Comment interprétez-vous le mouvement des Gilets Jaunes ? La question sociale revient-elle sur le devant de la scène ?
C’est en effet ce que je pense. C’est l’expression de la croissance des inégalités dans nos sociétés occidentales et surtout dans les sociétés européennes. Elle est parallèle aux peurs, aux anxiétés que l’accélération des processus de globalisation a créées dans nos sociétés. Des peurs pour le futur, dans des sociétés qui étaient habituées à avoir des classes moyennes qui étaient plutôt dans des parcours pré-ordonnés, prédéterminés dans lesquels il y avait des séquences qui tranquillisaient et qui donnaient donc une perspective d’attente sûre face à l’avenir.
Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Nous sommes dans des sociétés dans lesquelles les changements de travail, de technologie et l’impact des phénomènes de globalisation créent cette incertitude. Surtout pour la partie de la population la moins qualifiée. Ces deux aspects réunis mènent à ce tremblement de terre social que nous sommes en train de vivre.
C’est un phénomène général, dans toute l’Europe ?
Les Gilets Jaunes en sont l’expression française mais la tendance est commune à tous les pays occidentaux. En particulier pour quatre pays : les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Italie. De nombreux éléments incitent à penser que ces quatre pays sont ceux qui sont en train de vivre avec le plus de difficulté cette situation. Car ils viennent d’une situation de bien-être dans les années 1960, 1970, 1980, supérieure par rapport aux autres. Ces pays ont une nostalgie de plus en plus forte par rapport à ce passé, tout en ressentant une peur de déclassement, vis-à-vis de la Chine notamment, mais pas seulement.
Qu’est-ce qui est spécifiquement français selon vous dans le mouvement des Gilets Jaunes ?
Ce qui est spécifiquement français c’est la réaction contre la capitale, contre Paris. C’est une chose que je ne vois pas en Italie par exemple et qui, même dans d’autres pays, est moins forte, moins violente. La vérité est que la France est comme ça, très centralisée. Tout est très centralisé autour de Paris et donc il est absolument naturel que ce soit un aspect particulier.
Le clivage entre Paris qui vit une dynamique et des situations que les provinces ne vivent pas – elles accusent Paris de ne pas bien interpréter leurs problèmes – est une des questions clés des Gilets Jaunes. Ce clivage est profondément français. Vous n’avez pas une telle concentration dans la capitale dans d’autres pays : Italie, Espagne. Les capitales sont beaucoup moins importantes.
Cette question peut-elle prendre une place importante dans la campagne pour les européennes ?
Oui. La question des inégalités qui montent est le problème de l’Europe. Comment faire en sorte que nos classes moyennes aient des perspectives et un futur positif, des espoirs et non pas des peurs ? C’est le défi.
Est-ce que selon vous depuis dix ans les gouvernements ont été en mesure d’apporter des réponses de moyen terme à la crise, des réponses aux jeunes notamment ?
Non. Durant les dix dernières années, les gouvernements ont dû surtout faire face à une crise financière qui a risqué de faire dégringoler complètement les marchés financiers, nos États, la croissance et le modèle [d’économie de marché].
La question migratoire a aussi monopolisé les débats…
Elle va être au cœur de la campagne électorale des européennes. Elle l’a été dans toutes les dynamiques politiques récentes. La question migratoire est une des questions clés du débat sur le Brexit, les élections italiennes, les élections françaises, les pays d’Europe centrale et orientale, l’Autriche, les élections allemandes. Chaque pays désormais vit la centralité de la question migratoire : il est donc temps qu’il y ait une politique migratoire européenne ! Ce n’est pas le cas jusqu’à maintenant. J’espère que le débat de la campagne pourra y contribuer.
Le succès des partis populistes sur le thème de l’immigration ne repose-t-il pas aussi sur l’impossibilité pour une Europe en stagnation économique d’absorber des flux migratoires ?
