Le 21 juillet 2020, plus de 175 historiens ont demandé au ministère de l’Intérieur britannique  1 la suppression de l’épreuve d’histoire à l’examen de citoyenneté britannique, du fait de sa représentation faussée de l’histoire de l’esclavage et de la fin de l’empire britannique 2. La déformation de l’histoire que cette épreuve colporte consiste à traiter l’abolition de l’esclavage comme une réussite britannique, tout en omettant de prendre en compte les protestations, soulèvements et autres mouvements indépendentistes qui l’ont permis. Une représentation à ce point trompeuse des succès démocratiques pose une question plus profonde sur la démocratie elle-même : quel type de démocratie est à notre disposition ?

Pour avancer dans notre compréhension des échecs de la démocratie libérale, il faut se poser deux questions décisives : quelles sont les limites de la démocratie libérale dans un contexte d’injustice raciale, de destruction de l’environnement et de capitalisme de surveillance  ? et comment pouvons-nous étendre notre imagination au-delà de ses limites ?

Pour répondre à ces questions, trois arguments se présentent à nous. Premièrement, toute tentative de renouvellement de la démocratie doit affronter la fierté du libéralisme d’avoir aboli l’esclavage, instauré les droits des travailleurs et donné le droit de vote aux femmes. Ensuite, cela signifie reconnaître qu’une grande partie de l’approfondissement de la démocratie obtenu ces deux derniers siècles n’est jamais que le résultat de provocations politiques menées contre des institutions qui semblaient immortelles. Enfin, il ressort qu’afin de s’autoréguler efficacement et faire face aux échecs du libéralisme, les sociétés démocratiques ont besoin le plus souvent d’une « politique de la provocation » [politics of provocation, ndt]. Voilà au fond une autre manière de dire que ce sont les conflits sociaux qui rendent la démocratie possible. 

L’oppression raciale, conséquence de la démocratie libérale 

Si l’on présente le plus souvent le libéralisme comme un moteur indéniable du progrès, ce récit fait souvent l’impasse sur le rôle de la lutte démocratique dans l’histoire de la démocratie. De même, nous avons tendance à négliger la complicité des institutions libérales vis-à-vis de l’injustice sociale et raciale. Les limites de la démocratie libérale sont parfois difficiles à cerner. Armée de la promesse réjouissante d’une société libre, il peut être difficile de la distinguer de l’idée de justice elle-même. Pourtant, sous ces promesses, nous oublions que l’oppression raciale est en fait le résultat de la démocratie libérale.

Bien qu’il soit largement admis que la discrimination raciale n’a pas sa place dans une société démocratique, les questions raciales sont présentes dans presque tous les aspects de la vie. La race a une influence sur les espaces dans lesquels nous vivons, les soins de santé que nous recevons et la violence à laquelle nous sommes exposés. La plus grande erreur de la tradition libérale a probablement été de penser que l’oppression raciale a pris fin avec l’abolition de l’esclavage et l’adoption de la loi sur les droits civils aux États-Unis en 1964. Le problème de cette idée est qu’elle présente le racisme comme fondamentalement antilibéral, en le liant au passé ou en l’associant à l’extrême droite, tout en oubliant que l’oppression raciale a été l’un des moteurs de la démocratie libérale. En fin de compte, séparer la race de la démocratie ne permet pas de rendre compte des injustices systémiques.

Pendant les campagnes présidentielles, les conflits politiques ont souvent été traités comme des conflits entre ennemis plutôt qu’entre des opposants légitimes, sapant ainsi l’idée que la politique est toujours une affaire d’alternatives contradictoires.

Rahel Süß

L’oppression raciale empêche certes la démocratie aboutie, mais elle a également rendu les démocraties libérales possibles. Cette idée est loin d’être un paradoxe : la tradition démocratique américaine a été façonnée par les luttes pour la liberté des personnes noires, mais aussi par l’esclavage et la ségrégation, entre autres influences. Qu’est-ce que cela nous dit de la relation entre race et démocratie ? Le concept de race a évolué tout au long de l’histoire états-unienne : la race est d’abord apparue dans le droit colonial, sans être rattachée à la démocratie. Elle y a ensuite été associée dans la première moitié du XIXème siècle, une époque d’urbanisation rapide, d’industrialisation et d’immigration.

