Politique

Des valeurs à l’autonomie

Le Premier ministre belge Alexander De Croo revient, dans ce discours au Collège d'Europe, sur les valeurs européennes nécessaires au développement de l'Union et analyse les évènements qui les ont mises à l'épreuve.

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Le Grand Continent
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© Olivier Hoslet, Pool Photo via AP

Monsieur l’ancien président du Conseil européen 1,

Monsieur le Recteur,

Excellences,

Mesdames et Messieurs,

Chaque année académique du collège d’Europe est inaugurée par le discours d’une personnalité politique ou institutionnelle de premier ordre, sur invitation du recteur de l’institution. De nombreux responsables politiques ont choisi cette tribune au fil des ans pour développer leur doctrine en matière de politique européenne. Ainsi, le discours de Bruges prononcé par Margaret Thatcher en 1988 est entré dans l’histoire comme un moment fondateur pour le développement de sa vision d’une Europe intergouvernementale pensée comme outil de réalisation du marché commun. L’année suivante, Jacques Delors rendait un hommage appuyé à Denis de Rougemont dans un discours aux antipodes de celui de la Première ministre britannique, lors duquel il appelait à un approfondissement accéléré de la construction communautaire. En 2011, Angela Merkel s’est illustrée par un discours dans lequel elle déconstruit l’opposition entre méthode communautaire et méthode intergouvernementale afin de privilégier ce qu’elle qualifie alors de « méthode de l’Union », soit le développement d’une action européenne coordonnée et ancrée dans la recherche de synergies entre les échelles de gouvernance. Un principe directeur qui sera au cœur de sa politique européenne par la suite.

C’est un honneur pour moi d’ouvrir en votre compagnie la nouvelle année académique du Collège d’Europe ; un établissement de renom, réputé pour la qualité de sa recherche, l’excellence de son enseignement et, depuis peu, ses « lockdown parties » largement relayées.

Permettez-moi de commencer par un message belge qui a, je pense, une certaine résonance européenne.

La clé de mon message est celle-ci : « trop souvent, le débat européen porte sur les institutions, alors qu’il devrait porter sur les personnes ».

Pourquoi est-ce que je qualifie ce message de « belge » ? Parce que la Belgique a beaucoup d’expérience en la matière ! Nous sommes les champions de la réforme institutionnelle. Entre 1970 et 2011, la Belgique a réalisé six réformes de l’État, c’est-à-dire une tous les huit ans. Tous les huit ans, nous remanions notre architecture constitutionnelle. Ces réformes de l’État portent leurs fruits lorsqu’elles se concentrent sur la vie des gens et font avancer le pays dans son ensemble.

En revanche, elles sont infructueuses lorsqu’elles sont dictées par le dogme et, par conséquent, négligent l’efficacité.

Il s’agit pour moi d’un message important de la Belgique à l’Europe : restez loin du dogmatisme institutionnel. La dernière chose dont nous avons besoin, c’est un grand affrontement idéologique, les eurofédéralistes contre les eurosceptiques, une guerre des tranchées entre des extrêmes. Des réformes institutionnelles énergivores et chronophages, qui entraînent un repli sur soi pendant que le reste du monde va de l’avant.

Ce monde qui offre à notre génération de nombreuses opportunités est aussi source d’insécurité et de menaces pour un nombre considérable de personnes : le changement climatique, la révolution numérique, la migration, la délocalisation des emplois. Autant d’enjeux mondiaux, qui ont un impact direct sur la vie des gens.

Nous avons traversé de multiples crises, qui ont mis à l’épreuve notre foi dans le progrès, la conviction que nous avons notre destin en mains. C’est le rôle de l’Europe de restaurer cette conviction et d’apporter des réponses aux insécurités.

En protégeant les gens. En protégeant nos intérêts.

En protégeant nos valeurs européennes.

Non pas à travers un projet protectionniste, mais à l’aide d’un programme dynamique qui conjuguerait l’« ouverture » sur le monde avec  la « sécurité » des personnes. Non pas en fermant nos portes, mais bien en faisant preuve d’ouverture pour façonner le monde, en collaborant avec d’autres pour fixer les normes et définir les règles du jeu.