Oui, parce qu’il y a un manque de politiques migratoires en Europe. De même, il y a un manque d’idées sur la façon dont il faut gérer le déclin démographique, qui est l’un des aspects essentiels de notre continent. L’Europe est en déclin démographique alors que l’Afrique va doubler sa population en quelques années. On comprend très bien pourquoi le phénomène migratoire va être un phénomène de longue durée.
Vous proposez une véritable politique migratoire européenne ou pour le moins avec les pays volontaires pour le faire. Ne craignez-vous pas de renforcer les forces populistes ?
Non, parce que le populisme gagne des voix chez ceux qui constatent que les gouvernements sont complètements submergés par le problème. Le fait de ne pas avoir les choses sous contrôle est certainement une motivation forte chez des électeurs qui sans être racistes ou xénophobes vont voter pour les partis populistes.
Ces partis attirent un vote xénophobe mais aussi beaucoup de gens qui ont peur, qui disent « je vois que mon gouvernement, l’Union européenne, ne gère pas de façon efficace et ordonnée les problèmes, je veux que quelqu’un le fasse ». Donc la question clé est d’avoir la certitude qu’il y a un pilote dans l’avion et que la situation ne soit pas complètement hors de contrôle, comme on l’a vu trop souvent dans les mois et dans les années passées.
La politique canadienne en matière d’immigration peut être un modèle ?
Il faut distinguer les réfugiés des migrants économiques. Ce qui n’a pas été le cas pendant la crise. C’est-à-dire qu’on a mis tout ensemble, ce qui a provoqué un chaos total. Il faut séparer entre, d’une part la question des réfugiés, pour lesquels il y a un droit spécifique et une nécessité d’accueil totale, de l’autre les migrants pour des raisons économiques pour lesquels il faut ouvrir des voies légales, instaurer des quotas. Si on procède ainsi, on réussira à gérer le problème. Sinon, le chaos va continuer et cela renforce les partis populistes.
L’Italie, comme la plupart des pays d’Europe centrale, n’a pas signé le pacte de l’ONU qui vient d’être adopté à Marrakech. C’est une rupture par rapport à son positionnement historique ?
Je pense que c’est une erreur parce que l’ONU a toujours joué un rôle positif. C’est une erreur et un problème que l’Europe soit si divisée.
Macron était censé porter le camp européiste durant la prochaine campagne. Ses difficultés en France affaiblissent-elles le camp pro-européen ?
Il est encore un peu tôt, nous ne savons pas encore clairement l’état des forces en présence. On ne sait pas encore si les populistes seront divisés. Je pense qu’il est prématuré de dire quelle sera la faiblesse ou la force. Beaucoup de choses peuvent se passer en cinq mois.
Royaume-Uni dans l’impasse, France dans la rue, Italie dirigée par une alliance imprévue, Allemagne face à l’inconnue de l’après-Merkel… la construction européenne est-elle menacée dans ses fondements selon vous ?
Il y a beaucoup de défis et de secousses mais il y a également des tendances que j’aimerais souligner comme très positives. Un exemple éloquent, c’est la façon dont l’Europe a fait face au Brexit. Après le référendum on nous disait : vous voyez le Royaume-Uni va rester uni, l’Europe va être divisée. Deux ans et demi après, le Royaume-Uni est divisé et l’Europe unie. C’est la démonstration que l’union était plus forte. On a pu défendre l’Irlande qui aurait pu être balayée. Cette question du Brexit est la démonstration concrète de ce que signifie la force de l’Europe.
Donc le populisme, à l’épreuve de la réalité, fait faillite ?
Non, c’est trop tôt pour parler de faillite, mais l’épreuve de la réalité donne certainement une chance à l’Europe.
Les sondages montrent une volonté de ne pas quitter l’Union européenne et l’euro. En même temps, le désamour est profond. Comment redonner du sens à la construction européenne ?
C’est l’enjeu de la campagne électorale. Il faut qu’elle soit sur l’Europe. Différentes idées d’Europe vont se défier. Je pense qu’il va être essentiel que les pro-européens mettent sur le terrain des idées fortes, des idées nouvelles, concrètes. Que ça ne soit pas un discours rhétorique mais concret.