« Sortir des ténèbres ne signifie pas entrer dans la lumière », une conversation avec Frank Trentmann sur l’Allemagne après le nazisme

Après la Deuxième Guerre mondiale, les Allemands confrontés à la culpabilité des crimes du nazisme avaient une alternative : la rejeter sur quelques dirigeants, ou s’estimer collectivement complices.

Pourquoi et comment ont-ils choisi la deuxième option ?

Dans une somme ambitieuse qui paraît cette semaine chez Grasset, Frank Trentmann écrit l’histoire d’une sortie des ténèbres.

Frank Trentmann, Les Allemands. Sortir des ténèbres (1942-2022) trad. Johan-Frédérik Hel Guedj, Paris, Grasset, «Essais et documents», 2025, 1056 pages, ISBN 9782246833178

À l’inverse de toute une tradition historiographique, qui s’est interrogée sur les racines de la catastrophe allemande, vous avez fait le choix de vous pencher sur ses suites. Vous ne cherchez pas à expliquer comment les Allemands ont pu produire la barbarie nazie, mais comment ils l’ont mise à distance. C’est donc l’histoire d’une « sortie des ténèbres » (Out of the Darkness) que vous écrivez ; et vous choisissez de le faire en analysant cette reconstruction allemande non pas sous un angle matériel, mais moral. Pourquoi ces choix ?

Frank Trentmann Nous disposons d’une vaste bibliothèque d’ouvrages et d’articles qui retracent avec minutie la descente de l’Allemagne vers la dictature, la guerre et le génocide. Cela soulève une question complémentaire : comment une nation se reconstruit-elle après une telle catastrophe ? Une partie de la réponse concerne la reconstruction matérielle. Mais, comme je le montre dans mon livre, celle-ci a toujours été étroitement liée à une reconstruction morale.

Dans un pays vaincu, divisé et désillusionné, les gens essayaient de redonner un sens à leur vie.

Les années d’après-guerre ont donc été fortement imprégnées d’enjeux moraux, autour de la question de la culpabilité, de la répartition « équitable » du fardeau de la guerre, de la vertu du travail acharné et de l’épargne, du rôle civilisateur de la famille. Les préoccupations liées à la guerre et à la paix, ainsi qu’à l’environnement, ont encore élargi ce champ. En tant qu’historien, j’ai voulu suivre cette moralité de plus en plus dense, comprendre ce changement, mais aussi ses limites.

Votre projet historiographique pose d’emblée un problème méthodologique : comment et à partir de quelles sources écrire l’histoire morale d’un peuple ?

Effectivement, cela a rendu l’écriture du livre encore plus passionnante que je ne l’avais prévu. La moralité ne dispose pas d’archives toutes faites. J’ai dû rechercher des sources potentielles dans de nombreux endroits où des préoccupations morales avaient été exprimées. Cela inclut des témoignages privés, tels que des lettres et des journaux intimes de soldats et de victimes du nazisme, ainsi que des affaires judiciaires, les archives de mouvements sociaux et même celles d’églises et d’organisations caritatives, qui donnent un aperçu de la vie des travailleurs étrangers, des personnes handicapées et d’autres groupes marginalisés. 

Je me suis particulièrement intéressé à l’évolution du rôle de la conscience, de la compassion et de la complicité. Qui méritait l’empathie et qui ne la méritait pas ? Les gens donnaient des réponses différentes à cette question. De même, suivre sa conscience et faire son devoir avaient des significations différentes pour les soldats et les objecteurs de conscience.

Je suis historien, pas philosophe ni prêtre ; ce qui m’intéresse, c’est de saisir l’évolution des opinions et des mentalités des gens, aussi problématiques soient-elles selon les normes éthiques actuelles.

C’est une erreur de supposer que la mémoire officielle, les monuments et les visites des camps de concentration se répercutent automatiquement sur l’identité privée et sociale.

Frank Trentmann

Pourquoi faire commencer cette histoire de la « sortie des ténèbres » en 1942, à un moment où les ténèbres étaient encore loin d’être dissipées ? 

Je commence par l’hiver 1942–1943 à cause de Stalingrad.

La défaite à Stalingrad est un choc énorme ; elle ne signifie pas que la guerre est perdue, mais elle soulève la possibilité que l’Allemagne puisse ne pas la gagner. Le massacre des Juifs et d’autres civils était déjà en cours à ce moment-là, mais il prenait désormais une nouvelle signification. Et si les Allemands étaient tenus pour responsables ? 

