Sous le règne de Trump, les États-Unis sont pris de convulsions qui semblent impossibles à comprendre ou à arrêter. Pour les disséquer, il faut plonger dans les rouages juridiques du système et l’histoire longue d’une Constitution. Si vous nous lisez et que vous souhaitez soutenir une rédaction indépendante, abonnez-vous au Grand Continent

Donald Trump a plusieurs fois menacé de déployer la Garde nationale dans des villes américaines pour répondre à des troubles à l’ordre social. Pouvez-vous nous expliquer dans quel cadre juridique un président américain peut la mobiliser et ce qui distingue cette force des autres composantes militaires américaines ?

La Garde nationale occupe une place singulière dans l’organisation des forces armées américaines. Elle diffère des forces armées régulières par sa double nature fédérale et fédérée : elle dépend à la fois des gouverneurs — en temps normal — et du président — en cas de fédéralisation pour des missions sur le territoire national comme des déploiements militaires à l’étranger.

Ses membres, citoyens-soldats, obéissent selon les circonstances à l’un ou aux autres.

Cette dualité juridique découle des articles I et II de la Constitution qui établit la milice comme outil de maintien de l’ordre intérieur et réserve de défense nationale, avant tout sous l’autorité des États fédérés. Le président américain peut mobiliser la Garde nationale dans le cadre de l’Insurrection Act de 1807, qui autorise son emploi face à une rébellion, une insurrection ou des violences criminelles si intenses que les autorités locales ne peuvent agir. 

Ce cadre juridique révèle une conception démocratique des relations politico-militaires.

Les Pères fondateurs ont voulu créer un système où le soldat-citoyen constitue un contre-pouvoir, afin d’éviter toute dérive tyrannique du pouvoir politique fédéral. Il en découle une organisation qui duplique au niveau des organisations armées — armée permanente, standing army contre milice, rebaptisée Garde nationale 1 — la logique d’équilibre entre exécutif et législatif.

Cette méfiance se retrouve dans d’autres amendements de la Constitution : bien évidemment, le second amendement et le droit de porter les armes dans le cadre d’une milice « bien réglementée » 2, mais aussi le moins connu troisième amendement permettant à tout propriétaire de refuser l’hébergement à des soldats en temps de paix et, selon les exigences de la loi, en temps de guerre 3.

Cette philosophie fondée sur une forme de « séparation des armées » au service de la « séparation des pouvoirs » est antérieure à la philosophie de l’armée professionnelle telle que Samuel Huntington l’a conceptualisée dans son ouvrage The Soldier and the State 4 qui constitue toujours une référence pour les militaires américains.

Comment sont organisées les Gardes nationales ? 

Sur le plan militaire, les Gardes nationales sont composées de réservistes ayant pour commandant leur gouverneur, hors mobilisation par le président des États-Unis. Un effort d’harmonisation pour les rendre compatibles et opérationnels avec l’armée régulière s’est renforcé jusqu’en 1903, où le « Dick Act » a sanctuarisé leur organisation sur le modèle de l’armée régulière.

Depuis, les Gardes nationales sont organisées dans chaque État sur le modèle de l’armée de terre — United States Army — pour l’Army National Guard et l’armée de l’air — United States Air Force — pour l’Air National Guard depuis 1947. En effectifs, ils comptent 430 000 personnes dont 325 000 dans l’Army National Guard et 105 000 dans l’Air National Guard, quand l’US Army compte 452 000 soldats et l’US Air Force 321 800. Les motivations d’engagement varient : servir son État tout en restant citoyen, financer ses études grâce à des bourses, ou construire une carrière militaire parallèle à celle des forces fédérales.

La Garde nationale a participé à tous les grands conflits du XXe et du XXIe siècle, y compris à la « guerre contre le terrorisme » 5. Depuis la fin de la Guerre froide, chaque État a développé des partenariats militaires bilatéraux avec des pays tiers, dans le cadre du State Partnership Program. Ces échanges, plus stables que ceux des forces régulières en raison de la moindre rotation des cadres, jouent un rôle de facilitateurs diplomatiques.

Ainsi, la Garde nationale de Californie coopère avec l’armée ukrainienne depuis 1993 — c’est d’ailleurs une relation qui a contribué à la transformation de l’appareil militaire ukrainien après 2014 6

Les Pères fondateurs concevaient la milice comme un garde-fou contre une armée permanente, instrument potentiel de tyrannie.

