D’Emmanuel Macron à Mario Draghi en passant par Henry Kissinger, Lula ou Pedro Sánchez, les principaux dirigeants mondiaux articulent leurs doctrines dans les pages du Grand Continent — abonnez-vous pour soutenir notre travail

L’Europe est à un tournant. Alors qu’elle tente de construire une souveraineté stratégique dans plusieurs domaines, j’aimerais vous donner le point de vue de la Croatie.

Nous en sommes maintenant à la dixième année de mon mandat de Premier ministre et j’aimerais vous donner une idée de la situation actuelle de la Croatie et de la façon dont nous percevons les principaux défis pour l’Union et le continent européen.

Plusieurs piliers essentiels façonneront notre chemin commun vers l’avenir. Les points que je voudrais soulever sont importants du point de vue du dernier membre de l’Union européenne en date. Nous avons rejoint l’Union le 1er juillet 2013. À ce moment-là, elle comptait 28 États membres. Malheureusement, après le Brexit, nous sommes aujourd’hui le 27e État membre. 

Mais nous sommes aussi l’un des rares pays — voire le seul, à l’exception peut-être de la Slovénie et de Chypre — à avoir connu une guerre dont le déroulement est très similaire à l’assaut et à l’agression de la Russie contre l’Ukraine au cours des dix dernières années.

Il y a tout juste trois décennies, un quart de notre territoire était occupé. 

Nous avons dû accueillir 700 000 réfugiés provenant de Croatie et de Bosnie-Herzégovine, ce qui représentait un septième de notre population.

Nous avons dû le faire tout en nous défendant sous un embargo international injuste sur les armes — on oublie souvent cela aujourd’hui. 

Il y a une immense différence entre nous et l’Ukraine : celle-ci bénéficie d’un soutien incroyable tandis que nous fonctionnions avec nos propres ressources limitées.

Au début des années 1990, chaque arme, chaque munition était pratiquement introduite en Croatie par voie de contrebande pour nous défendre. Nous étions confrontés à un ennemi bien plus grand et plus puissant : l’armée yougoslave dirigée par la Serbie de Milošević.

Au prix de lourdes pertes humaines, nous avons libéré la majeure partie de notre territoire en 1995, quatre ans après le début de l’agression, et réintégré pacifiquement les parties restantes en 1998.

Nous avons ensuite reconstruit notre pays, alors que 15 % des habitations avaient été détruites par la guerre.

Pour vous donner une idée de l’ampleur des destructions, les dommages, par rapport à la taille de notre économie, ont été 20 fois supérieurs au coût subi par le Japon après le tsunami de 2011.

Nous avons rétabli la stabilité, reconstruit la prospérité et, finalement, ancré notre sécurité en adhérant à l’OTAN et notre avenir en adhérant à l’Union européenne.

Au cours de mon mandat, nous avons rejoint la zone euro et l’espace Schengen. 

Nous avons été le premier pays à le faire la même année, le même mois et le même jour. Personne n’avait jamais rejoint deux intégrations aussi profondes exactement à la même date.

Aujourd’hui, nous sommes sur le point d’adhérer à l’OCDE et nous bénéficions d’une notation de crédit de catégorie A, après avoir gagné cinq échelons en seulement sept ans — c’est l’amélioration la plus rapide de la notation de tous les États membres de l’Union européenne après la crise du Covid et la crise énergétique.

Nous sommes désormais une démocratie européenne confiante, parmi les trois économies les plus dynamiques de la zone euro au cours des quatre dernières années.

Nous sommes l’une des vingt premières destinations touristiques mondiales avec plus de 20 millions de visiteurs — soit cinq fois notre population : un ratio qui n’est égalé par aucun autre État méditerranéen. La Croatie occupe la septième place dans l’Union en termes de part des énergies renouvelables et la huitième place au niveau mondial dans la mise en œuvre des objectifs de développement durable. C’est à partir de cette position privilégiée, forgée par les sacrifices, la reconstruction et une intégration européenne réussie, que la Croatie aborde les défis auxquels l’Europe est confrontée aujourd’hui.