Cette période, dite « ère jacksonienne » [en référence à Andrew Jackson, président américain de 1829 à 1837, époque progressiste, d’installation du parti démocrate et d’élargissement du suffrage aux hommes blancs de plus de 21 ans], est en effet marquée par la croissance de la classe ouvrière industrielle et la montée de la démocratie de masse. C’est aussi la période pendant laquelle la relation entre blancheur et citoyenneté a été cimentée, par le maintien de la blancheur comme norme — norme qui ne fait pas que priver les individus ou les groupes sociaux de droits démocratiques, comme le droit du vote : les démocraties libérales intègrent les privilèges des Blancs dans la vie quotidienne et les institutions, en leur donnant l’apparence d’être le résultat naturel d’un effort individuel. C’est en s’appuyant sur des théoriciens abolitionnistes tels que Joel Olson que l’on peut voir comment les normes libérales – parmi lesquelles l’autonomie individuelle et l’égalité des chances – ont été construites sur fond de subordination des Noirs et de privilèges des Blancs. 

La crise du conflit public 

L’échec du libéralisme résulte en partie de « la crise du conflit public ». L’élection présidentielle aux États-Unis en est un bon exemple. Pendant les campagnes présidentielles, les conflits politiques ont souvent été traités comme des conflits entre ennemis plutôt qu’entre des opposants légitimes, sapant ainsi l’idée que la politique est toujours une affaire d’alternatives contradictoires. Bien que cette question des alternatives en présence est un aspect central de la crise du conflit public, il faut s’intéresser avant tout à la question de l’inégalité sociale, pour reconfigurer un peu la question  : qui a accès à ce conflit et qui a le privilège de le provoquer ?

Si nous acceptons l’affirmation selon laquelle ce qui rend la démocratie possible est le conflit social, alors l’égal accès au conflit public est une condition de la démocratie. Pourtant, nous pouvons constater que cet accès est souvent refusé ou criminalisé. Nous pouvons penser par exemple aux migrants sans papiers, qui risquent d’être expulsés lorsqu’ils manifestent dans la rue. De même, nous constatons que les personnes de couleur sont principalement privées de cet accès, car elles sont plus exposées à la violence policière à caractère raciste. La crise du conflit public présente une autre difficulté : dans la mesure où la privatisation des infrastructures publiques confisque au contrôle démocratique une partie de la réclamation civique, elle limite également la possibilité de provoquer un conflit sur la légitimité et la nature spécifique de ces infrastructures. 

Si nous acceptons l’affirmation selon laquelle ce qui rend la démocratie possible est le conflit social, alors l’égal accès au conflit public est une condition de la démocratie.

Rahel Süß

Étant donné que le conflit peut exercer un contrôle démocratique, il « organise » la démocratie mieux que la politique inclusive des innovations démocratiques. En donnant continuellement naissance à de nouvelles voix et demandes, qui ont été précédemment supprimées ou réduites au silence, le conflit permet la participation aux affaires communes, la négociation des alternatives et façonne ainsi les sociétés futures. À l’opposé de cette idée, le conflit social est souvent compris comme un recours civique pour mettre en place un «  jugement réfléchi  » [considered judgement, concept de la philosophe Catherine Elgin développée dans son essai de 1999 Considered Judgement, qui consiste en un concept mûrement réfléchi, dense, résolutoire, intégrant toutes les alternatives qui se présentent]. Les assemblées de citoyens, les budgets participatifs et la politique inclusive de la loterie civique illustrent cette position. En rassemblant diverses parties prenantes, en passant des citoyens représentatifs jusqu’aux fonctionnaires de l’État et aux experts universitaires, ces innovations démocratiques visent à extraire «  la sagesse du plus grand nombre ». La compréhension mutuelle et le pouvoir de la raison sont largement considérés comme indispensables pour sortir de la détresse démocratique. Le problème d’une telle vision est qu’elle limite l’action politique à une pratique de résolution des conflits, faisant de l’expérience de l’incertitude une menace pour l’agence politique.

La politique de la provocation nous offre une autre possibilité. L’un de ses principaux avantages est qu’elle nous permet de saisir l’idée que ce n’est pas l’incertitude qui constitue une menace pour la démocratie, mais la perte de l’expérience de l’incertitude. Aujourd’hui, des algorithmes prédisent l’éligibilité aux prestations sociales, quelle demande de visa devrait être refusée ou qui a la plus grande probabilité de commettre un crime. Mais l’analyse prédictive et sa mise en œuvre toujours plus poussée, dans toute une série de contextes sociaux, pose un sérieux problème pour les sociétés démocratiques. Puisque l’objectif de la technologie prédictive est de traduire les incertitudes en paramètres distincts mesurables et maniables, celle-ci ferme les espaces de conflits publics possibles. Mais la promesse d’une certitude algorithmique va encore plus loin : elle renforce les injustices sociales et raciales. 

