« Le parti politique est, au niveau européen, l’institution la plus détestée », une conversation avec Rémi Lefebvre
« En France, le problème est la professionnalisation politique ». Rémi Lefebvre, auteur de trois ouvrages récemment parus, Faut-il désespérer de la gauche ?, Les mots des partis politiques et L'entreprise Macron à l'épreuve du pouvoir, répond à nos questions sur l'avenir de la forme-parti et les reconfigurations du paysage politique français.
À quoi sert un parti politique ?
Les partis politiques sont des rouages essentiels d’un système démocratique représentatif : il n’y a pas de système démocratique sans structuration par des partis. La démocratie représentative est fondée sur le vote, les partis, des élites et un système médiatique. Les partis ont trois grandes fonctions. D’abord, ils structurent le jeu politique et les opinions grâce aux prises de position liées à un courant politique, à l’établissement de points de repère… : les citoyens votent pour des marques partisanes, des étiquettes qui leur permettent de se référer à des traditions qui les dépassent. Il y a donc en cela une fonction idéologique des partis.
Ils ont une seconde fonction, de sélection des candidats. Dans les régimes démocratiques, il y a deux processus. D’abord un processus de sélection des candidats puis un processus d’élection par les électeurs. Le système politique fonctionne à deux étages et très souvent, même si la période récente est plus compliquée, ce sont les partis politiques qui fabriquent les candidats, même au niveau local. On ne peut pas faire de la politique sans s’appuyer sur un parti politique. Tous les présidents de la Ve République avant Emmanuel Macron se sont appuyés sur un parti politique dont ils étaient les chefs, peut-être De Gaulle excepté, mais il a tout de même fondé un parti. Le parti est donc essentiel dans le jeu électoral parce qu’il a une fonction de sélection des candidats.
Il y a une troisième fonction du parti politique qui est une fonction d’intégration et de socialisation politique. Les partis politiques sont des petites sociétés, des communautés et ils visent à intégrer certains milieux sociaux. C’est une fonction absolument essentielle, en particulier dans les partis de gauche. La fonction historique des partis de gauche est d’intégrer les milieux populaires, de les politiser, à travers notamment le militantisme. Ce travail de politisation et d’intégration est aussi essentiel dans les partis politiques, dans le modèle des partis de masse et des partis ouvriers de gauche qui sont issus de l’histoire.
Ces fonctions idéologiques et de structuration d’opinion, de repérage par les électeurs, de sélection des élites, d’intégration sociale font que les partis politiques sont une pièce maîtresse dans les démocraties représentatives. Mais elles sont en crise.
Alors même qu’au niveau national, les partis, notamment à gauche, s’affaiblissent, les appareils (comme le PS ou le PCF) sont encore forts et ont d’importants ancrages régionaux et locaux. Peut-on imaginer un découplage à long terme du local et du national ?
La situation des partis politiques est paradoxale. Ils sont à la fois considérablement affaiblis car leur ancrage dans la société est de plus en plus faible, ils ont de moins en moins de militants – aujourd’hui, il y a moins d’1 % des électeurs qui sont membres d’un parti politique. Si vous additionnez tous les militants d’un parti politique – chose difficile à faire -, on définira un militant comme un individu plus engagé qu’un simple partisan, on arrive à environ 200 000, ce qui est extrêmement faible. L’assise des partis politiques dans la société s’est considérablement réduite, les réseaux des partis sont extrêmement affaiblis alors que la gauche avait jusqu’ici des réseaux dans les milieux syndicaux, chez les enseignants, dans le monde culturel et intellectuel.
Les partis produisent des idées mais ils n’ont plus vraiment de doctrine. Qu’est-ce que le socialisme, qu’est-ce que le communisme ? Les partis ne sont plus des intellectuels collectifs. C’étaient des lieux où il y avait une émulation idéologique et les partis se sont asséchés, ils se sont évidés : ce sont des coquilles vides à bien des égards. Il n’y a plus d’idéologies portées par les partis et pourtant, leur rôle est toujours central : Xavier Bertrand qui jouait l’extériorité au parti a dû passer par une primaire et n’a pas été candidat au final, Taubira n’a ni fonds ni parrainages et a dû finalement abandonner sa campagne. Les vieux partis sont devenus essentiellement des partis d’élus locaux et des opérateurs de professionnalisation de la politique.
