Refaire la philosophie politique : commerce, force et vertus

« La philosophie politique est à refaire, pour elle-même bien sûr mais aussi en ce qu’elle est constitutive de la raison pratique des communautés humaines. Maxence Brischoux y entre de plain-pied par l’économie politique des nations modernes, non oublieuses pour autant de l’aiguillon socratique des vertus ». Alexandre Escudier nous offre sa lecture de Le commerce et la force.

Maxence Brischoux, Le commerce et la force. Comprendre le nouvel ordre commercial international, Paris, Calmann-Lévy, 2021, 232 pages, ISBN 9782702182307

Non pas deux notions (commerce vs force) mais bien trois – la vertu, le commerce et la force –permettent d’approcher le cœur du questionnement de Maxence Brischoux dans son livre important intitulé Le commerce et la force. Comprendre le nouvel ordre commercial international (Paris, Calmann-Lévy, 2021). Cette réflexion ternaire est de nature à dépasser les analyses duales classiques du type «  commerce versus guerre  » ou bien «  commerce versus vertu  ».

Le dualisme «  commerce vs guerre  » est typique d’un certain libéralisme. Ainsi de Benjamin Constant lorsqu’il fait paraître, en 1814, De l’esprit de conquête et d’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation actuelle. Dans la lignée de Montesquieu, il y argumente la thèse selon laquelle le commerce moderne, en multipliant les bénéfices de l’échange et les interdépendances économiques, est un facteur durable de pacification entre les communautés politiques. Pour satisfaire le désir acquisitif des nations, la voie de l’échange s’avère plus durable car moins coûteuse que la guerre et ses désastres. Le commerce peut ainsi dompter l’impétuosité de la force, et l’humanité peut enfin espérer laisser définitivement derrière elle le vieux cycle historique de la guerre.

À l’autre bout du spectre, l’historien néo-zélandais John G. A. Pocock publie en 1985 un recueil d’articles dans lequel il examine à nouveaux frais l’interaction complexe entre la problématique ancienne des vertus et celle du commerce moderne1. Sa conclusion est nette  : l’émergence de la «  société commerçante  » moderne (commercial society) n’efface pas la figure active du citoyen antique, réinvestie par l’humanisme civique des cités italiennes du Moyen Âge et de la Renaissance  ; elle ne sanctifie pas la montée du «  bourgeois  » libéral (homo economicus de l’individualisme possessif) en tous points opposé au «  républicain  », capables de vertus éthiques et politiques. Vertus et commerce sont deux langages politiques qui ne se substituent pas historiquement l’un à l’autre, des Anciens aux Modernes, mais se reconfigurent mutuellement selon les époques. Quelque chose comme un «  humanisme commercial  » n’est en ce sens pas impensable en modernité, et les discours d’économie politique pourraient bien contenir in nuce des philosophies politiques à part entière.

Maxence Brischoux hérite de ces deux lignes de réflexion binaires (commerce vs guerre  ; commerce vs vertu) mais pour les conjoindre en une problématique ternaire  : vertu, commerce et force. Autrement dit, il appartient à cette famille de philosophes politiques qui fait un sort tout particulier à l’économique sans pour autant diluer le politique (régime et relations internationales) dans le travers économiciste des Modernes, et sans oublier non plus l’antique questionnement sur les vertus comme condition de possibilité éthique des libertés et des équilibres politiques. Son point de départ est une réflexion sur le «  commerce  » chez les Anciens comparativement aux Modernes.

Vertus et commerce sont deux langages politiques qui ne se substituent pas historiquement l’un à l’autre, des Anciens aux Modernes, mais se reconfigurent mutuellement selon les époques.

