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Quand bien même le lion saurait parler, nous ne pourrions pas le comprendre. En tenant ce propos, Ludwig Wittgenstein n’est pas forcément décourageant ; il nous prévient seulement de la difficulté de saisir une langue qui n’est pas la nôtre sans connaissance du monde d’où elle vient.

Quand ce logicien formule cette hypothèse dans ses Recherches philosophiques 1, on ne sait pas tellement plus de choses sur l’existence du lion qu’aux temps préhistoriques.

Homme et lion mêlés : s’identifier à son autre

Ce n’est pas faute de l’avoir depuis toujours observé.

La preuve : sur les parois de la grotte Chauvet en Ardèche qui datent d’environ 36 000 ans avant notre ère, le groupe de félins en train de chasser quatre bisons qui fuient vers le dessinateur. 

Il est difficile de savoir, du chasseur ou du chassé, à qui s’identifiait celui qui a pris le fusain pour fixer la scène.

Lions de la Grotte Chauvet (Ardèche), environ 36 000 ans avant notre ère.

Ce qui est sûr, c’est qu’une histoire est en train de naître là — qui n’est pas seulement celle d’une chaîne alimentaire mais bien celle d’un ego. Les relations d’admiration de l’homme envers le lion sont troubles : elles croisent la soif de se mettre à la place de l’autre, d’être celui que l’on commence à aimer pour sa puissance dénuée de violence. 

Cette époque reculée n’a sans doute pas manqué de sagesse quand elle a donné un peu plus loin de là, encore en Europe, la plus ancienne sculpture que nous connaissons : un homme lion ou lionne — puisque le félin préhistorique n’avait pas encore de crinière —, quelques centimètres d’ivoire de mammouth pour représenter un corps masculin à sexe proéminent et à tête féline. Découverte brisée en 300 morceaux à la grotte de Stadel, en Allemagne, juste avant la Seconde Guerre mondiale, elle est laissée de côté avant d’être remontée à partir de 1987 par deux restauratrices, Ute Wolf et Elisabeth Schmid.

Homme-lion ou lionne, ivoire de mammouth. 31,1 cm, vers 40 000 ans avant notre ère, Musée d’Ulm.

Celui qui fabrique pareille chimère pourrait rêver à l’une ou l’autre de choses opposées : aux frontières des espèces, à des Métamorphoses bien avant Ovide — ou bien à la façon de s’emparer de la puissance du fauve tout en restant un humain debout.

Cette figurine ne circule jamais tant elle est fragile mais il faut l’avoir à l’esprit quand on veut mesurer la passion du lion dans l’imaginaire des différentes cultures et jusqu’à la nôtre : chez les pharaons, les rois ou les simples amateurs à toutes les époques.

En 1969, on peut acheter un jeune félin chez Harrods et vivre avec lui avant de le relâcher en terre africaine moins hostile que Londres dès qu’il devient encombrant — tout comme un roi décidait de renvoyer le sien pour lui préférer des oiseaux exotiques, en apparence moins féroces ?

Ce qui est sûr, c’est que chaque époque a cultivé son lion — son autre incontrôlable. 

Aujourd’hui, notre autre incontrôlable pourrait être l’IA que nous avons conçue.

Notre hantise est maintenant qu’elle nous dépasse.

IA et Intelligence Animale

De telles craintes ne sont pas nouvelles ; leur versant animal est ancien.

Si l’on remonte le temps, on trouve le paon mécanique de Jean-Baptiste de Gennes, l’inventeur du métier à tisser automatique ; cette machine donne l’idée à Jacques de Vaucanson de son canard automate capable de simuler vers 1734 la digestion et la défécation d’un mouvement « extrêmement naturel ».

Canard automate de Jacques de Vaucanson (reconstitution de fantaisie publiée dans Scientific American en 1899).

Devenu le serviteur d’un héros mécanique né du rationalisme des Lumières — le canard fabriqué de ses propres mains — Vaucanson marche sur les brisées de Descartes qui avait imposé en 1637 l’idée d’un animal-machine qui remue de lui-même 2.

Le cyber-zoo s’est développé depuis.

Des scientifiques ont volontiers animalisé les analogies entre machines et êtres vivants.

Montées par William Grey Walter à partir de 1947 pour reconnaître une source lumineuse et répondre aux sons qui leur sont reliées, les « tortues de Bristol » savent contourner les obstacles qui les brûlent ; à la même époque, le renard électronique du cybernéticien Albert Ducrocq repère la présence d’objets métalliques, ce qui fait de lui l’ancêtre besogneux du chariot de manutention automatique — le fameux Zébulon de Bruno Lussato.