La fonction de sélection est également aujourd’hui limitée, on le voit avec la logique des primaires ouvertes. Avant, le parti fabriquait le candidat ; maintenant, le candidat fabrique le parti. Il en est ainsi de Macron, qui a formé un parti ad hoc, et de Mélenchon également. LREM et LFI sont très proches, personnalisés, peu démocratiques, ce sont des partis « gazeux », et il en est de même du parti d’Eric Zemmour, dont le capital politique est essentiellement médiatique, bien qu’il ait concrètement besoin d’un parti ou d’une structure collective pour organiser ses meetings, ses déplacements et également pour envisager et préparer des élections législatives.
Les partis politiques sont une forme de collectivisation de la vie politique. Il faut des ressources collectives en politique. On ne peut pas faire de la politique uniquement sur un capital personnel ou un nom en dépit d’une tendance très forte à l’individualisation et à la personnalisation de la vie politique. Mais le rapport entre ressources personnelles et ressources collectives a changé, et les partis politiques sont de plus en plus des instruments au service d’ambitions personnelles.
Bien évidemment, il y a des contre-exemples. La légitimité idéologique de la France insoumise est forte. Ce parti ne s’appuie pas seulement sur le charisme d’une personnalité, c’est aussi le produit d’un réel investissement idéologique. Cependant, on ne trouve pas du tout cela chez La République en Marche. Une des fonctions d’En Marche ! aurait pu être de produire du macronisme mais Emmanuel Macron ne veut pas s’enfermer dans une doctrine et veut rester maître de sa ligne politique et ne pas s’enfermer dans un corpus défini d’idées pour être agile.
La France insoumise, mais également d’autres partis en Europe, semblent répondre à la définition du « parti personnel » que vous donnez. Quel sera l’avenir de LFI et des partis sur le même modèle après le départ de leur leader originel ?
Un des critères en science politique du parti politique est le fait que l’espérance de vie de l’organisation doit être supérieure à celle de son leader. Un parti n’est pas censé être un clan personnel ou une coterie attachée à un individu. Il faut sans doute modifier ce critère. La République en Marche va-t-elle survivre à Emmanuel Macron ? La France Insoumise va-t-elle survivre à Jean-Luc Mélenchon ? Ce seront des questions très intéressantes après 2022. Ces questions se posent en effet également en Europe plus largement, avec Forza Italia ou le Mouvement 5 Étoiles.
Traditionnellement, les grands partis européens sont très anciens : le parti travailliste, le parti conservateur, le SPD ou la CDU et la plupart des grands partis en Europe sont séculaires. Un parti politique est normalement voué à se reproduire dans son être. Sauf que nous sommes aujourd’hui dans une situation de plus grande fluidité et fragilité des partis politiques. Ils sont plus intermittents, ils sont plus liés à des conjonctures politiques et à des ambitions personnelles. Ils sont comme des éponges qui gonflent ou se rétractent au gré des élections et des formes accordéon.
Jean-Luc Mélenchon a fait constamment évoluer le parti : il a quitté le PS pour rejoindre le Parti de Gauche avant de créer la France Insoumise. Et maintenant on a l’impression que la France Insoumise n’existe plus puisqu’on parle aujourd’hui d’Union populaire. Il y a donc une forme de labilité des partis. Que va devenir cette organisation alors qu’elle est aujourd’hui totalement fondée sur la personnalité de son leader – même si chez la France Insoumise il n’y a pas de chef de parti, Mélenchon ayant seulement le titre de Président du groupe parlementaire.