Thibault Delamare

La Garde nationale a une histoire longue, parfois ambivalente, oscillant entre milice locale et bras armé du pouvoir fédéral. Comment son rôle a-t-il évolué depuis sa création et quels précédents éclairent les tensions actuelles ?

Créée à partir des milices coloniales du XVIIe siècle, la Garde nationale s’est transformée d’un contre-pouvoir local destiné à prévenir l’abus d’un pouvoir militaire centralisé en une réserve intégrée aux forces armées des États-Unis. Historiquement, son rôle oscille entre instrument d’ordre intérieur — lors de la Révolte du whisky 7 ou des grandes grèves du XIXe siècle par exemple — et réserve de guerre, mobilisée en 1917 comme en 1941.

Dans les États-Unis de l’après-Seconde Guerre mondiale, la Garde nationale a continué d’incarner ces tensions entre autorité locale et pouvoir fédéral. Sa mobilisation pour faire appliquer la décision Brown v. Board of Education en 1957 reste un épisode fondateur : déployée par le gouverneur de l’Arkansas pour empêcher l’entrée de neuf étudiants afro-américains dans un lycée de Little Rock, elle fut ensuite fédéralisée par le président Eisenhower afin d’assurer l’exécution de la décision de la Cour suprême et de garantir leur accès à l’établissement.

Ce renversement de commandement illustre à lui seul la dualité de la Garde nationale et son positionnement au cœur des conflits de compétence entre gouvernements fédéral et fédérés ; les décennies 1960 et 1970 marquent un tournant dans son rapport à la société américaine et dans sa pratique du maintien de l’ordre.

Son action désordonnée lors des émeutes de Watts à Los Angeles en 1965, à la suite des altercations entre habitants afro-américains et policiers blancs, a révélé la difficulté de coordination entre les autorités locales — maires et gouverneurs — et a mis en lumière les tensions entre cultures policière et militaire 8.

Quelques années plus tard, en 1970 le drame de la fusillade de l’université d’État de Kent, dans l’Ohio, constitue un autre traumatisme : lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam et son extension au Cambodge, des gardes nationaux ouvrirent le feu sur des étudiants, causant quatre morts et neuf blessés. Ce choc fut à l’origine d’un travail d’adaptation des gardes à des missions de sécurité intérieure et de police des foules.

De ces deux précédents est née une exigence de coordination accrue entre les différents niveaux de pouvoir — municipal, étatique et fédéral — ainsi qu’entre les cultures institutionnelles, militaire et policière. Sans jamais effacer ces différences, la Garde nationale a depuis investi massivement dans la formation, l’équipement et la doctrine d’emploi 9 pour ses missions d’ordre public, tout en conservant sa vocation militaire.

Comme vous l’avez rappelé, la Garde nationale dépend à la fois des gouverneurs et du président. Comment cette double tutelle s’articule-t-elle en pratique ? 

La Garde nationale obéit à une double chaîne de commandement.

D’un côté, le gouverneur de chaque État, assisté de son adjutant general 10, en assure le contrôle opérationnel pour les missions intérieures.

De l’autre, le président des États-Unis, représenté par le secrétaire d’État à la Défense et assisté du Bureau de la Garde nationale, peut la mobiliser en la fédéralisant pour l’intégrer à un déploiement militaire fédéral, dite « mission Titre 10 », du nom de la partie du code de la défense américain qui autorise une telle mobilisation.

Le Bureau de la Garde nationale, situé au Pentagone mais autonome en son sein, joue un rôle d’intermédiaire : il coordonne les Gardes nationales des différents États et veille à leur disponibilité pour répondre aux demandes des forces armées régulières — qu’il s’agisse d’exercices de routine, de contribution à des missions purement administratives ou d’opérations de combat.

En pratique, le gouverneur garde la main sur les missions de sécurité intérieure, qui peuvent inclure des fonctions de police judiciaire. Le président ne peut quant à lui activer la Garde nationale que dans deux cas : sous le Titre 10 du Code fédéral, qui implique une fédéralisation complète et un commandement direct par Washington — généralement pour des déploiements militaires à l’étranger ou des entraînements militaires — ou sous le Titre 32, qui maintient le gouverneur dans la chaîne de commandement tout en plaçant la mission sous financement fédéral 11.

