Ce texte, disponible également en anglais, est paru dans le troisième numéro de la Revue européenne du droit, Les chemins de la puissance européenne.
Un dictateur comme Lukashenko peut envoyer ses Migs détourner un avion de ligne reliant deux capitales européennes pour kidnapper un journaliste. Ou bien convoyer des milliers d’êtres humains depuis Bagdad ou Damas jusqu’à la frontière polonaise, créant de toute pièce une « crise migratoire » dans l’unique but de nous déstabiliser et de nous faire chanter. Pourquoi ? Parce qu’il part, à tort ou à raison, du principe que l’Union européenne est structurellement impuissante.
Ne croyons pas qu’il s’agisse là d’un cas isolé ou du simple coup de folie d’un tyran aux abois. Le même calcul habite les cercles du pouvoir à Moscou, Pékin ou Ankara. Dans un monde violent et conflictuel, si loin de l’univers irénique de la Fin de l’Histoire, la faiblesse est un appel à l’agression. Nous sommes donc condamnés à être puissants ou à ne plus être.
Or nous agissons comme si nous étions les spectateurs de notre déclin inexorable, vécu comme un fatum antique. L’Europe est devenu un continent de consommateurs : consommateurs de biens produits en Chine et consommateurs de sécurité produite aux États-Unis. Le rapport au monde des élites européennes n’est pas sans rappeler celui du Maître de Hegel : jouissant des biens produits par l’esclave, il s’avachit, s’amollit et devient l’esclave de son esclave. Jusqu’à sa chute. Par où commencer si nous voulons sortir du piège de l’impuissance ?
Une révolution mentale
Quel est, au fond, le pêché originel du Maître ? C’est de fantasmer éternelle une victoire qui n’était qu’éphémère, de penser que la lutte est finie. C’est d’avoir lu Fukuyama à la chute du Mur de Berlin, rêvé à la paix perpétuelle et cru à la possibilité du repos. Voilà la grande erreur philosophique et politique des années 1990 et 2000 que nous payons aujourd’hui.
S’il n’y a plus d’adversaire stratégique, plus de grand conflit théologico-politique, plus de grand péril, alors à quoi bon rechercher la puissance ? Et à quoi bon la politique en fait ? La simple gestion des affaires communes par une caste d’experts suffit. J’ai été surpris, à Taïwan, de voir les individus les plus talentueux d’une génération investir le secteur public et embrasser une carrière politique. En Europe, ils auraient sans doute choisi d’être chanteurs ou de lancer leur start up. À Taipei, ils veulent servir l’État. Pourquoi ? Parce que la démocratie taïwanaise vit sous la menace constante du Parti Communiste Chinois. Et cette menace existentielle confère à la chose commune une dimension sacrée. L’absence de menace, au contraire, la rend inessentielle et précipite la bureaucratisation de la démocratie, ce processus de dé-politisation dont l’Union européenne – dans sa forme actuelle – est l’aboutissement.
Le premier enjeu donc, pour revitaliser nos cités et sortir de l’impuissance qui les mine, c’est de comprendre que nous sommes menacés. Menacés par l’effondrement climatique tout d’abord qui rétablit un horizon tragique à nos existences, individuelles et collectives, et redonne ainsi du sens à l’idée même de cité. Menacés, ensuite, par des multinationales qui deviennent plus puissantes que nos États et se jouent des intérêts communs comme des volontés générales. Menacés, enfin, par des adversaires géopolitiques nous imposant des rapports de forces constants auxquels nous devons répondre.
Au Parlement européen, la commission spéciale sur les ingérences étrangères que je préside dissèque depuis plus d’un an la guerre hybride menée par des régimes autoritaires contre l’Union européenne. Nous ne sommes pas en guerre évidemment, mais nous ne sommes plus vraiment en paix non plus. Nous vivons dans un entre-deux caractérisé par un haut niveau de conflictualité sans affrontement militaire direct. Depuis les campagnes de désinformation constantes ou les attaques massives de hackers contre nos institutions ou nos hôpitaux jusqu’aux investissements hostiles dans nos infrastructures stratégiques ou à la captation méthodique d’une part de nos élites politiques ou sociales, la Russie de Poutine, la Chine de XI Jinping et, parfois, la Turquie d’Erdogan, tentent d’affaiblir les démocraties européennes de l’intérieur. Leurs actions effacent toute frontière entre diplomatie et politique.
