Votre œuvre met en scène de nombreux pays, souvent par le prisme des villes que vous avez habitées. Comment cette géographie inhabituelle, qui va de Paris à Rennes, en passant par la Libye et la Syrie, vous constitue-t-elle ? Votre œuvre de dessinateur est-elle une manière de mieux la comprendre, de mieux l’appréhender ?
C’est en écrivant L’Arabe du futur que j’ai pris conscience de cette drôle de géographie. Au moment où j’ai commencé à écrire, j’ai regardé une mappemonde. C’est un geste plein de références pour moi : j’adore ces moments, dans les Tintin ou les Indiana Jones, lorsque s’affiche une carte du monde sur laquelle on voit le voyage que fait le héros. Je crois du reste que Spielberg s’était inspiré d’Hergé, qui s’était lui-même inspiré de certains récits de Kessel, Mermoz par exemple, dans lequel il montre l’itinéraire du voyage qui l’emmène de Toulouse jusqu’en Argentine.
Avant de regarder cette mappemonde, ces voyages, pour moi, avaient quelque chose d’évident. Je n’avais pas le sentiment de voyager. Il était normal de prendre l’avion régulièrement, de changer d’univers, d’être obligé à chaque fois de m’adapter à un nouvel environnement. Mais je ressentais — et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai utilisé un système de couleurs pour distinguer chaque endroit — des différences qui se lisaient dans le paysage, dans le tracé des rues et le dessin des immeubles, ou encore dans la manière dont les habitants traitaient les espaces communs. Je me souviens très bien qu’en Syrie j’avais été stupéfait de la saleté qu’il y avait partout, et je me disais : « Qui jette tous ces détritus ? Visiblement les gens qui vivent ici. » Et je ne comprenais pas que les gens puissent vivre au milieu des déchets. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi personne ne rangeait. En même temps, cela semblait aussi être une sorte de protestation contre la dictature, une manière de souligner la nullité des dirigeants.
Dans mon village en Syrie, près de Homs, toutes les maisons n’étaient pas peintes et pas terminées, parce qu’il existait un impôt qui pesait sur les bâtiments achevés. Donc personne ne terminait sa maison, et les villages en Syrie ressemblaient à des chantiers abandonnés. Les gens laissaient sortir des bouts de fers au-dessus des maisons, l’air de dire « on fera peut-être un autre étage un jour, plus tard. » À première vue, on pouvait penser que c’était de la corruption, et de l’ignorance, l’absence de sentiment citoyen. Et d’un autre côté, je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’il y avait une forme de conscience que ceux qui demandaient l’impôt étaient une mafia, et qu’on trouvait tous les moyens pour essayer de leur échapper, et que ça faisait aussi partie d’un moyen de ne pas être avec eux et de ne pas leur être soumis.
Inversement, en France je ressentais la richesse du pays, qui n’avait plus rien à voir avec la Syrie. Même enfant on le comprend. Dans mon village en Syrie, il y avait des lampadaires, et dès que les techniciens changeaient les ampoules, ce qui arrivait tous les 6 mois ou tous les ans — je les ai vus faire une fois —, dans les vingt minutes suivantes, les enfants tiraient au lance-pierre pour essayer de casser l’ampoule, et on attendait un an pour que les types reviennent. Parfois, une ampoule survivait. Est-ce que c’était parce que les enfants laissaient tomber ? Quand je rentrais en France, on voyait bien qu’il y avait des gens qui étaient employés pour nettoyer et réparer ce qui était cassé dans l’espace public.
Depuis quelques années, je suis retourné en Syrie par Google Earth. J’étais allé voir à quoi ressemblait mon village parce que je n’avais pas pu y retourner avant la guerre. Sur Google Earth, on peut trouver différentes strates d’image satellites. J’ai pu voir que le tissu urbain s’était étendu entre Homs et mon village. À l’époque où j’y étais, il y avait des champs et très peu de maisons : c’était vraiment la campagne. Maintenant c’est devenu la banlieue de Homs et tout a changé. Mon village était dominé par un énorme château d’eau au pied duquel il y avait une immense décharge dans laquelle on jouait avec mes copains. On imaginait qu’on allait trouver des choses fantastiques. Je me suis rendu compte avant la guerre en Syrie que cet endroit qui était un dépotoir au milieu du village avait été transformé en une sorte de jardin public avec des petites allées : il y avait une sorte de petit parcours, comme ça. Et je trouvais ça hallucinant ; c’était vertigineux pour moi de me dire qu’il y avait un jardin public à cet endroit-là alors que cela n’avait rien à voir avec le lieu que j’avais connu.
