Alors que se déroulait, le 27 janvier dernier, la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, Le Grand Continent s’interroge sur les enjeux géopolitiques qui entourent les questions mémorielles. Tandis que Archives et discours vous propose une analyse des déclarations des délégations nationales à l’ONU lors de l’institution de cette Journée, nous avons rencontré Carol Gluck pour aborder la place des questions mémorielles liées à la Seconde Guerre mondiale dans les relations Chine-Japon.
Carol Gluck est une universitaire et japonologue américaine. Professeure d’histoire à l’université Columbia à New York, elle travaille notamment sur l’écriture de l’histoire et les commémorations publiques en Asie. Elle est membre de l’académie américaine des arts et des sciences et a été décorée de l’ordre du Soleil levant au Japon.
Les mémoires de la Seconde Guerre mondiale sont-elles un élément central de la relation entre la Chine et le Japon depuis la normalisation des rapports diplomatiques en 1972 ?
En réalité, les troubles liés aux mémoires de la Seconde Guerre mondiale dans la relation Chine-Japon sont apparus longtemps après la fin de la guerre et le rétablissement de relations diplomatiques de 1972. Pendant l’ère Mao, de 1949 à 1976, la ligne officielle était que le peuple japonais n’était pas responsable de la guerre : la responsabilité revenait à ses dirigeants. A cette époque, les commémorations de la Seconde Guerre mondiale en Chine étaient centrées sur les victoires de l’armée populaire de libération, qui avaient abouti à la création de la République populaire en 1949, et non sur les crimes japonais. Au Japon, pendant la guerre froide, les mémoires de la guerre sino-japonaise (1937-1945) avaient en quelque sorte été « gelées » par le récit américain du conflit, alors dominant : celui d’une guerre commençant avec Pearl Harbor en 1941 et se terminant en 1945 avec Hiroshima et la capitulation du Japon.
Les mémoires de la guerre sino-japonaise ont gagné en importance dans les années 1980. En Chine, elles ont refait surface sous Deng Xiaoping. Avec les réformes de libéralisation de l’économie, les dirigeants chinois cherchaient en effet des éléments d’unification idéologique après la mort de Mao : en 1985, le 40e anniversaire de la fin de la guerre a marqué le début des commémorations axées sur les crimes japonais. La même année a été ouvert le mémorial du massacre de Nankin.
Pour le Japon, 1985 est aussi une année charnière : c’est le moment précis où Nakasone Yasuhiro a rendu un hommage controversé au sanctuaire de Yasukuni, dédié aux personnes mortes au combat en servant l’empereur, criminels de guerre compris. Là aussi, la politique intérieure explique ce type de démarche : il s’agissait de donner des gages nationalistes à son électorat.
C’est dans les années 1990 et 2000 que les souvenirs de la Seconde guerre mondiale s’imposèrent réellement comme un thème central dans les relations bilatérales. En Chine, après les événements de Tian An Men, trouver des éléments d’unité idéologique forts pour contrer l’émergence d’idéaux démocratiques, notamment chez les jeunes, devint une priorité politique. Le nationalisme fut encouragé à travers des programmes scolaires « d’éducation patriotique » qui marquèrent des générations de jeunes Chinois : fortement anti-japonais, ces programmes insistaient sur les crimes que ces derniers avaient commis en Chine.
L’entrée en scène dans les années 2000 de ces nouvelles générations de jeunes adultes, « biberonnés » au ressentiment envers les Japonais dès leur enfance par les programmes scolaires, peut expliquer les démonstrations de haine en Chine pendant les manifestations anti-Japon de 2005. Internet et les réseaux sociaux, qui ont fait irruption à ce moment-là comme vecteur de propagation et d’amplification des idées politiques, ont renforcé le caractère massif de la mobilisation. Ces manifestations anti-Japon n’étaient pas planifiées par le parti : la haine engendrée par l’éducation patriotique et amplifiée par internet a parfois dépassé la volonté initiale des autorités chinoises.
L’instrumentalisation des mémoires de la guerre pour stimuler les sentiments patriotes ou nationalistes sert avant tout les agendas politiques des leaders chinois et japonais. Les événements évoqués vont de pair avec des troubles géopolitiques : l’hommage au sanctuaire de Yasukuni, l’affaire des manuels scolaires, et la négation du massacre de Nankin furent ainsi le point de départ de tensions diplomatiques entre la Chine et le Japon sur la question des mémoires de la guerre. Les tensions diplomatiques sont à leur tour instrumentalisées pour des objectifs de politique interne, et ainsi de suite.
D’après les sondeurs d’opinion, un sentiment de haine mutuelle progresse au sein des opinions publiques chinoise et japonaise : cette question des souvenirs de la guerre en est-elle responsable, et quel rôle jouent les manipulations politiques dans la résurgence de ces sentiments hostiles ?