L’autonomie énergétique européenne

L’énergie est le premier pilier que je souhaitais aborder aujourd’hui.

À nos yeux, elle est le fondement discret de tout le confort, de toute l’industrie et de toute la liberté dont nous jouissons. Tout ce que nous consommons a été transporté, généralement par camion ou par bateau, presque toujours grâce au pétrole. Sans pétrole, il n’y a pas de transport. Sans transport, il n’y a pas d’économie. 

Pourtant, la quantité d’énergie disponible par citoyen dans l’Europe est en baisse depuis deux décennies — non pas parce que la consommation a diminué, mais parce que l’Europe produit beaucoup moins de pétrole et de gaz qu’auparavant. Cela agit comme une taxe cachée sur la vie quotidienne, alimentant l’insécurité et la frustration politique.

L’une des réponses les plus accessibles — et les plus bénéfiques — consiste à rénover nos bâtiments. Environ 40 % de la consommation totale d’énergie de l’Union est utilisée dans les bâtiments — pour le chauffage, la climatisation et l’électricité — et chaque kilowattheure économisé renforce le budget des ménages.

Notre vulnérabilité est amplifiée par notre dépendance vis-à-vis des fournisseurs extérieurs.

L’Europe importe 95 % de son pétrole, près de 90 % de son gaz et les deux tiers de son charbon : il ne s’agit pas seulement de préoccupations climatiques, cela affecte également la souveraineté et la résilience.

Parallèlement, l’intensification de la concurrence entre les États-Unis, la Chine et l’Europe transforme l’énergie en un enjeu stratégique.

C’est pourquoi la transition énergétique n’est pas seulement un impératif écologique, mais aussi géopolitique. L’Europe doit mettre en place un système énergétique plus propre, plus efficace et moins exposé aux pressions extérieures. Nous devons développer les énergies renouvelables, déployer de nouvelles technologies, moderniser les infrastructures et améliorer l’efficacité énergétique. Environ un tiers de l’électricité européenne provient des combustibles fossiles, un quart du nucléaire et un peu moins de la moitié des énergies renouvelables. 

«  Nous sommes l’un des rares pays — voire le seul, à l’exception peut-être de la Slovénie et de Chypre — à avoir connu une guerre dont le déroulement est très similaire à l’assaut et à l’agression de la Russie contre l’Ukraine au cours des dix dernières années.  » Photographie  : © Mario Cruz/Grand Continent Summit

Le mix en Croatie est un peu plus équilibré, avec 54 % d’énergies renouvelables, 26 % de combustibles fossiles et 20 % provenant de la centrale nucléaire de Krško, située en Slovénie, à moins de 50 kilomètres de mon bureau, et détenue à parts égales par nos deux pays. 

La Croatie considère l’énergie nucléaire comme essentielle pour la sécurité à long terme et la décarbonisation.

Nous suivons également de près le développement des petits réacteurs modulaires comme une option future pour l’Europe. Grâce à ses infrastructures, la Croatie soutient la diversification en Europe centrale et du Sud-Est. 

Notre pipeline adriatique est une alternative clef pour les pays voisins enclavés.

Il nous permet de répondre à tous les besoins en matière de transport de pétrole vers la Serbie et d’approvisionner pleinement les raffineries en Hongrie et en Slovaquie, sans aucun aléa et sans aucune considération technique. 

La dérogation aux sanctions demandée par ces pays à l’échelle de l’Union ou des États-Unis est inutile : il n’existe aucun obstacle technique ou infrastructurel au transport de pétrole non russe vers ces deux pays enclavés. 

Vers la transition

Quelques mots sur la transition écologique et le climat.

L’Europe est confrontée à une réalité brutale.

