Au tournant de la Renaissance, l’humanisme érige l’Homme en centre de tout 1. Montaigne en donne un témoignage ironique à la fin du XVIe siècle : par pure vanité, l’être humain « s’égale à Dieu, s’attribue des qualités divines, se distingue et se sépare de la foule des autres créatures ».
Pour le dire autrement, à partir de cette période, l’Homme ne se voit plus comme une partie d’un grand Tout cosmique, mais comme un sujet à part, hors du monde commun avec les animaux ou la nature. L’Humanité naissante proclame sa dignité propre et son autonomie — ce que Kant aux Lumières formulera par l’appel à la raison autonome et à la devise Sapere aude 2.
L’« Homme de Vitruve » esquissé par Léonard de Vinci — ce corps humain parfaitement proportionné inscrit dans les formes géométriques de l’univers — illustre cette nouvelle croyance en l’harmonie entre le cosmos et l’individu humain, désormais mesure de toutes choses.
Cette centralité conquise a toutefois un prix : en se glorifiant lui-même, l’Homme moderne s’est « séparé » du reste. Il n’est plus relié organiquement à la Nature par la chaîne des êtres chère aux Anciens. Il ne procède plus d’un Dieu omniscient et omnipotent.
Désormais, l’ordre cosmique extérieur est relégué au second plan. L’époque voit l’émergence de l’humanisme, qui place l’homme au centre de l’art, de la philosophie et de la science — un homme libre, rationnel, mais aussi nu et fini.
Ce fossé grandissant entre l’homme et le monde, plusieurs penseurs contemporains l’ont diagnostiqué comme la « grande séparation » de la Modernité : d’un côté, les choses humaines, étudiées plus tard par les sciences sociales et humaines ; de l’autre, les choses naturelles, objet des sciences physiques et naturelles. Bruno Latour et Michel Serres ont, dans des registres différents, analysé comment, depuis le XVIIIe siècle, nous avons constitutionnellement séparé les sujets et les objets, les faits sociaux et les faits naturels 3.
En pratique pourtant, cette séparation est une illusion utile : dès les origines, la science moderne et la politique moderne ont avancé de pair, comme deux moitiés d’un même dispositif. Latour rappelle ainsi qu’au même moment où Boyle invente le laboratoire scientifique pour comprendre le monde matériel, Hobbes invente le contrat social pour organiser le monde humain. Deux sphères autonomes sont nées — l’une régie par le savant, l’autre par le souverain —, et leur succès formidable au fil des siècles a fait oublier qu’en réalité, ces deux sphères n’ont jamais cessé d’interagir.
L’erreur n’est pas d’avoir placé l’Homme au centre à la Renaissance, mais d’avoir cru qu’il pouvait s’y maintenir seul, séparé de la Nature et de la Technique.
David Djaïz
L’impensé de la technologie
Le résultat de cette scission conceptuelle, c’est que la technologie s’est retrouvée sans statut propre dans la pensée moderne.
La technologie est précisément l’ensemble des savoir-faire par lesquels les humains construisent des choses inspirées de l’observation de la nature mais utiles au monde social : l’artefact technologique est un lien un nexus, entre les choses du monde et la communauté humaine.
En découpant le réel entre « ce qui relève de la nature » et « ce qui relève de la société », on a pourtant laissé la technologie dans un angle mort : les sciences dures se sont occupées des lois objectives sans trop se soucier des implications humaines, et les sciences humaines ont parlé de sujets humains en négligeant les objets techniques que créent les hommes ; aucune des deux n’a vraiment pris la technologie comme objet central de réflexion.
C’est ainsi que nous avons libéré une immense puissance technologique sans forger en parallèle les outils intellectuels ou politiques pour la comprendre et la maîtriser.
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, cette omission ne semblait pas problématique — au contraire, elle a pu paraître providentielle. D’innombrables innovations, de la machine à vapeur à l’électricité, ont transformé la société en profondeur en l’espace de deux siècles et demi.
Les « 250 Glorieuses » du progrès technologique effréné correspondent aussi à une période de haute croissance économique et de progrès matériel et social pour une partie de l’humanité. Les humains, se comportant selon le mot de Descartes « comme maîtres et possesseurs de la nature » 4, se sont crus tout permis pour exploiter les ressources, modeler les paysages, multiplier les machines. La technologie est devenue leur bras armé pour transformer le monde à leur guise.
Sans régulation notable, sans conscience écologique ni garde-fous éthiques robustes, l’essor technique a produit une croissance matérielle phénoménale — et un sentiment de toute-puissance.
Le techno-libertarianisme a indéniablement produit un élan d’innovation extraordinaire. Toutefois, il porte en germe des déséquilibres profonds.
David Djaïz
L’humanité s’est enivrée de ses propres conquêtes industrielles, repoussant sans cesse les limites, comme si la nature était un décor inerte ou un réservoir inépuisable. Ni les savants occupés à percer les secrets de la matière, ni les philosophes ou les juristes occupés à émanciper l’individu, n’ont vraiment questionné la trajectoire de cette puissance technique autonome. Propulsés par l’idéologie du progrès et l’absence de contraintes, nous avons laissé la technologie dans un no man’s land intellectuel.
Dans les années 1930, la puissance libérée par la technoscience atteint son point culminant — pour le meilleur et pour le pire.
Lors de cette décennie, d’abord, la puissance de l’atome a été comprise par la physique théorique, débouchant un peu plus tard sur la bombe nucléaire. Jamais encore l’humanité n’avait tenu entre ses mains un pouvoir de destruction aussi absolu, capable d’anéantir en un éclair des villes entières.
Dans les mêmes années, la science de l’information jetait les bases de l’informatique et de l’intelligence artificielle, ouvrant la voie à un nouveau pouvoir de transformation du monde via les bits et les algorithmes.