Dans le cas d’une fédéralisation au Titre 10, toute action de nature policière demeure interdite, conformément au Posse Comitatus Act de 1878, qui proscrit l’usage des forces armées dans les affaires civiles et les questions judiciaires. En effet, une fois fédéralisée, toute unité de la Garde nationale quitte sa nature d’institution d’un ou de plusieurs États fédérés pour devenir une unité militaire aux ordres du gouvernement fédéral.

Cette double tutelle provoque des frictions lors des crises, notamment quand la Maison-Blanche veut mobiliser la Garde contre l’avis des États — comme ce fut le cas après l’ouragan Katrina ou lors des manifestations sous la présidence Trump.

Depuis le célèbre ouvrage d’Arthur M. Schlesinger 12, on parle volontiers de « présidence impériale » pour désigner l’expansion continue du pouvoir exécutif américain, notamment dans les domaines de la défense et de la politique étrangère.

Pourtant, les Gardes nationales continuent d’occuper le rôle de contre-pouvoir institutionnel, fidèles à leur vocation originelle.

Ainsi, après l’ouragan Katrina en 2005, les gouverneurs ont unanimement refusé le renforcement des pouvoirs de fédéralisation par le président en cas de catastrophe naturelle. Leur résistance nourrit en retour une dynamique de renforcement de la Garde nationale au sein des armées : son commandant, jusque-là officier trois étoiles, obtint le grade de général quatre étoiles en 2008, avant de devenir membre à part entière du Comité des chefs d’état-major en 2012.

Trump transforme un instrument de défense démocratique en outil coercitif au service du gouvernement fédéral, quitte à s’opposer à des fondamentaux constitutionnels.

Thibault Delamare

Quelles tensions fédérales se cristallisent lorsque le président souhaite mobiliser la Garde nationale contre l’avis des États ?

Sous la présidence Trump, les lignes de fracture fédérales se sont transformées en clivages partisans assumés.

De nombreux gouverneurs républicains se sont alignés sur les injonctions du président, non plus en vertu de leurs prérogatives constitutionnelles mais selon une logique de loyauté politique pure — en rupture avec la conception originelle des relations politico-militaires voulue par les Pères fondateurs.

Dans les États démocrates, comme à Chicago dans l’Illinois ou à Los Angeles en Californie, le président a procédé à la fédéralisation de la Garde nationale, la cantonnant à la surveillance des bâtiments fédéraux. C’est une manière de rester dans le cadre légal tout en en testant les limites : le droit est respecté formellement — mais détourné dans son esprit.

À l’inverse, dans les États républicains, les Gardes nationales sont mobilisées pour servir des priorités politiques, notamment en matière d’immigration et de sécurité frontalière.

Certains gouverneurs républicains sont même allés plus loin, en autorisant leurs troupes à être déployées par le président dans des territoires démocrates — comme la Garde du Texas envoyée à Chicago, ou celles de l’Ohio et de la Virginie-Occidentale déployées à Washington.

Ce phénomène illustre une instrumentalisation inédite de la Garde nationale à des fins partisanes, testant la frontière entre gouvernements fédéral et fédérés, et alimente la confrontation politique.

Et ces désaccords trouvent désormais leur prolongement dans les tribunaux…

En effet. Plusieurs juges fédéraux ont été saisis, et l’un d’eux a déjà jugé illégal le déploiement de la Garde nationale à Los Angeles, estimant qu’il ne répondait pas aux critères de l’Insurrection Act de 1807. Donald Trump cherche aujourd’hui à obtenir de la justice le droit de mobiliser librement la Garde nationale dès qu’il le juge « nécessaire » au rétablissement de l’ordre, et à lui conférer des compétences de police judiciaire.

Or une telle évolution reviendrait à vider de sa substance le Posse Comitatus Act de 1878, pourtant considéré comme un pilier de la neutralité et donc de la professionnalisation des forces armées américaines. Elle ouvrirait la voie à un usage direct des moyens militaires dans le maintien de l’ordre civil, autrement dit, à un basculement institutionnel vers un exécutif fédéral doté de moyens coercitifs plus arbitraires dans le recours à une institution pourtant créée pour empêcher un tel dévoiement.

