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La politique européenne est actuellement déterminée à tous les niveaux par les relations avec les États-Unis et la perception de la menace russe. Si l’on compare le dernier sondage Eurobazooka au précédent, l’opinion selon laquelle les États-Unis ne seraient plus un allié et Trump une menace pour l’Europe a augmenté de quatre points. Comment expliquer cela ?
Federico Fubini Ce sondage a été conduit après l’accord commercial de Turnberry et bien d’autres actes pris par Trump. L’opinion publique européenne s’est retrouvée désemparée, car l’Union a toujours tendance à privilégier le compromis, ce qui est une stratégie peu concluante.
Ce qui m’a frappé dans ce sondage, c’est à quel point les réponses de l’intéressé moyen étaient pro-européennes.
Dans l’ensemble, les gens demandent fortement à être protégés — que ce soit de Trump, de la Russie ou des Big Tech. Environ 69 % des personnes interrogées estiment que cette protection devrait venir de l’Europe ou d’une combinaison entre leurs États et l’Europe.
Pour plus des deux tiers de l’opinion publique, l’Europe joue donc un rôle protecteur. C’est assez frappant.
En Allemagne, cette demande d’une protection de la part de l’Europe atteint 67 % ; certaines personnes la recherchant doivent donc aussi déclarer voter pour l’AfD.
D’autres recoupements semblables peuvent être observés, en Italie par exemple, où 75 % des sondés déclarent que l’Europe devrait assurer une protection — et il y a certainement des électeurs de la Ligue du Nord et de Meloni parmi eux.
Cela me suggère donc qu’il existe une forte demande pour l’Europe dans la société européenne.
Or cette demande est probablement bien supérieure à ce que l’Union peut offrir aujourd’hui : cela déclenche une désillusion, un euroscepticisme et nourrit les partis d’extrême droite — car, soyons honnêtes, l’un des intérêts de ce sondage est aussi de comprendre pourquoi les partis nationalistes sont en tête des sondages en Allemagne, en France et en Italie.
On peut tenter d’expliquer davantage cette désillusion : les politiciens courent vraiment après les électeurs marginaux ; or, à leurs yeux, l’électeur marginal est un électeur anti-européen. En conséquence, ces politiciens ont tendance à être extrêmement prudents lorsqu’ils prennent des décisions pour l’Europe : le dernier exemple en date concerne les avoirs gelés.
Cette inefficacité de l’Europe crée la désillusion et le vote anti-européen, mais l’anti-européanisme idéologique et la polarisation ne se perçoivent guère dans les sondages.
Quand on regarde les résultats de ces enquêtes, toutefois, il est difficile d’imaginer que la situation soit celle que nous connaissons.
La demande d’Europe de la part des citoyens est probablement bien supérieure à ce que l’Union peut offrir aujourd’hui.
Federico Fubini
La Russie est un sujet sensible pour l’opinion publique. Dans certains pays, les dirigeants hésitent même à utiliser le mot « réarmement », pensant que cela effraiera leurs électeurs. Pourtant, on voit dans ce sondage que de plus en plus de citoyens se préoccupent de Moscou. Pourquoi ce décalage ?
Andrea Rizzi Je pense que le tableau général qui ressort de ce sondage d’opinion est celui d’un continent en proie à l’inquiétude. Il existe de profondes préoccupations liées à deux grands facteurs, la Russie et les États-Unis. Washington n’est plus vraiment considéré comme un allié.
D’autres tendances se dégagent de ce sondage ; des inquiétudes concernant la technologie ou la sécurité, ou d’autres à propos de l’alimentation ou de l’approvisionnement énergétique. L’impression d’ensemble est ainsi celle d’un continent saisi par une profonde anxiété.
Cela m’amène à réfléchir à quelque chose d’important : sous la surface, des émotions fortes coulent en profondeur. Je pense que nous devons tous y réfléchir, car j’ai l’impression que, de l’autre côté, les partis d’extrême droite ont su très bien exploiter ces émotions ; d’une façon virtuose, ils les ont transformées en armes.
Nous sommes donc du côté des perdants d’une asymétrie : tandis qu’ils exploitent les émotions, nous avons tendance à rester dans le domaine du réalisme, du discours pragmatique, et cela nous fait perdre du terrain.