Je ne suis pas devin mais il est très clair qu’il y a des prétendants à la succession, comme Adrien Quatennens ou Mathilde Panot, et Jean-Luc Mélenchon va sans doute transmettre son capital politique. Il est fort probable qu’il coopte son successeur, mais que va devenir la France Insoumise après lui ? C’est un parti fondé sur la personnalité de son chef, ce qui est une force et une faiblesse. On l’a vu depuis 2017. Quand la popularité de Mélenchon est écornée – notamment au moment de l’affaire des perquisitions, c’est le capital organisationnel qui est érodé et démonétisé. Pour ma part, je suis convaincu que Jean-Luc Mélenchon ne va pas arrêter la vie politique s’il n’est pas élu en 2022. Il va veiller à contrôler ce parti, mais ce parti peut-il tenir sans lui ? Ce n’est pas sûr. Il va nécessairement y avoir une fragilisation du parti qu’il tient et unifie par sa personnalité.
Les partis sont donc plus labiles. La notion de mouvement peut-elle alors remplacer celle de parti ? Ou le « mouvement » n’a-t-il qu’une visée rhétorique, légitimatrice, en France et au niveau européen ?
Le mouvement est en effet d’abord une rhétorique d’auto-présentation des organisations. Le parti politique est – de manière générale en Europe – l’institution la plus détestée, leur légitimité est faible. Il est donc aujourd’hui compliqué de présenter une nouvelle organisation avec le label partisan. Le terme est rejeté et l’imaginaire autour du parti – bureaucratie, appareil, professionnalisation – est rejeté. Le mouvement d’Édouard Philippe, pourtant assez classique dans sa forme, s’appelle Horizons. C’est donc une stratégie sémantique, d’auto-définition des partis. C’est une manière de faire organisation en rejetant ce stigmate du parti.
Il y a une autre dimension de cet aspect « mouvementiste ». Ces partis sont parfois nés de mouvements sociaux – c’est le cas de Podemos avec le Mouvement des Indignés -, ce sont des partis mouvements au sens où les partis procèdent de mouvements. C’est ce que l’on a vu avec une nouvelle génération de partis nés des mouvements liés à la crise financière de 2008. Il y a l’idée de récupérer cette dynamique d’un mouvement.
Parfois, cela ne marche pas, bien sûr. Les Gilets jaunes auraient pu se structurer en parti mais ne l’ont pas souhaité par rejet des formes de la représentation politique classique. Il y a donc cette première idée d’une culture organisationnelle qui est liée au mouvement et à sa dynamique démocratique, d’auto-organisation, de spontanéisme. Même quand ils ne sont pas nés de mouvements, ces partis vont chercher à avoir des modes de fonctionnement différents des partis traditionnels. Ce sont souvent des partis sans procédure d’adhésion, à l’instar de LREM, LFI, Podemos, M5S : il n’est pas nécessaire de payer pour entrer dans le parti, ce qui a une conséquence : les militants ont peu de droits. Ce sont des partis-plateformes, qui s’appuient sur Internet, mais cela implique qu’ils sont alors à la fois participatifs et peu démocratiques. Si on ne fait pas de carte d’adhérent, tout le monde peut participer, et on ne peut donc pas donner le droit de vote à n’importe qui. Le manque de démocratie que l’on observe dans ces partis est le prix à payer de l’absence d’adhésion. Difficile de confier des décisions majeures de l’organisation à n’importe qui.
Ces partis mouvements sont donc aussi caractérisés par un rejet de la bureaucratie. Mais le problème est que cela n’est pas tout à fait viable, il faut un minimum de structuration. La conséquence de ce manque de structuration est le manque de durée, la difficulté à s’inscrire dans le temps ou le local – c’est ce qu’on voit chez LREM ou chez LFI.
Ce sont finalement des partis intermittents, qui se mobilisent au moment de la présidentielle mais qui ont des difficultés à exister en dehors de cette séquence. Comme il n’y a pas de structure, il n’y a pas de rétribution du militantisme, il n’y a pas d’ancrage local et les partis ne veulent d’ailleurs pas jouer le jeu de l’ancrage local. Ces partis considèrent en effet que l’ancrage local produit des notables, des baronnies, et ils n’ont pas tout à fait tort, c’est une pente assez irrésistible dans le système territorial français. Mais comme ils ne veulent pas de baronnies et privilégient les élections présidentielles, ils sont un peu évanescents et ont des difficultés à retenir leurs adhérents.