En Chine, paradoxalement, la montée d’un sentiment anti-japonais haineux est très forte chez les générations qui n’ont pas connu la guerre. Elle est le résultat de ces politiques d’éducation patriotique mises en place dans les années 1990, à forte composante anti-japonaise, et de la mise en scène de la guerre sino-japonaise dans les médias de masse, en particulier à la télévision. J’appelle « nationalisme de la haine » celui de ces jeunes générations de Chinois et de Japonais qui ne connaissent pas grand-chose à l’histoire de la guerre mais ont appris à se détester mutuellement.
Au Japon, la résurgence du ressentiment envers les Chinois s’est faite en partie en réaction aux poussées nationalistes ayant émergé en Chine : les Japonais, notamment les jeunes, trouvent injuste l’hostilité des Chinois à leur égard, exprimée de manière quasi permanente sur les réseaux sociaux. Cette colère résulte aussi de la repentance permanente exigée du Japon par ses victimes de la Seconde guerre mondiale : la présentation d’excuses officielles devient une routine, et irrite l’opinion publique (qui n’en reconnaît pas moins dans sa majorité l’atrocité des crimes commis pendant la seconde guerre mondiale).
Cette défiance mutuelle s’amplifie ou s’atténue au gré des changements de gouvernement : au Japon par exemple, les épisodes perçus comme provocateurs par les Chinois sont très liés au parti libéral démocrate, qui cherche à donner des gages politiques à la base conservatrice et nationaliste de son électorat.
Sous la présidence de Xi Jinping en Chine, le ressentiment n’est prêt de s’apaiser. Au-delà de la stimulation de sentiments patriotiques perçus comme favorables à l’unité nationale, les mémoires de la guerre servent un nouveau but : celui de donner à la Chine et à son président une stature de leader global. Xi parle désormais de « contribution de la Chine à la guerre mondiale antifasciste » gagnée par les alliés en 1945. Dans ce discours, l’armée communiste ne s’est pas simplement battue contre les envahisseurs japonais, elle s’est inscrite dans une bataille idéologique globale, aux côtés des autres grandes puissances. L’insistance sur la dimension globale de la guerre sino-japonaise fait écho à la volonté affichée de faire de la Chine une superpuissance. En 2014 il a en outre instauré deux nouveaux jours fériés : l’un pour commémorer le massacre de Nankin, et l’autre la reddition du Japon. Ici le discours sur la Seconde guerre mondiale sert à donner du poids au président chinois tant sur le plan interne, que sur la scène internationale.
Plus de sept décennies après la fin du conflit, les relations diplomatiques entre la Chine et le Japon ne sont pas au beau fixe, malgré une forte interdépendance sur le plan économique. Le parallèle avec la situation en Europe pendant la première partie du XXe siècle est parfois fait par les observateurs : existe-t-il un risque que les choses dégénèrent, notamment à cause de ce « passé qui ne passe pas » ?
La comparaison avec l’Europe et l’utilisation de grilles de lecture européennes pour décrypter la situation en Asie est peu convaincante. On pourrait tout au plus observer que comme en Europe de l’Est, le travail de mémoire de la Seconde guerre mondiale a recommencé à la fin de la guerre froide, qui avait jusque-là « gelé » ces souvenirs. Cela signifie que les mémoires de la guerre sont d’une certaine façon récentes dans ces pays d’Asie et d’Europe de l’Est et, par conséquent, très fortes. Rappelons que le rapprochement des pays européens occidentaux depuis la fin de la Seconde guerre mondiale a pris beaucoup de temps.
L’histoire des pays asiatiques n’est pas comparable : les concepts « d’intégration économique » et de « partenariats stratégiques » sont européens. Entre la Chine et le Japon il n’en a jamais été question. Pour autant, de nombreux forums de coopération régionale ont vu le jour depuis la fin de la guerre froide, comme l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation), l’ACD (Asia Cooperation Dialogue) ou l’EAS (East Asia Summit). Il faut réaliser ce que cela signifie en pratique : les leaders de ces pays se rencontrent, travaillent ensemble sur des projets concrets et dialoguent fréquemment. Rappelons aussi que l’interdépendance économique a pris aujourd’hui une ampleur sans précédent : les échanges commerciaux et les investissements bilatéraux entre la Chine et le Japon n’ont jamais été si importants.
Le risque, à vouloir faire des analogies avec d’autres moments de l’histoire, est d’observer la réalité avec un « filtre » nous empêchant de situer les « points de pression » là où ils se trouvent actuellement. Si un conflit, autour des îles par exemple, semble improbable tant ces pays y perdraient, la montée en puissance de la Chine, notamment sur le plan militaire, inquiète ses voisins. La guerre n’est jamais impossible, et les événements qui y mènent s’enchaînent souvent de manière imprévue. Il faut rester attentif, et tenter de capter les lignes directrices des processus politiques en cours. Par exemple, je m’inquiète des conséquences de l’arrivée prochaine au pouvoir des générations de « nationalistes de la haine » en Chine, celles qui ont fait leur scolarité à partir des années 1990 et ont appris à détester le Japon à travers les programmes « d’éducation patriotique ». Ce qu’on apprend quand on est jeune, on s’en souvient pour la vie.