Le changement climatique n’est plus une menace lointaine mais une disruption qui remodèle déjà nos économies, notre sécurité et notre mode de vie. Des vagues de chaleur record aux sécheresses et inondations sévères, les impacts physiques s’accélèrent, et nulle part ailleurs aussi rapidement qu’en Europe du Sud — où la Méditerranée se réchauffe 20 % au-dessus de la moyenne mondiale. 

Cela crée un double défi.

L’Europe doit réduire ses émissions de manière décisive tout en restant compétitive sur le plan économique, et elle doit le faire d’une manière socialement juste et politiquement durable.

Il ne s’agit pas de remettre en question la transition.

Il s’agit de savoir si nous pouvons la mener à bien d’une manière qui renforce notre compétitivité, protège les citoyens les plus vulnérables et apporte des certitudes aux investisseurs. Elle doit être juste et réalisable, avec une réglementation prévisible et un soutien adéquat aux ménages et aux entreprises.

Un obstacle majeur réside dans notre dépendance à l’égard de matériaux critiques et de minéraux essentiels. 

Une Europe verte et numérique ne peut reposer sur des chaînes d’approvisionnement fragiles.

Nous devons diversifier nos sources, établir des partenariats fiables et renforcer la résilience de l’ensemble de la chaîne de valeur. 

L’Europe en guerre

L’Europe est aujourd’hui confrontée à un environnement sécuritaire qui n’a jamais été aussi dangereux depuis la fin de la Guerre froide.

Poutine a lancé six agressions militaires majeures depuis son arrivée au pouvoir. 

Tout le monde ici se souvient de la guerre en Tchétchénie, de l’invasion de la Géorgie pendant la présidence française du Conseil en 2008 et les Jeux olympiques d’été, de l’annexion illégale de la Crimée, de la guerre qui a embrasé le Donbass, de l’intervention en Syrie pour soutenir le régime d’Assad et, enfin, de l’offensive à grande échelle menée contre l’Ukraine en février 2022.

Au-delà de ses agressions militaires ouvertes, la Russie a également été l’origine d’actions hostiles et déstabilisatrices à travers l’Europe et au-delà.

Elle a mené des cyberattaques contre l’Union et les États-Unis.

Elle a tenté et soutenu un coup d’État au Monténégro — que nous avons presque tous presque oublié — et saboté des dépôts de munitions en République tchèque. 

Par l’intermédiaire de ses groupes paramilitaires, elle a alimenté l’instabilité en Libye, en République centrafricaine, au Mali, au Soudan et, plus récemment — par l’intermédiaire d’Africa Corps — au Niger.

Ces crises ne sont pas isolées : leur succession relève d’une stratégie délibérée et d’un révisionnisme territorial qui reflète un objectif stratégique unique et cohérent : renverser l’ordre international fondé sur l’État de droit et le remplacer par un monde gouverné par une seule puissance.

Dans un tel monde, les frontières peuvent être modifiées par la force, les États les plus faibles ne peuvent plus compter sur la sécurité collective ou sur le principe selon lequel les conquêtes territoriales ne seront pas reconnues.

Saper ces fondements reviendrait à détruire l’architecture de sécurité européenne qui, des décennies durant, a empêché les guerres et les agressions pendant des décennies.

Il serait naïf de croire que l’invasion de l’Ukraine en 2022 sera la dernière tentative de redessiner les frontières par la force.

[La résistance ukrainienne a des visages et dit des histoires qu’il faut entendre — de Matviïtchouk à Kamyshin, découvrez les entretiens menés en marge du Sommet Grand Continent]

De la résistance des Ukrainiens à la défense du continent

L’extraordinaire résilience de l’Ukraine est héroïque.

Depuis près de quatre ans, les Ukrainiens résistent à un agresseur bien plus puissant, avec un courage et une détermination remarquables. 

Malgré les efforts de la Russie, ses avancées restent limitées alors que cela devait être une « guerre éclair ».

Au cours des deux dernières années, la ligne de front n’a presque pas bougé. Malheureusement, le coût humain de la guerre est insupportable.