L’Europe a vu le jour précisément pour saisir ces opportunités, tout en contrôlant les menaces. C’est à la fois un projet en faveur de la paix et un projet créant des opportunités économiques. Aujourd’hui plus que jamais, en ces temps incertains, nous devons replacer cet exercice d’équilibriste entre « ouverture » et « protection » au centre des préoccupations de notre Union.

Le Premier ministre belge commence son discours en prenant ses distances avec le débat sur la réforme institutionnelle de l’Union. Ce faisant, il donne une indication claire dès les premières lignes de son texte sur la nature politique de cette prise de parole. En rejetant ensuite la confrontation idéologique entre les « eurosceptiques » et les « pro-européens » à laquelle il préfère l’articulation d’une pensée pragmatique orientée autour de l’équilibre entre « protection » et « ouverture », le Premier ministre s’inscrit dans un champ sémantique couramment employé par de nombreux responsables politiques, notamment pour faire contrepoids aux discours eurosceptiques articulés autour du sentiment de vulnérabilité des populations européennes face aux forces de la mondialisation.

Telle était notre ligne conductrice pendant la crise du Covid. Et c’est aussi la voie que nous devons prendre pour faire face à la crise climatique.

Mais avant d’aborder le Covid et le climat, j’aimerais revenir quelque peu en arrière. Revenir en 2016, sur le Brexit.

Brexit

Curieusement, le Brexit a entraîné la résurgence de l’esprit européen, ou du moins la résurgence de la notion selon laquelle l’Europe n’a pas son pareil lorsqu’elle est unie. Sur son chemin vers la sortie, le gouvernement britannique a voulu puiser une dernière fois dans la manne européenne. Tous les avantages de l’Europe, en particulier notre marché unique, mais aucun de ses inconvénients. En fin de négociations, le gouvernement britannique a essayé de nous diviser. Il a mis notre unité politique à l’épreuve, mais nous avons tenu bon.

Michel Barnier et la Commission européenne ont pris en compte toutes les sensibilités de chaque État membre et les ont coulées dans une position européenne unique et solide.

Confrontés à la perspective de perdre ce qui nous était le plus cher – le marché intérieur comme moteur de notre prospérité – nous avons fait front.

Au début, la plupart des observateurs tablaient sur un effet domino, avec le départ d’autres États membres. Une stratégie d’armée mexicaine : une Union qui se disperse dans tous les sens. Mais c’est le contraire qui s’est produit : l’Europe n’a pas subi le Brexit, elle l’a orchestré. L’effet domino prévu n’a pas eu lieu. Deux mois après le référendum britannique, le soutien à l’appartenance à l’UE a progressé de 5 %.

Quatre ans après le Brexit, le soutien à l’UE avait même augmenté de plus de 10 % dans certains pays, comme les Pays-Bas et les pays nordiques.

Nous avons redécouvert la force de l’unité.

Ici, le Premier ministre belge ouvre sans le dire la première partie de son raisonnement concernant la Pologne. En faisant référence au Brexit, Alexander de Croo revient sur l’unité européenne qui a présidé aux négociations avec le Royaume-Uni en démontrant la capacité avec laquelle les Européens ont su faire face. Cette situation était beaucoup moins controversée que la Pologne, dans la mesure où la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne peut aisément s’appréhender intellectuellement dans une perspective de bloc faisant face à une menace extérieure. Les expressions telles que « nous avons tenu bon », « nous avons fait front », « une position européenne unique et solide », « force et unité » permettent de mettre de l’emphase sur l’unité des Européens face à une situation de vulnérabilité externe.

Covid

Nous avons assisté au même scénario avec la crise du Covid-19. Au début, l’Europe a fait preuve d’une prudence exagérée. Nous attendions de voir l’évolution de la situation. Nous n’avions même pas d’approche commune pour les masques buccaux et les ventilateurs.