Si vous voulez être efficace sur la scène politique, il faut avoir des ennemis ; la bonne nouvelle, c’est que l’Europe en a — beaucoup, voire trop.
Bartosz Wieliński
Il est difficile de contrer un discours émotionnel avec le seul secours du réalisme et du pragmatisme. Il est important de prendre en compte ce qui ressort de ce sondage — l’anxiété, l’inquiétude, la crainte — pour développer un récit un peu différent, qui serait la réponse européenne ; elle intégrerait pleinement les émotions qui existent sans les manipuler d’aucune manière, comme le ferait le populisme.
Au cours de l’été, l’accord de Turnberry a suscité beaucoup d’émotions : on a ainsi pu parler d’humiliation totale ou de capitulation de l’Europe. Pourtant, tant la Commission que des gouvernements de différents États membres ont dit que c’était le meilleur accord que nous pouvions obtenir. Comment s’accommoder de cette dissonance ?
Il faut comprendre que les émotions dont nous parlons ont deux aspects : elles peuvent être une opportunité, mais elles constituent également un risque.
Ce sondage nous dit que les gens craignent que nous, Européens, ne soyons pas capables de faire face seuls aux menaces. De nombreux gouvernements ont peur de s’opposer à l’administration Trump, car ils craignent de perdre leur protection en matière de sécurité.
Les sentiments dont nous parlons ont donc deux facettes. D’un côté, ils peuvent être mobilisateurs : nous pouvons y voir la nécessité de nous rassembler et construire une nouvelle Europe pour faire face à ce nouveau monde ; mais en même temps, cette peur nous retient et nous entrave.
Ce qu’a montré Turnberry, c’est que nous avons probablement peur de riposter. Une certaine attitude politique est adopté, par crainte de perdre notre parapluie de sécurité.
Nous devons réfléchir à la manière d’utiliser cette crainte pour construire une Europe plus indépendante et souveraine et nous éloigner d’une peur qui nous paralyse.
Giorgio Leali En ce qui concerne Trump et l’accord commercial entre l’Union et l’administration américaine, il y a eu beaucoup de réactions négatives dans l’arène politique française.
L’ancien Premier ministre François Bayrou a ainsi déclaré que l’Union devrait avoir honte ; pourtant, dans le même temps, le président de la République a tenu un discours différent, bien que de manière non publique : il soutenait que c’était le meilleur accord que l’Union pouvait obtenir.
La position de la France en matière de défense commerciale est étrange : d’un côté, le discours public la présente comme le bad cop de l’Union, qui pousse à utiliser l’instrument anti-coercition ou à exploiter le nouvel arsenal commercial dont dispose l’Union. Lorsqu’il s’agit cependant d’activer ces outils, lors de réunions d’entreprises ou de rencontres entre ambassadeurs des pays membres, la France ne lève pas la main pour demander à entrer dans une véritable guerre commerciale avec les États-Unis.
Les milieux d’affaires français souhaitaient en effet éviter une guerre commerciale : Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH, dans une tribune publiée dans Les Échos, avait présenté ce « deal » comme un « accord de responsabilité ». Quelles étaient en France les parties en présence lors des négociations ?
Ce qu’a dit Bernard Arnault n’est pas forcément représentatif de ce que pensent les petites entreprises françaises : les grandes entreprises comme LVMH possèdent déjà plusieurs usines et plusieurs ateliers aux États-Unis ; elles sont ainsi mieux équipées pour se protéger et ne pas payer de droits de douane, tandis que d’autres entreprises sont plus touchées.
D’une manière générale, l’économie française ne se porte pas très bien en matière d’exportation, et le secteur dans lequel la France excelle et exporte est celui du luxe : on comprend mieux à cette aune la position de Bernard Arnault.
En termes de politique, ce que je trouve intéressant, c’est que 57 % des Français interrogés considèrent Trump comme un ennemi pour l’Europe.
La France se distingue également des autres pays sur la question de ce qui représente la plus grande menace technologique.
La plupart des Français considèrent en effet que les États-Unis et la Chine sont d’importance similaire ; en revanche, en France, ce sont surtout les États-Unis qui inquiètent.
Une telle différence s’inscrit dans une attitude historique du pays mais montre également que la politique que mène l’administration Trump en matière de plateformes technologiques — c’était, je pense, ce que les sondés avaient à l’esprit — a des répercussions dans l’opinion publique.