L’Ukraine est de fait la première ligne de défense de l’Europe et il est essentiel que l’Union continue à la soutenir.

C’est l’élément clef du débat qui se déroule actuellement au niveau de l’Union, avant le prochain Conseil européen qui se tiendra à Bruxelles à la fin du mois.

Si un accord de paix devait finalement être conclu, il devrait être acceptable pour l’Ukraine et inclure des garanties de sécurité suffisamment solides pour empêcher la Russie de reprendre la guerre après avoir reconstitué ses forces.

L’Europe devra également jouer un rôle central dans tout futur accord de sécurité : nous ne pouvons être exclus des décisions qui concernent l’architecture de sécurité de notre continent. 

Dans le même temps, la Russie cherche à retrouver sa légitimité sur la scène internationale et cela a été, à mon avis, l’objectif stratégique le plus important de Moscou au cours des dix à douze derniers mois : faire pression pour la levée des sanctions et promouvoir sa réhabilitation sur la scène internationale, transformant la coopération en accords commerciaux lucratifs.

Les sanctions restent l’un des outils les plus efficaces pour freiner la machine de guerre russe, et tout assouplissement doit être subordonné à des changements de comportement réels et vérifiables.

Poutine consacre environ 40 % du budget fédéral — soit plus de 10 % du PIB total de la Russie — à l’armée et à l’appareil de sécurité au sens large.

Selon des estimations fournies par les services de renseignement, la Russie produirait entre 3 et 4,5 millions d’obus d’artillerie par an, soit potentiellement trois fois la production combinée de l’Union et des États-Unis.

Sur le papier, sa marine et son armée de l’air ne peuvent rivaliser avec celles de l’OTAN. Mais Moscou conserve un avantage significatif : une grande infanterie aguerrie et une industrie des drones en pleine expansion à laquelle l’Europe doit s’adapter.

Les drones sont devenus un élément décisif de la guerre moderne.

Tout en étant un petit pays, avec une économie et une industrie relativement petites, la Croatie a contribué à la résilience et à l’autonomie stratégique européenne.

Nous sommes en train de devenir un leader mondial dans le domaine des drones FPV fabriqués sans composants chinois critiques.

Nous travaillons également avec les Pays-Bas et la Lettonie au sein de la nouvelle coalition européenne sur les drones pour la production et l’achat conjoints de systèmes FPV éprouvés au combat. Grâce à certaines de nos entreprises innovantes, nous détenons également 80 % du marché mondial des machines de déminage télécommandées — une autre capacité clef pour les conflits modernes, développée en raison de l’héritage laissé par le déminage d’une grande partie du territoire croate pendant près de trente ans.

Ce processus, qui a débuté en 1991, sera achevé dans trois mois à compter d’aujourd’hui.

Cette détérioration de l’environnement sécuritaire nous oblige à placer la dissuasion, la défense et la résilience au cœur de nos efforts.

Il s’agit là d’une nécessité à la fois existentielle et géopolitique si l’Europe veut façonner son propre avenir plutôt que de s’adapter aux stratégies des autres.

La résilience englobe la gestion des crises, les menaces hybrides, la désinformation, les infrastructures critiques et la sécurité énergétique. Elle nécessite une approche globale de la société dans son ensemble — qu’elle soit publique, privée, académique ou civile. La Croatie soutient la responsabilité croissante de l’Europe en matière de sécurité — et son autonomie stratégique — dans le cadre de l’Union et de l’OTAN, qui nous permettent de mettre en commun nos ressources, d’éviter les doubles emplois et d’assurer l’interopérabilité.

L’Europe se réarme

L’Europe doit également respecter ses engagements en matière de dépenses de défense.

La Croatie a triplé son budget de défense au cours de la dernière décennie et reste déterminée à atteindre 2,5 % du PIB d’ici 2027 et 3 % d’ici 2030. Nous respecterons l’engagement pris lors du sommet de La Haye de l’OTAN, à savoir 5 % d’ici 2035.

