El Paso. Si les arguments pour l’ouverture des frontières ont aujourd’hui la force de l’évidence, en promettant la fin des nationalismes belliqueux comme la prospérité par le libre-échange, ceux en faveur du contrôle stricte des frontières restent à décortiquer — en fait, il s’agit de se demander si la politique des murs à les moyens de sa véhémence, en questionnant son efficacité.
L’argument sécuritaire, qui sert à justifier certains murs — celui de Jérusalem par exemple —, n’est pas le plus central dans le discours américain. D’un point de vue économique, la grande peur est celle de l’effet néfaste des migrants sur le marché du travail, argument qui jouerait d’autant plus dans le cas de la frontière US-Mexique dans la mesure où les immigrés clandestins seraient assez peu qualifiés pour que leur force de travail soit facilement substituable à celle de la main d’oeuvre locale. Ainsi, l’immigration ferait baisser les salaires et mettrait la population locale au chômage, voilà la peur à laquelle répond le mur.
Trois économistes américains ont récemment modélisé l’impact des nouvelles portions de mur érigées suite au Secure Fence Act de 2006 (1), voté avec pour justification partielle l’endiguement des effets des migrations illégales sur le marché du travail. Ainsi, les tronçons supplémentaires n’ont réduit les migrations que de 0,6 %, ce qui s’explique en prenant en compte le fait qu’en première instance l’allongement du mur décourage certaines migrations devenues trop longues et coûteuses, mais qu’en dernière instance cette baisse des migrations rend la zone frontalière plus attirante par l’augmentation des salaires des migrants devenus moins nombreux.
D’autre part, du fait que le mur puisse faire augmenter les salaires, ils estiment que les travailleurs américains peu qualifiés gagnent 0,36 $ de plus par an et les plus qualifiés 4,45 $ — soit en fait beaucoup moins dans les deux cas que les 7$ que leur a virtuellement coûté le mur…
Toujours selon leur modèle, une baisse de 25 % des coûts commerciaux à cette frontière rendrait la situation infiniment plus simple et la solution plus rentable : en accroissant la spécialisation, cette politique de l’échange entraînerait une augmentation simultanée des salaires de part et d’autre de la frontière, sans le coût sidérant d’un mur au fond plus impressionnant qu’efficace. De plus, l’absence d’un mur augmenterait considérablement les retours des populations immigrées (2).
Ainsi, il semblerait que le mur ne soit pas la modalité la plus efficace de la frontière. La volonté de Trump de claquemurer la nation américaine, par peur de l’invasion, est en creux le signe d’une volonté de contenir la nation, de la protéger contre cette mondialisation qui a fait de la mort des frontières un étendard aussi effrayant que encore démontable pour ceux qui se sentent en marge, à la frontière du monde en open-space.
Un autre éloge de la frontière est possible, et celui beaucoup plus enjoué de Régis Debray (3) rappelle cette logique de défense et souligne le paradoxe dont la politique du mur de Trump est le paragon : « On cajole une planète lisse, débarrassée de l’autre, sans affrontements, rendue à son innocence, sa paix du premier matin, pareille à la tunique sans couture du Christ. Une Terre liftée, toutes cicatrices effacées, d’où le Mal aurait miraculeusement disparu. […] Fossile obscène que la frontière, peut-être, mais qui s’agite comme un beau diable. »
Sources :
- ALLEN, DOBBIN et MORTEN, « Border Walls« , 2018.
- LESSEM, R (2018), « Mexico-U.S. Immigration : Effects of Wages and Border Enforcement », Review of Economic Studies 85 : 2353–2388.
- DEBRAY Régis, Eloge des frontières, Gallimard, Paris, 2010.
Thomas Belaich