Fait frappant, ces deux lignées — l’atome et le bit — ont été développées en partie par les mêmes esprits visionnaires. Comme l’a donné à voir l’écrivain Benjamín Labatut dans son remarquable MANIAC 5, la carrière de John von Neumann illustre à elle seule ce continuum : ce génie mathématicien participa d’abord au Projet Manhattan pour créer la première bombe A, puis posa les fondations de l’ordinateur et de l’IA dans l’après-guerre.
Dans les deux cas, il ne s’agit plus simplement de comprendre ou d’expliquer le monde naturel, tâche des sciences naturelles de la modernité, mais bel et bien de fabriquer quelque chose de radicalement nouveau. La bombe atomique n’est pas une extension de la nature : c’est un artefact inédit, fruit de l’ingénierie humaine, qui libère une énergie quasi-cosmique — rappelons-nous la phrase d’Oppenheimer voyant la première explosion, inspirée de la Bhagavad-Gita : « Je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes. » De même, les premiers ordinateurs et programmes d’IA ne se contentent pas de modéliser des phénomènes : ils créent un espace numérique autonome, peuplé de calculs et d’apprentissages artificiels.
L’humanité s’est ainsi dotée d’outils capables de dupliquer certaines de ses propres facultés — la puissance de calcul, la prédiction, voire la créativité rudimentaire des IA actuelles, et peut-être demain le fonctionnement du cerveau — et de détruire la vie à une échelle industrielle via l’armement nucléaire.
La menace quantique et numérique
Naturellement, ces avancées vertigineuses ont engendré de nouvelles angoisses apocalyptiques. La guerre froide a été hantée par le spectre d’un holocauste atomique pouvant survenir à tout moment — un « hiver nucléaire » qui aurait scellé la fin de notre civilisation. La peur d’une extinction soudaine est devenue une composante de l’imaginaire collectif du second XXe siècle.
Or voici qu’un nouveau spectre se lève : celui d’une super-intelligence artificielle incontrôlable, qui échapperait au contrôle humain et causerait notre perte. Des voix autorisées — y compris des pionniers de l’IA 6 — avertissent désormais que l’IA pourrait présenter un risque d’extinction de l’humanité à terme, comparable à la menace nucléaire ou pandémique.
Sans régulation notable, sans conscience écologique ni garde-fous éthiques robustes, l’essor technique a produit une croissance matérielle phénoménale.
David Djaïz
Les bits et les atomes finiront par converger. En effet, l’IA la plus puissante déploiera tout son potentiel de transformation lorsqu’elle rencontrera le monde physique et biologique, à travers la robotique ou les prothèses neuronales. Que se passera-t-il lorsque les algorithmes intelligents piloteront directement des machines, agiront sur des organismes vivants, manipuleront les atomes ?
Les premières réponses nous font entrapercevoir tant des espoirs fous que des périls inédits.
Dans la biologie, l’IA permet déjà d’accélérer la découverte de médicaments et la compréhension du vivant — mais elle pourrait tout aussi bien être détournée pour concevoir des agents pathogènes ou des toxines inédites. En 2022, des chercheurs ont ainsi montré qu’un système d’IA médical, détourné en « mode offensif », pouvait générer 40 000 molécules potentiellement mortelles en seulement six heures 7. Un jeu d’enfant — terrifiant — que de retourner un algorithme destiné à éviter les poisons, pour qu’il propose au contraire des composés toxiques proches du plus puissant gaz neurotoxique connu !
Dans le domaine de la robotique, l’IA promet des usines autonomes, des véhicules sans conducteur, des robots capables d’apprendre — en somme, la fusion de l’intelligence logicielle et de la force physique. Là encore, les perspectives oscillent entre l’utopie — imaginez des robots qui éliminent définitivement la pénibilité du travail humain — et la dystopie — des armes autonomes tueuses, des « Terminators » libres d’agir.
Tant que l’IA se cantonne aux grands modèles de langage et à l’auto-complétion de textes, sa puissance reste limitée ; mais à mesure que ses « cerveaux » s’amélioreront et qu’elle se dotera de « bras » dans le monde réel, la puissance noire libérée par notre hubris technologique pourrait se concrétiser. N’oublions pas : l’Homme moderne, en refusant de penser la technologie et en se déclarant seul au monde, a libéré des forces qu’il maîtrise mal.
Les sources d’une dépendance
L’ironie de l’histoire, c’est que cette modernité fondée sur la séparation Homme/Nature nous ramène désormais à la réalité de notre interdépendance radicale.
D’un côté, la Nature, crue jadis inépuisable, nous rappelle brutalement à l’ordre par le biais du changement climatique et des crises écologiques.
De l’autre, la Technologie, longtemps considérée comme neutre, envahit nos vies, notre quotidien, nos psychés à une vitesse vertigineuse — réseaux numériques omniprésents, IA générative adoptée en un temps record —, reconfigurant nos sociétés en profondeur.
En se glorifiant lui-même, l’Homme moderne s’est « séparé » du reste. Il n’est plus relié organiquement à la Nature par la chaîne des êtres chère aux Anciens.
David Djaïz
Ces deux dynamiques — la crise planétaire et la révolution de l’IA — constituent les grands défis du siècle. Elles nous commandent, l’une comme l’autre, de repenser d’urgence le contrat qui lie les humains à leur environnement naturel et technologique. Un rapide regard en arrière s’impose.
En 1992, lors du Sommet de la Terre à Rio, la communauté internationale prenait conscience de la nécessité de préserver l’environnement global. On parlait déjà d’« agir pour les générations futures ».
Hélas, en plus de trente ans, nous avons largement échoué à enrayer la catastrophe écologique annoncée. Les émissions de CO₂ ont continué d’augmenter, si bien que nous vivons désormais les prémices du basculement climatique : +1,1 °C de réchauffement en moyenne, des événements extrêmes en cascade, la fonte accélérée des glaces et une élévation du niveau des mers qui menace des populations entières.