Sur le terrain, la Garde nationale agit déjà comme une force fédérale supplétive, brouillant les frontières entre sécurité intérieure et autorité politique.

Thibault Delamare

Les juges fédéraux ont rendu jusqu’à maintenant des décisions contradictoires mais la Cour suprême devrait trancher prochainement. Comme l’a rappelé la juge Amy Coney Barrett dans un récent entretien au New York Times, il revient à la Cour de trancher les conflits autour de l’équilibre des pouvoirs 13. Or celle-ci est aujourd’hui « dominée » par six juges conservateurs contre trois progressistes 14, et a jusqu’à présent validé la plupart des décisions présidentielles depuis le début du second mandat de Donald Trump 15.

Au niveau des États, quelles sont les procédures judiciaires en cours contre le déploiement de la Garde nationale par le président ? 

Aujourd’hui, le contentieux autour de la Garde nationale se déploie sur plusieurs fronts judiciaires, reflets de la fragmentation du système judiciaire américain.

À Chicago, un juge fédéral a ordonné un blocage temporaire du déploiement, estimant qu’il n’existait pas de preuves crédibles d’une « rébellion » permettant d’invoquer l’Insurrection Act. L’affaire est désormais portée devant la Cour suprême.

À Portland, un autre juge fédéral a pris une décision similaire, ensuite infirmée par la Cour d’appel, qui a jugé recevable l’argument du maintien de l’ordre public avancé par la Maison-Blanche.

À Los Angeles, la justice a considéré illégale la mobilisation de la Garde nationale pour des missions de nature judiciaire, notamment en matière d’immigration, estimant qu’elle violait le Posse Comitatus Act de 1878.

À Memphis, ville républicaine située dans un État à majorité démocrate — le Tennessee — , le déploiement de la Garde fédéralisée, soutenu par le maire, a fait l’objet d’un recours devant une juridiction locale pour violation de la Constitution.

© SIPA/Grand Continent

Enfin, à Washington D.C., qui ne dispose pas de gouverneur, la Garde nationale relève directement du gouvernement fédéral en vertu du Home Rule Act de 1973. Le président Trump l’a déployée tout en s’accordant le droit d’utiliser la police métropolitaine du District. Le procureur de la capitale a engagé des poursuites contre cette décision et une première audience s’est tenue le 24 octobre.

Pendant que ces procédures sont engagées, une forme de fait accompli s’installe dans un affrontement entre deux visions fondamentalement opposées sur le destin des États-Unis et de son régime politique. Sur le terrain, la Garde nationale agit déjà comme une force fédérale supplétive, brouillant les frontières entre sécurité intérieure et autorité politique.

Dans cette potentielle nouvelle ère politique, la Garde nationale ne serait plus un dernier recours en cas de crise majeure mais pourrait constituer un instrument facile d’emploi — aux mains du président contre les États fédérés et les villes.

La Garde nationale s’est transformée d’un contre-pouvoir local destiné à prévenir l’abus d’un pouvoir militaire centralisé en une réserve intégrée aux forces armées des États-Unis.

Thibault Delamare

Certains observateurs rappellent que les Pères fondateurs voyaient dans la milice un garde-fou contre l’abus de pouvoir fédéral. Dans quelle mesure l’usage par Donald Trump de la Garde nationale s’inscrit-il en rupture avec cette tradition constitutionnelle ?

Les Pères fondateurs concevaient la milice comme un garde-fou contre une armée permanente, instrument potentiel de tyrannie.

La Garde nationale perpétue cet esprit en ancrant la souveraineté militaire dans les États fédérés. 

Mais son usage par Donald Trump va de pair avec des menaces contre des mouvements sociaux et des élus locaux — Brandon Johnson, maire de Chicago — comme des gouverneurs d’États démocrates — Jay Robert Pritzker pour l’Illinois et Gavin Newsom pour la Californie 16.

Autrement dit : Trump transforme un instrument de défense démocratique en outil coercitif au service du gouvernement fédéral, quitte à s’opposer à des fondamentaux constitutionnels. 

Il rompt ainsi avec la logique originelle de la séparation des pouvoirs.

Peut-on dire que l’invocation de la Garde nationale par Donald Trump relève d’une stratégie autoritaire, au sens où elle militarise des tensions sociales au lieu de les apaiser ?