Au même moment, une autre invention voit le jour, plus riche de conséquences : en 1949, le père de la cybernétique Norbert Wiener — qui a étudié la zoologie à Harvard avant de travailler aux échanges d’informations — crée son papillon de nuit (Moth) mobile à deux régulateurs. Le premier attire la base vers la lumière, le second l’en éloigne alors que la concurrence entre ces régulations fabrique des oscillations.

En bon scientifique, Wiener a inventé mais aussi douté : traumatisé par l’utilisation de la bombe H, il fait peur au FBI pendant la période maccarthyste quand il déclare que la cybernétique est une arme à double tranchant qui, tôt ou tard, nous blessera profondément.

Ce retour de bâton, c’est aujourd’hui que nous le connaissons.

Aujourd’hui, notre lion, notre autre incontrôlable pourrait être l’IA.

Laurence Bertrand-Dorléac

Le python et la tigresse

Dans son dernier livre, le psychanalyste Yann Diener 3 se plaint de ce que nos machines binaires commencent à faire bêtement les choses de leur côté ; qu’elles parlent à notre place, qu’elles nous dictent notre langage et l’appauvrissent considérablement en le considérant comme de la pure information.

Avec un patient informaticien qui a du mal à parler, Diener échange de bons procédés.

Lui, Diener, essaie de soigner celui qui lui apprend une manière de coder, un langage artificiel appelé « Python » ; tout cela lui rappelle pourtant que dans Gros-Câlin d’Émile Ajar (Romain Gary), Michel Cousin élevait un serpent de ce genre et s’attendait à ce qu’il lui parle d’une voix humaine — un peu comme nous avec les machines. 

À tout prendre, un robot-poète ferait moins peur à Diener — encore faudrait-il qu’il ne soit pas englouti par un Python primaire.

Le psychanalyste se rassure donc avec Boris Vian qui a prédit une guerre civile chez des robots haineux :

« Alors, tous transformés en Nérons aux mains blanches, nous jouerons de la lyre avec une ficelle et une boîte de conserve en regardant flamber à nos pieds les hangars où les robots se tordront dans les braises comme de présomptueuses fourmis, aux accents majestueux d’une chanson composée par un jongleur prodige de deux ans élevé dans les pattes d’une tigresse à l’abri du monde civilisé. » 4

C’est ainsi qu’on retrouve le félin qui finissait par nous manquer.

Quand on a trop bavardé avec ChatGPT, on est pris de l’envie de dialoguer avec le lion mais il faut pour cela entrer dans son monde, revenir au XVIIIe siècle et à la fable de Mandeville dans laquelle le félin rassasié rencontre un homme ivre de supériorité 5.

Dans cette histoire, le lion répond du tac au tac à tous les arguments de celui qui veut prouver qu’il est seul à posséder une âme.

Quand il se lasse de leur dialogue de sourds, il rassure le prétentieux : il ne mangera tout cru que son corps — il n’a donc rien à craindre puisque son âme, elle, s’envolera. 

L’enseignement de cette fable est double. C’est bien l’esprit des Lumières, qui a fait de l’Homme le maître du monde en le séparant de la nature, dont Mandeville se moque ; mais il ridiculise surtout la simplification de Descartes qui a privé la bête d’une âme — dont il situe le siège humain dans sa glande pinéale. 

Un tel schématisme fait bien rire tous ceux et toutes celles qui, vivant près des bêtes, n’ont jamais douté de leurs passions, leurs joies et leurs souffrances. Dans les années 1660 Thomas Willis et Nicolas Sténon arrivent à prouver, lors de dissections qui changent le cours des choses, que Descartes s’est lourdement trompé 6

Dans les Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux 7 publiés en 1671, Claude Perrault se fait un malin plaisir de décrire par le menu la dissection de deux lions et d’une lionne, qui prouve qu’ils ont une glande pinéale tout autant que les hommes — et donc une âme, comme tout le monde.

Claude Perrault, illustration tirée des Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, publiés en 1671.

S’il est assez facile aujourd’hui de railler les fausses croyances cartésiennes, nous aurions tort de les croire enterrées : leurs conséquences et les gestes qu’elles justifient à l’égard des animaux, décidant de leur vie et de leur mort, sont encore les nôtres.

Le savoir accumulé n’empêche manifestement en rien les traitements inhumains que l’on réserve aujourd’hui aux bêtes : il n’est pas besoin de parler le langage de la philosophie pour justifier le sort d’animaux qui sont désormais moins pris pour des machines que pour des objets — res nullius ou biens meubles.