Désormais, l’avenir dure moins longtemps : le futur, jadis lointain, entre déjà dans notre présent sous forme de crises répétées. Nous évoluons dans un environnement instable, imprévisible, qui n’a plus rien du décor immuable sur lequel se jouaient hier nos destins humains. La Terre, anciennement « bonne mère », se révèle épuisée, déréglée, potentiellement hostile.
Comme l’écrit Michel Serres, « l’histoire globale entre dans la nature ; la nature globale entre dans l’histoire ». Autrement dit, les affaires des hommes — économie, guerres, développement — impactent la planète au point d’en modifier la trajectoire, tandis que l’état de la planète — climat, écosystèmes — détermine de plus en plus le cours de nos sociétés.
Cette réalité nouvelle porte un nom : l’Anthropocène, l’ère où l’humanité est force géologique. Elle signe la fin du grand partage entre l’homme et son milieu : nous n’avons jamais été aussi peu « modernes » au sens de Latour, car nous percevons enfin concrètement que nature et culture, science et société sont indissociables.
Or, dans le même temps, la révolution numérique et l’IA plongent l’humanité dans une autre forme d’interdépendance inédite.
Désormais, aucun aspect de la vie sociale n’échappe aux technologies : nos communications, nos commerces, nos loisirs, notre travail passent par des systèmes globaux interconnectés. L’IA générative, en particulier, s’est déployée à un rythme fulgurant : en quelques mois, des outils comme ChatGPT ou Midjourney sont passés des laboratoires au grand public, suscitant à la fois engouement et inquiétude.
La vitesse à laquelle ces IA ont été adoptées n’a pas d’équivalent historique — cette diffusion fut plus rapide que l’adoption d’Internet, du smartphone ou des réseaux sociaux, par exemple. On voit émerger un monde où les décisions, les créations, les interactions humaines sont de plus en plus médiées par la technologie.
Cette pénétration accélérée de l’IA dans le quotidien nous place, là encore, face à une urgence : il n’est que trop temps de penser ce phénomène. Allons-nous laisser cette technologie se diffuser sans boussole, comme nous l’avons fait trop longtemps pour les émissions polluantes ? Allons-nous, dans dix ou vingt ans, constater les dégâts sociétaux ou existentiels de l’IA après coup, comme nous subissons aujourd’hui les conséquences du carbone accumulé ou encore le désastre des réseaux sociaux ?
Deux contre-modèles technologiques
La leçon de l’écologie ou des réseaux sociaux, c’est qu’on ne peut régler des problèmes planétaires avec une simple exhortation morale. Le Sommet de Rio de 1992 avait suscité de grands espoirs, mais aucune action véritable n’est venue imposer de l’ordre.
En revanche, Michel Serres proposait dès 1990 un concept stimulant : le contrat naturel 8. L’idée d’un contrat naturel est de suturer le lien brisé entre l’humanité et la nature, en intégrant la Terre dans nos pactes sociaux au même titre que les êtres humains.
Aujourd’hui, ce qu’il faut imaginer va au-delà : un pacte d’un genre nouveau, qui incorpore explicitement la nature et la technologie dans la façon dont nous organisons nos sociétés. Il s’agit de penser ensemble les hommes, le monde et les artefacts qui les relient. Plutôt que de cloisonner écologie, société et technologie en silos séparés, il faut une approche symbiotique.
Face à ces défis, deux grandes visions de l’avenir s’imposent.
Le techno-libertarisme
La première est la voie techno-libertarienne, parfois qualifiée de « techno-césariste » lorsqu’elle flirte avec l’autocratie. Ses partisans, une frange de milliardaires de la tech, d’idéologues néo-réactionnaires et de survivalistes high-tech, proposent en creux une sorte d’anti-contrat social. Pour eux, la technologie est appelée à tout dominer et l’État de droit, la démocratie, la préservation égalitaire de l’humanité sont des freins obsolètes.
Cette « idéologie californienne » repose sur l’idée que la technologie peut tout résoudre et que les problèmes de gouvernance deviennent de simples problèmes d’ingénierie. Dans ce modèle, l’innovation avance plus vite que la régulation, et les géants du numérique fonctionnent en quasi-liberté, se présentant comme des plateformes neutres.
En réalité, ces entreprises ont acquis un rôle politique : elles connectent des milliards de personnes selon leurs propres règles, souvent sans rendre de comptes. Leur mantra implicite — « si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » — illustre bien comment les utilisateurs ont cédé des données personnelles en échange de services pratiques.
Propulsés par l’idéologie du progrès et l’absence de contraintes, nous avons laissé la technologie dans un no man’s land intellectuel.
David Djaïz
Le philosophe et entrepreneur Alex Karp, PDG de Palantir, plaide dans son essai The Technological Republic 9 pour une nouvelle alliance entre l’État et l’industrie logicielle occidentale. Selon lui, « la survie de l’expérience démocratique américaine dépend d’une revitalisation technologique du complexe militaro-industriel », la Silicon Valley devant retrouver une mission civique, presque messianique, pour renforcer la nation. Autrement dit, Karp appelle les entreprises tech à s’aligner sur le bien public, notamment en développant des outils d’intelligence artificielle au service de la sécurité et des valeurs démocratiques, plutôt qu’en se cantonnant aux gadgets de consommation.
Ce techno-libertarianisme a indéniablement produit un élan d’innovation extraordinaire. Toutefois, il porte en germe des déséquilibres profonds. Les géants de la tech accumulent un pouvoir sans précédent sur l’information, l’économie ou même les émotions collectives. L’utilisateur isolé est impuissant devant des acteurs devenus intouchables.
Ce modèle a donc commencé à montrer ses limites, particulièrement du point de vue de la démocratie et du bien commun.