Les dernières rencontres de Trump avec Keir Starmer ont été jugées par beaucoup de Britanniques comme humiliantes. Comment la séquence Turnberry est-elle jugée au Royaume-Uni ?
Katherine Butler Je pense qu’il y a eu un grand malaise au Royaume-Uni lorsqu’a circulé une photo où Keir Starmer ramassait des papiers qu’avait fait tomber Trump ; de même lorsque Trump a montré, devant les caméras, une lettre d’invitation du roi d’Angleterre.
Si ce sondage avait été mené au Royaume-Uni, je pense qu’il aurait donné des résultats similaires.
La soi-disant relation spéciale entre le Royaume-Uni et les États-Unis — ou plutôt le mythe, la croyance en cette relation — s’est effondrée. Les gens peuvent voir par eux-mêmes que cette relation n’existe pas, malgré toutes les concessions faites à Trump, malgré l’hospitalité somptueuse qui lui a été réservée lors de sa visite d’État et sa rencontre avec le roi.
Plus récemment, Starmer a également été écarté des discussions sur le soi-disant plan de paix pour l’Ukraine ; si tant est qu’il y ait jamais eu une relation spéciale, celle-ci n’existe plus aujourd’hui.
La majorité des Britanniques soutient probablement une coordination plus étroite avec l’Europe en matière de défense ; ils ont les mêmes préoccupations vis-à-vis de Trump que sur le continent. Je ne pense donc pas que le fait de ne plus faire partie de l’Union change cette équation : les Britanniques peuvent arriver aux mêmes conclusions sans que cette non-appartenance entre en ligne de mire.
Il me paraît difficile de tirer des conclusions positives de cette enquête, tant les inquiétudes sont nombreuses. Cela me fait songer à ces alertes météo que l’on reçoit lorsqu’un ouragan approche : le Meteorological Office annonce d’abord un niveau d’alerte jaune, puis orange. De même, les citoyens européens semblent dire : « Nous sommes en alerte orange, n’en rajoutez pas. Nous sommes inquiets depuis la pandémie, la crise financière, la crise du coût de la vie ; nous sommes inquiets au sujet de l’approvisionnement en énergie, des prix de l’énergie et de l’approvisionnement alimentaire. Nous avons un ennemi à la Maison-Blanche et un dictateur belliqueux qui menace de nous attaquer en déclarant qu’il est prêt à entrer en guerre avec l’Europe. »
Ces émotions que les gens ressentent témoignent de leur anxiété.
Il est très intimidant pour les hommes politiques d’y faire face, mais elles font part d’une réaction tout à fait compréhensible. Qu’y a-t-il de plus rationnel que de dire : « Nous avons besoin d’être protégés ».
Le sondage révèle aussi les craintes qu’entretiennent les Européens quant aux insuffisances militaires de leur pays ; à l’échelle du continent, l’Europe de la défense est cependant un sujet amplement discuté. Faut-il donc dire que, pour les opinions publiques, la défense doit être transnationale ?
Il est très intéressant que le sondage révèle un profond manque de confiance dans les capacités militaires nationales. Encore une fois, c’est bien compréhensible — si vous êtes un petit pays, vous considérez que votre armée n’est pas suffisante pour vous protéger ; en conséquence, vous vous tournez vers l’Europe.
Tout bien considéré, ce qui ressort pour moi est que les citoyens ont une longueur d’avance en ce qui concerne les réalités et les menaces géopolitiques : ils sont en première ligne, veulent de la clarté et des réponses collectives.
Ce sondage est donc positif, car il ouvre des perspectives. Nous pouvons compter sur les dirigeants européens pour agir. Cependant, que se passera-t-il s’ils prennent des années pour coordonner et pour mettre en place des achats groupés — dont les citoyens disent, à bon droit, qu’ils en ont besoin ?
Notre logiciel européen est conçu pour fonctionner dans un monde régi par l’État de droit international, le multilatéralisme — toutes choses qui semblent désormais appartenir au domaine de l’archéologie.
Federico Fubini
Si ceux-ci concluent de ces délais que l’Europe ne peut pas non plus nous défendre, cela constituerait un terrain fertile pour les acteurs malveillants et les extrémistes qui diront que le système européen est défaillant ; ils feront croire aux Européens qu’ils ne peuvent être protégés, ni n’ont de place à la table des négociations.