Vous avez dit dans un entretien que votre rencontre avec Tintin à 5 ans avait été déterminante dans votre vie. Qu’est-ce qui vous a séduit dans cette bande-dessinée ? Les voyages ? L’aventure ? Le dessin ?
Alors, c’est vrai qu’il y a eu tout un parcours, parce que j’ai appris à lire le français et à lire des livres par la bande dessinée, en lisant des Tintin que ma grand-mère bretonne m’envoyait en Syrie, parce que dans le village où j’ai grandi il n’y avait pas de livre, pas de bibliothèque. Personne ne lisait et le seul livre que l’on pouvait éventuellement trouver était le Coran. Et de toute façon personne ne le comprenait puisque c’est une langue d’une extrême complexité.
Dans ce monde sans livre, Tintin a été une révélation puisque j’ai commencé par croire que la bande dessinée était quelque chose qui était naturel : c’était donné, en quelque sorte, comme les fruits ou les montagnes. Quand j’ai compris que ce n’était pas généré par la nature, et que c’était fait par un être humain, j’étais enthousiaste. Et j’ai tout de suite eu envie d’en faire, et je me suis mis à dessiner, à faire des petites histoires, des petits gags et des choses comme ça.
Comme je vous le disais, j’adorais le fait que Tintin voyage. J’avais l’impression de partager cela avec lui. D’autant qu’à chaque fois qu’il allait dans un nouveau pays, il s’adaptait un peu aux coutumes du pays : quand il était en Chine, il portait un costume traditionnel, quand il se retrouvait dans le monde arabe, il mettait un keffieh et une djellaba… Je trouvais cela fantastique, cette capacité à avoir des amis partout.
Et surtout, aussi, la représentation du monde arabe que faisait Hergé dans Tintin, notamment dans Tintin au pays de l’or noir, dans sa version finale. Je me rappelle qu’il y avait une scène qui me choquait un peu quand j’étais enfant. Les Dupondt sont perdus dans le désert et ils n’arrêtent pas de voir des mirages : des oasis apparaissent et dès qu’ils s’approchent, hop, ils disparaissent, jusqu’au moment où ils voient deux Bédouins qui font leur prière dans le désert. L’un des deux Dupondt dit : « Mais qu’est-ce que tu crois mon vieux, c’est encore un mirage ! » L’autre répond : « Non, je t’assure ! » « Mais si c’est un mirage ! » Et pour lui montrer il sort de la voiture et botte les fesses d’un des deux hommes en train de prier qui tombe sur la tête avant de se relever et de le poursuivre avec un couteau !
Mes cousins syriens adoraient Tintin. Ils ne comprenaient pas les textes mais ils lisaient les histoires et les gags les faisaient rire. Mais j’essayais toujours de planquer cette scène en me disant qu’ils allaient vraiment devenir fous, de voir une scène où on tape quelqu’un qui est en train de faire sa prière. Finalement, un jour, je suis arrivé dans ma chambre, et j’ai découvert un de mes cousins devant cette scène, pris d’un fou rire colossal ! Il a appelé toute la famille, et il leur a montré, et ils étaient tous explosés de rire.
Je crois que derrière les représentations parfois caricaturales d’Hergé, mes cousins reconnaissaient des gens de leur famille. C’est pour ça qu’ils adoraient ces albums. Surtout dans les dernières versions de Tintin, certaines bulles contenaient des vraies phrases en arabe. Par exemple, le cheikh Bab El Ehr dit “Yah ibn el kalb” c’est-à-dire « fils de chien » à un moment où les Anglais jettent des tracts depuis un avion aux rebelles qu’il dirige : « Ces fils de chiens balancent des tracts à mes hommes, mais aucun d’entre eux ne sait lire ». Mes cousins hurlaient de rire devant cette scène.