Au cours de mon mandat de Premier ministre, nous avons abandonné certaines technologies militaires d’origine orientale au profit d’une technologie occidentale : nous avons acquis auprès de la France des avions de combat Rafale, des hélicoptères Black Hawk et Kiowa Warrior auprès des États-Unis, des véhicules Bradley, des transporteurs Patria, des drones Bayraktar et d’autres équipements opérationnels.

Et nous sommes actuellement, grâce à l’initiative SAFE, en train d’acquérir des chars Leopard, des systèmes de roquettes HIMARS et des obusiers CAESAR.

Notre prochain investissement concernera la marine. La mer Adriatique est située totalement dans l’OTAN : elle n’est techniquement pas censée être menacée.

La Croatie s’est vu attribuer à titre provisoire 1,7 milliard d’euros de prêts SAFE, et nous pensons que cela contribuera à la réalisation de nos objectifs en matière d’investissements au cours des deux prochaines années.

Notre aviation de combat est désormais la plus moderne — entre l’Allemagne et la Grèce.

À partir de janvier prochain, nous mettrons en place un programme obligatoire de formation militaire accélérée de deux mois pour tous les jeunes hommes âgés de plus de 19 ans.

En 2008, à l’issue du sommet de l’OTAN à Bucarest où avait été décidée l’adhésion de la Croatie à l’Alliance atlantique, George Bush s’était arrêté dans notre pays sur la route de retour aux États-Unis : à partir de ce moment-là, plus personne, avait-il déclaré, ne pourrait nous enlever notre liberté.

Ce moment politique était important : en raison de l’objection de conscience de certains jeunes à l’époque, le Parlement croate avait suspendu le service militaire obligatoire. Cela signifie qu’aujourd’hui, les Croates de moins de 35 ans, à moins d’être des soldats professionnels, ne connaissent comme seule arme que leur smartphone.

De plus — c’est un point important mais je ne pense pas que nous soyons les seuls dans cette situation — le débat que nous aurons sur l’innovation et les technologies émergentes dans le contexte de la défense devra largement s’inspirer de l’expérience du champ de bataille que l’Ukraine a connue au cours des quatre dernières années malheureuses.

Le prochain cadre financier pluriannuel — à propos duquel les premières discussions sont prévues pour le 18 décembre — devra également apporter une réponse pour un financement adéquat de la défense, de la recherche et de l’innovation, afin de préserver notre souveraineté technologique.

Cette innovation devra renforcer l’Europe sans affaiblir l’OTAN, qui reste la pierre angulaire de notre défense collective.

Enfin, la Croatie souligne également sans relâche l’importance stratégique de la stabilité dans les Balkans occidentaux, où l’Union et l’OTAN ont toutes deux un rôle important à jouer.

La Croatie dans une Europe plus compétitive

Quelques mots sur un autre pilier : la compétitivité.

Nos concurrents mondiaux innovent plus rapidement, investissent davantage et se développent plus efficacement.

On le voit très clairement dans le domaine des technologies émergentes : si l’Europe est en tête en matière d’idées, d’autres nous devancent souvent en matière de déploiement.

Pour répondre à ce déséquilibre, l’Europe doit réduire la fragmentation, libérer l’innovation et parachever le marché unique.

Les rapports Draghi et Letta, qui ont servi de base au programme de la Commission et à de nombreux textes législatifs, comme nous l’avons vu au cours de l’année écoulée, devraient nous aider à nous concentrer sur des priorités clefs telles que la mise en place d’une réglementation plus intelligente, la libération du plein potentiel du marché unique, la réduction du déficit d’innovation, la réponse aux défis démographiques et le développement d’une main-d’œuvre qualifiée et adaptable pour les transitions verte et numérique, le maintien des ambitions climatiques — tout en articulant croissance et durabilité — et la réduction de la dépendance énergétique grâce à un approvisionnement fiable et compétitif.