Quatre ministres de la Santé – d’Allemagne, de France, d’Italie et des Pays-Bas – se sont mis d’accord sur le message suivant :  « les soins de santé sont une compétence nationale. Les vaccins ne sont pas l’affaire de l’Europe. »

Si sur le plan institutionnel c’était indiscutable, la réalité sur le terrain montrait que cette position n’avait aucun sens. Le Covid-19 était un problème mondial et nous avions besoin d’une solution européenne. Comme la présidente de la Commission Ursula Von der Leyen l’a formulé plus tard : c’était « l’heure de l’Europe ».

C’est le cas à chaque fois de nos jours : à chaque crise majeure qui éclate sur notre continent, il y a une pression de la base, une pression des gens.

Nous avons encore vécu cette pression récemment, à propos de l’énergie : la flambée des prix était aiguillée par le marché mondial, et les gens sont passés outre leurs gouvernements et ont poussé l’Europe à agir. Pendant que les politiciens se concentrent sur le cadre institutionnel et voient ce qui est impossible, les individus voient le problème et demandent : « Qui a une solution ? Où est l’Europe pour me protéger ? »

À leurs yeux, les États membres ne peuvent plus faire cavalier seul. Que cela vous plaise ou non, les gens ont mis la barre plus haut. En particulier, votre génération. Vous attendez plus de vos gouvernements, indépendamment de leur ancrage géographique.

Voilà la bonne nouvelle : les gens n’ont pas renoncé à l’Europe.

Même si, dans un passé récent, l’Europe a souvent agi « trop peu, trop tard » ; même si l’Europe a souvent été responsable de ses propres manquements – par exemple lors de la crise de la dette souveraine ou de la crise migratoire – malgré toutes ces faiblesses, les gens n’ont pas renoncé à l’Europe.

Les gens comprennent très bien ce qui se passe dans le monde. Ils démasquent les fake news et la désinformation, même véhiculées sur un énorme bus rouge dans le centre de Londres.

Ils savent pertinemment que les défis mondiaux ne pourront jamais être résolus en se tournant le dos ; en s’enfermant dans nos frontières nationales.

Ils nous exhortent à coopérer. À travailler ensemble. Et c’est exactement ce que les dirigeants européens ont fait pendant la crise du Covid. Ils ont inversé la situation : l’aide initiale d’à peine 30 millions d’euros est devenue un plan d’investissements de 750 milliards d’euros. L’échec initial concernant les masques buccaux et les ventilateurs s’est transformé en une stratégie européenne commune en matière de vaccination.

Du développement à la production, en passant par les injections : l’Europe a montré qu’elle avait le statut d’un leader mondial. Même Marine Le Pen et Matteo Salvini n’ont pas osé affirmer que les pays auraient mieux fait de faire cavalier seul.

Pendant la crise du Covid-19, l’Europe a une fois encore fait preuve d’« ouverture » et de « protection » : elle est restée ouverte au commerce. Nous n’avons pas fermé la porte aux échanges. Pendant que les États-Unis optaient pour un protectionnisme intégral à travers leur « Defense Act », l’Europe exportait un milliard de vaccins, dont 700 millions produits en Belgique.

Et en plus d’être restée ouverte, l’Europe a protégé ; elle a assuré la santé de ses citoyens.

Oui, l’Europe a fait « tout ce qu’il fallait » pour sortir de la crise sanitaire.

Et cette fois, nous n’avons pas confié ce « tout ce qu’il fallait » à des technocrates, comme en 2008 lors de la crise financière, lorsque nous avons demandé à la BCE de sauver la mise parce que le Conseil ne parvenait pas à se mettre d’accord sur une union bancaire et une union fiscale européennes. D’ailleurs, douze ans plus tard, ces propositions sont toujours en cours de négociation au sein de l’Eurogroupe.

L’enseignement que nous pouvons tirer de cette dernière décennie est que l’Europe est plus forte lorsque les États membres voient au-delà de leurs frontières individuelles ; quand ils ne se perdent pas dans le marasme institutionnel mais perçoivent l’intérêt européen commun, font des compromis et agissent en conséquence. Un enseignement dont nous devons nous servir pour faire face à la crise climatique.