Le modèle chinois
À l’opposé, la Chine a développé un modèle dirigiste technologique où l’État pilote étroitement la révolution numérique. Ici, la technologie est au cœur du contrat social autoritaire. Le Parti communiste chinois investit massivement dans les secteurs stratégiques — IA, big data, réseaux 5G — et oriente l’innovation vers ses objectifs politiques et sociaux.
Deux axes forts caractérisent cette politique industrielle : la volonté de contrôle de l’écosystème économique et le désir d’autonomie stratégique face à l’étranger. En pratique, Pékin a édifié son propre cyberespace souverain — grandes plateformes nationales comme Alibaba, Tencent, Baidu… — protégé par le « Great Firewall ». L’État-parti s’assure ainsi que la technologie renforce sa stabilité plutôt qu’elle ne la menace. Dans ce contrat social version chinoise, le citoyen échange une partie de ses libertés contre des promesses de sécurité, de stabilité, de prospérité matérielle et d’amélioration de son cadre de vie grâce aux outils technologiques.
Un exemple emblématique est le système de crédit social : un programme national, appuyé sur des surveillances de masse et de l’intelligence artificielle, qui attribue à chaque individu un score de « confiance ». Ce score fluctue selon la conduite de chacun — payer ses factures à l’heure, bien se comporter en ligne — et vise à « civiliser » la société par les récompenses et les punitions. Il s’agit ni plus ni moins d’une « contrôlocratie » high-tech où le gouvernement régule les comportements via un capital de points numérique.
Cette incorporation de la tech dans la gouvernance s’appuie sur des traditions politiques chinoises — confucianisme, légisme — réactualisées par les algorithmes : l’idée que l’harmonie sociale passe par un État paternaliste qui surveille et sanctionne pour le bien commun.
La technologie est aussi mobilisée au cœur d’une autre priorité du contrat social chinois : l’environnement. Conscient que la pollution menace la qualité de vie — et donc la stabilité du régime — , Pékin a intégré la notion de « civilisation écologique » dans sa Constitution et mis en œuvre un arsenal d’initiatives technologiques pour la transition verte. Par exemple, le plan « Beautiful China 2025 » vise une industrie propre et une baisse de la pollution grâce aux innovations vertes — intelligence artificielle, objets connectés, capture de carbone, etc. Dans le même esprit, la « Civilisation Écologique Numérique » combine numérisation et écologie en déployant des systèmes intégrés de surveillance intelligente des ressources naturelles — capteurs, IA, blockchain — pour mieux protéger l’environnement.
La Chine a développé un modèle dirigiste technologique où l’État pilote étroitement la révolution numérique.
David Djaïz
Ces efforts commencent à porter leurs fruits : le gouvernement chinois s’enorgueillit, par exemple, d’avoir réduit de 20 % en un an certains polluants atmosphériques mortels à Pékin en ciblant mieux les inspections grâce au machine learning. Ici encore, la population accepte un haut niveau d’intervention technologique de l’État — caméras, drones, traqueur de données — en échange d’améliorations tangibles — ciel plus bleu, villes plus sûres, services digitaux efficaces. En somme, la tech est le bras armé du contrat social chinois, qu’il s’agisse de discipliner la société ou de relever des défis comme la transition écologique.
L’Europe à la peine
Alors que les États-Unis et la Chine ont jeté les bases d’un nouveau contrat, à la fois social, technologique — et environnemental dans le cas de la Chine — , l’Europe est à la peine. À ce jour, l’approche européenne s’est surtout concentrée sur la régulation — concurrence, protection des données, taxation — et la production normative pour essayer, avec un succès limité, de modérer les abus des big tech, sans véritablement innover ou proposer un modèle alternatif.
Vaincre la technophobie
Cette posture défensive ne suffit plus.
En d’autres termes, sans stratégie technologique propre, le Vieux Continent sous-traite une partie de son contrat social à des entreprises californiennes ou à des outils conçus en Chine — au risque d’y perdre sa souveraineté et ses valeurs. Or, l’Europe pourrait s’inspirer, sans les copier, des démarches américaines et chinoises : mettre la tech au cœur d’un pacte social orienté par nos valeurs.
Pour cela nous devons esquisser une troisième voie. C’est celle que nous pourrions appeler l’humanisme augmenté.
Pourquoi « augmenté » ? Parce qu’il s’agit de redonner force et pertinence aux valeurs humanistes — dignité humaine, liberté, égalité, raison — mais en les « augmentant » des pouvoirs offerts par la technologie ainsi que d’une plus grande attention à la planète.
L’erreur n’est pas d’avoir placé l’Homme au centre à la Renaissance, mais d’avoir cru qu’il pouvait s’y maintenir seul et nu comme un « nouveau-né », séparé de la Nature et de la Technique. L’humanisme augmenté propose de réaffirmer la centralité de l’humain tout en reconnaissant son lien indéfectible avec le monde naturel et l’outil technologique.
La voie européenne ne doit être ni la technophobie, ni l’obsession réglementaire, ni la sacralisation du principe de précaution.
David Djaïz
Qu’est-ce que cela implique ? D’abord, de ne pas aborder la technologie avec crainte ou en témoignant d’une hostilité systématique, comme c’est parfois la tentation en Europe où l’on verse vite dans la technophobie ou le principe de précaution paralysant.
Un humanisme augmenté serait au contraire un humanisme technophile et audacieux, conscient que la technologie est désormais le prolongement de nous-mêmes. Refuser la technologie ne serait rien d’autre que refuser une part de notre humanité contemporaine — ce serait nous mutiler volontairement. En revanche, il faut apprivoiser celle-ci, l’orienter, la maîtriser collectivement pour qu’elle serve le bien commun.
