Dans les pas de Walter Benjamin
Marica Bodrožić perçoit, relève, se souvient, découvre nombre d’éléments et de signes : des « sténogrammes de l’âme » qui rappellent les « sténogrammes de rêves » évoqués un jour par Walter Benjamin. Seuls peut-être les oiseaux sont-ils capables d’en appréhender les liens invisibles. C’est la tâche qui leur revient, c’est là le « travail des oiseaux ».
Pyrénées, septembre 1940 : Walter Benjamin emprunte un ancien sentier de contrebandiers entre la France et l’Espagne dans l’espoir de fuir le vieux continent. Quatre-vingts ans plus tard, l’écrivaine Marica Bodrožić décide de suivre ses pas de Banyuls-sur-Mer à Portbou et de consigner, chemin faisant, des « sténogrammes de l’âme ».
Plus que le récit d’une marche, Le Travail des oiseaux fait l’expérience d’un chemin. Tout au long de ce texte à la fois narratif, essayistique et poétique, apparaît une figure de Wanderer d’un genre tout à fait nouveau. Car le chemin parcouru par Marica Bodrožić, avant d’être celui d’aujourd’hui, est surtout celui d’hier : « Sur les chemins que nous empruntons, les pensées de ceux qui nous ont précédés sont là, attendant que nous les lisions, que nous les poursuivions, que nous les mettions en question afin de continuer notre propre réflexion. » Ainsi se superposent les époques, les chemins et les pensées de ceux qui s’y engagent. Et ce parcours à travers les montagnes signifie tout autant une expérience vécue physiquement que le déploiement d’une géographie de l’âme.
Si le sentier emprunté inspire à ce point cette écrivaine allemande d’origine croate, dont on reconnaît ici la qualité littéraire et la voix très poétique qui lui valurent déjà de nombreux prix littéraires et distinctions, c’est qu’il est à la fois chemin de montagne et chemin de frontière. Marica Bodrožić tire pleinement profit du pouvoir de suggestion de ces deux réalités, imposantes et hostiles, qui représentent aussi autant de symboles forts invitant à penser tour à tour verticalité et horizontalité, transcendance et transgression, sacré et profane, péril et salut. « C’est moi qui me trouve à présent dans cette clairière, je regarde encore une fois autour de moi et je vois ce que Benjamin a dû voir lui aussi, un paysage d’une beauté envoûtante, l’Europe telle qu’elle est sans frontières cimentées, vivante à chaque pas, infiniment riche, envoûtante à souhait. » Comme les précédents ouvrages de Marica Bodrožić, Le travail des oiseaux se caractérise par une grande sensibilité. Elle laisse la nature guider ses pensées, suggère une osmose entre une nature perçue de manière synesthésique et sa propre conscience. L’écrivaine dépeint finement la façon dont s’inscrit son corps dans ce paysage pyrénéen et, à l’inverse, se montre tout particulièrement attentive à la façon dont ce chemin agit en elle. En fin de compte, elle s’interroge ni plus ni moins sur ce que signifie – pour un corps et pour une âme à une époque donnée – le fait de « cheminer », comme sur ce qu’est « un chemin ». Et ce même chemin qui conduisit autrefois Benjamin à ce qu’il nommait « la nouveauté radicale », annonce aujourd’hui – puisque Marica Bodrožić porte un enfant au moment où elle entreprend sa marche – non plus la mort, mais une naissance. Les réflexions de Hannah Arendt sur la naissance, l’individu en tant que commencement nouveau, prennent alors pour elle la dimension d’une révélation.
Marica Bodrožić avance dans les pas de Walter Benjamin, retraçant ainsi l’ultime marche de ce penseur ô combien européen, tout en parcourant ses propres « chemins de pensée » (Denkwege). Animée par la volonté de comprendre le contexte dans lequel celui-ci s’est décidé à traverser les Pyrénées, elle s’appuie sur ses propres lectures afin de revenir sur certains aspects et figures marquantes de cette période. D’où le récit des actions de la résistante autrichienne Lisa Fittko (qui guida Benjamin sur ce sentier de montagne), du journaliste américain Varian Fry qui permit à plusieurs milliers de personnes, en particulier des intellectuels et des artistes, de fuir le régime national-socialiste, ou encore du consul portugais de Sousa Mendes, connu pour avoir signé des visas à tour de bras sauvant ainsi la vie de milliers de réfugiés. Le chemin emprunté à la suite de Walter Benjamin entraîne l’auteure dans de multiples réflexions sur le bannissement (celui de Karlo Štajner occupe une place importante), la fuite d’un régime de terreur ainsi que l’exil. De vastes sujets qui lui sont familiers et pour lesquels elle convoque, entre autres, les voix de Ossip Mandelstam, Paul Celan, Danilo Kiš, autant d’écrivains dont on connaît l’importance pour elle depuis ses romans précédents (notamment Kirschholz und alte Gefühle, 2012).