Nous n’avons pas d’autre choix que de retrouver en nous une forme de volonté de puissance pour faire face à ces menaces. Reste à savoir si nous pouvons tracer une voie réaliste vers l’émergence d’une puissance européenne.
Au commencement était le marché
Si nous ne voulons pas tomber dans l’incantation fédéraliste, il nous faut partir de ce qu’est l’Union européenne aujourd’hui : un marché. Le premier marché du monde même. Aucune multinationale ne peut s’en priver, aucun pays producteur ne peut s’en passer. C’est la seule véritable force de l’Europe aujourd’hui, mais ce n’est pas rien. C’est même beaucoup. À condition d’en faire quelque chose de radicalement différent de ce qu’on en fit jusque-là.
Dès le début de mon mandat, j’ai compris la division des tâches qui s’opérait au sein des institutions européennes : d’un côté les débats sur les principes et la géopolitique, de l’autre la gestion des affaires commerciales. Au Parlement, ceux qui veulent débattre de géopolitique rejoignent la Commission des Affaires étrangères et la sous-commission des Droits humains, ceux qui entendent défendre les intérêts des grandes entreprises européennes rejoignent la Commission Commerce international. J’ai donc rejoint les deux avec une idée fixe : faire du commerce un moyen au service de nos intérêts à long terme et de nos principes.
Le but est d’utiliser le marché européen comme outil stratégique d’exportation de normes. À cette fin, la législation européenne sur le devoir de vigilance est sans doute le texte le plus important de notre mandature. Telle que nous l’avons conçue et élaborée au Parlement européen, elle peut être vue comme la première étape d’une reprise en main de la globalisation par la cité européenne. Un moment de rupture, donc, tant la doxa bruxelloise en matière de commerce fut de promouvoir la levée des restrictions et des « obstacles » à la libéralisation totale des échanges.
Ce dogme du « lâcher prise » a conduit à l’éclatement des chaînes de valeur, aux délocalisations et à l’explosion des marges, donc des dividendes. Les grandes multinationales ont délégué la fabrication de leurs produits à d’autres et se sont ainsi retrouvées exemptées de toute responsabilité juridique. Le devoir de vigilance met fin à l’impunité érigée en norme qui est constitutive de la globalisation des années 1990-2000. Il impose un ensemble d’obligations juridiquement contraignantes aux entreprises européennes et à toutes celles actives sur le marché européen.
Ces règles les astreignant à identifier, prévenir et faire cesser toutes les violations des droits humains, sociaux et environnementaux sur leur chaîne de valeur les obligera à restructurer leur business model. Au bénéfice des pays faisant respecter un minimum l’état de droit. Le jour où les dirigeants de Zara ou de Nike feront face à la justice en Europe parce que leurs fournisseurs chinois exploitent des esclaves ouïghours est de plus en plus proche. Ce jour-là, l’Union européenne sera devenue une puissance normative globale. Elle aura décidé d’avoir un rôle mondial.
Sans surprise, les multinationales sont parties en guerre contre ce projet. Mais les réticences ne viennent pas seulement des acteurs privés qui bénéficient le plus de l’effacement actuel du politique, elles viennent en partie du politique lui-même. La commission et certains États membres hésitent à franchir le pas, comme effrayés par la perspective de l’affirmation de leur propre pouvoir. Voilà pourquoi la pression du public, via des campagnes civiques massives, sera fondamentale : l’enjeu est d’obliger le pouvoir à s’exercer.
Ce que l’autonomie stratégique veut dire
Le devoir de vigilance n’est qu’un premier pas, une étape censée redonner aux élites européennes le goût du pouvoir. Dans la foulée, ce sont toutes les bases d’une puissance européenne globale qu’il faudra poser.