Un exemple parlant est celui de la transition écologique : nous n’y parviendrons qu’en mobilisant massivement l’innovation — dans les énergies renouvelables, le stockage, l’efficacité, la capture de CO₂, etc. — , et non en revenant au statu quo d’avant l’introduction de ces technologies. De même, l’IA peut être mise au service de causes humanistes : améliorer la santé, l’éducation, optimiser l’usage des ressources, alerter sur les dérives, etc., pourvu qu’on l’envisage avec une intention éthique et non comme une quête de profit ou de puissance.
L’humanisme augmenté, c’est la confiance assumée dans notre capacité à coévoluer avec nos créations techniques, sans naïveté mais sans fatalisme. C’est aussi la conviction que la technologie doit être incorporée dans un projet de société durable sur Terre. Si l’humanisme classique rêvait d’émancipation individuelle infinie, l’humanisme augmenté sait que notre destin est lié à une planète aux limites finies. Il intègre donc la contrainte écologique non pas comme un frein, mais comme le cadre d’un nouvel élan de progrès.
Il est urgent que l’Europe, en particulier, embrasse cette vision positive. Le Vieux Continent aime à se penser en champion des valeurs humaines abstraites — démocratie, droits de l’homme, modèle social — et il est vrai qu’il a une tradition philosophique riche en la matière. Mais face à la disruption techno-scientifique, l’Europe accuse un retard total et peut-être fatal. Trop souvent, elle s’est contentée de réguler a posteriori les innovations venues d’ailleurs, sans proposer une vision d’ensemble de la société numérique qu’elle souhaite bâtir.
Or réguler n’est pas penser. La régulation est nécessaire, mais elle intervient souvent comme un cautère sur une jambe de bois, sans changer la direction du mouvement. L’Europe ne manque pas de principes, mais elle peine à les traduire en stratégie technologique proactive.
Un humanisme augmenté européen impliquerait de formuler un véritable projet de civilisation technologique : comment voulons-nous que l’IA, la robotique ou les biotechs transforment nos vies ? Quels usages encourage-t-on, lesquels proscrit-on ? Quelle place pour le travail humain aux côtés des machines ? Quelle éducation dans un monde saturé d’outils intelligents ? Autant de questions qui demandent une pensée ambitieuse, et non de simples taxes ou normes techniques.
Le nouveau modèle européen
L’Europe a les moyens intellectuels et moraux d’être le berceau de cette synthèse entre humanisme et technologie. À elle de ne pas se tromper de combat : il faut inventer l’avenir, et non corriger seulement les erreurs du passé.
Pour que la voie de l’humanisme augmenté triomphe, encore faut-il se donner les moyens concrets de nos ambitions. Il ne suffit pas de proclamer de belles intentions : il faut bâtir une souveraineté technologique réelle à l’échelle continentale, développer des alternatives et impliquer l’ensemble de la société.
Soyons lucides : aujourd’hui, la révolution de l’IA est dominée en pratique par les acteurs américains — et, dans une autre mesure, chinois. Les grandes entreprises du numérique — Google, Microsoft, Meta, Amazon, OpenAI et bien sûr Nvidia, grand gagnant du tournant de l’IA — sont à la manœuvre pour imposer leurs plateformes, leurs standards, leurs écosystèmes. L’IA générative, par exemple, repose sur des modèles coûteux en calcul que seules ces entités peuvent entraîner et déployer à grande échelle.
Derrière l’illusion d’une compétition ouverte entre les plus grandes startups d’IA, la réalité est que presque toutes dépendent des mêmes fournisseurs : 11 startups sur 12 utilisent les puces Nvidia pour entraîner leurs IA, la plupart passent par les clouds des GAFAM, notamment AWS pour l’infrastructure, et distribuent leurs modèles via les plateformes de ces géants.
En somme, une nouvelle couche de dépendance est en train de se former : l’IA plateformisée « as a service », distribuée aux consommateurs et aux entreprises européens comme un produit. Sans réaction européenne, les big tech verrouilleront l’accès à l’IA comme elles ont monopolisé l’accès aux app stores, au cloud et aux réseaux sociaux. Startups et entreprises utilisatrices se retrouveront face à un choix binaire : se soumettre aux conditions des géants — avec les risques de capture de la valeur et de dépendance stratégique que cela implique — ou rester à la marge du progrès.
L’humanisme augmenté, c’est la confiance assumée dans notre capacité à coévoluer avec nos créations techniques, sans naïveté mais sans fatalisme.
David Djaïz
Dans ce contexte, l’Europe ne peut pas se contenter d’être consommatrice de technologies conçues ailleurs. Elle doit redevenir productrice. Cela signifie investir massivement dans nos propres capacités : recherche fondamentale en IA, construction d’infrastructures de calcul — supercalculateurs, cloud souverains — , soutien à une filière de semi-conducteurs européenne, formation d’experts de haut niveau et rétention des talents. Non par chauvinisme, mais pour garantir notre autonomie de décision et la conformité de ces technologies avec nos valeurs.
Un exemple frappant est celui de la santé : si toutes les IA médicales viennent de Californie ou de Shenzhen, comment s’assurer qu’elles respectent nos normes éthiques, notre protection des données patients, nos choix de société sur la médecine ? De même pour la défense, l’agriculture ou l’éducation : l’IA qui façonne ces domaines doit être sous notre contrôle, ou bien nous perdrons notre souveraineté sur des pans entiers de la vie collective.
Déployer l’IA au travail
Concrètement, le défi européen est double.
D’abord, il faut diffuser l’IA dans chacune de nos industries de manière ciblée et efficace. Plutôt que de courir après un hypothétique « Google européen » ou de créer une énième plateforme généraliste ex nihilo, mieux vaut intégrer l’IA dans le grain fin des secteurs où l’Europe est déjà forte — automobile, aéronautique, luxe, énergie, santé ou agroalimentaire.