Que nous manque-t-il encore pour justifier notre pouvoir de maîtres tout-puissants sur de simples serviteurs ? 

Rappelons-nous que le mot tchèque robota est né sur une scène de théâtre.

Laurence Bertrand-Dorléac

De l’esclavage au parlement des bêtes

L’animal, dès que l’on a pu l’approcher et l’apprivoiser, a servi et nous sert encore.

Ces usages sont innombrables : manger, labourer, circuler, se vêtir, faire la guerre, expérimenter, se distraire, nous accompagner, nous soigner.

Sans rouvrir les chapitres lugubres de l’élevage intensif en batterie et des abattoirs sales, prenons plutôt celui des animaux utilisés à des fins scientifiques pour qui le droit évolue. Depuis que la biologie se développe, tout le monde est concerné — du chercheur au soigneur en passant par le législateur, le citoyen ou l’animal lui-même, qui bénéficie par extension des remèdes mis au point.

On sait depuis toujours que l’animal peut souffrir et Jeremy Bentham, en 1789, a préféré partir de ce constat plutôt que de se demander s’il avait ou non une « conscience » 8

Il faut attendre le XIXe siècle pour voir produire le pire et le meilleur : les scènes urbaines, dont l’une d’elles, à Turin, rendra fou Friedrich Nietzsche — qui a dû se rappeler le cauchemar de Raskolnikov dans Crime et châtiment de Dostoïevski, quand une petite jument est battue à mort par des ivrognes.

Toute action appelle cependant une réaction.

Le XIXe siècle voit aussi, dans les pays anglo-saxons et en Europe, les prémices d’une législation encouragée par les premières associations de défense animale.

Depuis, le Conseil de l’Europe s’est montré volontaire : les objectifs de la Convention européenne des droits de l’Homme comprennent la protection de l’environnement et la protection humanitaire des animaux. Depuis 1986, un nouveau droit porte sur les animaux utilisés à des fins scientifiques 9.

Comme l’écrit Emmanuel Pernoud dans son dernier livre 10, les grands nombres emportent l’imagination : dès 1922, environ 8,4 millions d’animaux sont utilisés en Europe — dont environ 48 % de souris et 29 % de poissons.

Pour les faire souffrir le moins possible, à la fois physiquement et psychiquement, on songe de plus en plus à les remplacer ; dès 1959 William Moy Stratton Russel et Rex Leonard Burch le suggèrent dans The Principle of Human Experimental Technique 11.

Alors que se mettent en place des comités d’éthique un peu partout 12, les tests de produits cosmétiques sur les lapins sont désormais proscrits et remplacés par d’autres méthodes. 

L’évolution technologique en matière d’imagerie soulage ainsi de mieux en mieux le monde animal qui « ne sait pas parler », incapable de nous dire ce qu’il pense de cela ou de notre politique d’euthanasie mais aussi, moins connue, de celle de « réadoption » (rehoming) et d’adoption quand c’est encore possible.

Au-delà de la multiplication des cimetières animaux qui ont prospéré durant les guerres où les animaux étaient reconnus comme des héros, les lieux et les événements mémoriels sont désormais conçus pour répondre aux symptômes de « fatigue compassionnelle » constatés parmi le personnel de laboratoire.

Dans la plupart des instituts scientifiques japonais, un espace est ainsi dédié aux cobayes sacrifiés avec stèle, monument, statue et plantations.

Pour la moitié des participants, c’est réclamer la paix dans un cadre religieux ; pour l’autre, en dehors de toute croyance avérée.

Se défaire de « cette royauté imaginaire qu’on nous donne »

Au-delà des prières, utiliser des animaux n’est pas une pratique innocente : elle nous renvoie à nos terreurs de partager un jour le sort de nos serviteurs. 

Or c’est bien cette terreur qui nous saisit devant d’autres de nos serviteurs : les IA.

Rappelons-nous que le mot tchèque robota (corvée), venu de rob (esclave), est né sur une scène de théâtre. C’est Karel Čapek qui l’impose dans sa pièce RUR (Rossum’s Universal Robots), jouée à partir de 1920 à Prague, Paris et New York 13.

Alors que tout robot est déjà censé avoir pour seule fonction d’accomplir les tâches pénibles que les humains ne veulent pas faire à l’usine de fabrication des androïdes, la révolte gronde — jusqu’à la prise de pouvoir des clones qui décident d’anéantir l’humanité. 