Climat

Avec le paquet « Fit for 55 », l’Europe montre la voie à suivre. Nous mettons en œuvre une stratégie globale : une réforme approfondie du système d’échange de quotas d’émission, une attention accrue portée sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique, mais aussi un projet de mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui obligera nos partenaires commerciaux à également agir.

Mais au-delà des mesures politiques, c’est notre état d’esprit qui fera la différence. Ne considérons pas le défi climatique comme une contrainte, mais davantage comme une opportunité d’innover. Il s’agit autant de façonner un mode de vie durable que de développer une nouvelle économie.

Nous n’enrayerons pas le changement climatique en mettant en œuvre une « politique du moins » : moins de croissance, moins de consommation, moins d’activité économique. Parce que cela conduirait inévitablement à moins d’investissements, moins de solutions et moins de perspectives.

Les gens veulent aller de l’avant dans leur vie, tirer plus de la vie, pas moins. La nature humaine est ainsi faite. C’est un fait biologique.

Si l’Europe veut endiguer le changement climatique, elle devra mettre en œuvre une stratégie du « plus », « plus mais différemment ». Avec de nouvelles technologies – comme l’hydrogène vert et des éoliennes efficaces – développées ici, en Europe, et exportées dans le reste du monde.

Voilà comment aller de l’avant.

En conciliant une nouvelle fois « ouverture » et « protection ». En innovant, tout en protégeant notre classe moyenne. En protégeant notre prospérité, actuelle et future. Car nous ne laisserons personne de côté dans cette transition climatique. Nous ferons en sorte qu’elle soit progressive. Les citoyens ne doivent pas être pris par surprise ; ils ne doivent pas être mis devant le fait accompli.

La meilleure façon de protéger les gens est de s’assurer qu’ils prennent part à ce changement. Que les technologies durables soient abordables. Que les voitures électriques ne soient pas réservées à quelques privilégiés, mais accessibles à tous les Européens. Que la facture d’énergie diminue grâce aux énergies renouvelables. Que les gens possèdent les compétences nécessaires pour occuper les nouveaux emplois verts.

Nous pouvons le faire.

L’Europe peut le faire.

Avec le Fonds de relance et de résilience, nous disposons pour la première fois d’une véritable stratégie économique européenne. Tous les États membres choisissent une orientation commune claire, en travaillant à l’échelle de notre marché unique et en tirant parti de la force d’innovation des entreprises européennes, de Stockholm à Sofia.

Tel sera notre message, notre message européen, la semaine prochaine à Glasgow.

Avec les politiques européennes déployées lors de la pandémie et dans le cadre de la lutte pour le climat, Alexander de Croo s’appuie sur deux moments durant lesquels les Européens ont su réagir et faire preuve de solidarité ou de leadership et se projeter ensemble face à l’adversité. Là encore, ces deux thématiques, avec celle du Brexit, permettent au Premier ministre belge de défendre concrètement l’idée que les Européens sont capables de travailler ensemble et efficacement lorsqu’ils sont confrontés à un choc extérieur.

Démocratie libérale

Mesdames et Messieurs,

Ce n’est pas seulement notre climat qui est sous pression. Notre démocratie libérale est également mise au défi. Ce qui était une évidence il y a dix ans ne l’est plus aujourd’hui. Lorsque j’étais adolescent et que le rideau de fer est tombé, la démocratie libérale était une chose à laquelle les gens du monde entier aspiraient ; elle forçait l’admiration.

Aujourd’hui, les dirigeants de la Chine et de la Russie ont choisi une autre voie, celle de l’autocratie. Même ici, en Europe, d’aucuns veulent installer une « démocratie illibérale », comme si cela pouvait exister.

La démocratie libérale n’est pas la réponse la plus simple à nos défis actuels, mais c’est la bonne.

Pour la simple et bonne raison qu’elle signifie que nous décidons tous ensemble de la direction que nous prenons.

La démocratie libérale ne consiste pas à avoir « un leader fort », mais un « leadership fort ». Et j’ai la profonde conviction que la diversité et l’inclusion sont le terreau fertile d’un « leadership fort ». La démocratie libérale concerne autant la protection des minorités et de la diversité que le pouvoir de la majorité. Sinon, on se retrouve avec une tyrannie de la majorité sur la minorité, contre laquelle John Stuart Mill mettait en garde.