Pour la Croatie, l’adhésion à l’Union a été un puissant moteur de convergence : notre PIB par habitant, lorsque je suis devenu Premier ministre, est passé de 62 % de la moyenne de l’Union en 2016 à 78 % en 2025.

C’était en quelque sorte la concrétisation de ce dont nous avions fait notre mantra : rattraper ceux qui avaient rejoint l’Union près de dix ans avant nous.

Nous avons atteint le niveau de développement de certains des États membres ayant adhéré en 2004, ce qui était une bonne incitation à poursuivre nos efforts.

«  Développer notre souveraineté stratégique ne veut pas dire abandonner notre ouverture. C’est ce qui permet à l’Europe de rester ouverte selon ses propres conditions, confiante dans sa capacité à protéger ses intérêts et à défendre ses valeurs — et je pense que c’est très important.  » © Mario Cruz/Grand Continent Summit

Le défi démographique

Permettez-moi maintenant de dire quelques mots sur la démographie.

En Croatie, nous pensons que le défi démographique est le plus décisif de tous. 

Nos sociétés vieillissent et notre main-d’œuvre diminue.

Les taux de fécondité restent bien en deçà du seuil de renouvellement des générations.

Pour atteindre ce seuil, il faudrait un taux de fécondité de 2,1 ; or la moyenne de l’Union n’était que de 1,47 en 2022.

C’est le taux actuel de la Croatie, ce qui signifie que mon pays — un petit pays — perd chaque année une ville d’environ 20 000 habitants, comme si cette ville n’avait jamais existé.

Aucun pays européen n’atteint 2,1 ; le taux de fécondité le plus élevé qu’on trouve chez certains se situe plutôt autour de 1,8. 

Personne ne gagne. Tout le monde est perdant.

Au début du XXe siècle, l’Europe représentait un quart de la population mondiale.

Aujourd’hui, nous sommes environ 7,5 % — 5,5 % dans l’Union européenne. 

Dans le même temps, la dynamique mondiale évolue de manière spectaculaire. 

Lorsque je suis devenu Premier ministre en octobre 2016, l’Europe comptait environ 450 millions d’habitants si l’on exclut le Royaume-Uni.

À l’époque, le continent africain comptait 1,25 milliard d’habitants.

En neuf ans, l’Afrique a gagné 300 millions d’habitants.

De 2025 à 2050, l’Europe comptera toujours 450 millions d’habitants — comme en 2016 — tandis que le continent africain en comptera 2,5 milliards.

En d’autres termes, en 34 ans, la population africaine va doubler.

Cela va non seulement façonner la structure du dialogue entre l’Union africaine et l’Union européenne. Mais cela va surtout avoir un impact considérable sur nos politiques.

Les chiffres que je viens de citer auront des répercussions sur l’atmosphère générale, l’état d’esprit et les choix politiques que certains partis aux idéologies différentes feront dans les années à venir.

La Croatie comptait 4,8 millions d’habitants en 1991 ; aujourd’hui, sa population est de 3,8 millions d’habitants.

Nous essayons d’investir massivement dans les politiques familiales — par le biais d’un logement abordable, de mesures fiscales, d’aide aux parents…

Plus que jamais auparavant nous essayons toutes ces mesures pour ralentir la tendance négative et peut-être ensuite la renverser lentement.

Nous avons ainsi conçu un programme spécialement pour la revitalisation démographique.

Après des années d’investissement, certains signes indiquent que la situation s’améliore.

Mais il est encore trop tôt pour se réjouir.

En 2019, j’avais suggéré, avec d’autres dirigeants, d’inscrire cette question à l’ordre du jour stratégique du Conseil européen pendant la présidence roumaine. 

Aujourd’hui, le commissaire croate est chargé du portefeuille de la démographie même si ce n’est pas une compétence exclusive de l’Union, ni même une compétence mixte. 

Pourtant, nous estimons que ce problème horizontal nécessite une attention et une action horizontales à l’échelle de l’Union.