ALEXANDRE ESCUDIER

Les Anciens, à tout le moins Platon, font du commerce – et du désir sous-jacent de richesse – un double facteur de division de la communauté politique (p. 23 sq.). Il est un puissant facteur de division interne en ce qu’il rend possible la constitution de groupes sociaux aux aspirations et intérêts dissemblables  ; la concorde et l’amitié civique entre égaux s’en trouvent menacées. L’économie est par ailleurs une incitation à la prédation externe pour toute communauté politique dès lors qu’elle s’imagine des besoins superflus, rapidement assouvissables ailleurs en faisant usage de la force. La guerre interne et la guerre externe menacent. Face à ce double danger belligène de l’économique, la solution s’impose d’elle-même  : d’une part, il convient de modérer ses besoins par les vertus de sorte à ce que les groupes sociaux en interne et les communautés politiques à l’externe ne s’adonnent pas à des aventures belliqueuses, et d’autre part il faut satisfaire aux fondamentaux de la prospérité économique de sorte à juguler l’extrême pauvreté en interne et la (toujours possible) perte d’indépendance externe. L’équilibre prudentiel entre ces deux impératifs est difficile à tenir, mais il est le garant véritable de la vertu de justice.

Les Modernes – Maxence Brischoux revient sur cette histoire des idées – font l’hypothèse inverse et valorisent le commerce (p. 31 sq.). Tout d’abord, il devient à leurs yeux un véritable facteur de paix en ce qu’il sert les intérêts mutuels des nations, et encapsulent les uns dans les autres les intérêts bien compris des groupes sociaux dirigeants, davantage que les autres en position de peser sur le débat politique interne de chaque communauté politique. L’effet de modération sur les relations internationales est bénéfique à tous. En second lieu, le commerce favorise l’intégration transnationale  : les flux économiques internationaux donnent lieu à un maillage du monde par l’intermédiaire d’acteurs en tous genres (commerçants, diasporas, banquiers, consuls, missionnaires, etc.) qui produisent une intégration de la vie de relations des nations (amitiés, mariages, naissances, etc.). Les expériences sociales et culturelles s’hybrident les unes les autres  ; les préjugés s’en trouvent décentrés et la connaissance de soi s’accroît par la comparaison interculturelle aux grès des contacts et flux transnationaux.

Troisièmement enfin, le commerce se substitue au travail de mise en forme éthique des conduites par les vertus. Au sein des vastes corps politiques modernes, en particulier dans les sociétés industrielles et démocratiques de masse2, il n’est guère réaliste d’espérer aristocratiser les individus par les «  nobles vertus  » classiques (tempérance, courage, sagesse, justice)  : il faut donc moyenniser les conduites par les intérêts liés du commerce, en assouvissant la part appétitive de l’âme et en faisant reculer en chacun la part irascible. Et cela sans que l’individu ait à produire à cet effet un travail éthique sur soi particulier. La réflexion moderne sur le commerce contourne ici le problème éthique du politique et s’emploie à mettre le libéralisme politique en pilotage matériel automatique – jusqu’à nos jours. Il suffira ensuite que les communautés politiques s’organisent en «  républiques  » (démocratie et État de droit), pour qu’elles tissent entre elles des relations d’un type nouveau, post-guerrier, régi par la grammaire et les procédures institutionnalisées du droit international. Le triptyque kantien – commerce, État de droit et droit international – coule de source et dessine la promesse moderne du cosmopolitisme.

La réflexion moderne sur le commerce contourne ici le problème éthique du politique et s’emploie à mettre le libéralisme politique en pilotage matériel automatique – jusqu’à nos jours.

ALEXANDRE ESCUDIER

L’équation était belle, sur la force intrinsèque du commerce moderne jusqu’au marché-monde capitaliste de Marx. À ceci près que le commerce est fragile (p. 51 sq.), pour un grand nombre de raisons sur lesquelles M. Brischoux revient avec minutie, et qu’on se bornera simplement à suggérer ici à gros traits. D’une part, l’intensification planétaire des échanges commerciaux est toujours dans la triple dépendance  : 1) des capacités technologiques à s’affranchir des obstacles aux transports et à la communication, 2) de la capacité des acteurs à organiser la sécurité continue et rapide des flux de matières, de biens et de services, et 3) de la possible pérennisation du régime énergétique sous-jacent au progrès technique et organisationnel du marché-monde. D’autre part, deux contraintes supplémentaires se surajoutent partout et toujours à ces trois conditions de possibilités  : l’ancrage monétaire du commerce international et les tensions en haut de la hiérarchie des puissances géostratégiques du moment.