Cette tyrannie est exactement ce que l’on voit émerger en Europe aujourd’hui : des gouvernements qui s’en prennent à la liberté de la presse, dénigrent les musulmans et les immigrés, ignorent les droits fondamentaux des femmes et des personnes LGBTI.

C’est tout le contraire de notre démocratie libérale européenne qui prône la décence humaine, la liberté personnelle et qui permet à des personnes de tous horizons de mener leur vie comme bon leur semble et d’ainsi constituer la société.

Il s’agit avant tout, Mesdames et Messieurs, de la séparation des pouvoirs. Le trias politica. Une victoire dans les urnes ne confère pas un pouvoir absolu. Des tribunaux indépendants qui font respecter les libertés civiles sont un élément crucial de la démocratie, car ce sont ces tribunaux qui doivent être suffisamment forts pour s’opposer à une majorité tyrannique.

C’est pourquoi la récente attaque contre la Cour européenne de justice est totalement inacceptable.

Les gouvernements européens qui refusent de respecter les fondements de la démocratie libérale sapent toute confiance. La confiance entre les États membres, la confiance entre les peuples d’Europe. Une confiance pourtant nécessaire pour bâtir un avenir commun.

À ceux qui donnent des interviews incendiaires et jugent utile de déclarer une nouvelle guerre mondiale dans le Financial Times, je dis ceci : vous jouez un jeu dangereux, vous jouez avec le feu en guerroyant à vos collègues européens pour des raisons de politique intérieure.

Il ne s’agit pas d’arrogance mal placée de la part des « anciens » États membres. Il est vrai que, peut-être, les membres fondateurs ont parfois tendance à camper sur leur position morale ; mais pas cette fois. Il ne s’agit pas d’une question d’Ouest contre Est, d’ancien contre nouveau.

Il s’agit d’une très grande majorité des États membres – des pays baltes au Portugal – qui s’accorde à dire que notre Union est une union de valeurs, pas un distributeur de billets. On ne peut pas empocher tout l’argent mais refuser les valeurs de l’Union.

Alors, comment sortir de cette impasse ?

Ici, Alexander de Croo entre dans le cœur de son discours : la confrontation directe avec son homologue polonais, Mateusz Morawiecki. S’il ne prononce pas directement son nom, en faisant référence à l’interview donnée par le Premier ministre polonais dans le Financial Times quelques jours plus tôt, aucun doute ne plane sur la personne à qui ces lignes sont adressées. Le Premier ministre belge se positionne ainsi clairement en réaction au bras de fer lancé le 7 octobre par la décision rendue par le Tribunal constitutionnel polonais sur la primauté du droit européen. L’attitude confrontationnelle du Premier ministre belge est sensiblement différente de celle privilégiée par la France et l’Allemagne depuis le Conseil européen du 21-22 octobre. En effet, la France a choisi de rester relativement en retrait de la controverse entre la Commission et la Pologne afin de privilégier la voie du dialogue. Lors de sa rencontre avec Andrzej Duda la semaine dernière, le président français Emmanuel Macron a ainsi appelé à la poursuite d’un « dialogue approfondi ». Cette position pourrait aussi ne pas être sans lien avec les récents contrats passés avec la Pologne pour la construction de centrales nucléaires, et avec un autre dossier européen crucial et encore indéterminé dans lequel la France bénéficie du soutien de la Pologne : l’inclusion ou non de l’énergie nucléaire dans le cadre de la taxonomie européenne. L’Allemagne privilégie également la voie du dialogue et préfère ménager la Pologne, notamment afin d’éviter de nourrir un sentiment de victimisation qui pourrait profiter politiquement au gouvernement de Mateusz Morawiecki. Au cœur de cette géopolitique interne, plusieurs États, en particulier les Pays-Bas de Rutte et le Luxembourg de Bettel, sont comme à l’accoutumée plus offensifs sur la question du respect de l’État de droit. On se souvient du Conseil de juin où les atteintes aux droits LGBT avaient été au cœur des polémiques entre les dirigeants du Benelux et le duo Orban-Morawiecki. Alexander de Croo s’inscrit dans cette démarche.