Je me réjouis donc que, parallèlement à nos efforts dans le cadre de la stratégie nationale pour le logement abordable, l’ensemble du plan de logement fasse désormais partie des travaux actifs de la Commission.

C’est notre contribution aux États membres.

Quelques remarques d’ailleurs sur l’Union européenne.

Notre force doit nous aider nous affirmer davantage dans un monde en pleine mutation, censé fonctionner selon un principe très simple : à savoir que les démocraties continuent de s’appuyer sur une approche coopérative des relations internationales, en s’engageant à respecter le droit international et les règles de la gouvernance mondiale —qu’elles concernent le commerce, le changement climatique ou la stabilité politique.

Mais les systèmes plus autoritaires, avec moins de démocratie, des pouvoirs moins équilibrés, moins de liberté des médias, moins de possibilité d’exprimer une opinion divergente, ont un avantage : ils ne sont pas confrontés à de véritables défis électoraux et peuvent planifier à plus long terme, alors que nous devons tous nous demander si nous serons encore là dans quatre ou cinq ans, au moment du prochain cycle électoral.

C’est selon moi le problème essentiel du monde moderne.

Cet autre groupe a une approche conflictuelle des relations internationales.

Leur approche est en fait tellement différente — et les problèmes que nous devons résoudre découlent d’une position tellement différente — qu’elle est radicalement divergente de la nôtre.

Je pense toutefois que l’Union devrait continuer à approfondir l’intégration et à renforcer son autonomie tant en matière de sécurité que d’économie.

Le processus d’élargissement, qui a été très lent après l’adhésion de la Croatie, se trouve aujourd’hui pour la première fois dans une phase où je constate une volonté politique plus forte, une détermination plus grande à mener à bien certains processus d’adhésion — en particulier de la part des pays des Balkans occidentaux.

Deux groupes, d’anciens partenaires de voisinage avec l’Ukraine et la Moldavie  d’un côté et de l’autre des pays qui sont nos voisins participent désormais au processus d’élargissement.

Je dois admettre que, jusqu’à cette deuxième Commission von der Leyen, je n’avais pas vraiment l’impression que quiconque était réellement prêt à le mener à bien.

J’ai maintenant l’impression que nous avons fait un pas en avant — même si de nombreuses conditions ne sont pas encore remplies. Lorsqu’elles le seront — si elles le sont — l’opinion dominante sera favorable à l’adhésion de nouveaux membres.

*

Quelques points pour conclure enfin.

Nous sommes effectivement à un moment décisif eu égard à la façon dont nous sommes perçus au niveau mondial par nos partenaires.

Développer notre souveraineté stratégique ne veut pas dire abandonner notre ouverture.

C’est ce qui permet à l’Europe de rester ouverte selon ses propres conditions, confiante dans sa capacité à protéger ses intérêts et à défendre ses valeurs — et je pense que c’est très important.

C’est pourquoi l’autonomie stratégique est pertinente pour nous à de nombreux niveaux de nos politiques — qu’il s’agisse de défense, d’énergie abordable, d’une base industrielle compétitive et verte, d’une recherche et d’une innovation de classe mondiale, de chaînes d’approvisionnement résilientes et d’un espace numérique fondé sur les normes européennes.

Cette intégration plus profonde réduira nos dépendances qui nous exposent parfois de manière excessive.

C’est ce que nous faisons au niveau national dans tous les domaines politiques. 

Nous devons donc être suffisamment forts pour compter sur nous-mêmes, mais aussi très intégrés pour mettre en œuvre le principe européen fondamental : la solidarité entre les membres et le renforcement de notre capacité à défendre la démocratie — chez nous ou dans le monde.

Le moment qui nous attend ne doit pas inspirer la peur. Il doit susciter notre détermination.

Notre détermination de faire des choix courageux, d’investir dans notre avenir commun et de croire pleinement au potentiel de l’Europe.