Cela implique de repenser les processus de production, de former et requalifier les travailleurs, d’adopter l’IA pour automatiser les tâches répétitives et d’améliorer la qualité et la sécurité, tout en préservant le savoir-faire humain. Le but n’est pas de remplacer les personnes par des machines, mais de combiner le meilleur des deux dans une logique d’hybridation.
Par exemple, dans la médecine, l’IA peut analyser des radiographies ou des IRM à une vitesse et avec une précision impressionnantes, détectant des anomalies subtiles invisibles à l’œil nu. On aurait pu croire que cela signifierait la fin du métier de radiologue — Geoffrey Hinton proclamait en 2016 qu’on devrait cesser de former des radiologues, tant l’IA allait les surpasser. Pourtant, près de dix ans plus tard, la demande en radiologues humains est au plus haut et leurs effectifs augmentent 10 !
Pourquoi ce paradoxe ? Parce que si les IA excellent dans les tests de laboratoire, elles peinent à couvrir toute la complexité des cas réels et n’assurent qu’une fraction du travail d’un médecin. Les outils détectent certaines pathologies, mais ils ne peuvent remplacer l’interprétation globale, la responsabilité juridique, la relation au patient, la décision thérapeutique. L’IA ne vous regarde pas dans les yeux.
En conséquence, l’IA augmente le radiologue au lieu de le remplacer : elle prend en charge le criblage de centaines d’images, accélère le diagnostic pour les cas évidents, permettant au médecin de se concentrer sur les cas complexes et le contact humain. L’efficience s’accroît, la qualité potentiellement aussi, et le médecin reste au centre du processus de soin.
Ce scénario doit servir de modèle dans d’autres domaines. L’IA bien utilisée peut libérer les travailleurs des tâches pénibles ou fastidieuses — la paperasse administrative, la saisie de données, la surveillance de défauts mineurs en production — , ce qui augmente la satisfaction au travail et laisse plus de temps pour des dimensions irremplaçables comme la créativité, la réflexion stratégique ou la relation humaine.
L’Europe pourrait s’inspirer, sans les copier, des démarches américaines et chinoises : mettre la tech au cœur d’un pacte social orienté par nos valeurs.
David Djaïz
Une telle manière de faire suppose toutefois d’inclure les salariés dans l’appropriation des outils d’IA et de former tout le monde à ces nouveaux compagnons de travail plutôt que de les imposer d’en haut. Un humanisme augmenté en entreprise signifie faire confiance à l’intelligence collective des équipes pour tirer le meilleur de la technologie.
Renforcer la résilience numérique
Le second grand chantier est celui de la résilience numérique.
L’Europe a pris conscience de sa dépendance excessive aux solutions étrangères, que ce soit pour le cloud, les systèmes d’exploitation, les réseaux ou les services en ligne. Cette dépendance n’est pas seulement économique : elle devient un risque politique et stratégique. Comment assurer la continuité de nos hôpitaux, de nos administrations ou de nos industries critiques si les outils de base sont sous contrôle de puissances extérieures, ou si celles-ci peuvent en couper l’approvisionnement ?
Pour y répondre, des acteurs européens innovent ; par exemple, on voit émerger des clouds « de confiance » français ou allemands, des projets de systèmes d’exploitation open source, des investissements dans le hardware européen. Par ailleurs, des réflexions de fond ont lieu sur comment mesurer et améliorer la résilience numérique de chaque organisation : en France a été lancée en 2025 l’Indice de résilience numérique, un outil destiné aux entreprises pour évaluer à 360° leurs dépendances numériques — logiciels, données, infrastructures, fournisseurs, compétences internes.
Il s’agit de bâtir, brique par brique, une capacité européenne à concevoir, déployer et maintenir les technologies critiques. Cela ne veut pas dire se charger de tout en solitaire ou tomber dans une autarcie stérile ; mais il est indispensable d’avoir, sur les éléments vitaux — santé, énergie, communications, défense, intelligence artificielle sensible —, des alternatives locales fiables pour ne pas être à la merci de chantages ou de ruptures d’approvisionnement.
Au-delà de l’échelle continentale, cette reprise de contrôle doit aussi se jouer au niveau des entreprises et des individus. Chaque organisation gagnera à considérer ses données, ses algorithmes, son patrimoine logiciel comme des actifs stratégiques à valoriser et protéger, au même titre que ses actifs physiques ou financiers.
Cela implique d’investir en interne dans la compétence logicielle : embaucher des développeurs de haut niveau — d’autant plus nécessaire que prolifère le code bas de gamme généré par IA — , former son personnel aux bases du code, comprendre les enjeux de cybersécurité, éviter de confier aveuglément toute son informatique à des solutions « boîte noire » qu’on ne maîtrise pas ; en somme, redevenir acteur de son destin numérique plutôt que simple utilisateur passif.
C’est un changement culturel profond, surtout pour des économies habituées à acheter des solutions sur étagère ou à externaliser ces sujet —mais il est indispensable si l’on veut qu’à long terme la révolution numérique soit faite par nous et pour nous, et non subie.
Refuser la technologie ne serait rien d’autre que refuser une part de notre humanité contemporaine — ce serait nous mutiler volontairement.
David Djaïz
Les fruits d’une approche européenne de l’IA
Clarifions bien ce que n’est pas cette voie européenne : ce n’est ni la technophobie, ni l’obsession réglementaire, ni la sacralisation du principe de précaution. L’humanisme augmenté n’est pas un statu quo frileux qui briderait toute expérimentation ou toute prise de risque. Au contraire, il réclame une forme d’audace éclairée. Audace d’innover, d’investir, de repenser nos modèles d’affaires, nos politiques publiques, nos éducations, en intégrant les possibilités de la technologie ; mais audace combinée à une boussole éthique et humaine : on n’innove pas pour écraser l’humain, on innove pour le libérer et l’élever.