Le régime monétaire est une contrainte pérenne de la structuration des échanges internationaux (p. 61 sq.). Le commerce a connu en ce sens un avant et un après l’ancrage des monnaies nationales dans l’étalon or (ou argent en certains points du globe, selon les moments). Pour l’essentiel, les économies d’Ancien Régime sont des économies de production agricole avec des spécialisations manufacturières et commerciales en produits de luxe à la seule destination du haut de la stratification sociale respective des empires, royaumes, duchés et cités-États (cours royales, aristocraties d’épée, noblesses de robe, oligarchies commerçantes et financières). Si la balance commerciale d’une politie3 est négative, cela signifie que son stock de monnaie-étalon s’amenuise et que sa position n’est à terme pas tenable. On touche ici à la migraine de Colbert, et à ses contre-feux mercantilistes. Par des investissements efficaces, dans des manufactures nationales d’avenir, le pouvoir central propose aux consommateurs nationaux et étrangers une nouvelle gamme de produits de qualité susceptible de rétablir la balance commerciale, et partant la position monétaire du pays. La politique industrielle et la politique commerciale sont alors les instruments de la politique monétaire (p. 62). Après l’abandon de l’étalonnage or (ou argent) des monnaies (en particulier après août 1971 et la fin de la parité dollar-or), ce sont les devises clés (i.e. les devises fortes adossées à une puissante économie et une puissance géostratégique) qui induisent les nouveaux ancrages monétaires des monnaies faibles vis-à-vis des monnaies fortes, c’est-à-dire incontournables dans le commerce international. On entre alors dans un régime d’abondance monétaire (versus rareté des stocks de métaux rares étalons) moyennant des asymétries notables, comme après 1945 le privilège «  exorbitant du dollar  » en tant qu’instrument de la stabilité hégémonique de la pax americana.

C’est la seconde contrainte qui pèse toujours sur le commerce et ses vertus supposées par les Modernes. Les vieilles politiques mercantilistes (p. 82 sq.) conduisent les gouvernants à peser sur l’asymétrie des échanges commerciaux de sorte à améliorer la position de la politie dont ils ont la charge dans la course à la puissance géoéconomique. Il en découle ce que Marc Bloch appelait en 1934 un «  état d’esprit  » mercantiliste latent, qui fait qu’à tout moment les élites politiques des régimes situés en haut de la hiérarchie des puissances peuvent s’engager dans des guerres commerciales et le dé-tricotage du multilatéralisme procéduralisé des échanges internationaux. Du GATT (1947) à l’accord de création de l’Organisation Mondiale du Commerce en 1994, le libre-échangisme mondial a consisté à progressivement institutionnaliser à la fois l’intérêt mutuel à échanger (selon la logique des avantages comparés d’Adam Smith et de Ricardo) et la défiance réciproque que se vouent les polities (p. 71). Car en effet, il s’agit toujours de trouver de nouveaux débouchés par l’ouverture des marchés externes aux entrepreneurs nationaux tout en ouvrant son propre marché à la concurrence extérieure, mais sans perdre relativement aux gains des autres ni faire monter économiquement les principaux rivaux stratégiques, etc. Le mécanisme d’appel devant l’Organe de Règlement des Différends est la clef de voûte de cette défiance institutionnalisée du commerce international, en forme de «  mercantilisme éclairé  » (p. 100), qui empêche de retomber dans les époques mercantilistes antérieures, tour à tour hégémonisées – depuis le XVIe siècle – par le Portugal, l’Espagne, les Provinces Unies versus l’Angleterre (1651-1689), l’Angleterre versus la France d’Ancien Régime puis la France révolutionnaire et napoléonienne jusqu’à la suprématie de l’«  empire informel  » britannique (p. 137) sur le plan maritime, industriel, commercial et financier jusqu’en 1932. Or l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001 (avec une dérogation de 15 ans quant aux dispositions anti-dumping en tant que non encore «  économie de marché  ») a déséquilibré ce dispositif multilatéral, à tout le moins aux yeux des États-Unis qui incriminent, au plus tard avec Donald Trump et ses faucons anti-chinois, le caractère inique du «  choc chinois  » sur le commerce international et l’appareil industriel national  : moyennant un fort interventionnisme et des subventions de l’État chinois, des surcapacités induites de production, des transferts forcés de technologie et – dans les pays partenaires – une érosion du taux de profit des entreprises exposées à la concurrence chinoise, a fortiori lorsque les excédents commerciaux sont investis à l’étranger par Pékin afin de distordre, hors de Chine, les conditions de la concurrence. Il en résulte une polarisation sociale à l’intérieur des pays industriellement concurrencés par la Chine, et une relance en leur sein des politiques commerciales néo-mercantilistes dont le trumpisme a été le révélateur éclatant, au travers de la hausse unilatérale et brutale des droits de douanes, le blocage institutionnel de l’Organe de Règlement des Différends de l’OMC, la dénonciation des accords de libre-échange et le retour à des accords commerciaux bilatéraux. «  Donald Trump nous a ramenés aux meilleurs temps du mercantilisme et du troc entre États  » (p. 107).