Alors même qu’Hergé n’avait jamais vu ce monde qu’il décrivait, il y avait quelque chose qui me paraissait très conforme à la réalité dans sa manière de raconter. Et je crois que par l’humour et par le dessin, il savait croquer quelque chose du monde qui m’entourait. Du reste, je crois que mes cousins ressentaient la même chose. Ceci dit, ce n’est pas le cas de tous les albums, à commencer par Tintin au Congo qui, déjà quand j’étais enfant, me paraissait sonner moins juste. Aujourd’hui, alors que j’ai des enfants et que j’adore toujours autant Hergé — c’est la grammaire de la bande dessinée —, je ne leur lis pas tous les albums. Pour certains j’attends un peu car il faudra que je leur explique un peu le contexte d’écriture, la Belgique coloniale ou, dans le cas de l’Étoile mystérieuse, de la proximité d’Hergé avec une partie de l’extrême droite belge pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais cela m’a aussi fait réfléchir au moment où j’ai commencé à faire des bandes dessinées et à me rendre compte qu’on peut mettre plus de chose dans une BD qu’on ne pourrait le penser au premier abord, et qu’il fallait bien réfléchir à la manière dont le texte serait reçu.
Et alors vous ne lisiez que Tintin quand vous étiez enfant ? Cela a été l’alpha et l’oméga de votre formation ?
Oui c’est ça, il n’y avait aucune autre BD. J’avais un volume d’Astérix, Astérix en Hispanie, que j’aimais beaucoup. Il me faisait marrer aussi, mais je trouvais qu’Uderzo dessinait trop bien : face à son dessin je me sentais un peu immature. J’avais plus de mal à le comprendre. Je pense par exemple aux mains de ses personnages qu’il dessinait avec une élégance incroyable, là où Hergé avait un trait très fin de contour, que je trouvais très accueillant. Uderzo j’avais l’impression que ça supposait d’être un peu plus intelligent, un peu plus éduqué peut-être. Et puis j’étais un peu timide, je n’avais pas le réflexe de demander qu’on m’envoie des Astérix. J’attendais qu’on fasse le choix pour moi.
Alors est-ce que Pépé et Abdallah sont des ancêtres des enfants, des adolescents que vous dessinez, vous ?
Peut-être, je n’y avais jamais pensé, mais ce sont des figures d’enfants insupportables très marquantes. C’est drôle parce qu’hier soir je relisais Coke en stock pour m’endormir ; il y a des scènes vraiment hilarantes avec Abdallah, réfugié à Moulinsart, qui a ligoté Nestor. Il fait une tête très méchante et il dit à Nestor « Hahaha, on s’amuse bien tous les deux hein Nestor ? » Je trouve toujours cela aussi drôle.
Nombre de vos bandes-dessinées mettent en scène un âge qui va de la préadolescence à l’adolescence. Qu’est-ce qui vous attire dans cette période de la vie ?
Je pense que c’est tout simplement parce que j’en ai gardé des souvenirs assez clairs. Comme le disait François Truffaut : « C’est l’âge des premières fois ». Pas seulement les premières amours, mais aussi tous ces moments où l’on se confronte à la réalité : on quitte le cocon familial protecteur où l’on est vu comme un génie, et on se découvre que les autres ne nous voient pas forcément comme cela. Dans mon cas, j’ai découvert à cet âge-là que je n’étais pas le plus grand dessinateur du monde ! Et en même temps, il y a les premières grandes relations amicales, les premières frustrations… Voilà je crois que c’est un âge qui me plaît parce que tout semble plein d’espoir et tout est extrême. Toutes les émotions sont extrêmes, tous les désirs aussi.
Et puis c’est un âge riche de promesses. J’aime bien essayer d’imaginer ce que serait le futur en regardant les jeunes. On se demande à quoi ressemblera la société de ces adolescents lorsqu’ils auront grandi. Quand j’étais adolescent, il y avait de grands débats de société pour savoir si les adolescents n’étaient pas complètement perdus et dégénérés par le grunge. Aujourd’hui, tous les anciens fans de Nirvana sont macronistes et se demandent si les jeunes qui écoutent Koba LaD toute la journée ne risquent pas de mal tourner. Les mêmes débats reviennent à chaque fois, mais la jeunesse fascine toujours autant.