L’Europe peut trouver là un équilibre original, différent du techno-libertarianisme californien et du dirigisme chinois. Plutôt qu’une approche purement marchande de la tech où l’on déploie de nouveaux moyens pour ne constater les dégâts qu’ensuite, plutôt qu’une approche purement sécuritaire où l’État utilise la tech pour surveiller et contrôler, l’approche humaniste européenne viserait une appropriation par apprentissage collectif.
Imaginons-en les fruits concrets dans quelques domaines.
Éducation
Au lieu d’interdire les IA par crainte de la triche, nos écoles pourraient les intégrer comme outil pédagogique sous supervision, en apprenant aux élèves à s’en servir intelligemment pour la recherche d’informations ou l’amélioration de la rédaction, tout en développant un esprit critique sur ses limites. Les enseignants deviendraient des guides dans un monde de savoirs augmentés, plutôt que des distributeurs de connaissances standardisées.
L’IA pourrait aussi permettre un suivi plus personnalisé des élèves, détecter précocement les difficultés, libérer du temps aux profs en automatisant certaines corrections, leur permettre de se concentrer sur les élèves les plus en difficulté… tout cela, si et seulement si on forme et associe les enseignants à la conception de ces outils, pour qu’ils répondent aux besoins du terrain et respectent la relation humaine essentielle dans l’éducation.
Santé
Comme on l’a vu, l’IA peut conduire des diagnostics et seconder les médecins. Couplée aux objets connectés, elle pourrait prévenir des maladies en surveillant en continu certains paramètres et en alertant en cas d’anomalie, optimiser les traitements par une médecine personnalisée et gérer plus efficacement les systèmes de soins par l’orientation des patients et l’allocation des ressources en temps réel. Une Europe humaniste ne rejetterait pas ces avancées : elle encadrerait strictement la protection des données de santé et garantirait aussi que l’IA reste un assistant et non un arbitre aveugle — le dernier mot devant toujours appartenir à un médecin responsable ; elle veillerait aussi à l’équité d’accès à ces innovations pour ne pas creuser les inégalités de santé.
Transition écologique
L’apport de la tech est décisif, que ce soit pour gérer des réseaux électriques complexes à base d’énergies renouvelables intermittentes via des grilles intelligentes pilotés par IA, pour optimiser l’usage des matières premières dans l’industrie grâce à l’analyse de données massives et l’IoT, ou pour modéliser finement le climat et guider nos politiques grâce à des IA climatologiques. L’Europe pourrait prendre le leadership de la Green AI au service du climat, alliant son savoir-faire industriel et son exigence environnementale. Cela créerait des emplois qualifiés, de la croissance verte et renforcerait notre autonomie. Ainsi, nous pourrions par exemple moins dépendre du pétrole grâce à des systèmes intelligents de gestion de l’énergie.
Ces quelques exemples montrent une direction possible : une société augmentée par l’IA mais pilotée par nos valeurs humanistes et nos citoyens. C’est cela, le nouveau contrat social, naturel et technologique qu’il faut poser. Un pacte où l’Homme, la Nature et la Machine cohabitent en bonne intelligence, où aucun des trois n’écrase les autres.
Ce pacte est-il utopique ? Peut-être pas plus que n’était utopique, en son temps, l’idée de démocratie ou de droits de l’homme. Il aura fallu des siècles pour que l’humanisme des Lumières triomphe des tyrannies et des obscurantismes.
La leçon de l’écologie ou des réseaux sociaux, c’est qu’on ne peut régler des problèmes planétaires avec une simple exhortation morale.
David Djaïz
Il nous reste peu de temps pour que l’humanisme augmenté triomphe du chaos climatique et de la démesure technologique, mais l’histoire n’est pas écrite d’avance. L’Europe, berceau de la pensée humaniste, a une responsabilité particulière pour formuler et mettre en œuvre cette synthèse vitale.
La troisième voie : ni passéisme, ni transhumanisme
Sommes-nous en définitive aux portes d’un troisième âge de l’humanité ? Après l’âge « théocentrique », puis l’âge « anthropocentrique » de l’Homme de Vitruve, nu et « coupé » du monde, voici peut-être venu l’âge de l’Hybridation. Les frontières s’y brouillent : l’homme-machine augmenté par la technique, l’homme en qui se révèle par la génétique la part d’animalité 11, l’homme-dans-son-environnement avec l’Anthropocène, l’homme-dieu qui aspire à une connaissance quasi omnisciente via l’IA et à une maîtrise de la vie quasi divine via la science — toutes ces figures jadis séparées dans la précise marqueterie ontologique du monde moderne européen, se mêlent et se confondent de plus en plus.
Que reste-t-il de l’« humain » quand nos pensées sont secondées par des intelligences artificielles, quand notre corps peut être réparé à l’infini, quand nos interactions passent par des milieux numériques omniprésents ? On peut y voir un gain net : nous troquons la solitude orgueilleuse héritée de l’humanisme contre un surcroît de puissance, d’invulnérabilité et de longévité. Moins au centre, mais en ayant enfin « contractualisé » avec les « autres réalités » — est-ce un bon « deal ontologique » ? Comment ne pas perdre en route ce qui faisait la dignité, la richesse intérieure, la profondeur de l’Homme, tout en profitant des bienfaits de l’ère hybride ?
Au fond, les mêmes angoisses reviennent depuis l’Antiquité. Platon, dans le Phèdre 12, mettait en scène l’invention de l’écriture comme un dangereux pharmakon 13. Le dieu Thot s’en vantait : « J’ai découvert un remède pour la mémoire », promettant sagesse et facilité d’apprendre ; mais le roi Thamus répliquait que ce remède produirait surtout l’effet inverse chez les hommes, « l’oubli, en leur faisant négliger leur propre mémoire ». Écrire, craignait Socrate, c’était cesser de savoir vraiment pour seulement croire savoir. Ce débat antique a traversé les siècles puisque nous n’avons cessé de nous doter d’appendices techniques.