Pourtant, dans notre monde bien réel, la colère pourrait venir d’ailleurs.

La majorité des propriétaires d’animaux de compagnie les considèrent désormais comme des membres à part entière de leur famille, pratiquant une forme d’égalité antispéciste sur le tas. Bientôt, c’est peut-être un parlement que réclameront les bêtes. 

En attendant, on peut toujours guetter les signaux de la révolte dans ce regard animal qui nous dérange.

Utiliser des animaux n’est pas une pratique innocente : elle nous renvoie à nos terreurs de partager un jour le sort de nos serviteurs. 

Laurence Bertrand-Dorléac

Soit qu’il nous rappelle la gêne du philosophe nu voyant son chat le regarder dans la salle de bains 14, soit qu’il nous vexe quand on passe devant un troupeau de daims qui broutent impassiblement dans leur pré sans nous remarquer ; soit, bien pire, quand il s’arrête et nous traverse de part en part, comme le fait le singe en captivité. 

L’œil du robot trouble moins que celui de la Cabeza de Vaca (1984) de Serrano, qui nous lance un regard bleu qui tue.

Andres Serrano, Cabeza De Vaca (Early Works), 1984, Tirage pigmentaire, collection particulière.

Installée comme une tête d’empereur sur un bloc de marbre rose, l’animal souverain photographié par Andreas Serrano n’implore plus comme les bêtes en appelaient à notre pitié depuis la peinture antique : elle nous accuse méchamment.

Son message est celui-ci : il est temps de négocier plus équitablement les relations en considérant un contrat qui laisse une place à chacun, quelle que soit sa condition ; le monde est le même  pour toutes les espèces, et le pouvoir serait à profit à partager au plus vite.

Le partager ainsi, c’est en revenir à Montaigne, qui préconise la modestie quand il écrit en 1589 : « J’en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire, qu’on nous donne sur les autres créatures. »

Tout avance à pas minuscules et la vengeance est un plat qui se mange cru : « Ceux qui regardent souffrir le lion dans sa cage pourrissent dans la mémoire du lion » écrit René Char dans Les Matinaux 15.

C’est là une autre façon de redonner du jeu au roi des animaux sans conclure comme Wittgenstein le fait quand il déclare que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire » ; chez nous, les questions fusent encore, et bien malgré nous.

Sources
  1. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2005.
  2. René Descartes, Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et cherche la vérité dans les sciences, cinquième partie, Leyde, Ian Maire, 1637.
  3. Yann Diener, La Mâchoire de Freud, Paris, Gallimard-L’Arpenteur, 2024.
  4. Boris Vian, « Un robot-poète ne nous fait pas peur », in Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2010.
  5. Bernard Mandeville, La fable des abeilles, Première partie, trad. Lucien et Paulette Carrive, Paris, Vrin, 1998.
  6. Nicolas Sténon, Discours sur l’anatomie du cerveau, Paris, Robert de Ninville, 1669 ; Thomas Willis, Cerebri anatomi : cui accessit nervorum descriptio et usus. Studio Thomae Willis … Accessit viri cujusdam clarissimi De ratione motus musculorum tractatus singularis, Amsterdam, Gerbrand Schagen, 1666.
  7. Claude Perrault, Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, Paris, Imprimerie royale, 1671.
  8. Jeremy Bentham, Introduction aux Principes de Morale et de Législation, trad. Emmanuelle de Champs et Jean-Pierre Cléro, Paris, Vrin, 2011 [1789].
  9. De nombreuses directives profitent alors à la souris domestique, au rat gris, au cobaye domestique, au hamster doré, au hamster chinois, à la gerbille de Mongolie, au lapin domestique, aux amphibiens, à la grenouille rousse, à la grenouille léopard, au xénope tropical, au poisson zèbre, au chien ou au chat
  10. Emmanuel Pernoud, Les collectionneurs de nombres, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2025.
  11. William M. S. Russell, Rex L. Burch, The Principle of Human Experimental Technique, Londres, Methuen & Co., 1959.
  12. Académie vétérinaire, rapport du groupe de travail sur « les animaux utilisés à des fins scientifiques, des vies qui nous obligent », 2025.
  13. Karel Čapek, « R.U.R. Rezon’s Universal Robots », trad. Hanuš Jelínek, Les Cahiers dramatiques, no 21,‎ Paris, Éditions Jacques Hébertot, 1924.
  14. Jacques Derrida, L’Animal que je suis, Paris, Galilée, 2006.
  15. René Char, Les Matinaux, Paris, Gallimard, 1950.