Avec Esther 1 vous observez ce phénomène de manière extrêmement précise puisque vous la suivez depuis cinq ans !
Je pars toujours de ce qu’elle me raconte, c’est vrai. Au départ, c’est assez égoïste. Quand on fait des bandes-dessinées, on est très souvent seul face à soi-même. Et cela m’intéresse de voir comment elle se représente les choses, comment elle les ressent. Je remarque par exemple qu’elle est beaucoup plus optimiste que moi, et beaucoup plus positive aussi. Peut-être parce qu’elle est jeune, tout le contraire des intellectuels qui disent que le monde s’effondre, alors que c’est leur propre physique qui est en train de s’effondrer. En cela, c’est agréable d’avoir un rendez-vous régulier avec quelqu’un d’aussi jeune et d’aussi enthousiaste. C’est un antidote à la résignation. En lui parlant, je me rends compte qu’il y a une route qui est ouverte, que tout n’est pas fermé.
Comment travaillez-vous avec Esther ? Vous vous appelez toutes les semaines ?
Ça dépend, oui, je l’appelle, elle m’envoie des SMS ou des MMS, et parfois je saisis certaines choses. Par exemple, elle m’écrit « Il y a un mec dans ma classe, toutes les filles l’adorent », et elle ajoute qu’elle est à une fête. Je lui demande si elle a une photo, et elle m’envoie une photo de la fête. Ils ont des dégaines incroyables, il y a une espèce de mec dans le fond qui est beaucoup plus grand que les autres, avec une espèce de coiffure solaire. Mais c’est presque trop, on dirait une blague. Et il a un air incroyablement suffisant et je lui dit : « Mais c’est incroyable le mec dans le fond, c’est qui ? », et elle me répond : « Ah c’était Machin, et toute les filles de la soirée étaient à fond sur lui ! » Parfois, c’est tellement caricatural de l’adolescence que je me rends compte que je dois minorer un peu ce qu’elle me raconte, parce que ce serait trop sinon.
Cela fait 5 ans qu’Esther voit son double dans vos BD. Arrivez-vous à garder une forme de spontanéité dans vos échanges ?
Franchement oui, parce qu’elle a commencé par n’avoir aucun intérêt pour les trois ou quatre premiers albums. Elle n’aime pas beaucoup la bande-dessinée et donc cela ne l’atteignait pas plus que cela. Je crois qu’elle a vraiment commencé à s’y intéresser, à se dire que c’était cool de participer à ce travail le jour où la chanteuse Angèle a partagé sur son compte un dessin des Cahiers d’Esther, en disant qu’elle adorait. La vraie Esther a eu un choc et elle m’a immédiatement écrit. Et depuis, elle suit beaucoup plus ce que je publie, elle regarde toutes les célébrités qui aiment Esther, les youtubeuses qui en parlent de temps en temps. C’est assez drôle, au fond, c’est la célébrité de son personnage qui l’a amenée vers la bande dessinée.
Maintenant, je mets un peu en scène ce rapport à la célébrité, parce qu’en fait si elle prend l’album et qu’elle va voir une de ses copines et qu’elle dit « Eh c’est moi ! », en fait ses copines vont faire « Mais c’est pas du tout toi ! » parce que je change pas mal de choses. Il y a une sorte de cruauté aussi, parce que je ne veux pas qu’elle soit une psychopathe et qu’elle grandisse avec un double de papier. C’est aussi pour cela que je m’amuse à mettre en scène cette discrépance entre la vraie Esther et son alter-ego dessiné.
Vous faites beaucoup d’observation sociale dans vos albums. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cet exercice ?