D’où la force des anciens partis au niveau local ?
90 % des communes sont toujours aux mains du PS et de LR. On pourrait dire que les vieux partis, Les Républicains, le PS ou le Parti communiste, n’ont plus d’existence qu’au niveau local. Aux dernières élections municipales, départementales et régionales, le système s’est figé. Tous les sortants ont été reconduits. On a vu des changements dans quelques grandes villes – Bordeaux, Lyon, Strasbourg, Marseille – mais sinon il y a eu très peu de renouvellements. Si ces partis sont adaptés au local car ils s’appuient sur leur héritage historique, je me demande si ces élus locaux sont élus car ils sont membres d’un parti politique ou parce qu’ils sont sortants, et quel est leur rapport au parti. À quoi sert le maillage d’élus du PS alors que Hidalgo est à 2 % dans les sondages ?
On peut constater deux choses. Au moment des élections municipales, les maires, de droite comme de gauche, mettaient peu en avant leur étiquette. Ensuite, dans la campagne présidentielle, ces maires ne sont pas prescripteurs localement, ils ne disent pas aux citoyens pour qui voter ou ne sont pas audibles sur ce registre national. Souvent, les maires ont tendance à penser qu’étant élus sur des bases apolitiques locales, ils ne vont pas s’exprimer au niveau national, et le fait est que les maires PS ne sont d’aucune utilité pour Anne Hidalgo.
C’est ce que l’on observe avec les parrainages d’élus. Les maires ont des difficultés à parrainer les candidats car ils s’en détournent. Comme ils ont été élus sur des considérations très localistes, ils ont peur de donner à leurs électeurs l’impression qu’ils sont politisés. La situation en France est assez étonnante : il y a une désarticulation totale entre la sphère politique nationale et la sphère politique locale. Des partis dominants localement – PS et LR – dont l’ancrage national est de plus en plus faible et les trois partis principaux, En Marche, LFI et le RN sont dans la situation inverse. Traditionnellement, en France, les partis politiques avaient deux jambes et ce mécanisme de désarticulation est impressionnant.
Qu’en est-il des « contre-sociétés » que vous définissez dans votre ouvrage ? Existent-elles encore, chez la France Insoumise ou Reconquête notamment ?
Ce sont plutôt des niches communautaires, mais qui sont très faibles. L’heure des contre-sociétés est finie en France, et l’on observe que les partis politiques vont mieux à l’étranger qu’en France. Le parti travailliste, c’est 400 000 adhérents. Le SPD a connu un passage à vide mais est encore puissant. En France, il y a une rémanence des sociétés militantes comme on le voit à la Fête de l’Huma, où il n’y a d’ailleurs pas que des participants communistes. Évidemment, il y a des niches. Il y a des partis politiques, quelques milieux partisans qui fonctionnent à l’engagement sacrificiel. Et c’est le problème à gauche : ces petits noyaux militants, repliés sur leur culture historique, justifient leur existence au nom d’identités passées qui ne sont plus véritablement ancrées. Il y a la culture communiste, la culture socialiste, tel ou tel parti mais il n’y a plus de contre-sociétés, seulement des petites niches de noyaux militants.
Alors que l’engagement est très fort en Allemagne, notamment en termes financiers, la base des partis politiques est beaucoup plus large que celle des partis français, et les attentes en Allemagne, du fait de cet engagement originel, sont beaucoup plus fortes. Comment expliquer cette asymétrie ?
Les partis politiques n’ont jamais été aussi structurés et puissants que dans les pays de culture sociale-démocrate. Le PS n’a jamais été le SPD ou le parti travailliste. En 1914, le SPD a plus d’un million de membres. Les partis autrichiens, danois, norvégiens et suédois étaient très puissants. En France, cela tient à l’histoire française, à son industrialisation tardive, au caractère très rural de la société française.