Du privilège de provoquer le conflit au droit à la provocation du conflit 

Pour répondre à cette lacune, je propose que nous considérions la provocation non seulement comme une pratique politique, mais aussi comme une métaphore du pouvoir. Cela nous permettrait de faire la lumière sur la nature contestée de la provocation et de souligner qu’elle n’est pas seulement une force d’interférence dans le statu quo, mais aussi une condition de la démocratie. À partir de ce point de vue sur la provocation, on arrive à considérer que le pas vers une plus grande démocratie ne réside pas principalement dans de nouvelles conceptions institutionnelles inclusives et participatives, mais dans la possibilité de provoquer des conflits.

Je propose que nous considérions la provocation non seulement comme une pratique politique, mais aussi comme une métaphore du pouvoir. Cela nous permettrait de faire la lumière sur la nature contestée de la provocation et de souligner qu’elle n’est pas seulement une force d’interférence dans le statu quo, mais aussi une condition de la démocratie.

Rahel Süß

L’histoire montre que les mouvements et les soulèvements populaires nous ont toujours forcé à nous démocratiser. Ainsi, il est dans notre intérêt de pousser notre imagination au-delà des limites de la démocratie libérale  : nous devons reconnaître la force régulatrice de la provocation démocratique. Parce que la démocratie ne peut être fondée sur un principe stable, elle doit constamment s’engager dans de nouvelles provocations. Après tout, la démocratie et l’État de droit ne sont jamais que des tentatives de mise en œuvre de principes démocratiques tels que la liberté et l’égalité. Mais ces tentatives sont toujours imparfaites. C’est pour cette raison que le conflit sur la légitimité d’un ordre social injuste doit continuellement être provoqué, car certaines personnes sont visées de manière disproportionnée par la violence policière, la dévastation écologique et l’injustice algorithmique.

Comment la politique de provocation se manifeste-t-elle aujourd’hui ? Tout d’abord, il convient de noter que l’idée distingue la provocation en tant qu’enjeu (en tant que questions et/ou objets de lutte politique à part entière en se demandant qui a accès à la provocation du conflit) et la provocation en tant que répertoires de tactiques et de stratégies qui visent à susciter le changement social. Nous verrons que la provocation varie en termes d’échelle, de formes organisationnelles, de tactiques et d’imaginaires sociaux.

Pour donner une idée de la variété des possibles en jeu ici, on peut noter que la provocation démocratique détourne les processus dominants du haut vers le bas, contestant les relations de pouvoir et les récits existants. Elle vise à mettre en œuvre une ouverture radicale en rompant avec le règne actuel de la gouvernance nationaliste, de la colonisation future et de la surveillance algorithmique, en piratant les frontières, en bloquant l’extinction et en abolissant la Silicon Valley. La provocation peut par exemple prendre la forme de blocages et d’occupations d’institutions et de mégaprojets. Le mouvement Black Lives Matter donne un aperçu de ce type de mobilisation, tout comme la désobéissance civile en défense de la justice climatique d’Extinction Rebellion.

Nous devons reconnaître la force régulatrice de la provocation démocratique. Parce que la démocratie ne peut être fondée sur un principe stable, elle doit constamment s’engager dans de nouvelles provocations.

Rahel Süß

De même, les actions provocatrices sont ancrées dans l’esprit des grèves générales, en témoigne le mouvement contre l’interdiction de l’avortement en Pologne ou bien la grève des loyers menée par les étudiants de Londres et Manchester. D’autres provocations sont dirigées contre les plates-formes numériques, hautement centralisées et privatisées, et prônent la démocratisation technopolitique et l’ouverture de la communauté numérique. Elles se manifestent par des initiatives civiques de piratage informatique, des manifestations contre le cloud, la collecte citoyenne de données pour cartographier les problèmes sociaux (par exemple Data for Black Lives) et des campagnes visant à empêcher la police « d’espionner » les citoyens. La principale préoccupation ici est de savoir comment favoriser un avenir numérique, qui permettrait de passer d’une économie nourrie par la publicité et la surveillance, à une démocratie numérique et la communauté des données. 

Toutes ces actions provocatrices ont en commun le rejet de l’idée que le pouvoir politique découle simplement du statut de citoyen ou de son vote. Le pouvoir politique n’est en fait à l’œuvre qu’au travers des conflits provoqués contre la légitimité d’un ordre social.

Sources
  1. Le Home Office, ndt
  2. Le livre de Rahel Süß qui sert de point de départ à cet article paraîtra en français sous le titre Politique de la provocation. La révolte contre les échecs démocratiques le 7 septembre 2021 aux éditions Eterotopia.