Elle s’inscrit certes dans une logique de militarisation des tensions sociales, mais aussi dans une lutte juridique pour transformer le régime politique.

L’organisation America First Legal, dirigée par son proche conseiller Stephen Miller, a joué un rôle central dans cette évolution.

Durant les quatre années du mandat de Joe Biden, elle a constitué l’ossature idéologique et juridique du courant politique qui soutient aujourd’hui la deuxième présidence Trump 17.

Face à cette évolution, plusieurs formes de mobilisation se sont développées. La plus visible a été celle des manifestations No Kings, organisées le samedi 18 octobre dans plus de trois mille villes américaines et rassemblant près de sept millions de participants. Ces rassemblements entendaient dénoncer ce qu’ils perçoivent comme une dérive autoritaire du pouvoir exécutif.

Les États démocrates, de leur côté, cherchent à préserver des standards de gouvernance fondés sur la rationalité et la coopération. Ils ont mis en place des réseaux horizontaux entre États, comme les Health Alliances, destinés à maintenir des politiques publiques communes face à la désorganisation fédérale. Ces alliances, souvent régionales, se sont constituées pour résister à la dérive complotiste de certaines administrations, notamment sous l’impulsion du secrétaire à la Santé Robert F. Kennedy Jr.

Enfin, les États démocrates travaillent aussi à redécouper leur carte électorale pour répondre au gerrymandering des États républicains 18 alors que chaque siège conquis ou perdu à la Chambre des représentants devient décisif pour le maintien de l’équilibre des pouvoirs.

Sous la présidence Trump, les lignes de fracture fédérales se sont transformées en clivages partisans assumés.

Thibault Delamare

Comment les citoyens américains perçoivent-ils la Garde nationale ? Est-elle vue comme une force de protection, un acteur de secours en cas de catastrophe, ou comme un instrument de répression ?

Elle reste avant tout l’émanation d’un État plus qu’une institution homogène.

Elle jouit à ce titre d’une image ambivalente : force de secours lors des catastrophes naturelles, son déploiement a pu être mal compris ; elle fut perçue comme une force militaire plus qu’humanitaire lors de l’ouragan Katrina 19. Néanmoins, les avis négatifs portaient avant tout sur la décision de son emploi sur le territoire national plutôt que sur l’institution en elle-même 20.

Son déploiement a généralement pour effet de rejaillir sur l’image du dirigeant qui en prend la décision. Les Américains le rejettent ainsi majoritairement dans les villes américaines au motif de la lutte contre la criminalité : entre 47 et 52 % des sondés s’y opposent, quand 34 à 38 % y sont favorables 21.

Dans quelle mesure l’usage de la Garde nationale par Trump accentue-t-il la polarisation politique et pourrait-il transformer durablement la place de cette institution dans le débat public américain ?

Sous Trump, la Garde nationale est devenue un instrument de communication politique : son utilisation face aux mouvements antiracistes ou au désordre urbain contribue à la polarisation politique, puisque 8 républicains sur 10 sont en faveur, quand 8 démocrates sur 10 sont contre.

Cette politisation pourrait durablement transformer sa place dans le débat public en la faisant passer d’une réserve neutre à un acteur partisan du conflit idéologique américain.

Certains analystes vont jusqu’à parler d’un « prélude à une guerre civile » en raison des tensions croissantes entre État fédéral et États fédérés. L’usage de la Garde nationale est-il un symptôme de la fragilité du fédéralisme américain ?

Oui, ce recours met à nu les rivalités de compétence entre États et gouvernement fédéral, la méfiance persistante à l’égard de Washington et la tentation d’une instrumentalisation politique de la force publique.

Chaque crise — qu’il s’agisse de l’ouragan Katrina, des émeutes, de la pandémie ou des tensions sous la présidence Trump — ravive le débat sur l’équilibre des pouvoirs au sein de la fédération. Dans ce contexte, la Garde nationale devient le miroir d’un fédéralisme sous tension, oscillant entre autonomie locale et centralisation du pouvoir exécutif.

Les prochaines décisions des juridictions, en particulier celles de la Cour suprême, permettront de mesurer la durabilité de cette nouvelle configuration institutionnelle au bénéfice du président.