Stalingrad et les bombardements alliés toujours plus incessants sur les villes allemandes ont déclenché une remise en question, pas de tous les Allemands, mais de certains d’entre eux. 1942–1943 lève le voile sur les questions morales qui se posaient dans l’Allemagne hitlérienne. Certains Allemands interprétaient les bombardements alliés comme une vengeance légitime pour la déportation de leurs voisins juifs ; pour d’autres, c’était la preuve définitive d’un complot mondial juif contre l’Allemagne.

Vous écrivez que « les nazis ont gouverné autant par le consentement que par la coercition ». Cette question de la nature et du degré de l’adhésion de la population allemande à la dictature nazie continue de faire débat parmi les historiens. Récemment, Peter Longerich s’est opposé à l’idée que le IIIe Reich aurait été une « dictature de la participation » (Beteiligungsdiktatur) ou de « l’assentiment » (Zustimmungsdiktatur). Selon lui, les Allemands auraient surtout été coupables de passivité 1. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que les termes « passif » et « actif » sont trop simplistes et peu utiles. Il est vrai qu’en 1933, seule une minorité d’Allemands avait voté pour Hitler. À la fin des années 1930, cependant, la majorité avait pris place dans la Volksgemeinschaft, la communauté raciale nazie. La Seconde Guerre mondiale n’a pas été menée uniquement par quelques fanatiques nazis. Il s’agissait d’un projet collectif et la plupart des soldats se sont battus jusqu’au bout. 

Le fait que tous les Allemands ne partageaient pas toutes les idées des nazis ne doit pas occulter leur sympathie pour bon nombre d’entre elles. La plupart des Allemands n’étaient pas auteurs de crimes, mais ils n’étaient pas non plus des « spectateurs » passifs de ceux-ci, au sens strict du terme. Dans leur vie quotidienne, ils étaient empêtrés dans l’Allemagne hitlérienne. Le terme « complicité » me semble donc plus approprié.

Nous avons tous en tête les images de civils allemands traînés de force par les libérateurs américains dans les camps de concentration en 1945, à Buchenwald par exemple, afin de voir de leurs propres yeux les méfaits commis par le régime nazi. Est-ce que cela signifie qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands n’étaient pas conscients de l’ampleur des crimes dont ils s’étaient rendus coupables ? Qu’il était nécessaire de susciter en eux une culpabilité et une honte qui n’allaient pas de soi ?

Immédiatement après la défaite, on a davantage parlé de culpabilité qu’on ne le reconnaît souvent. Oui, beaucoup d’Allemands se sont apitoyés sur leur sort, se considérant comme les principales victimes de la guerre. Mais dès le début, certaines voix allemandes, comme celle de l’écrivain nationaliste romantique Ernst Wiechert, ont tenu des discours rendant le peuple allemand responsable — pas seulement quelques dirigeants nazis. 

Il est intéressant de noter que les Alliés n’ont jamais accusé le peuple allemand dans son ensemble en cherchant à lui faire supporter une culpabilité collective. Mais les menaces propagandistes de Goebbels ont convaincu de nombreux Allemands que c’était là le plan des Alliés, ce qui les a amenés à nier toute connaissance des faits. 

En réalité, il était difficile de ne pas avoir au moins une certaine conscience des crimes commis. Les camps de concentration comptaient plusieurs centaines de camps satellites plus petits à la périphérie des villes allemandes ; des travailleurs forcés venus de Pologne et d’Ukraine travaillaient dans les usines allemandes et déblayaient les décombres après les bombardements aériens ; les soldats revenaient du front de l’Est avec des récits et des photos du massacre des Juifs.

Comment la division de l’Allemagne par le rideau de fer a-t-elle affecté le processus de « sortie des ténèbres » ?

L’Allemagne de l’Est socialiste (la RDA) se présentait comme la « meilleure Allemagne » et comme l’exact opposé de l’Allemagne de l’Ouest capitaliste (la RFA). Selon cette vision, les communistes et l’Armée rouge avaient contribué à renverser l’ennemi fasciste, mais le fascisme avait pu reprendre pied en Allemagne de l’Ouest. Ce récit a libéré les Allemands de l’Est de l’obligation de se confronter à leur propre rôle pendant les années Hitler. 

Il est remarquable de constater que, sous cette division, l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest ont suivi un chemin assez similaire dans leur traitement des millions de citoyens qui avaient soutenu Hitler : d’abord la dénazification, puis une série d’amnisties et, au début des années 1950, l’arrêt quasi complet des poursuites judiciaires contre les anciens nazis. 