Du GATT à l’accord de création de l’Organisation Mondiale du Commerce, le libre-échangisme mondial a consisté à progressivement institutionnaliser à la fois l’intérêt mutuel à échanger et la défiance réciproque que se vouent les polities.

ALEXANDRE ESCUDIER

Cette seconde contrainte, non plus monétaire mais géopolitique, nous conduit au cœur de l’argumentation de Maxence Brischoux sur le commerce, ses promesses modernes rattrapées par les facteurs transhistoriques de sa fragilité. Toute politie doit articuler, comme contrainte pérenne, sa politique commerciale garante de la prospérité et stabilité internes aux impératifs stratégiques de sa sécurité nationale (p. 109). Les exemples historiques sont légions  : e.g. les lois de navigation de l’Angleterre (Navigation Acts, de 1651 à 1849) visaient à protéger les privilèges de la marine marchande anglaise non seulement pour des raisons géoéconomiques mais aussi en tant qu’elle constituait une réserve d’appui possible pour la Royal Navy en cas de conflit armé. L’article XXI du GATT énonce dans cette lignée les «  exceptions concernant la sécurité  » permettant de déroger aux accords de libre-échange (p. 110). En d’autres termes, les interdépendances commerciales sont réciproquement bénéfiques en termes de richesse agrégée en raison des avantages comparés, mais elles augmentent en retour les vulnérabilités stratégiques en tous genres, en particulier en termes de rivalités militaires et technologiques entre les grandes puissances susceptibles de maîtriser les flux (p. 115 sq.) et les règles du jeu global aux dépens des autres partenaires (p. 142 sq.). Le commerce se trouve par conséquent toujours dans la dépendance des tensions géopolitiques du moment, lesquelles ne sont pas non plus déliées des équilibres internes aux régimes politiques, compte tenu de la polarisation sociale induite par les inégalités de richesse entre les nations et entre les groupes sociaux internes.

Ces agrégats s’entre-déterminent certes les uns les autres, mais de manière non du tout circulaire, en raison de ce que les Grecs appelaient «  l’architectonique  » du règne humain  : le politique demeure l’instance primaire de détermination de tout cycle historique, il est l’instituant, et le commerce demeure l’institué. Aussi bien le commerce international butte-t-il toujours sur «  deux bornes politiques  » fondamentales  : «  la sécurité des nations et la liberté des peuples  » (p. 162). La catégorie de «  nations  »4 convient mal ici, au sens où il s’agit de «  polities  », c’est-à-dire de communautés politiques définies primairement comme communautés de sécurité à capacité étatique interne comme externe, alors que les «  nations  » renvoient tout autrement au foyer imaginaire fonctionnant comme le ressort central de la solidarité sociale au sein d’une société d’individus. Mais peu importe le désaccord marginal sur le lexique pourvu qu’on saisisse le mécanisme historique fondamental de la chose. Car en effet, ce sont toujours les intérêts des polities qui déterminent le dosage entre libre-échange et mercantilisme jugé stratégiquement pertinent par les équilibres propres aux régimes politiques garants de la liberté interne et externe de leurs sociétaires (p. 150). On tournera les faits de l’histoire universelle comme on voudra, en les lestant d’autant de chiffres et d’expertise gestionnaire, caméralistique, qu’on voudra – puisque telle est la forme suprême de l’argument d’autorité technocrate de l’espace public contemporain –, on en reviendra toujours à ces deux butées fondamentales co-évoluant toujours ensemble  : les intérêts géostratégiques et géoéconomiques de la politie de référence (compte tenu de l’état des technologies du moment) et les équilibres idéologiques internes entre groupes sociaux quant à la capacité du régime politique institué à assurer la justice entre les sociétaires sans mettre pour autant en péril l’indépendance de la politie, en tant que communauté de sécurité, dans le grand bain carnassier des relations internationales. Car ces dernières demeurent ontologiquement anarchiques, en dépit des velléités de gouvernance multilatérale domestiquant les purs rapports de force entre les polities. Seule l’a priori historique illusoire de la paix démocratique européenne, à l’ombre du bouclier américain, a pu un bref moment, depuis 1945, nous rendre à cet égard amnésiques et opérationnellement dilettantes.