La leçon à tirer pour l’élite dirigeante est qu’elle doit avoir un message clair sur le rôle de l’Europe. En fin de compte, c’est là ce qui manque : un message sur ce que représente l’Europe — une région stable où l’État de droit s’applique, contrairement à la Russie.
Les Européens ont besoin d’être rassurés en comprenant que leur continent vaut la peine d’être défendu.
En matière de défense, les relations entre l’Union et le Royaume-Uni sont désormais plus étroites ; la collaboration entre les deux pays semble naturelle. Pourtant, le Royaume-Uni n’a pas intégré le programme SAFE. Est-ce que cela posera un problème ?
C’est effectivement une situation préoccupante.
La classe politique britannique a peut-être supposé que la situation géopolitique permettrait au Royaume-Uni d’obtenir plus facilement des concessions de la part de l’Europe et que celle-ci aurait besoin de lui dans la mesure où le pays demeure une grande puissance militaire.
Il est peut-être vrai que le Royaume-Uni est encore une grande puissance, mais beaucoup de suppositions ont été faites en pariant sur l’abandon, par l’Europe, de certaines des limites qu’elle s’était fixées.
On pourrait également critiquer les Européens et dire : « Nous traversons tous une terrible crise géopolitique. Ce n’est peut-être pas le moment de chipoter sur tel ou tel projet. Il faut vraiment mettre ces divergences de côté. »
Je pense qu’une telle déclaration pourrait envoyer un message très intéressant aux citoyens de l’Union ainsi qu’aux Britanniques.
La Pologne est aujourd’hui un pays fascinant à observer. Bon nombre des conclusions de ce sondage rejoignent ce que l’on comprend déjà de l’état d’esprit polonais, qui privilégie la défense avant tout. Aujourd’hui, Varsovie consacre au moins 5 % de son PIB à la défense. Que ressent-on en Pologne ?
Bartosz Wieliński Il faut le dire : notre pays est presque en guerre.
En Pologne, les Russes ont récemment saboté des voies ferrées ; heureusement, aucun déraillement ne s’est ensuivi.
Nous avons eu beaucoup de chance : peut-être que les personnes qu’ils ont envoyées n’étaient pas suffisamment formées ; peut-être qu’ils ne voulaient pas causer de tels dégâts.
Ils ont cependant démontré qu’ils étaient capables de commettre un acte terroriste et qu’ils étaient prêts à faire des victimes.
Dans un pays de l’OTAN, si un tel acte avait conduit à des morts, il aurait pu être qualifié d’acte de guerre.
Il y a deux mois, des drones ont été envoyés en Pologne afin de viser l’aéroport de Rzeszów, plaque tournante de l’aide militaire à l’Ukraine : il s’agissait donc également d’une provocation délibérée. D’autres provocations ont lieu régulièrement en mer Baltique.
Les Russes provoquent également des tensions à la frontière avec le Bélarus, en envoyant des hordes de migrants pour déstabiliser la Pologne. La même chose se déroule en Lituanie, où des ballons perturbent le trafic aérien du pays.
Nous sommes donc presque en guerre. La guerre hybride a atteint son paroxysme, ce qui reflète la situation politique.
Un autre aspect de cette guerre hybride est la désinformation : les Russes savent comment manipuler l’opinion publique de chaque pays européen et leur stratégie en Pologne est particulièrement malveillante, car ils ciblent dans ce pays la diaspora ukrainienne.
Il semble que les pays baltes et la Pologne ont toujours pris soin de ne pas critiquer publiquement l’administration Trump. Pourtant, en coulisses, on constate aujourd’hui un changement de mentalité, car on se rend compte que le retrait américain pourrait exposer le flanc Est. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, l’opinion publique est-elle en train de changer ?
Donald Trump est un problème pour la Pologne, de par son ingérence dans nos affaires intérieures.
Son soutien public à notre président a contribué à son élection ; le secrétaire américain à l’Intérieur a soutenu que seule l’élection de cet homme garantissait la protection américaine de la Pologne.
Il s’agissait d’une ingérence invraisemblable, très provocatrice et agressive dans les affaires intérieures polonaises ; elle aura des conséquences.