Mais ce sont évidemment avant tout les paroles de Walter Benjamin qui l’accompagnent. Traversant la montagne, elle parcourt en pensées l’histoire du philosophe allemand ainsi que son œuvre, ne manquant d’évoquer certains mots-clés comme les « passages », le « flâneur », « l’ange de l’Histoire », le « pêcheur de perles » ou le « collectionneur d’étincelles », laissant résonner également en elle nombre de ses paroles, citant à différentes reprises des passages plus ou moins longs de ses ouvrages qui nourrissent et enrichissent sa marche. Le chemin et le cheminement, avec la perspective autre sur le monde qu’ils impliquent, permettent à l’écrivaine d’affiner son regard et d’approfondir sa réflexion sur l’œuvre benjaminienne : « À présent, je comprends pour la première fois cette phrase de Benjamin dans toute son ampleur. Elle est étroitement liée à mon acte de naissance et j’aurai vécu pour approcher le principe originel de ses caractères. » Ainsi Marica Bodrožić, cheminant après et avec Walter Benjamin, fait aussi et surtout le récit d’un apprentissage, car il lui importe au premier chef d’apprendre à voir et à penser autrement.
Son récit évolue en conséquence au fur et à mesure du cheminement. Par associations d’idées – à l’instar du « penchant [de Walter Benjamin] pour le monde imaginaire des associations » tel que l’avait relevé Gershom Scholem chez son ami – se fondent les uns dans les autres des récits, souvenirs, images et tonalités variés. La voix de la narratrice interroge, implore, devient poésie et prière, passe du « Je » au « Nous », élevant l’expérience individuelle à un degré universel : « Toute prise de conscience est un passage cosmique au cours duquel l’univers se révèle plus diversifié encore que ce que notre imagination avait pu concevoir jusqu’alors. La simultanéité des temps, une fois vécue, nous permet de participer aux pensées fluides du monde qui nous entourent. » Les envolées lyriques, voire mystiques inspirées par le paysage, par des images et des lectures, finissent par se raccrocher toujours à des éléments concrets ou des faits historiques, rappelant qu’il n’y a ici ni candeur, ni béatitude, juste le désir légitime et conscient d’opposer aux cruautés du monde et de l’Histoire une pensée poétique. Ainsi la pensée, comme la Wanderin elle-même, suit-elle une ligne de crête, se mettant en danger pour mieux retrouver son équilibre initial. Et bien souvent, ce sont, en plus de Walter Benjamin, d’autres penseurs qui la soutiennent dans cette progression périlleuse. Face à un paysage géographique qui la fascine, l’enchante et la dépasse, elle élabore un réseau dense et complexe d’écrivains, poètes et philosophes de toutes nations. Il suffit de citer des figures aussi différentes que Claude Lévi-Strauss, Theodor W. Adorno, Sarah Kofman, Daniil Harms, Emmanuel Lévinas, ou encore Alexander Kluge, dont elle rappelle maints aspects biographiques ou réflexions utiles à son propre cheminement. Ce faisant, la narratrice indique « ne vouloir être personne d’autre qu’elle-même, un œil du présent qui parle en amalgamant ».
Marica Bodrožić perçoit, relève, se souvient, découvre nombre d’éléments et de signes : des « sténogrammes de l’âme » qui rappellent les « sténogrammes de rêves » évoqués un jour par Walter Benjamin. Tous ces signes patiemment rassemblés et soigneusement conservés durant la marche, signes qui constituent sa propre réalité comme autrefois celle du philosophe, seuls peut-être les oiseaux, du haut de leur perspective, sont-ils capables d’en appréhender les liens invisibles, d’en comprendre les entrelacements, d’en percevoir les correspondances muettes. C’est la tâche qui leur revient, c’est là le « travail des oiseaux ».