Je crois qu’au cours de ma scolarité, j’ai été confronté à des différences de classes sociales sans en avoir conscience tout de suite. J’avais par exemple des copains qui avaient grandi dans des maisons cossues, qui prenaient des cours de musique, mais qui n’étaient jamais sortis de l’endroit où ils étaient nés. Et lorsque ma question roulait sur mes origines ou sur le temps passé au Moyen-Orient, il y avait toujours un moment où ces copains bien-nés m’expliquaient ce qui se passait là-bas. Je veux dire qu’ils me racontaient comment les gens vivaient, quels étaient les rapports femmes-hommes. Ils avaient déjà tout compris alors que je me rendais bien compte qu’ils n’avaient pas plus d’expérience que les gens de mon village en Syrie. Du reste, il m’arrivait la même chose là-bas ! Mes cousins m’expliquaient très fréquemment comment on vivait en France. Chacun dans son petit trou avait déjà tout compris du reste du monde sans y être jamais allé. Je pense que c’est un trait répandu chez nombre de personnes qui prennent la parole.
De toute façon, à partir du moment où on est trop sûr de ce qu’on pense, qu’on est absolument convaincu de ce que l’on dit, il me semble qu’on ne peut être que dans l’erreur. Je crois qu’il est très difficile de parler des choses que l’on a vécues, alors celles qu’on n’a jamais expérimentées… Par exemple, on ne sait pas ce que c’est que d’être élevé dans un village en Syrie si on ne l’a pas vécu. On ne peut pas le deviner, c’est impossible. Et c’est aussi pour cela que je fais de la bande dessinée.
En somme, vos albums donnent à voir une collection d’expériences. Il existe une métaphore de la pieuvre qui collectionne des morceaux brillants au fond de la mer ; est-ce un peu comme cela que vous voyez votre travail ?
En fait, ce n’est pas intellectualisé de cette façon-là. C’est vrai que je me dis souvent que je vois et que je raconte des choses qui ne sont pas assez représentées. En préparant La Vie secrète des jeunes, un projet que j’ai commencé il y a dix-sept ans, je me souviens avoir vu beaucoup de jeunes femmes se faire harceler dans la rue. Et je me disais qu’il était incroyable que ces sujets-là ne soient pas au centre du débat public. Aujourd’hui c’est un débat de société majeur : le rapport au féminisme, au droit des femmes, la place des femmes dans l’espace public, etc. Je crois que c’est l’une des mes grandes sources de motivation : raconter des choses que personne ne voit (ou ne veut voir).
Par exemple, il y a une chose qui me stupéfait en ce moment, c’est qu’il n’y a plus, dans le débat public, aucune référence à l’éducation des enfants par les familles. C’est-à-dire que quand un individu devient violent ou devient un délinquant, dans l’immense majorité des cas, ce sont des enfants qui ont été maltraités, qui ont vécu des violences, enfants. Et on fait comme si cela n’existait pas et que l’école allait se substituer aux parents, alors qu’il faut aussi interroger la manière dont on se représente l’éducation des enfants dans la sphère familiale.
Et vous pensez que la bande dessinée, parce qu’elle semble moins menaçante, peut être un vecteur de transformation sociale ?
Ça dépend. La bande dessinée est une langue, un moyen d’expression, une grammaire. On peut parler de n’importe quel sujet en bande dessinée. Mais tout dépend du type de bande dessinée que l’on fait. C’est un peu comme les romans, à ceci près que la bande dessinée inquiète sans doute moins les gens qui ne sont pas habitués à lire. Je reçois souvent des photos de parents, extrêmement contents de voir leur enfant en train de lire. C’est souvent une espèce de grand adolescent un peu nigaud sur un canapé avec un album que j’ai signé. Là je pense en effet que l’on peut toucher des gens avec la bande dessinée qu’on ne toucherait pas par d’autres moyens.
Esther aspire-t-elle autant à voyager que le jeune Riad ?
Elle est pleine de conventions de jeune, c’est-à-dire que pour elle un jeune doit avoir envie de partir barouder avec son sac à dos, d’aller voir d’autres cultures. Elle a cette envie un peu caricaturale de se frotter à d’autres façons de vivre tout en étant en bande, mais je pense que c’est plus une mode générationnelle qu’une vraie curiosité. Je crois qu’elle est plus attirée par la photo Instagram du van Volkswagen que par le voyage en lui-même.
Et vous, petit, vous aviez envie de voyager ? C’est difficile à dire dans l’Arabe du futur, mais on a plutôt l’impression que vous subissez un état de fait.