Pas en expulsant ces pays, comme certains le suggèrent. Nous devons les mettre face à leurs responsabilités.

Nous ne devons pas tomber dans leur piège, mais plutôt écouter le message des 100 000 citoyens polonais qui sont descendus dans la rue en brandissant le drapeau polonais et le drapeau européen, côte à côte, pour s’inscrire en faux contre leurs pratiques incendiaires.

Un message que la présidente Ursula Von der Leyen a très bien compris. C’est pourquoi elle envisage une procédure d’infraction sur la base du règlement sur la conditionnalité de l’État de droit. Nous attendons tous l’arrêt de la Cour de justice européenne sur l’instrument de la conditionnalité.

Mais ne vous y trompez pas. Le Conseil ne doit pas laisser la Cour européenne mener seule ce combat. Nous devons éviter les erreurs du passé et ne pas laisser à la Cour de justice le soin de résoudre cette crise à elle seule, tout comme nous avons laissé à la BCE le soin de gérer seule la crise de la dette souveraine.

Il s’agit d’un problème foncièrement politique qui doit être résolu politiquement, par le Conseil et le Parlement européen. En définissant et en ancrant davantage les fondements de notre Union : l’État de droit, la démocratie et tous les droits fondamentaux – des choses qui ont été évidentes pendant si longtemps mais ne le sont plus aujourd’hui. Et en rendant ces règles de base exécutoires, de façon plus efficace que ce n’est le cas aujourd’hui.

Si nous voulons vraiment une Europe à la hauteur, pour reprendre une expression souvent entendue, nous devons nous atteler à ce problème. Si nous n’y parvenons pas, nous ne ferons que remettre un peu d’ordre sur le pont du Titanic.

Fort de son approche, Alexander de Croo mentionne certains des outils à la disposition de la Commission pour agir face à cette situation mais insiste sur le caractère politique de la controverse et donc de la voie la plus appropriée à suivre pour trouver une issue. Il invoque l’unité du Conseil européen pour mettre le gouvernement polonais face à ses responsabilités au regard d’une situation qui ne relève plus du choc externe comme les précédents exemples mais d’une crise interne à l’Union.

Souveraineté et autonomie stratégique

Si la question de l’État de droit est existentielle, nous devons être conscients qu’il s’agit de cuisine interne. Alors que nous peinons à faire respecter les fondements de l’Union, le reste du monde poursuit sa marche en avant et le véritable enjeu, celui de mieux protéger nos intérêts européens, est en suspens.

Celui aussi de construire une souveraineté européenne côtoyant la souveraineté nationale. Car tous les États membres, même les grands, se heurtent à leurs limites, à leur incapacité à imprimer leur marque, alors que la définition même de la souveraineté est de parvenir à maîtriser son propre destin.

Pendant la guerre en Syrie et la crise migratoire, nous avons vu que la souveraineté nationale avait ses limites. Le jour où plus d’un million de réfugiés se sont présentés à nos frontières, les États membres, grands et petits, ont été pris par surprise. C’était en 2015.

Aujourd’hui, nous voyons les mêmes problèmes surgir dans le conflit de l’AUKUS et avec le retrait d’Afghanistan.

Nous devons arrêter d’être naïfs.

Il n’existe pas de politique étrangère solide qui ne soit fondée sur la défense de nos propres intérêts.

L’intérêt des Européens devrait être la boussole même de notre politique étrangère.

L’Europe n’a pas son pareil en matière de « soft power » : dans le commerce, l’économie, la diplomatie, la lutte contre le changement climatique.

Mais dans le monde d’aujourd’hui, cela signifie bien peu sans le renfort d’un « hard power ». Nous sommes un géant, mais un gentil géant.