Le commerce se trouve toujours dans la dépendance des tensions géopolitiques du moment, lesquelles ne sont pas non plus déliées des équilibres internes aux régimes politiques, compte tenu de la polarisation sociale induite par les inégalités de richesse entre les nations et entre les groupes sociaux internes.

ALEXANDRE ESCUDIER

Les caractéristiques du système international du moment déterminent donc le degré d’intégration multilatérale, procéduralisée, du commerce mondial. C’est ainsi que le «  mercantilisme éclairé  » de l’OMC a pu relativement bien fonctionner pour autant que les relations internationales ont été stabilisées par un hégémon à la fois incontestable en termes de puissance et accepté en raison de sa capacité à contenir ses sur-capacités d’action, grâce à sa vertu de tempérance et son sens historique des responsabilités face aux risques globaux (p. 163 sq.). La théorie des relations internationales thématise depuis bientôt quarante ans la chose sous le vocable de «  stabilité hégémonique  » américaine et d’ordre libéral international (p. 166). Tout le débat qui s’est ouvert ces dernières années, en particulier depuis l’essor de la Chine comme puissance systémique rivale des États-Unis, consiste à s’interroger sur la question de savoir si des institutions multilatérales collectivement mieux-disantes pouvaient se pérenniser en cas de disparition (ou de moyennisation) de l’hégémon qui avait rendu possible leur apparition et leur stabilisation5. Assistons-nous actuellement à un changement d’hégémon global, à une phase d’interrègne du système international qu’on pourrait qualifier de régence géopolitique avec tous les dangers que peut comporter le piège Kindleberger d’absence d’hégémon stabilisateur au niveau monétaire, financier, commercial et militaire6  ? Ou bien assistons-nous plutôt – à la faveur de la fuite en avant irrendentiste guerrière de l’autocratie kleptocrate russe – à une fragmentation du monde en deux blocs, chacun économiquement et géostratégiquement intégrables, en forme de double stabilité hégémonique, éminemment belligène à terme, bloc contre bloc, autour de la mer de Chine méridionale et orientale  ? Nul ne saurait pour l’heure le dire, et les combinaisons historiques avérées ex post sont toujours plus diverses et surprenantes que l’imagination humaine ne saurait prévoir. Il reste certain néanmoins que le jeu global entre intégration économique, distribution de la puissance et vertus politiques (des élites dirigeantes comme des atomes citoyens-sociétaires) est en train de se reconfigurer à grande vitesse sous nos yeux.

On le voit. Contrairement à ce qu’indique le titre de son livre, Maxence Brischoux articule – bien plus subtilement qu’on ne saurait ici résumer – une économie politique non pas duale (commerce versus force) mais bien ternaire (vertu, commerce et puissance) qui lui permet de réinvestir les deux angles morts majeurs du libéralisme moderne, à savoir  : la disjonction intenable entre éthique, politique et économique d’un côté et de l’autre l’impasse libérale sur les logiques de puissance du commerce international. Il réinterroge ce faisant également l’ancrage passionnel du politique au niveau des perpétuelles rivalités de puissance, bien au-delà des désirs acquisitifs primaires présidant aux termes de l’échange économique international.

Il reste certain que le jeu global entre intégration économique, distribution de la puissance et vertus politiques est en train de se reconfigurer à grande vitesse sous nos yeux.