A l’inverse, les évolutions de l’ordre international ou la politique étrangère de Trump sont autant de facteurs qui pourraient pousser au rapprochement… Y aurait-il des raisons de se montrer optimistes concernant la relation Chine-Japon ?
Sur le plan économique, la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis pousse en effet à un rapprochement Chine-Japon : la visite du Premier ministre Japonais Shinzo Abe à Pékin en octobre, pour célébrer le 40e anniversaire du traité de paix et d’amitié entre les deux pays, en a été l’illustration. C’est dans leur intérêt.
Mais plus globalement, « l’effet Trump » et les conséquences des évolutions de l’ordre international sont difficiles à appréhender. Les analystes parlent souvent de « fin de l’ordre international libéral » : ils ont certainement raison. Cependant, les changements profonds ne sont pas liés à Trump. Le monde d’aujourd’hui n’est pas comparable au monde de 1945, et il est donc normal que ses institutions évoluent. Pour prendre un exemple évident, la composition du Conseil de sécurité de l’ONU fait actuellement figure d’anachronisme. Cet ordre international libéral coïncidait avec une période très prospère pour l’Occident, sans pour autant en être la cause. Nous sommes entrés dans une période de transition, mais la fin de l’ordre libéral ne marque pas pour autant la fin de la mondialisation économique : les électeurs de Trump les plus antimondialistes aux États-Unis ne sont pas prêts à renoncer à des vêtements bon marché importés d’Asie. La « fin de la mondialisation » est un slogan politique, rien de plus…
Une chose est certaine : ce nouveau contexte est marqué par l’affirmation de la Chine dans tous les domaines, que Trump facilite dans une certaine mesure en offrant à Xi Jinping de nombreuses occasions de briller sur la scène internationale. De l’autre côté de la mer de Chine orientale, les japonais, confrontés à l’émergence de la Chine comme superpuissance militaire, restent dépendants stratégiquement des Etats-Unis pour leur défense. Ils ne sont donc pas près de s’en détourner.
Quel avenir pour ces souvenirs de la guerre sino-japonaise ? Est-il possible qu’ils soient progressivement oubliés, pour laisser place à l’apaisement ?
En tant qu’historienne, mon travail est d’étudier le passé, pas l’avenir. Je peux simplement imaginer trois scénarios : le premier est que ces souvenirs de guerre perdent peu à peu en intensité à mesure que les années passent, et que les nouvelles générations y accordent peu d’importance. La seconde possibilité est qu’ils s’estompent, mais que le « nationalisme de la haine » demeure, par exemple sous l’effet des campagnes d’éducation patriotique en Chine. Dans le troisième scénario, les souvenirs referaient pleinement surface, avec toutes les conséquences dramatiques que cela pourrait avoir.
Rappelons que dans les années 1990, le leader Serbe Milošević exhuma des souvenirs et des tensions vieux de 600 ans pour les réinscrire dans l’actualité en servant ses objectifs. Les fantômes du passé peuvent ressurgir. Certains événements historiques survivent largement aux générations qui les ont vécus : on le voit par exemple en ce moment avec la Révolution française, ou la guerre civile américaine…
Par-delà ces trois scénarios, j’aimerais replacer la question des mémoires de la guerre Chine-Japon dans un contexte global : la politique de la repentance est en effet relativement récente, et a, à mon sens, une date d’expiration. Cette pratique a commencé dans les années 1970 : auparavant, les chefs d’Etat n’avaient pas à s’excuser de manière répétée. La politique de la repentance vint en partie combler le vide laissé par la faillite d’idéologies (socialistes, communistes…) et sera sans doute remplacée à son tour. En Europe occidentale par exemple, on a le sentiment que les souvenirs de guerre s’éloignent véritablement, et que les commémorations intéressent moins l’opinion publique. Ce n’est pas le cas en Europe de l’Est, où les mémoires de la guerre sont encore vives chez les populations et sur le plan politique.
Au total, nous devons nous montrer nuancés dans la manière dont nous observons notre temps. Rien n’est prévisible ou inévitable. Si on s’intéresse à des événements historiques passés, on peut distinguer les lignes directrices, les phénomènes qui en ont été la cause : on ne les voit qu’a posteriori, et leurs contemporains les manquent généralement. Que ne voit-on pas aujourd’hui, qui nous apparaîtra comme évident dans quelques années ? A mon sens, on ne peut répondre à cette question difficile en accordant trop d’importance au passé, qui n’est pas d’une grande aide pour anticiper le futur.