Notre dépendance à l’égard de la Chine fait que toute grande politique communautaire produit des contre-effets désastreux. Prenons l’exemple du Green Deal européen, la transition vitale vers une production décarbonnée d’électricité et le cas spécifique des panneaux photovoltaïques. Aujourd’hui c’est la Chine qui les fabrique en grande partie et elle le fait grâce au polysilicium produit par le travail forcé des Ouïghours. Nos subventions publiques serviront donc à financer le système concentrationnaire chinois tant que nous n’avons pas doublé le Green Deal d’un véritable projet de réindustrialisation européenne.
Non seulement nous devons rapidement interdire l’entrée sur le sol européen des produits de l’esclavage, à l’instar des États-Unis, mais nous devons aussi prendre les mesures permettant à l’Europe de redevenir un continent de producteurs. En s’appuyant d’abord sur l’arme de la commande publique. Les 2 400 milliards d’euros de commandes passées chaque année par le secteur public européen doivent être orientés vers les entreprises produisant en Europe. C’est le sens du Buy European Act que nous poussons au Parlement. En lui ajoutant la taxe carbone aux frontières de l’UE, à un Made in Europe Act favorisant l’émergence de champions européens dans la transition écologique ou la révolution numérique et à des investissements massifs dans la Recherche et le Développement, nous dessinerons les contours d’une puissance industrielle européenne.
Mais une puissance n’a d’existence propre que si elle a les moyens de se défendre elle-même. Tant qu’elle dépendra totalement des États-Unis sur le plan militaire, l’Union ne pourra pas contrôler son destin. Or le mandat de Trump n’était pas une parenthèse : la période de l’hégémonie américaine se referme et il devient vital pour l’Europe de faire émerger une politique de défense et de sécurité digne de ce nom. Avec un rôle immense à jouer pour la France, seul pays de l’Union à pouvoir offrir les garanties de sécurité nécessaires, y compris nucléaires à terme, à l’ensemble de l’espace commun.
Une refonte institutionnelle
La question de la puissance correspond in fine à celle de la souveraineté. Nous devons faire nôtre le slogan du Brexit : « Take Back Control ». Des traités alambiqués, produits de compromis bancaux, ont dilué l’idée de responsabilité politique dans un océan de bureaucratie. On ne sait plus qui fait quoi, qui est responsable de quoi dans l’architecture européenne et l’art de gouverner est devenu un art de la défausse permanente.
Une immense clarification s’impose donc, une clarification qui serait un retour aux sources en quelque sorte. Dans les ruines de la Seconde Guerre mondiale, la construction européenne s’est fondée sur des projets de coopération concrets entre pays européens, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) au rapport Spaak en passant par le projet avorté de Communauté européenne de défense (CED). Les fameux « Pères fondateurs » voulaient faire ensemble pour ne plus pouvoir se faire la guerre. Leurs héritiers ont voulu vivre ensemble, perdant de vue l’horizon de l’action. Cela a enclenché la bureaucratisation du projet européen, le délégitimant progressivement aux yeux des citoyens.
Au lieu de s’enfermer dans des débats stériles sur le fédéralisme, définissons les grands chantiers à mener à l’échelle européenne. Adaptons ensuite notre fonctionnement à ces chantiers. Pour les mener à bien, les institutions communautaires devront faire un bond fédéral dans certains domaines spécifiques, imposer des objectifs contraignants aux États et être seules comptables devant les citoyennes et citoyens. Dans d’autres domaines, les nations reprendront leur prééminence.
Des Commissaires au plan recevront du Parlement européen un mandat clair, circonscrit, auquel seront adossés des objectifs précis. Et la Commission cessera d’être un gouvernement bis au budget ridicule et aux compétences peu claires. De l’industrie à la transition énergétique, en passant par la défense, les peuples sauront à quelle fin ils mettent en partage leur souveraineté et en quoi ce partage n’est pas une perte, mais un gain de puissance et de maîtrise.
C’est ainsi que nous répondrons aux sentiments de déclassement, de dépossession et d’impuissance qui minent les cités européennes et conduisent le projet communautaire au délitement. Et c’est ainsi que nous redeviendrons fiers d’être Européens.