Il y a également un autre élément très important en France, qui est le poids des élus locaux. En effet, le pays compte 500 000 élus locaux, et ces derniers sont souvent réfractaires à un embrigadement partisan trop fort. Ces structures notabiliaires françaises ont été renforcées avec la décentralisation et empêchent des formes de collectivisation partisane trop fortes.
Historiquement, il y a effectivement une faiblesse des partis politiques. Il faut se méfier tout de même de cette idée de faiblesse car en France, les partis politiques ont pris des formes spécifiques. Il y a des formes de réseaux, des partis politiques qui ne dépendent pas forcément du nombre d’adhérents par exemple. Un parti comme le MODEM est un parti qui n’a pas beaucoup de militants mais qui a un rayonnement dans des milieux catholiques comme le montre Julien Fretel. Parfois, le rayonnement des partis ne se réduit pas à leur nombre d’adhérents, il faut faire attention à cela. Le PS n’a jamais eu énormément d’adhérents mais était très ancré dans les milieux laïcs, dans les associations.
En France, le problème est la professionnalisation politique. Cette hyper-professionnalisation a limité le nombre d’adhérents. Aujourd’hui, la politique est essentiellement le fait de professionnels, de semi-professionnels des partis et on note également la présence d’un grand nombre d’assistants d’élus. Il n’y a plus beaucoup de personnes qui cherchent à faire de la politique à titre bénévole, qui ne cherchent pas de rétribution. Cela a tué les partis politiques car cela a renforcé les phénomènes de pouvoir et a exclu les personnes qui venaient là pour des raisons non professionnelles ou plus désintéressées.
Ce n’est pas une tendance qui est propre à la France.
C’est une professionnalisation qui est beaucoup liée à la sélection par l’école et par le milieu administratif. Lorsque l’on compare la situation française à l’Allemagne, il y a très peu de politiciens qui ne sont pas rentrés dans le parti lorsqu’ils étaient jeunes, et c’est par le parti qu’ils ont été sélectionnés plus que par leur milieu scolaire ou social.
Les partis politiques en France ne sont pas des lieux d’auto-formation. Et donc à quoi bon militer si l’on ne peut pas avoir un avancement sur le tas dans les partis politiques. Le système très scolaire et élitiste français s’impose aux partis politiques, et alors quelle est l’utilité de militer si le militantisme ne sert à rien en interne ?
La sélection se fait finalement sur la base d’un capital exogène au parti, le capital militant est très dévalorisé au sein des partis politiques. Cela est lié au poids des grandes écoles, c’est flagrant, et on l’observe aussi chez les élites locales. Les maires sont de plus en plus diplômés. Les partis politiques sont de moins en moins des lieux d’apprentissage sur le tas et donc évidemment, les ressources militantes sont dévaluées d’un certain point de vue.
Que faire des organisations de jeunesse dans les partis politiques ? Les figures de la jeunesse sont valorisées dans les débats médiatiques, dans les meetings, alors même que ces formations de jeunesse sont assez faibles.
Elles sont en effet très faibles. Elles sont mises en avant parce qu’il faut montrer une image de dynamisme mais ce sont également des antichambres de la professionnalisation. Ce sont des diplômés, qui viennent là pour valoriser leur capital scolaire et social. Ce ne sont pas vraiment des outils de promotion de militants d’origine populaire. Et de manière générale, il y a un vieillissement des partis politiques, qui est un problème fondamental pour ces structures. La moyenne d’âge des partis politiques est extrêmement élevée. Pour le PS et LR, la moyenne d’âge est de plus de soixante ans. Les jeunes désertent totalement les partis politiques, c’est devenu une forme de participation très liée à l’âge.
Il y a des contre-exemples. LFI est un parti beaucoup plus jeune, mais en réalité mes enquêtes montrent qu’il n’y a pas du tout de volonté de promotion des militants d’origine populaire chez LFI. Le niveau d’études des cadres de ce parti est très élevé, et Mélenchon sélectionne ces cadres sur des critères de capital scolaire. La France insoumise dit être un mouvement populiste, mais ce n’est pas du tout un mouvement populaire. Il y a donc une sur-sélection sociale à LFI, il y a énormément d’étudiants en Science Politique et les cadres autour de Mélenchon, sauf quelques contre-exemples comme Caroline Fiat, sont très diplômés.