Les élections de mi-mandat constitueront également un test. Elles permettront d’évaluer dans quelle mesure la Garde nationale peut être utilisée pour influencer la sincérité du scrutin, dans un climat de polarisation durable. De même, la validation ou non de son emploi politisé validera ou enrayera la dynamique de formation d’un « sous-fédéralisme » entre États démocrates, en réaction à la transformation des scrutins dans les États républicains. Ces derniers sont d’ailleurs aujourd’hui étudiés sous l’angle de la notion de « subnational authoritarianism » 22.

Dans les États républicains, les Gardes nationales sont mobilisées pour servir des priorités politiques, notamment en matière d’immigration et de sécurité frontalière.

Thibault Delamare

Au-delà de Trump, la Garde nationale est-elle devenue un outil politique au service des luttes partisanes ? 

Étant à la fois une institution militaire et un acteur de la sécurité intérieure, elle reflète moins une dérive récente qu’une constante de la vie publique des États-Unis et de l’opposition entre État fédéral et État fédéré.

Son emploi actuel ne traduit pas une rupture mais une intensification des tensions qui traversent le système fédéral. Chaque Garde nationale demeure avant tout au service de son gouverneur, ce qui explique la diversité de ses usages. Parler de « la » Garde nationale n’a donc de sens qu’en tenant compte de la pluralité des contextes politiques locaux. Son existence n’est du reste jamais contestée : c’est son emploi qui concentre les débats.

Plutôt que de chercher des réformes institutionnelles ou juridiques, il faut observer la manière dont les acteurs s’en remettent aux tribunaux pour trancher les différends politiques. Le contentieux juridictionnel est devenu la voie normale d’arbitrage, et la Garde nationale y joue un rôle d’objet litigieux autant que d’enjeu symbolique.

Quelles évolutions institutionnelles ou juridiques pourraient empêcher la Garde nationale d’être instrumentalisée à l’avenir ?

La Cour suprême devra dire si le président peut invoquer une définition large de la rébellion ou de l’insurrection pour justifier le recours à la force fédérale. Cette interprétation fixera durablement la frontière entre sécurité intérieure et mobilisation par le pouvoir exécutif à des fins partisanes. Elle permettra aussi de mesurer jusqu’où s’ancre dans la société américaine la tendance à percevoir l’armée — et avec elle la Garde nationale — comme un allié partisan plutôt que comme une institution neutre, apolitique et professionnelle 23.

L’emploi des Gardes nationales est un des révélateurs d’une mosaïque plus complexe de l’exercice du pouvoir par le président Trump. Celle-ci intègre la prise de pouvoir sur le parti républicain 24, la mainmise sur les médias 25, les pressions et les évictions de chefs militaires en désaccord 26 ainsi qu’une offensive judiciaire cohérente et déterminée 27.

Cela dessine une stratégie cohérente, appuyée sur un discours qui pousse à l’extrême la notion de liberté d’expression, tout en désignant les opposants démocrates comme des ennemis de l’État. Cette logique a atteint un point de tension maximal après l’assassinat de Charlie Kirk, qui a profondément marqué le débat public.

Reste que la coalition rassemblée autour de Donald Trump demeure fragile.

Ses différentes composantes, parfois divergentes dans leurs objectifs, peuvent entrer en concurrence 28

Le destin des États-Unis se jouera donc aussi bien dans les tribunaux que dans les urnes. Dans les deux cas, la Garde nationale cristallisera les tensions sur la nature fédérale et démocratique de la première puissance mondiale, six ans après que Joe Biden a fait campagne et gagné avec le slogan « la bataille pour l’âme de notre Nation ».