Dans ce passage, Alexander de Croo quitte le domaine des valeurs pour aborder le thème de l’autonomie stratégique. Ce faisant, il change de registre et prépare sa conclusion sans toutefois manquer d’établir un lien de correspondance entre les aspects interne et externe de l’Union. En soulignant que sous le conflit entre le droit national et le droit européen se cache un conflit politique entre le système polonais et l’Union en tant qu’alliance d’États démocratiques, de Croo rapproche la perception que les Européens ont d’eux-mêmes et leur capacité à projeter l’image d’une Europe forte et stable sur la scène internationale. En ce sens, les menaces faites à l’égard de l’État de droit ont des conséquences transnationales majeures pour l’intégrité de l’Union, mais aussi pour l’Union dans son rapport au reste du monde.

 Nous devons développer et accroître notre « hard power ». La Chine l’utilise tout le temps pour faire valoir ses ambitions économiques. L’initiative « Belt and Road » est à la fois économique et géopolitique. La Russie utilise son gaz et d’autres ressources pour étendre sa sphère d’influence. Les États-Unis passent du libre-échange au protectionnisme quand ça les arrange eux, pas nous.

C’est la raison pour laquelle nous devons renforcer les capacités de défense de l’Europe, afin de créer un « hard power » capable de seconder notre « soft power ». Pour être un meilleur partenaire de l’OTAN, mais surtout pour créer un « smart power », un pouvoir avisé, intelligent.

Voilà ce que devrait être l’autonomie stratégique : assurer notre prospérité grâce à des capacités de défense, car de plus en plus d’industries ont un caractère géopolitique.

Permettez-moi de vous donner deux exemples en Belgique : les soins de santé et les semi-conducteurs. Les biens produits par ces industries sont tellement essentiels pour notre bien-être futur que notre survie même en dépend. Pour les soins de santé, c’est une évidence, mais cela vaut aussi pour les semi-conducteurs.

Cela peut sembler abstrait à certains, et très éloigné du quotidien, et pourtant… On retrouve les semi-conducteurs dans quasiment tous les produits du marché : des écouteurs aux ordinateurs, en passant par les voitures et les machines lourdes qui produisent tous les autres biens.

Sans les micropuces, notre économie s’effondrerait, mais voilà le problème : alors que l’Europe est à la pointe mondiale en matière de R&D, que nous sommes les plus gros utilisateurs de semi-conducteurs au monde, tous les producteurs sont soit américains soit asiatiques. Ce n’est pas seulement une faiblesse économique. C’est un pouvoir ultime sur notre destin que nous donnons à nos concurrents. Un risque existentiel que nous ne pouvons pas prendre. Cela en fait donc un problème géopolitique.

Cet exemple illustre bien la nécessité d’une autonomie stratégique pour l’Europe : maintenir notre ouverture, tout en y ajoutant une perspective stratégique, celle de la protection de nos intérêts. Ne pas nous enfermer dans un splendide isolement, mais nous assurer que les autres ont besoin de nous autant que nous avons besoin d’eux.

Mesdames et Messieurs,

Je sais que nous en sommes capables. Car l’Europe l’a déjà fait. Ensemble, nous avons surmonté des obstacles majeurs et lancé des projets encore plus ambitieux. Les grandes générations des Schuman et Monet, Adenauer et De Gasperi, Mitterrand et Kohl.

Aujourd’hui, c’est à notre tour.

À notre génération.

À vous.

Nous aussi, nous devons construire l’Europe.

Nous devrons le faire à notre manière.

L’époque des salons enfumés où se réunissaient dans l’ombre les dirigeants est révolue. Désormais, ce ne seront plus des leaders visionnaires qui feront avancer l’Europe mais des citoyens européens visionnaires qui exigeront davantage de la politique européenne, en poussant leurs dirigeants à aller de l’avant.

Telle est ma définition d’une Union « toujours plus proche ».

Une Union plus proche de ses citoyens, plus à même de les autonomiser, de les libérer et de les protéger.

Une Union qui redonne à tous les Européens la foi dans le progrès.

Que le progrès est possible.

Que le progrès est là pour tous.

Je vous remercie.

Sources
  1. Seul le prononcé fait foi.
Crédits
Traduction effectuée par le cabinet du Premier ministre de Belgique
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