Les dirigeants de l’Est et de l’Ouest estimaient que c’était la seule façon réaliste de construire leurs nouveaux États. On peut toutefois soutenir que cela n’aurait pas nui à l’Allemagne de l’Ouest ni à l’Allemagne de l’Est d’envoyer quelques nazis supplémentaires en prison dans les années 1950.

Comment expliquer le caractère très parcellaire de la dénazification en Allemagne de l’Ouest ? Doit-on y voir le symptôme d’une forme de complaisance à l’égard du passé nazi contredisant dans les faits sa condamnation officielle dans les mots ? 

On oublie facilement que la dénazification a été assez sévère au départ. En septembre 1946, près de 200 000 personnes avaient été démises de leurs fonctions officielles dans la zone américaine, soit autant que dans la zone soviétique. Puis vint une vague d’amnisties. Avec l’émergence de la Guerre froide et la lutte contre l’Union soviétique, la question clef pour l’Occident n’était plus de savoir si les gens avaient été pro-nazis dans le passé, mais s’ils étaient anticommunistes dans le présent. 

La Seconde Guerre mondiale n’a pas été menée uniquement par quelques fanatiques nazis. Il s’agissait d’un projet collectif.

Frank Trentmann

Pour l’Allemagne de l’Est, à l’inverse, il s’agissait de savoir si les anciens partisans du nazisme étaient prêts à devenir de bons socialistes et à construire un avenir socialiste. En Allemagne de l’Ouest, la majorité des anciens juges, policiers et fonctionnaires qui avaient servi sous Hitler ont été autorisés à reprendre leurs fonctions. Le chancelier Konrad Adenauer a fait adopter par le Parlement des réparations en faveur d’Israël. La plupart des citoyens s’y sont opposés à l’époque.  

Dès lors que l’État avait endossé la responsabilité des crimes commis, les citoyens se sentaient encore moins obligés de faire face à leur propre rôle dans la guerre. Un certain nombre de groupes et de militants œuvraient dès les années 1950 pour attirer davantage l’attention du public sur les victimes et leurs bourreaux, mais face à une telle résistance, la tâche était ardue.

Les séquelles morales du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale se lisent aussi dans le développement précoce de l’écologie politique ainsi que dans la puissance du pacifisme dans l’Allemagne de la seconde moitié du XXe siècle.

Le mouvement environnementaliste des années 1970 et 1980 a puisé une partie de son énergie dans les Marches de Pâques 2 et le mouvement de masse pour le désarmement nucléaire. Ces deux mouvements ont su exploiter le capital moral des  nouveaux citoyens allemands de l’après-guerre, capables d’autocritique. Les militants pacifistes faisaient appel à la conscience collective : les Allemands devaient se remettre en question et résister aux injonctions des autorités militaires et politiques. 

Les premiers Verts mettaient en garde contre la menace d’un État policier totalitaire et atomique : ce n’était pas seulement l’électricité produite par l’énergie nucléaire qui sortait des prises, mais aussi la dictature. La vie humaine semblait particulièrement vulnérable dans un univers marqué par la proximité de l’Holocauste. De là est né, chez de nombreux Allemands actifs dans le mouvement pacifiste et environnementaliste, le sentiment d’avoir une responsabilité particulière. 

Peut-on dire que les Allemands sont finalement parvenus à faire de leur sentiment de culpabilité une force, voire une fierté : celle d’être un peuple lucide, capable de reconnaître ses torts, de s’amender, de tirer les leçons de ses erreurs ? 

J’aimerais pouvoir le dire, mais malheureusement, l’histoire de la moralité n’est pas une simple histoire de progrès. Le domaine de la moralité s’est certes élargi en Allemagne au cours des quatre-vingts dernières années, mais cela ne signifie pas pour autant que tout le monde partage le même code moral. 

Ce qui est considéré comme « être bon » reste très controversé dans presque tous les domaines : faut-il accueillir les réfugiés ou les arrêter à la frontière ? Les chômeurs méritent-ils soutien et solidarité ou doivent-ils être sanctionnés parce qu’ils sont « paresseux » ? Était-ce une erreur d’importer du gaz et du pétrole de Russie ou au contraire de cesser ces importations ? Et faut-il reprendre le commerce avec Poutine ?

Comment analysez-vous les débats qui ont agité la société allemande ces dernières années quant à l’attitude à adopter à l’égard d’Israël ?