Les Américains défendent systématiquement leurs intérêts économiques en Pologne ; l’ambassade américaine s’est par exemple efforcée de faire échouer la taxe numérique sur Google et les grandes entreprises technologiques, et d’empêcher le gouvernement de travailler sur ce dossier.
Le nouvel ambassadeur américain est également un partisan inconditionnel de Trump et, malheureusement, il n’a guère le sens de la diplomatie.
Nous avons cependant appris à vivre avec.
Par le passé, nous avons eu en Pologne des ambassadeurs soviétiques : nous savons comment nous y prendre.
Mais le problème est le suivant : à supposer qu’une guerre survienne dans les années à venir, nous pourrions être livrés à nous-mêmes. Nos forces terrestres sont conséquentes — elles comptent 300 000 soldats — et nous dépensons des milliards afin qu’ils soient de mieux en mieux équipés.
Si les Français et les Britanniques nous fournissaient leur parapluie nucléaire, nous pourrions de même créer une OTAN européenne au sein de l’OTAN avec les Européens ; mais d’un point de vue stratégique, avec le soutien déclinant des États-Unis, la situation paraît désastreuse pour la Pologne et les États baltes.
En mai 1939, Marcel Déat a écrit un essai dont le titre était : « Faut-il mourir pour Dantzig ? » Je pense que bientôt, quelqu’un en Europe en écrira un en l’intitulant « Devons-nous mourir pour Nowa ? », « Devons-nous mourir pour Riga ? » ou « Devons-nous mourir pour Suwalki ? ».
C’est là la question à laquelle nous serons confrontés.
Le peuple polonais continue pourtant de faire confiance aux États-Unis par tradition. Nous avons toujours été des amis de Washington — d’une manière irrationnelle et émotionnelle, nous avons toujours été des partisans des États-Unis.
Certains nous appelaient même le 51e État des États-Unis.
Aujourd’hui cependant, sur le plan politique, la situation se détériore.
Si le mot « réarmement » suffit à effrayer un certain nombre de gouvernements et ministres européens, nous semblons loin de pouvoir nous demander s’il faut mourir pour l’Europe ou la Pologne ; encore moins s’il nous faut mourir pour un pays comme l’Ukraine qui n’a jamais fait partie de l’Union. Faut-il donc considérer que la position de la Pologne la sépare d’autres États membres ?
Je ne pense pas que la situation soit si catastrophique. L’Espagne et même le Portugal agissent ; ils apportent leur soutien à l’OTAN, notamment par l’envoi de troupes.
C’est un fait extrêmement rassurant ; je pense d’un autre côté que les Grecs pourraient faire plus.
Le vrai problème est que notre position est bloquée par la Hongrie.
Elle joue le rôle de cheval de Troie, bien qu’on ne sache pour qui : la Chine peut-être, ou bien les États-Unis de Donald Trump ou la Russie. En vérité, la Hongrie en est arrivée à travailler pour les trois parties.
Les citoyens ont une longueur d’avance en ce qui concerne les réalités et les menaces géopolitiques : ils sont en première ligne, veulent de la clarté et des réponses collectives.
Katherine Butler
Nous pouvons espérer que ce cauchemar prendra fin lors des élections d’avril ; mais Orbán a déjà anticipé son exclusion du gouvernement.
Plus que les problèmes que peuvent causer la Hongrie ou la Slovaquie, un autre point du sondage m’a frappé : 25 % de mes compatriotes polonais aimeraient quitter l’Union.
Je pense qu’il s’agit de l’effet de la propagande russe, une menace aussi grave que les drones, les saboteurs et les espions ; c’est là la méthode utilisée par la Russie pour manipuler l’esprit de nos compatriotes comme des Européens.
L’une des principales conclusions de ce sondage est que les Européens aiment, au fond, être Européens ; ils ne veulent pas être écrasés par les États-Unis et la Chine, devoir toujours de deux maux choisir le moindre ou connaître une humiliation quotidienne. Qui saura canaliser de tels sentiments sur le plan politique ?
Federico Fubini Il me semble qu’il manque dans le débat européen une réflexion sur le type d’outils dont nous disposons.
Notre logiciel est conçu pour fonctionner dans un monde régi par l’État de droit international, le multilatéralisme — toutes choses qui semblent désormais appartenir au domaine de l’archéologie.