On a l’impression de voir monter une nouvelle garde chez Zemmour, est-ce que ce semblant de renouveau est purement cosmétique ?
Ce n’est d’abord pas du tout un milieu de brassage populaire. Ensuite, l’électorat de Zemmour est très âgé. Cependant, effectivement, il y a une espèce d’attraction pour la radicalité de Zemmour qui peut attirer les jeunes. Mais je n’ai pas assez d’informations.
À droite, LR est en crise. Tout devrait dépendre du résultat de Valérie Pécresse lors des prochaines élections. Peut-on envisager, si elle perd l’élection, une scission aboutissant à des éléments durablement viables ? Si oui, quelles seraient leurs caractéristiques ?
Le problème aujourd’hui de la droite est qu’elle est écartelée entre un électorat modéré passé chez Macron, qui ne se retrouve pas dans sa dérive autoritaire, voire xénophobe et un électorat vieillissant très conservateur et tenté par le discours d’extrême droite. Il arrive pour la droite ce qui s’est passé pour le PS. Le PS a été dans un casse-noix entre Macron et Mélenchon. Et maintenant, la droite est dans un casse-noix entre Macron et l’extrême droite. Ce que je trouve très intéressant est le fait qu’en 2017, nous avons eu le droit à l’explosion du PS et durant ces élections, nous assisterons probablement à l’explosion de LR.
Notre système bipartisan est toujours en voie de décomposition et je pense que cette décomposition – nous allons voir ce que cela va donner – est entreprise également par Zemmour. Zemmour veut fusionner non pas LREM et LR mais LR et l’extrême droite. Il y a donc des entrepreneurs qui essaient de casser les cloisons partisanes pour reconfigurer le jeu partisan. Le problème de la droite aujourd’hui est le même problème que le PS. Ils ont des électorats hétérogènes qui sont écartelés : entre l’aile très droitière de LR et son aile plus modérée-centriste, et le symétrique est vrai pour le PS : entre les frondeurs et Valls. Ces partis occupent de très grands espaces politiques mais certaines personnes viennent casser et recomposer ces espaces. Et comme ces partis sont faibles, ils ont beaucoup de mal à résister à ces entreprises de déstabilisation.
« Reconquête » peut-il devenir une véritable force politique autonome à l’extrême droite ? Y a-t-il de la place pour deux partis nationalistes de droite ou la création de Reconquête est-elle « une reconversion de ressources, d’idéologies ou de dirigeants » du RN ?
Le dessein politique de Zemmour est assez clair. Ce qu’il veut, c’est recomposer la droite. Il utilise alors l’élection présidentielle comme un agent de déstabilisation. Je pense qu’il y a un espace politique qu’il peut occuper. Nous parlions tout à l’heure de Mélenchon, mais Marine le Pen ne sera pas candidate une quatrième fois à l’élection présidentielle. Zemmour le sait bien, d’autant que Marion Maréchal Le Pen incarne également quelque chose à droite.
Le RN est donc très fragile. C’est un parti familial, personnel, patrimonial. Ce que Zemmour essaie de faire est alors de reconstruire à droite de Macron un nouvel espace politique en faisant exploser un RN très fragile et en allant chercher à la fois les éléments les plus droitiers de LR, on le voit avec les personnes qui l’ont déjà rejoint et en profitant de la fragilisation de l’appareil RN après l’élection présidentielle.
Cependant, une question se pose : qu’est-ce que va devenir cet électorat populaire ? Zemmour ne s’adresse pas aux électeurs d’Hénin Beaumont ou de Lorraine. Ce qui me frappe, c’est que l’on a l’impression que ces recompositions se font toujours contre les milieux populaires. Que vont devenir les électeurs du RN issus de milieux populaires si ce parti se décompose – même si je ne sais pas du tout si cela va être le cas ? Les électorats Zemmour et Le Pen ne sont pas du tout interchangeables ou fongibles.