Les réactions allemandes au 7 octobre ont été révélatrices. Elles ont mis en lumière les contradictions de la culture mémorielle que je souligne dans Les Allemands. Il y a eu étonnamment peu d’empathie envers le peuple juif après les attaques du Hamas du 7 octobre si l’on compare les réactions allemandes à l’ampleur des manifestations qui ont eu lieu dans d’autres pays ; ce alors même que l’Allemagne s’enorgueillissait du succès de sa culture mémorielle.

Il est important de noter qu’il y a également eu très peu d’empathie envers la souffrance des Palestiniens au cours des mois suivants. La plupart des Allemands ne voyaient aucune responsabilité particulière de leur pays vis-à-vis d’un camp ou de l’autre ; ils  souhaitaient juste rester en dehors du conflit. 

La politique et le discours officiels ont quant à eux déclaré que le soutien allemand à Israël relevait de la Staatsräson, la « raison d’État ». Les critiques à l’égard de la riposte israélienne ont été réprimées en conséquence. La mémoire de l’Holocauste a joué ici un rôle crucial. 

Ce que l’on a eu tendance à oublier, c’est le deuxième héritage de la guerre allemande : les procès de Nuremberg de 1945-1946, qui ont jeté les bases du droit pénal international et puni les crimes contre l’humanité.

L’accueil de près d’un million de réfugiés syriens en Allemagne à partir de 2015 a pu être présenté comme le symbole d’une forme de rédemption d’un peuple qui, de bourreau, serait devenu sauveur. Qu’est-ce que cet élan de solidarité, mais aussi les résistances qu’il a rencontrées, nous disent de l’état de la société allemande huit décennies après l’effondrement du IIIe Reich ?

L’Allemagne reste très divisée sur la question des migrants présents sur son territoire. D’un côté, l’accueil chaleureux réservé aux réfugiés en 2015 était extraordinaire, à tous égards. Un citoyen sur deux s’est porté volontaire ou a apporté son aide d’une manière ou d’une autre. D’autre part, on a assisté à une forte augmentation des manifestations d’extrême droite et des agressions contre les demandeurs d’asile et les migrants, y compris les enfants. 

Ces fluctuations dans l’opinion publique ne devraient pas surprendre, car elles ont déjà eu lieu par le passé, par exemple avec les boat people vietnamiens en 1979-1980. Le rôle du gouvernement et de l’État est tout aussi important que l’opinion de la société civile.

En Allemagne, les années d’après-guerre ont donc été fortement imprégnées d’enjeux moraux, autour de la question de la culpabilité.

Frank Trentmann

Le virage à droite dans le débat politique ces dernières années est en grande partie lié au fait que de nombreux bénévoles et volontaires se sont sentis abandonnés par l’État et que leurs communautés se sont senties surchargées. Cela a ouvert le champ politique à une minorité bruyante qui n’est pas encore prête à considérer l’Allemagne comme un pays d’immigration.

L’Allemagne a connu au cours de la dernière décennie une forte poussée électorale de l’extrême droite qui s’est notamment traduite par l’entrée de députés de l’AfD au Bundestag en 2017. Est-ce à dire que le pays n’est pas totalement sorti des ténèbres ? Ou que les ténèbres menacent de faire leur retour ?

Sortir des ténèbres ne signifie pas entrer dans la lumière. L’Allemagne est sortie des années Hitler en étant un pays meilleur à bien des égards, mais des zones d’ombre et des taches sombres subsistaient

L’Allemagne de l’Ouest aimait se présenter comme une réussite — et de nombreux Allemands de l’Ouest se souviennent encore aujourd’hui de l’ancienne République fédérale comme telle. C’est trop facile. L’antisémitisme n’a jamais disparu, pas plus que les sentiments antidémocratiques de droite ou la xénophobie. L’Allemagne de l’Est prônait la solidarité internationale, mais là aussi, le racisme était une réalité. L’AfD n’est pas sortie de nulle part. Elle s’appuie sur ce réservoir.

Ces dernières années, les débats autour de la culpabilité allemande se sont déplacés vers de nouveaux horizons. Les crimes nazis sont parfois mis en parallèle avec les crimes coloniaux, notamment l’extermination des peuples Herero et Nama au Sud-Ouest africain allemand. Dirk Moses a provoqué une vive polémique en dénonçant un « catéchisme allemand » autour de l’Holocauste et de son exceptionnalité 3. Quel regard portez-vous sur ces querelles mémorielles ?

