer l’attention des enfants. Il est plus important de penser d’abord à l’application avant d’approfondir, simplement pour attirer davantage l’attention des enfants, des écoliers. La façon dont on enseigne au Portugal est trop conservatrice. À l’heure des réseaux sociaux et du numérique, la manière dont nous enseignons doit absolument changer.
Maarja Kruusmaa
Nous l’avons déjà constaté dans certains pays nordiques qui enseignent de manière tout à fait différentes surtout pour les jeunes enfants. Je pense que notre enseignement est trop tourné vers les groupes et qu’on ne reconnaît pas le rôle individuel de l’enfant. Le rôle d’un enseignant est de maintenir l’intérêt de l’élève pour que celui-ci ne s’ennuie pas, soit parce que c’est trop facile, soit parce que c’est trop difficile. Une approche individuelle des enfants serait bien meilleure. Nous pourrions faire beaucoup mieux de cette façon.
Il faut aussi utiliser les laboratoires pour de grands projets. Si l’Europe doit réussir sa relance dans le domaine de la technologie, avons-nous besoin d’éduquer davantage les citoyens à l’importance de la science et de la technologie ?
J’avais une autre idée de tout cela, une approche différente en ce qui concerne les vaccins et la lutte contre les pandémies. Il vaudrait mieux apprendre aux enfants les statistiques, cela servirait pour comprendre les risques de s’infecter pendant une pandémie. Il faut comprendre le sens des probabilités de tout ce qui peut se produire dans la vie quotidienne. Mais l’enseignement a beaucoup évolué depuis une vingtaine d’années, l’enseignement scolaire était régi par une attitude assez rigide. Je suis optimiste surtout quand je regarde ce qui se passe avec la nouvelle génération.
Elvira Fortunato
Je suis encore plus optimiste. Paradoxalement, grâce à la pandémie, je pense que la science et l’innovation n’ont jamais provoqué autant de débat parmi les citoyens. Les citoyens comprennent mieux le rôle de la science et son importance. Actuellement c’est une bonne occasion pour l’essor de la science. J’espère qu’au Portugal nous pourrons en tirer partie.
Maarja Kruusmaa
L’optimisme d’Elvira est renforcé par des études qui ont été faites en Europe, par des services qui montrent que le citoyen européen moyen fait confiance à la science en général. Ce niveau est assez élevé.
Je vais reprendre les mots d’Elvira Fortunato qui a déclaré dans un entretien récent qu’il fallait « penser grand et sans complexe ». Est-ce que c’est la clef de la relance européenne ?
Elvira Fortunato
Oui, je pense que c’est un bon exemple. De cette façon, on pourra influencer d’autres pays. Je pense que parfois il faudrait être plus européens, plus unis. C’est la seule condition pour atteindre notre objectif. Il faut vraiment insister là-dessus.
Vous avez une vue critique sur la technologie. Les échanges entre la technologie et la science sont souvent complexes. Est-ce lié à nos valeurs européennes ?
Maarja Kruusmaa
C’est un débat qui dure depuis des siècles. Avec la technologie, on peut faire n’importe quoi – ce qui signifie qu’il faut faire attention à la manière dont on se développe.
Il faut que les politiques scientifiques soient basées sur des valeurs, que l’on puisse les réglementer. On entend souvent qu’on ne peut rien y faire et qu’il faut accepter la technologie telle qu’elle est. Dans l’histoire des technologies, c’était le contraire : on a toujours imposé des limites et des contraintes à la technologie. On ne peut pas utiliser les technologies de n’importe quelle façon. Sur les big data par exemple, l’argument principal est de dire qu’on ne peut rien y faire. C’est la même chose pour les réseaux sociaux, ce sont les algorithmes qui décideraient. Nous devrions travailler davantage sur ces derniers. Si la technologie est basée sur des valeurs, on ne peut pas accepter cet argument.
La technologie peut-être régulée, la réglementation n’a pas besoin d’avoir une connotation négative. On doit l’utiliser pour un certain objectif en harmonie avec nos valeurs. La société doit suivre la technologie et s’assurer que les valeurs sociales sont préservées. Il s’agit d’anticiper dans la technologie. Souvent, on parle de lacune légale. On se dit que peut-être que cela devrait être réglementé. Or il faut davantage de participation dans ce processus. Les politiques devraient aussi se pencher dessus davantage.
Les citoyens devraient donc être conscients de ce qui est fait par la technologie, des développements qui ont été atteints pour pouvoir critiquer et suivre ce qui se passe.
Elvira Fortunato
Il faut une meilleure communication entre science, technologie et société. Il est fondamental que les citoyens soient engagés pour développer toute la société.
C’est important car, dans le cas des nanotechnologies, on ne savait pas ce dans quoi l’on s’aventurait. Il est important de les engager dès le début du développement de cette technologie pour qu’elles soient acceptées et puissent être réglementées. La science est importante pour relancer l’Europe. Il nous faut davantage de scientifiques, de jeunes gens attirés par la science.
Au Portugal aujourd’hui nous avons davantage de femmes scientifiques que d’hommes mais ces derniers occupent les positions de pouvoir. C’est le cas dans d’autres pays, pas seulement au Portugal. Je voudrais mentionner le rôle important de l’Institut européen pour l’égalité des entre les hommes et les femmes, qui recueille toutes ces données. Son travail est très important pour l’égalité des genres. Au Portugal, récemment, la Commission a introduit un nouveau document qui propose un plan d’égalité de genre dans toutes les institutions avec un programme à appliquer. C’est une bonne mesure pour essayer d’améliorer la qualité des profils dans le domaine scientifique.
Maarja Kruusmaa
Je pense que c’est général. Souvent, on voit que les garçons et les filles commencent déjà à choisir assez tôt les matières qu’ils préfèrent ou non. Cela pose des problèmes au niveau de l’apprentissage. C’est un problème universel : si vous êtes un bon mathématicien ou un bon physicien, vous pourrez résoudre toutes sortes de problèmes et si vous êtes conscient de l’importance de vos domaines vous pourrez engager davantage de jeunes dans ces domaines qui, pour de mauvaises raisons, sont considérés comme difficiles. C’est parce que ce sont des domaines que l’on connaît mal que ce sont des domaines difficiles.
Quels derniers conseils donneriez-vous aux petites filles qui voudraient devenir scientifiques ?
Je dirais exactement la même chose. Si vous êtes très jeunes, les problèmes environnementaux et le changement climatique sont importants. Le Green Deal ne sera pas mis en place par des visionnaires mais par des ingénieurs. Si l’on veut construire des maisons ou stocker du carbone, on a besoin d’ingénieurs. Pour sauver l’environnement, il faut aussi être forte en mathématiques !
Elvira Fortunato
Je voudrais dire qu’aux jeunes filles qui veulent poursuivre une carrière scientifique que l’on peut toujours réaliser ses rêves. Il ne faut jamais abandonner et ne pas avoir de complexes d’infériorité. Penser que le monde est impossible ne fait pas partie de notre dictionnaire.