Nous devons réfléchir à nos outils dans un monde de politique de puissance.
Nous en possédons : la zone euro est le principal détenteur de la dette américaine.
De même, nous permettons aux grandes entreprises technologiques, par exemple en Irlande, de ne pas payer d’impôts, ce qui a un énorme impact sur leur ratio P/E et représente des centaines de milliards de valorisations boursières pour ces entreprises.
Ce ne sont là que quelques exemples.
Tous ces outils sont notre nouvelle dissuasion nucléaire. Du reste, si l’on examine la doctrine nucléaire, la possession de la bombe et la capacité à l’utiliser sont moins importantes que le pouvoir de créer le doute chez son adversaire quant à la possibilité de l’utiliser. C’est sur ce sujet que nous avons certaines lacunes, vis-à-vis de la Russie, des États-Unis ou de la Chine : ils savent exploiter un tel doute.
Andrea Rizzi Je ne vois personne qui soit capable d’exploiter ce désir d’Europe pour l’instant.
Je pense que nous devons construire un nouveau récit, qui tient compte du contexte, insuffle de nouvelles émotions et ouvre le champ des possibles.
Il s’agit en quelque sorte de repenser en profondeur nos récits pour les adapter à ce nouveau contexte ; c’est à nous de construire ce narratif ; à ce jour, nous n’en avons pas sous la main.
Nous sommes du côté des perdants d’une asymétrie : tandis que les partis d’extrême droite exploitent les émotions, nous avons tendance à rester dans le domaine du réalisme.
Andrea Rizzi
Bien que nous manquions d’un récit, pouvons-nous considérer qu’un seuil a été franchi — que le projet européen, d’une manière ou d’une autre, se trouve confirmé ?
Katherine Butler Le résultat des élections aux Pays-Bas est encourageant ; de même, en Espagne, Pedro Sanchez semble parvenir à maintenir des attitudes assez nuancées parmi la population, y compris sur des questions telles que la migration.
Avec la montée de l’extrême droite, y compris au Royaume-Uni, il est vraiment difficile de voir où se trouve l’espoir ; en abordant certaines questions très concrètes, telles que le logement, les soins de santé, la résistance face aux géants technologiques de la Silicon Valley, les gens se trouveraient rassurés.
Poutine est évidemment ravi de voir les Européens très inquiets : nous devons donc également renforcer la résilience psychologique au sein de l’Europe.
Que faut-il alors changer pour accéder à la prise de décision réelle ? Est-ce peut-être la manière dont les décisions sont prises à Bruxelles ?
Bartosz Wieliński Le problème de l’Europe est qu’elle a évolué lentement et à travers des crises. On pourrait donc dire que plus il y a de crises, mieux nous nous portons : c’est ce qui nous fait évoluer.
Si vous voulez être efficace sur la scène politique, il faut avoir des ennemis ; la bonne nouvelle, c’est que nous en avons — beaucoup, voire trop. Entre autres : la Chine, Trump et la Russie.
Tôt ou tard, la pression exercée par chacune de ces parties finira par cristalliser en l’Europe ; nous devons rester optimistes. Les défis nous rendront meilleurs.
Toutes les crises que nous avons connues au cours des quinze dernières années ont rendu l’Union meilleure, plus efficace et davantage tournée vers l’avenir. Ce sera également le cas avec Trump et la Russie. C’est ainsi qu’il faut survivre et s’adapter à une situation plus difficile.
Giorgio Leali La question européenne va être un facteur déterminant lors des prochaines élections françaises.
Certains signes dans les sondages nous indiquent vers où la France pourrait se diriger en 2027 : dans les neuf pays sondés, nous constatons qu’il existe un désir largement répandu d’appartenir à l’Union ; toutefois, la France est le pays où ce désir est le plus faible.
En France, 27 % des personnes interrogées pensent que le pays devrait quitter l’Union européenne et 12 % ne sont pas sûres. Nous constatons également que la France est le pays où le désir de rupture est le plus grand, et où le terrorisme est considéré comme la menace la plus importante.
Un autre point, enfin, mérite d’être souligné : en France, on accorde très peu de confiance aux non-politiciens ; les électeurs français s’appuient donc surtout sur les partis traditionnels.
Je pense que cela en dit long sur ce qui pourrait se passer en 2027 lors de l’élection présidentielle.