En tant qu’historien ayant vécu et travaillé au Royaume-Uni et aux États-Unis depuis la fin des années 1980, ce qui me frappe, ce n’est pas tant l’intensité de la controverse récente en Allemagne, mais plutôt son caractère tardif et relativement modéré, comparé aux débats et conflits beaucoup plus importants qui ont eu lieu en Grande-Bretagne et aux États-Unis sur la traite négrière, l’esclavage et la question raciale. 

Il était grand temps d’accorder une plus grande attention à la question raciale et au passé colonial de l’Allemagne. Pour autant, il serait erroné d’affirmer que l’attention particulière accordée à l’Holocauste détourne automatiquement l’attention d’autres génocides ou crimes de guerre. Après tout, dans les années 1970, les étudiants allemands ont comparé la guerre du Vietnam à l’Holocauste et se sont mobilisés pour soutenir le Front de libération de la Palestine contre Israël ; en 2015, l’Allemagne a aussi reconnu le génocide arménien.

En février 2022, dans la foulée de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par l’armée russe, le chancelier Scholz a déclaré une « Zeitenwende », un changement d’ère. Que doit-on entendre par là et les Allemands sont-ils selon vous en mesure de s’adapter à cette nouvelle ère ?

Le terme « Wende » ou « tournant » est l’un des termes les plus galvaudés de la politique allemande. Il devrait être systématiquement accompagné d’une mise en garde, car dans les cas précédents, peu de choses se sont produites à long terme pour justifier son usage. 

L’Allemagne a certes débloqué beaucoup d’argent pour l’armée depuis 2022. Le problème est de savoir si cet argent suffira à compenser des années de négligence et de réduction des effectifs. Les lacunes sont matérielles, telles que les drones et la défense aérienne ; mais plus fondamentalement, il s’agit de surmonter un provincialisme prononcé dans de nombreuses couches de la population. 

Beaucoup d’Allemands ne considèrent pas leur pays comme un acteur international et ne souhaitent pas qu’il joue un rôle de premier plan en Europe, et encore moins dans le monde. Il existe un certain déni quant à l’imbrication de leur pays avec le reste du monde, pourtant inévitable pour une nation exportatrice. 

Pendant trop longtemps, l’Allemagne s’est facilité la tâche en se déchargeant sur d’autres et en externalisant ses responsabilités : la sécurité militaire aux États-Unis, le gaz, le pétrole et le charbon à la Russie. La polarisation persistante entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest n’aide pas : à l’Est, beaucoup remettent en question les responsabilités de l’Allemagne découlant de son adhésion à l’OTAN. 

Apprendre à accepter la réalité prend du temps. Cela ne se fait pas du jour au lendemain, mais c’est possible, avec un leadership politique. Souvenons-nous : au début des années 1950, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues en Allemagne de l’Ouest pour protester contre le réarmement. En 1955, l’Allemagne de l’Ouest avait rejoint l’OTAN et l’année suivante, les premières recrues arrivaient dans leurs casernes.

En 2015, le président allemand Joachim Gauck affirmait qu’« il n’y a pas d’identité allemande sans Auschwitz ». Approuvez-vous cette affirmation et que signifie-t-elle concrètement aujourd’hui ?

Le président Gauck avait raison en ce qui concerne l’identité officielle. La plupart des Allemands reconnaissent que leur pays est responsable de l’Holocauste. C’est lorsqu’il s’agit d’établir les leçons à en tirer qu’ils divergent. Dans des sondages récents, un Allemand sur deux estime que le « souvenir constant » du passé nazi fait obstacle à une « identité nationale saine ». Les Allemands pensent que la mémoire de l’Holocauste a été si efficace qu’il est maintenant temps de passer à autre chose. 

C’est une erreur de supposer que la mémoire officielle, les monuments et les visites des camps de concentration se répercutent automatiquement sur l’identité privée et sociale. Pour la plupart des gens, la responsabilité collective de l’Allemagne est une chose, mais leur histoire personnelle et familiale en est une autre : lorsqu’on leur pose la question, seuls 3 % déclarent que leur famille a soutenu Hitler. Pour la majorité, les crimes ont été commis par quelques nazis et n’ont rien à voir avec eux ou leurs ancêtres. C’est là un point noir non négligeable.

Sources
  1. Peter Longerich, Unwillige Volksgenossen. Wie die Deutschen zum NS-Regime standen. Eine Stimmungsgeschichte, Siedler, 2025.
  2. Manifestations contre les armes nucléaires à l’occasion de Pâques ; la première fut organisée en 1958.
  3. Dirk Moses, « The German Catechism », Geschichte der Gegenwart, 23 mai 2021.
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