Il y a un clivage assez fort sur le vote de Zemmour, et à milieu constant, le discours machiste de Zemmour va aussi couper la moitié de la population : il va donc y avoir certains milieux assez tiraillés sur le vote Zemmour.
Zemmour a des options idéologiques qui sont très clivantes et polarisantes. C’est là-dessus également que Marine le Pen joue dans la campagne en affirmant que c’est un mauvais candidat de deuxième tour. Zemmour est aussi une forme de rétraction sociologique sur un noyau qui est sans doute moins large que ce qu’était capable de faire la synthèse.
J’ai l’impression que les partis politiques se sont repliés sur des petits fragments sociologiques. La fragmentation partisane est aussi le reflet d’une espèce de fragmentation de la société. On a l’impression que chaque parti politique correspond à un segment de la société et que les partis politiques qui réussissaient à fédérer des groupes assez larges n’y parviennent plus. Le Pen père ou le Pen fille arrivaient à tenir ensemble un électorat bourgeois du Sud, catholique, traditionaliste, très conservateur avec un électorat populaire et ces synthèses semblent avoir des difficultés à subsister. De la même façon, l’électorat d’En Marche ! est un électorat socialement très particulier, très urbain, favorisé, diplômé. Il y a tout de même, dans cette fragmentation partisane, des substrats sociologiques en arrière-plan.
Assiste-t-on à une dénationalisation des partis politiques ?
Un découplage s’opère. Mais ce découplage peut-il être durable ? Je pense que la dénationalisation des élections locales a contribué à l’abstention. Les citoyens doivent être capables d’avoir des grilles d’analyse en fonction du local et du national, ce qui complique le jeu politique. Le découplage des repères au niveau national et local rend plus coûteux l’intérêt à la politique. Quand, en plus, au niveau local, les citoyens sont désintéressés de la politique car ils sont très mobiles ou jeunes – les jeunes étant totalement désintéressés par la politique locale – je ne suis pas sûr que ce découplage soit l’avenir.
Existe-t-il une dynamique autonome dans les métropoles ?
Tout le monde est étonné que les écologistes sous-performent aux élections présidentielles. C’est un peu contre-intuitif parce que l’on a beaucoup parlé d’écologie ces dernières années, il y a eu des victoires aux élections municipales, il y a eu des marches pour le climat mais aussi la crise sanitaire qui aurait pu jouer en faveur des écologistes, les feux de forêt en France et en Europe ont également marqué les esprits. Pourtant, cette conscience environnementale est très faible dans la campagne présidentielle, on en parle très peu. Finalement, les élections municipales en France ont donné un signal très trompeur parce qu’on observe que la géographie sociale des métropoles est devenue particulière et les métropoles ne sont pas du tout à l’image de la France. Il y a un phénomène de gentrification très fort dans les métropoles, métropoles dominées par le PS pendant très longtemps.
C’est ce que mes collègues comme Fabien Escalona appellent des idéopoles, qui sont devenus de gauche dans les années 2000 – comme Paris, ville très bourgeoise qui devient socialiste en 2001 – et c’est le cas pour toutes les grandes villes : Lyon, Strasbourg, Toulouse, Montpellier… Je pense que cet électorat embourgeoisé et gentrifié vote écologiste aux élections locales mais lorsque l’on regarde qui sont les électeurs des maires de Bordeaux ou de Lyon, ce sont plutôt des électeurs macronistes. Ils votent localement pour des raisons très utilitaristes : la volonté d’avoir plus de pistes cyclables, moins de trafic routier au niveau local. C’est un vote plutôt égotropique que sociotropique. On vote pour l’environnement mais pour des raisons assez utilitaristes. Il faut donc faire attention à ne pas surestimer cette appétence pour l’écologie qui est en fait très limitée. Les électeurs vont voter écologistes au niveau municipal et Emmanuel Macron aux élections présidentielles. Les électeurs ont donc des logiques de vote qui se pluralisent.