ALEXANDRE ESCUDIER

Si le point de départ de la réflexion développée par notre auteur est bien le trumpisme – et donc le retour de la guerre commerciale néo-mercantiliste aux États-Unis et ailleurs –, son cheminement véritable est celui d’une philosophie politique générale tenant ensemble la question des vertus civiques et politiques, l’équilibre interne des régimes politiques, les relations de puissance ainsi que les rivalités géoéconomiques et technologiques en tant que conditions de possibilité de la liberté des communautés politiques. Son ouvrage est donc à saluer comme une contribution importante à notre tâche collective du moment, à savoir refaire véritablement de la philosophie politique à des fins éminemment pratiques, en tenant conjointement quatre dimensions qui s’entre-déterminent en permanence au fil de l’histoire  : l’éthique des gouvernants et des gouvernés, le régime politique, les relations internationales et l’économie politique compte tenu de la frontière technologique du moment. Le propos se situe donc à rebours des théories politiques partielles – de pure critique littéraire – des intellectuels et idéologues contemporains, ne se posant plus aucun problème concret d’action ni de communautés politiques, depuis le tournant des seuls droits subjectifs modernes. Bien sûr, ces derniers demeurent le point d’ancrage normatif de l’agenda démocratique, mais leur mise en œuvre ne peut s’affranchir des coordonnées pré-citées structurantes du politique.

Que l’on corrige les théories rawlsiennes de la justice distributrice par les mille et unes exigences de la «  reconnaissance  » depuis l’école de Francfort et les théories intersectionnelles ne change rien à la nature hémiplégique de ces théories sectorielles du politique  : il y manque perpétuellement la substance éthique des démocrates (gouvernants comme gouvernés), les conditions de possibilité de l’autonomie des communautés politiques (démocratiques ou pas) par la course au différentiel technologique et géoéconomique, sous la contrainte pérenne de la possible guerre externe. C’est là le polygone dynamique indépassable des communautés politiques. On n’en sort jamais. V. Poutine, en Ukraine, vient de nous infliger collectivement une leçon pédagogique de rattrapage. De la même manière que les doigts dans la prise produisent partout et toujours les mêmes effets, ces angles morts étaient pourtant analytiquement déductibles, sans l’expérience ukrainienne du désastre, à partir d’une philosophie politique complète, enfin digne de ce nom, qui ne ferait plus l’impasse sur la double latence ontologique de la guerre interne et externe. La philosophie politique est à refaire, pour elle-même bien sûr mais aussi en ce qu’elle est constitutive de la raison pratique des communautés humaines. Maxence Brischoux y entre de plain-pied par l’économie politique des nations modernes, non oublieuses pour autant de l’aiguillon socratique des vertus. Qu’on le lise in extenso dans le détail de son raisonnement, c’est ce qu’il s’agissait ici simplement de suggérer.

Sources
  1. John G. A. Pocock, Virtue, Commerce, and History. Essays on Political Thought and History, Chiefly in the Eighteenth Century, Cambridge University Press, 1985.
  2. Contrairement aux cités-États de face-à-face et aux démocraties directes d’assemblée, dont la grande famille rousseauiste rêve encore jusqu’en ses variantes anarchistes municipalistes contemporaines, a fortiori à l’heure de la contrainte climatique globale engendrée par les externalités négatives du capitalisme thermo-fossile moderne.
  3. La catégorie de «  polity  » est d’emploi ordinaire, et immédiatement compréhensible, en anglais alors que le français est dénué de toute précision conceptuelle lorsque – dans le débat public et même académique – on emploie tour à tour, sans ne jamais rien définir, les notions vagues de pays, d’État, de nation, d’État-nation, de société ou communauté politique. Par «  politie  », on entendra ci-après un groupe humain définissant, vers l’intérieur, un espace social de pacification tendancielle et, vers l’extérieur, un espace social de guerre virtuelle (cf. J. Baechler, Précis de la démocratie, Paris, Calmann-Lévy, 1994).
  4. Parce qu’elle reste implicitement dans la trop grande dépendance de l’histoire des «  formes politiques  » tout à fait partielle et partiale esquissée par Pierre Manent dans Les métamorphoses de la cité  : essai sur la dynamique de l’Occident, Paris, Flammarion, 2010.
  5. Le livre qui a cristallisé ces débats est celui de Robert O. Keohane, Après l’hégémonie  : coopération et désaccord dans l’économie politique internationale [1984], traduction française, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2015.
  6. Charles P. Kindleberger, La Grande crise mondiale, 1929-1939 [1973], traduction française, édition revue et augmentée, Paris, Économica, 1988.
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