Non, pour moi, l’envie de voyager est arrivée beaucoup plus tard, à partir du moment où j’ai commencé à vivre de mes dessins et à avoir les moyens de voyager. C’est à ce moment-là que je me suis dit que ce serait bien d’aller voir un peu le reste du monde. Quand j’étais enfant, au contraire, je n’aimais pas devoir passer d’un milieu à un autre. Par exemple, quand j’arrivais à m’adapter un peu en Syrie, que les autres enfants arrêtaient de me harceler en me disant que j’étais juif et que j’arrivais à parler arabe avec les autres, c’était le moment où il fallait retourner en France.
Et j’étais à la fois un peu soulagé, car je n’aimais pas qu’ils battent les élèves à l’école en Syrie. Pour cette raison, j’étais heureux de repartir en France. Mais c’était aussi angoissant de se dire qu’il allait falloir repartir de zéro, de se refaire accepter et de recommencer. J’appréhendais le retour des questions que je retrouvais à chaque fois : « Qui est ce mec ? Pourquoi il parle comme ça ? D’où il vient ? ». Voilà pourquoi le voyage était toujours un peu un poids.
Et vous pensez que cet effort d’adaptation systématique et très répété dans les deux sens vous a aidé dans votre carrière de scénariste de bande dessinée ?
Possible, mais ce n’est pas conscient non plus. Disons que je suis assez résistant, je crois que c’est un de mes points forts, parce que j’ai croisé des dessinateurs bien meilleurs que moi, des types qui étaient bien plus virtuoses. Mais je crois que par rapport à eux j’étais peut-être un peu plus résistant et endurant. J’acceptais mieux de manger de la vache enragée pendant des années, avant que cela puisse marcher. Quand j’ai envie de quelque chose, il m’est impossible de m’arrêter.
Flaubert disait que Madame Bovary, c’était lui. Hergé disait la même chose de Tintin. Esther, c’est vous ?
Oui, complètement ! Bien sûr ! Au début, je pense que c’était inconscient. J’ai lancé les Cahiers d’Esther quand j’ai fait le 2e tome de L’Arabe du futur, et inconsciemment, sans calcul aucun, je me suis rendu compte qu’on avait le même âge dans les deux BD en parallèle ; c’est-à-dire que là, Esther a 15 ans, et dans le dernier Arabe du futur, c’est exactement l’âge, que j’ai. Il y a vraiment une sorte de complémentarité entre les deux personnages. Esther, c’est une manière de regarder les choses dans une autre lumière, plus optimiste sans doute. Là où L’Arabe du futur met en scène des choses assez sombres au sein d’une famille, Esther est très lumineuse. C’est un pendant joyeux.
Vos livres ont-ils été traduits au Moyen-Orient ? Si oui, savez-vous comment ils ont été reçus ?
En fait, ils n’ont pas du tout été traduits en Arabe, pour une raison en fait assez simple, et qui déçoit souvent quand on me pose la question : c’est qu’il y a, en fait, en langue arabe, très peu d’éditeurs de bandes-dessinées et donc très peu de traductions. Il y a quand même des éditeurs en langue arabe qui ont été intéressés par L’Arabe du futur, mais ils ne voulaient s’engager que sur le tome 1, pour voir si ça marchait avant de continuer. Je ne voulais pas prendre le risque de voir la série s’arrêter au bout d’un tome en arabe ! Cette série est un tout, on ne peut pas la tronquer. Donc j’ai refusé jusqu’à présent toutes les propositions, mais je le reproposerai sans doute en version intégrale, quand les six volumes seront sortis.
Et puis c’est d’autant plus compliqué dans une région aussi peu démocratique que le Moyen-Orient car nombre d’éditeurs sont des proches du régime. Et je n’ai pas spécialement envie d’être édité par le fils du ministre de la Défense de je ne sais pas quel pays. Ce n’est pas évident …
Êtes-vous retourné en Syrie ou au Moyen-Orient ?
Ça, je vais le raconter dans la suite de L’Arabe du futur !
Le Grand Continent n’aura donc pas d’exclusivité là-dessus ? Dommage !
Comme le dit Tintin : « J’ai déjà réservé l’exclusivité de mon reportage à mes propres journaux ! »