Sources
  1. Dans la littérature sur les régimes autoritaires, cette division des organisations armées, dite « counterbalancing », est qualifiée de technique anti-coup d’État — coup-proofing. Elle constitue l’un des trois archétypes pour protéger un régime politique aux côtés de l’ethnic stacking — recrutement dans un groupe ethnique limité car présumé plus loyal au pouvoir — et de la corruption — soit la canalisation des ambitions des chefs militaires par des rétributions financières disproportionnées, afin de les détourner de toute ambition politique. Voir, par exemple : Erica De Bruin, How to Prevent Coups D’État : Counterbalancing and Regime Survival, Ithaca, Cornell University Press, 2020.
  2. « A well regulated Militia, being necessary to the security of a free State, the right of the people to keep and bear Arms, shall not be infringed. »
  3. « No Soldier shall, in time of peace be quartered in any house, without the consent of the Owner, nor in time of war, but in a manner to be prescribed by law. »
  4. Samuel Huntington, The Soldier and the State, Cambridge, Massachusetts, Belknap Press, 1957.
  5. « War on Terror », selon les termes de l’administration Bush.
  6. Jim Garamone, « Ukraine-California ties show worth of National Guard program », National Guard, 21 mars 2022 ; pour la carte des liens entre gardes nationales et États étrangers, voir State Partnership Program, National Guard.
  7. Rébellion contre l’augmentation des taxes sur le whisky, décidée par le Congrès pour payer la dette de guerre contractée lors de la guerre d’indépendance ; elle dura de 1791 à 1794.
  8. Sur l’organisation policière américaine, se référer aux travaux de Mathieu Zagrodzki dont la thèse est toujours d’une grande actualité. Il présente la différence avec le modèle français dans cette interview pour Libération : « Interview Mathieu Zagrodzki : « Aux États-Unis, il y a un tabou moindre qu’en France sur les violences policières », Libération, 3 juin 2020.
  9. Ensemble des règles définissant lors des missions de maintien de l’ordre l’organisation des forces de police, ainsi que les gestes à adopter.
  10. L’adjutant general est le chef militaire de la Garde nationale d’un État fédéré.
  11. National Guard Bureau Fact Sheet, National Guard.
  12. Arthur M. Schlesinger, La présidence impériale, Paris, PUF, 1976.
  13. Ross Douthat, « Amy Coney Barrett Is Looking Beyond the Trump Era », The New York Times, 16 octobre 2025.
  14. Aziz Huq, « Conservatives on the Supreme Court May Not Fully Align With Trump », Politico, 26 février 2025.
  15. Steven Greenhouse, « Why does the supreme court keep bending the knee to Trump ? », The Guardian,6 octobre 2025. La Cour suprême a d’ailleurs demandé des précisions sur la notion de « regular forces » : John Fritze, « Supreme Court wants more time and information before deciding if Trump can send National Guard to Chicago », CNN, 30 octobre 2025.
  16. Bernd Debusmann Jr., « Trump calls for jailing of Illinois governor and Chicago mayor in immigration standoff », BBC, 8 octobre 2025.
  17. Maya Kandel, « Stephen Miller, idéologue en chef et artisan du nouveau maccarthysme », Mediapart, 19 septembre 2025.
  18. Le gerrymandering est un redécoupage des circonscriptions dans le but de garantir des majorités partisanes, en diluant les bastions de l’opposition. Voir Liz Crampton, Shia Kapos and Bill Mahoney, « Democrats get aggressive on remapping congressional lines », Politico, 27 octobre 2025.
  19. Theodore R. Johnson, « Trump’s National Guard deployment echoes Hurricane Katrina mistakes », The Washington Post, 27 août 2025.
  20. Joel Roberts, « Poll : Katrina Response Inadequate », CBS, 8 septembre 2005.
  21. « NPR-Ipsos poll : Americans don’t broadly support Trump’s National Guard deployments », NPR, 27 septembre 2025.
  22. James A. Gardner, « Democratic Backsliding in Federal States », University at Buffalo School of Law Legal Studies Research Paper No. 2024-015, 5 novembre 2024.
  23. Ara Friedman, « Civil-military relations in the second Trump administration », Georgetown University, 16 juin 2025.
  24. Peter Eisler et Ned Parker, « How Trump’s intimidation tactics have reshaped the Republican Party », Reuters, 16 août 2024.
  25. Voir par exemple Caroline O’Donovan et Will Oremus, « This billionaire Trump ally and his son are building an unprecedented media empire », Washington Post, 4 octobre 2025.
  26. Le plus récent exemple est Joe McGee, directeur de la stratégie, des plans et des politiques au sein de l’état-major interarmées : « Exclusive : Three-star general pushed out amid tensions with Hegseth », CNN, 30 octobre 2025.
  27. Voir Maya Kandel, op. cit.
  28. Nathalie Allison, « President melds a fractious coalition : The six factions of Trumpworld », The Washington Post, 26 août 2025.