L’histoire a donné tort au pessimisme de Thamus. L’écriture s’est révélée un formidable levier de civilisation : elle a permis d’accumuler le savoir bien au-delà des limites de la mémoire individuelle, de fonder des bibliothèques, des sciences, des cultures entières. Ce pharmakon a certes transformé notre esprit — nous avons externalisé une part de notre mémoire dans les livres — mais il l’a surtout décuplé.
De la même manière, on idéalise souvent la Renaissance comme l’essor conjoint de l’art, de la science et de l’humanisme, mais on oublie que le même siècle vit flamber l’irrationalité et le délire millénariste. Le prédicateur Savonarole embrasa en 1498 Florence, capitale du monde artistique et scientifique, dressant des bûchers où l’on brûlait les symboles de la vanité ; le peintre Botticelli, incarnation de l’humanisme renaissant, fut fasciné par ce discours apocalyptique et en porta la trace jusque sur sa toile d’une Nativité mystique aux accents de fin du monde.
Plus encore, l’outil emblématique de la Renaissance rationnelle — l’imprimerie — fut comme l’écriture au début de notre ère et l’IA aujourd’hui, un incroyable et ambivalent pharmakon. Certes, elle diffusa l’esprit scientifique et les idées humanistes et permit à l’Europe puis au monde d’entrer dans l’anthropocentrisme moderne, mais elle propagea tout autant prophéties ésotériques, almanachs de comètes annonçant le Jugement dernier, libelles et commérages attisant les rumeurs et les peurs. Comme l’a montré l’historien Denis Crouzet, les journaux personnels de l’époque regorgeaient de visions et de présages, tandis que les imprimeries inondaient le public de « nouvelles » sensationnelles sur la colère divine ou la fin imminente des temps. Savonarole et Botticelli ; Galilée et les monstres de Dürer — la Renaissance fut un moment où la décivilisation mystique a côtoyé l’élan de civilisation rationnelle et de progrès humain 14.
Dès les origines, la science moderne et la politique moderne ont avancé de pair, comme deux moitiés d’un même dispositif.
David Djaïz
Notre âge technologique ressemble en fait fort à cette Renaissance à deux visages. Les réseaux sociaux et les IA génératives remplissent le même rôle amplificateur que les imprimeries d’antan : ils accélèrent tout, le meilleur comme le pire — le pire plus que le meilleur pour les réseaux sociaux — au point d’avoir quasiment détruit nos démocraties modernes, propageant la déraison et la rumeur, démultipliant la portée d’un propos complotiste ou d’un deep fake plus que celle d’une démonstration scientifique. Plus que jamais, la puissance des outils exige un effort de civilisation pour conjurer leur potentiel de décivilisation.
À nous d’inventer les formes qui civiliseront la puissance obscure.
Pour citer Montaigne, nous demeurons « fragiles et orgueilleux » : si nous voulons rester pleinement humains en acceptant la part d’altération qu’implique toute poussée technologique, alors notre curseur doit tenir ensemble ce que nous avons trop souvent disjoint : la puissance et la limite, la prothèse et la présence, l’altération et la dignité.
Le pharmakon ne décide pas à notre place — il nous oblige à décider et à agir en conscience, à entrer « les yeux ouverts » dans le troisième âge de l’humanité — condition sine qua non de la préservation de notre « humaine condition ».
Telle est la mission de l’Europe.
Sources
- Pour sa 5e édition, les Rencontres Michel Serres — dont le Grand Continent est partenaire — interrogent ce que devient l’humanité à l’heure des profonds changements technologiques ; elles ont confié la présidence d’honneur des débats à la philosophe Claire Marin et à l’écrivain et essayiste Giuliano da Empoli. Entre promesse d’augmentation technologique et vertige de la dépossession métaphysique, l’humanité se trouve à un carrefour, contrainte de se redéfinir. C’est dans cette perspective que s’inscrit cette proposition : l’humanisme augmenté ; non la fin de l’humanisme, mais sa nécessaire métamorphose. Fidèle à l’esprit de Michel Serres, il s’agit moins ici de choisir entre l’adoption sans réserves des nouveaux outils et le retour à à un paradis perdu que d’inventer une nouvelle alliance — un humanisme d’un genre nouveau, lucide, relationnel et habité par la conscience de la technologie.
- En latin : « Ose savoir. »
- Voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991 ; Michel Serres, Le Contrat naturel, Paris, Flammarion, 1992.
- René Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, Leyde, Joannes Maire, 1637.
- Benjamín Labatut, MANIAC, Paris, Grasset, 2024.
- En mai 2023, des centaines d’experts et dirigeants tech ont signé une déclaration sans équivoque : « Mitigating the risk of extinction from AI should be a global priority alongside other societal-scale risks such as pandemics and nuclear war. »
- Fabio Urbina, Filippa Lentzos, Cédric Invernizzi et Sean Ekins, « Dual use of artificial-intelligence-powered drug discovery », Nature Machine Intelligence, 4, 2022, pp. 189-191.
- Michel Serres, Le Contrat naturel, op. cit.
- Alexander C. Karp et Nicholas W. Zamiska, The Technological Republic : Hard Power, Soft Belief, and the Future of the West, New York, Crown Currency, 2025.
- En 2025, aux États-Unis, le nombre de postes d’internes en radiologie a atteint un record, et la spécialité reste l’une des mieux rémunérées.
- Part sur laquelle nous pouvons désormais intervenir grâce au génie génétique.
- Platon, Phèdre, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2020.
- En grec ancien, pharmakon signifie à la fois « poison » et « remède ».
- Voir par exemple Denis Crouzet, Nostradamus. Une médecine des âmes à la Renaissance, Paris, Payot et Rivages, 2006.